MADAME SUZANNE AMOMBA PAILLÉ (PAYÉE - France

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MADAME SUZANNE AMOMBA PAILLÉ (PAYÉE - France
MADAME SUZANNE AMOMBA PAILLÉ (PAYÉE) ( ? ,1755)
Portrait
guyanais
Olivier GRASSET
Professeur d'histoire-géographie - collège Lise Ophion - Matoury
A l'occasion de la sortie de ce numéro cinq, Guaïana s'enrichit d'une nouvelle rubrique :
portrait guyanais. L'intention est de faire mieux connaître les personnalités locales dont
l'existence eut un certain poids dans la vie de leurs contemporains. Afin qu'ils ne soient pas
aujourd'hui de simples étiquettes sans consistances, nous nous efforcerons avec votre
concours, de transmettre cette mémoire aux jeunes générations. Vous êtes invités à nous proposer à votre tour, le portrait de Guyanais qu'il vous paraît indispensable de mettre en exergue.
Pour initier cette série, Mme Paillé, femme réduite en esclavage, puis devenue libre et habitante fortunée de la colonie de Guyane au XVIIIe siècle, nous a semblé toute désignée par son
existence remarquable.
Amomba devient madame Paillé.
Amomba est une négresse née en Afrique à la fin du XVIIe siècle. Sa date et son lieu de
naissance nous sont inconnus, de même que la date de son arrivée dans la colonie.
Avant son mariage, elle est esclave au service du lieutenant François de La Motte Aigron.
Le 29 juin 1704, elle épouse par consentement mutuel Jean Paillé, soldat de la garnison de
Cayenne, maître maçon et tailleur de pierre. La cérémonie a lieu à l'église Saint-Sauveur de
Cayenne, sous l'office du père Mousnier, curé de la paroisse.
Selon l'historienne Marie Polderman1 , « ce mariage ne fut possible que parce que la situation sociale de Jean Paillé était très modeste et qu'il a été célébré au tout début du XVIIIe
siècle ». En effet l'esclavage induit une cohabitation quotidienne entre personnes de couleurs
et de statuts juridiques distincts, qui ne va pas sans accouplements. D'autant que les colons
arrivés en Guyane étaient fréquemment célibataires ; il leur était possible de choisir parmi
les négresses asservies une compagne. Le code noir, appliqué à partir de 1685 autorise par ses
articles IX, X et XIII le mariage entre une personne libre et une personne esclave.
Toutefois, la recrudescence de ces unions contredisait l'étanchéité sociale sur laquelle reposait la société esclavagiste : une personne esclave accédait à la liberté en épousant une personne libre, c'est le cas de madame Paillé.
En outre, cette union des couleurs apparaît aux yeux de l'aristocratie coloniale comme une
souillure, une atteinte à la pureté raciale conduisant à la mise en péril de la société coloniale.
L'affranchi est un intrus qui jette le trouble parmi les colons, il remet en cause l'identité de
l'habitant blanc. Sa couleur noire ne signifie plus qu'il est esclave, il devient sujet de droit,
autorisé à être propriétaire de terres et d'esclaves.
Aussi, la monarchie s'emploie à satisfaire les colons en contraignant les mariages mixtes.
Dès 1733, une ordonnance royale précise : « je veux aussi que tout habitant qui se mariera avec
une négresse ou mulâtresse ne puisse être officier, ni posséder aucun emploi dans les colonies ».
1 Marie Polderman, La Guyane française de 1676 à 1763 : mise en place et évolution de la société coloniale, tensions et métissages, Université de Toulouse Le Mirail, 2002. Consultable aux Archives.
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Et le ministre Phélypeaux (comte de Maurepas) de rappeler en 1741 « l'intention de Sa
Majesté n'est point de permettre le mélange de sang des habitants de la colonie avec celui des
nègres »2 . Par conséquent, le nombre de « négresses libres » s'amenuise au cours du XVIIIe siècle,
passant de 11 en 1717 à 6 en 1737, alors que la quantité de femmes esclaves s'est accrue.
Le couple Paillé mène une existence laborieuse. Leur habitation de Courbary sur la rivière
de Macouria prospère année après année. Elle produit du cacao, de l'indigo, du café et du rocou
ainsi que des productions vivrières, possède bovins, ovins et porcins et dégage des profits
remarquables pour la colonie. Au recensement de 1737, les Paillé sont propriétaires de soixantesept esclaves et d'une maison à Cayenne.
La veuve Paillé.
M. Paillé meurt en mai 1739, le couple n'ayant pas enfanté, il n'a aucun héritier sinon son épouse.
Cette situation alarme les autorités coloniales. Suzanne Amomba Paillé est âgée, fortunée,
analphabète et sans héritier. Elle représente immédiatement un parti fort intéressant pour
des candidats à un nouveau mariage.
De plus, elle incarne une réalité qui vraisemblablement dérange l'ordre établi : elle est noire,
femme et âgée, ce qui devrait la cantonner dans une position d'effacement, de retrait.
Mais Suzanne Amomba Paillé est libre d'agir par son statut comme par sa fortune, ce qui ne
manque pas de lui conférer un pouvoir évidemment subversif, tant sa personne symbolise l'antithèse de ce que doit être le monde colonial
Très vite, des inquiétudes s'expriment parmi les notables et les autorités coloniales. Que vat-elle faire de son argent ? Comment va-t-elle gouverner son veuvage ?
Certains habitants « gens avides et peu délicats » 3 lui proposent le mariage afin de récupérer
ses biens. Or elle-même n'exclut point un remariage, à deux reprises, elle souhaite souscrire
à la demande comme le signale le père Panier4 , curé de la paroisse de Cayenne et supérieur des
jésuites de la colonie.
L'autorité royale tente de la placer sous tutelle afin de neutraliser ces agissements et de guider
ses décisions dans un sens plus convenable à l'ordre moral. En 1741, le procureur du roi, tout
en lui laissant « la jouissance de ses revenus »5 obtient du conseil supérieur de la colonie que
« toute la disposition de ses biens lui est interdite sans l'autorité de justice ». Le curateur
désigné pour gérer ses affaires reçoit l'approbation du père Panier.
Les motifs invoqués pour cette mise sous tutelle sont pétris de bienveillance, les autorités civiles
et religieuses veulent protéger de la rapacité de ses congénères, une veuve âgée, ignorante et
frappée selon d'Albon « d'imbécillité »6.
Est-ce que l'imbécile en question admet cette bienveillance ? Difficile de le vérifier, Mme
Paillé n'a laissé aucun témoignage écrit. Néanmoins en janvier 1741, elle saisit la cour de justice de la colonie, c'est à dire le conseil supérieur, car elle s'estime spoliée de ses droits par
la personne chargée de gérer ses biens depuis la mort de son mari. Il s'avère que la personne
en question, Jacques Mallécot, était alors greffier en chef du conseil supérieur et par ailleurs
propriétaire d'une habitation jouxtant celle des Paillé à Macouria. Deux qualités qui ne facilitent pas l'impartialité. Elle perd son procès.
2 Cité par M-L Marchand Thébault, Deux siècles d'esclavage en Guyane française (1652-1848), sous la direction de Serge MAM
LAM FOUCK, Paris, CEGER/L'Harmattan, 1986.
3 Lettre de M. de Chateaugué, gouverneur de Cayenne, au ministre, Archives d'Outre-mer, sous série C14, reg. 17.
4 Lettre du père Jean Denis Panier au ministre. Arch nat., CAOM, sous série C14, registre 18 .
5 Lettre de Lefevre d'Albon, ordonnateur, au ministre. Archives d'Outre-mer, sous série C14, reg. 18.
6 Lettre de Lefevre d'Albon, ordonnateur, au ministre. Archives d'Outre-mer, sous série C14, reg. 18.
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Le testament de Mme Paillé.
Suzanne Amomba Paillé fait rédiger un testament en mars 1742, possiblement encouragée
par un entourage pressant et intéressé. Elle scinde son bien en trois parts. La première pour
financer sa sépulture et la lecture de prières pour le repos de son âme et de celle de son
époux. La deuxième revient à des œuvres sociales et religieuses. La troisième est partagée
entre des personnes privées.
Dans le détail, il s'avère que la seconde part de ses legs, va à l'église St Sauveur de Cayenne,
à l'hôpital, à la mission de Kourou et en vue de l'établissement d'une paroisse dans le quartier
de Macouria. S'y ajoute le 30 avril 1748, la donation d' « une habitation sise au quartier de
Macouria plantée en rocou », les 55 esclaves qui y résident et la somme de 6435 livres. Elle a
pour but d' « établir des écoles où les enfants de l'un et l'autre sexe puissent recevoir une
éducation chrétienne et convenable à leur état » 7.
Quant aux personnes récompensées, toutes vivent dans la colonie, ce sont des jeunes filles
(deux filleules de son époux), une négresse libre, des personnalités exerçant un pouvoir dans
la colonie (juge, procureur, capitaine), des voisins, d'autres habitants. Le motif le plus souvent
invoqué est « pour bons et agréables services qu'il lui a rendu »8 .
Elle affranchit de l'esclavage Lucas, son nègre commandeur « pour avoir tiré de la mer ledit
défunt Paillé son mary, qui se serait noyé sans le prompt secours qu'il reçut dudit Nègre Lucas,
il y a environ quinze ans ». Elle lui donne « pour le servir pendant qu'il vivra » ses enfants
François et Rose. A sa mort, ils redeviennent esclaves « au profit du légataire universel », monsieur de Villiers de l'isle Adam, contrôleur et commissaire de la marine de Cayenne.
Comme le souligne Marie Polderman, « ce testament, rédigé selon les règles en vigueur, traduit
une volonté de reconnaissance à l'égal des autres habitants. Il traduit une volonté d'insertion
dans la société coloniale »9. Ainsi, malgré les obstacles moraux élevés par les uns et les appétits
aiguisés des autres, Mme Paillé, négresse analphabète et fort âgée, sut faire preuve de discernement et de charité chrétienne au profit d'une société coloniale qui ne voulut guère lui
faire oublier sa différence.
Mme Suzanne Amomba Paillé meurt le 28 janvier 175510 , dix-sept ans après son époux. Elle
apparaît dans l'histoire guyanaise, comme une figure atypique méritant d'échapper à l'oubli.
7 Archives dép. Guyane, 1Mi 242, naf 2577.
8 Archives dép. Guyane, 1Mi 242, naf 2577.
9 Marie Polderman, La Guyane française de 1676 à 1763 : mise en place et évolution de la société coloniale, tensions et métissages, Université de Toulouse Le Mirail, 2002.
10 Marie Polderman estime son âge au moment de son décès à soixante douze ou quatre vingt deux ans, selon que l'on fixe sa naissance en 1673 ou 1683.
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