Le rêve, la tour et le tableau

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Le rêve, la tour et le tableau
Le rêve, la tour
et le tableau
Histoires Sud-Américaines
Julien Zaegel
2008
Rosa Maria Luisetti da Silva était une femme potelée et courte.
Ses cheveux presque dorés tenaient de ses ancêtres italiens et tranchaient sur sa peau ocre, nourrie de soleil du dehors. Les rides cernaient ses yeux et commençaient à strier ses joues, son cou et la
peau de ses mains. Ses bras étaient forts de tant manier la fourche
et le pis des vaches.
Elle effectuait sa promenade rituelle depuis le jour de son mariage et poursuivait la tradition malgré la mort de Helmut. Ces pas
répétés chaque soir avaient pris un sens nouveau depuis le deuil.
Elle aimait la présence de son homme, penser ou rêver en contemplant la chute brutale du haut plateau vers la mer, ces canyons, ces
rainures, ces dents souvent encotonnées de brume. Le vent frais
aux senteurs d’écume éclaircissait souvent les idées. Ce soir, elle
avait demandé à sa fille Elisa de l’accompagner, car elle hésitait et
avait besoin de conseils.
— La même netteté que ce rêve d’avant la mort de ton père
(paix à son âme), la naissance du veau à deux têtes et le grand déluge de 1947. Des détails, des odeurs, des vibrations. Plus réel que
ce ciel sombre derrière nous.
— Prémonitoire ? proposa Elisa.
— Prémonitoire, c’est ça, prémonitoire. Qui va arriver pour de
vrai.
Elles se turent un long moment. Le vent faisait ployer les herbes
longues de la steppe du plateau avec la régularité d’une respiration.
Les inévitables nuages du soir se massaient à l’horizon. Rosa plissait
les yeux pour voir plus loin ; elle lut dans le ciel du large la réponse
à sa question.
— Je vais aller lui parler.
— Tu es sûre ? demanda Elisa.
— Je veux en avoir le cœur net.
— Alors qu’on ne l’a pas vu depuis la mort de Papa ? Nous ne
savons même pas s’il vit toujours.
— S’il était mort, je le sentirais. Il vit, dit Rosa.
— Quel bien peut surgir de cette rencontre ?
— Bien ou mal, ce qui doit surgir surgira. Ce rêve est un signe.
J’écoute le message que Dieu m’envoie.
Elles achevèrent leur promenade sans ajouter un mot, sous les
premières gouttes de l’averse. Rosa se retira dans sa chambre sans
souper et pria pendant près de quatre heures, demandant au TrèsHaut de l’appuyer dans la difficile démarche qui l’attendait, et lui
recommandant, comme chaque soir, l’âme de son défunt époux.
Elle sortit de son sommeil sans rêves à quatre heures du matin.
[2]
Elle fit sa malle, boutonna son gilet en laine, mit ses gants et son
bonnet pour affronter le froid du plateau au petit jour. L’haleine vicieuse du vent lui gela les membres pendant l’heure et demie qu’elle marcha jusqu’au sentier qui descendait le canyon. Encore deux
heures, et elle parvint à Santa Clara. Un agriculteur la fit monter
dans sa charrette et lui fit gagner Torres, sur la côte. Elle mangea
lentement le pain et le fromage de la ferme, les jambes étalées dans
le sable chaud de midi. Elle contemplait l’océan en écarquillait les
yeux pour mieux voir cette chose aussi grande et bleue que le ciel.
Elle dénicha un attelage express dans ses prix. On changea les
chevaux à Cricicima. Un jour plus tard, la diligence passa à la hauteur de l’île de Florianopolis. Au soir du quatrième jour, on fit halte
à Curitiba. Rosa, qui voyait une grande ville pour la première fois,
faisait confiance aux passants et faillit se faire voler son bagage ; un
couple de restaurateurs de Rio Grande do Sul vint à son secours
et finit par lui offrir l’hospitalité pour la nuit. Ils lui conseillèrent
le bus pour São Paulo, et Rosa s’extasia, pendant le jour et demi
de trajet, du bruit infernal du moteur à essence et de la rapidité
de l’engin. Pendant cette éternité de chaos qui lui brisa le dos, elle
conversa continûment avec sa voisine Teresa ; lorsqu’elles atteignirent les faubourgs de la mégalopole, elles étaient déjà devenues
amies. Teresa, qui continuait vers Rio, la recommanda à sa cousine
Flora, qui lui céda une paillasse dans son appentis.
Rosa dégageait une bonté et une sincérité naturelles qui donnaient envie de l’aimer et de la protéger des escrocs ; elle se faisait
davantage d’amis que d’ennemis. La chance accompagnait souvent
ses pas, ce qu’elle attribuait indubitablement à la Providence. Elle
traversait la vie avec une foi aveugle et pleine d’espérance qui la
rendait en quelque sorte immune au malheur.
Elle passa la soirée à discuter avec la cousine Flora, une blanchisseuse des faubourgs sud de São Paulo, veuve elle aussi, qui élevait
laborieusement mais convenablement ses quatre grands garçons.
Elles burent du thé en parlant des aléas de la vie et en tricotant
– Rosa put reprendre la manche gauche du gilet de sa future petite
fille qui avait souffert en finition des cahots de la route.
Au matin, elle se mit en recherche de son fils Edson, dont elle
ignorait l’adresse. Elle se souvenait seulement du nom de son employeur. Après cinq jours de trajet, elle prit conscience de la maigreur de l’indice ; elle savait pourtant qu’elle finirait par le trouver.
Elle peinait à définir l’origine de cette certitude tranquille, mais la
ressentait aussi nettement que le sol sous ses pieds.
Grâce aux indications de Flora et d’une douzaine de passants,
elle trouva le siège du Banco de São Paulo. La banque occupait précisément l’immeuble le plus haut de la capitale d’état, une monstruosité de 46 étages, large, monumentale, qui perçait le ciel et
bouchait une bonne moitié de l’horizon. Rosa n’avait jamais ni vu
ni imaginé construction aussi démesurée. Insensible aux quolibets
des passants, elle resta bouche bée dix minutes. Elle se sentait écrasée par la démonstration de puissance, mais raillait au fond d’ellemême la vanité de cette énormité de béton et d’ego.
Elle pénétra dans le hall colossal, dont le plafond culminait à
huit ou dix mètres, et qui aurait pu contenir de nombreux exem[3]
plaires de sa maison tout entière, dépendances et étable comprises.
Ses pas résonnaient dans cette immensité grise comme dans une
église. Des colonnes de marbre d’Italie tombaient du ciel. De l’eau
coulait le long des plaques de cuivre sur les murs et alimentait des
fontaines d’inspiration antique. Le sol en pierre noire polie brillait
comme un miroir. Les gens qui parcouraient le porche du temple
avaient l’air pressé, sérieux, soucieux, élégant et important.
Rosa finit par se sentir intimidée par autant de grandiloquence.
Sa voix campagnarde se fit toute petite lorsqu’elle aborda l’hôtesse
qui fronçait le sourcil d’un air sévère en examinant sa tenue, les
lunettes abaissées sur le bout du nez pour mieux voir. Elle tapotait
le bois de son bureau avec ces ongles insensément longs et vernis
des citadines qui n’occupent pas leurs mains à autre chose que la
manucure.
— Bonjour Madame.
Rosa attendit un moment que l’hôtesse lui rende son salut, sans
succès.
— Je cherche mon fils Edson. Peut-être qu’il travaille encore
ici.
— Edson comment ?
— Edson Luisetti Figueroa.
L’hôtesse écarquilla les yeux.
— O senhor Luisetti Figueroa ?
— Oui.
L’hôtesse se mordit la lèvre et parcourut les alentours avec un
regard inquiet.
— Que lui voulez-vous ?
— Lui parler.
— La moitié du pays cherche à lui parler. Pourquoi pensez-vous
qu’il vous recevra ?
— Je suis sa mère.
L’hôtesse, le sourcil toujours froncé de suspicion, chuchota
quelque chose au téléphone. Rosa ne connaissait pas l’appareil qui
permet de se parler à distance mais s’abstint de tout commentaire
pour ne pas paraître idiote.
— On m’informe que o senhor Luisetti Figueroa a perdu sa
mère.
Rosa resta immobile sans savoir quoi dire. L’hôtesse griffonna
dans un registre pour signifier que l’incident était clos et qu’elle
passait à autre chose.
— Madame, je suis désolée d’insister, mais je suis bien vivante,
et Edson est mon fils. Je le sais parce que je l’ai fait. Un jour et une
nuit d’accouchement, j’aurais du mal à oublier. Cela fait quinze
ans que je ne l’ai pas vu. Aujourd’hui, je dois lui parler. C’est très
important. J’ai voyagé cinq jours depuis Rio Grande do Sul. S’il
vous plaît. Aidez-moi.
L’hôtesse se pinça les lèvres et se radoucit. Elle hésitait.
— S’il vous plaît, répéta Rosa.
L’hôtesse chuchota quelque chose au téléphone. L’échange dura
plus longtemps et ressembla à une négociation.
— Vous avez l’autorisation d’attendre si o senhor Luisetti Figueroa peut se débloquer. Suivez le garde.
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— Madame, je vous remercie du fond du cœur.
Lorsque l’ascenseur termina sa course folle, le compteur marquait le numéro quarante-deux. Rosa, stupéfaite par les sensations
inédites de cette minuscule pièce mouvante dont elle ignorait le
nom et l’usage, dut prendre pour elle-même pour masquer sa surprise et ne pas vomir. Le garde la fit asseoir sur un fauteuil en bois
couvert de cuir vert, salua d’un mot susurré entre les dents avec
la précipitation d’une parole coupable, et s’en fut. Le parquet et
les boiseries du mur exhalaient une haleine de cire. Le mobilier
oscillait entre cuir et marqueterie. Par les larges fenêtres filtrait une
lumière pure d’altitude qui se reflétait sur les matériaux nobles et
donnait à l’ensemble un air éthéré.
Rosa osait à peine respirer. Elle se dressait en cherchant comment
s’asseoir dignement sur ce fauteuil inhabituellement confortable.
Au bout d’une heure, personne n’était venu la voir. Elle n’osait
demander quoi faire – à qui ? Elle avait envie de faire pipi, mais
ne se résolvait pas à parcourir les augustes couloirs pour trouver
intimité et soulagement. Elle avait peur de commettre des impairs
dans le protocole qui la terrifiait d’autant qu’il lui était inconnu.
Elle se retint. Elle sortit son tricot et se remit à son ouvrage. Le fait
de penser à sa future petite fille lui ragaillardit le cœur. Deux heures plus tard, ses doigts lui faisaient un peu mal. Elle jeta un coup
d’œil circulaire pour vérifier qu’elle était toujours bien seule et osa
se lever jusqu’à la baie vitrée.
Le soleil commençait à décroître sur la ville. Les tentacules de
São Paulo s’aventuraient jusqu’aux contreforts des collines. D’autres
tours démesurées s’arrachaient çà et là de la flaque de béton. Les
piétons en bas paraissaient des fourmis ; elle eut le vertige et dut se
rasseoir.
Elle pria un long moment, oubliant le lieu et l’heure, puis se
remit à son tricot. Sa vessie gonflée la mettait au supplice. Elle était
fatiguée de croiser les jambes et se leva pour diminuer la pression.
À force de se balancer d’un pied sur l’autre, elle s’aventura petit à
petit dans le large couloir.
Les murs étaient couverts de portraits à l’huile, aux cadres tarabiscotés, qui représentaient des hommes tous vieux, presque tous
blancs, au regard dur, au menton hautain, au front plissé de soucis,
aux mâchoires serrées, à l’expression grave, sérieuse, parfois sinistre ou arrogante, toujours ambitieuse. Sous ces portraits, de petits panneaux déclamaient en lettres or sur fond noir leurs illustres
noms et leurs postes dans la banque : Président Général, Directeur
Suprême, ou Très-Haut Commissaire Préposé aux Affaires Importantes. Tous ensembles, ils dégageaient une aura de pouvoir solennel, mais aussi de sécheresse de cœur. Rosa se demanda s’ils avaient
été aussi figés dans la vie que dans l’huile. Qu’avaient-ils fait pour
le pays ? Le forgèrent-ils ou le pressèrent-ils pour en extraire le jus ?
Rosa se souvint de son oncle Emilio, à qui la banque avait accordé
un prêt. La récolte avait été mauvaise deux années de suite, Emilio
avait eu du mal à payer les intérêts, la banque avait saisi ses terres,
et maintenant l’oncle vivait seul et alcoolique dans les faubourgs
de Porto Alegre.
Elle se sentit irrésistiblement attirée par une toile plus récente, à
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l’extrémité du corridor. Au-dessus d’un grade qu’elle ne parvint pas
à déchiffrer, elle reconnut les traits de son fils avec une joie mêlée
de gêne – il lui coûtait de faire le lien entre son dernier souvenir
et l’image distordue que rendait la toile. Le ventre d’Edson débordait de toute part et masquait sa ceinture. Son cou gonflé jusqu’au
menton et la peau distendue de ses phalanges témoignaient de son
bon coup de fourchette et de l’excellence de ses repas. Son dos voûté, sa calvitie complète, la pâleur hivernale de sa peau lui donnaient
avant l’heure une allure de vieillard. Les responsabilités écrasantes
striaient son visage de rides profondes. Si son corps paraissait mou,
ses pupilles en acier jaillissaient du cadre avec force, comme pour
conquérir le monde.
En proie à un incontrôlable bouillonnement d’émotions, elle
resta figée jusqu’à ce que la nuit soit tout à fait tombée. Elle détaillait les traits du fils disparu pour en repaître sa mémoire et
conserver en elle un nouveau morceau de lui. Le portrait faisait
rentrer en résonnance des souvenirs attendris de lui enfant, la frustration de quinze ans d’attente et d’amour meurtri, le désarroi face
à l’incompréhension. Ses larmes étaient sèches d’avoir trop coulé.
Elle récitait par phrases ébréchées, entrecoupées de hoquets, les
dialogues rêvés pendant les années d’absence. Elle oublia chacune
de ses sensations physiques, depuis la raideur de ses jambes jusqu’à
sa vessie au bord de l’implosion, pour s’immerger dans le face-àface imaginaire.
Les horloges de l’antichambre la firent sursauter en marquant
un coup. Sa gorge était douloureuse de tant parler, elle avait soif,
elle avait faim, elle était fatiguée et se demandait à quel moment
on voudrait bien la recevoir. Obéissant à une impulsion soudaine,
elle se retourna pour s’assurer que le couloir était toujours vide,
puis saisit le tableau et le baisa sur le front. Elle retourna dans
l’antichambre et contempla un moment, par la fenêtre, les constellations de lumières citadines qui brillaient sous le ciel. Elle se rassit
et se laissa peu à peu emporter par un sommeil inquiet.
Elle poussa un cri en se réveillant. Derrière les torches et les
matraques, elle discerna quatre gardes et deux chiens en muselière.
Elle s’assit et se massa les tempes en les contemplant ; elle avait encore un pied dans le monde des rêves et il lui coûtait de délimiter
la réalité.
— Levez-vous et partez, ordonna un moustachu aux allures de
chef.
— C’est que j’ai rendez-vous avec o senhor Edson Luisetti Figueroa.
— Il est quatre heures du matin. O senhor Edson Luisetti Figueroa a dîné chez lui.
— C’est vrai ? Mais alors, pourquoi personne ne m’a-t-il prévenue ?
Le moustachu fit avec sa main un geste vague qui, en se maintenant dans l’inachevé, signifiait à la fois « les ordres » et « pas le
droit de répondre ».
— Je comprends, dit Rosa.
Elle fut écrasée par la tristesse. Son visage s’affaissa, ses épaules tombèrent. Les gardes se demandèrent si elle n’allait pas s’éva[6]
nouir.
— Vous avez l’autorisation d’emporter le tableau, dit le chef.
Après un long instant d’étonnement et de réflexion, Rosa se
dressa sur ses pieds. Malgré son mètre soixante, l’agacement la rendait si vive que le plus jeune veilleur de nuit eut un mouvement de
recul.
— Il m’a vu, c’est cela ? glapit-elle. Il m’a vue seule avec la toile ?
Il m’a observé en cachette pendant toutes ces heures ?
Elle parcourait la salle à la recherche d’un œil de bœuf. Les gardes la suivaient en cherchant à l’arrêter en douceur.
— Tu es là, Edson ? Tu te caches et tu observes, c’est cela ? Comme quand tu étais petit ?
Elle fit un pas dans le couloir aux portraits.
— Edson ! La porte est toujours ouverte. Mais je ne viendrais
plus te chercher.
Ses accompagnateurs, désarçonnés, cherchaient le chaînon
manquant entre le coup et la remontrance polie. Ils la saisirent et
la mirent dans l’ascenseur, qu’elle inonda de larmes. Elle laissa une
traînée de gouttes amères et salées dans le hall. Elle pleura en marchant, elle pleura chez la cousine Flora, elle pleura dans le bus, elle
pleura dans la calèche, elle pleura dans la charrette, elle pleura en
grimpant la côte. Ce n’est qu’en contemplant de nouveau l’horizon
familier du plateau que son cœur laissa filer un incommensurable
soupir et que se tarirent cinq jours de larmes ininterrompues. Le
vent d’altitude ébouriffa ses cheveux. Elle se moucha et s’essuya le
visage. En poussant la porte de son logis, elle trouva sa fille attablée
devant un verre de lait frais.
— Alors ? demanda Elisa.
Rosa eut un sourire mi-triste, mi-victorieux.
— Cela s’est passé exactement comme dans mon rêve.
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