travail et théorie critique [de francfort] : une - Comprendre

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travail et théorie critique [de francfort] : une - Comprendre
TRAVAIL ET THÉORIE CRITIQUE [DE FRANCFORT] : UNE
RENCONTRE SANS OBJET ?
Christine Castejon
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2009/1 - n° 21
pages 81 à 88
ISSN 1620-5340
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-travailler-2009-1-page-81.htm
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Castejon Christine, « Travail et Théorie critique [de Francfort] : une rencontre sans objet ? »,
Travailler, 2009/1 n° 21, p. 81-88. DOI : 10.3917/trav.021.0081
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Débat
Travail et Théorie critique [de Francfort] :
une rencontre sans objet ?
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Résumé : Il s’agit de discuter l’idée que la clinique du travail puisse trouver intérêt à des rapprochements avec les auteurs héritiers de la Théorie
critique de Francfort que sont les philosophes pragmaticiens Habermas
et Honneth. L’article se concentre sur Habermas dans la mesure où le
point aveugle de cette hypothèse y est directement repérable : Habermas
n’a pas évité le terrain du travail par insuffisance de pensée, mais parce
que sa conception du langage, décisive pour sa construction théorique,
s’y trouve prise en défaut. Summary, p. 88. Resumen, p. 88.
L’
article de E. Renault « Psychanalyse et conception critique
du travail : trois approches francfortoises » porte en conclusion l’idée qu’il pourrait y avoir plus de rapprochements entre
la psychodynamique du travail et la Théorie critique de l’École de
Francfort. La proposition nous laisse curieux de la suite, puisque le
corps de l’article a plutôt montré que les trois auteurs cités, Marcuse,
Habermas et Honneth, ont explicitement récusé le travail comme terrain d’exercice de la critique sociale qui anime leurs théories respectives. Qu’est-ce qui pourrait tout à coup (du moins pour les deux qui le
peuvent encore, Habermas et Honneth) les amener à entendre la place
que prend le travail dans la construction du sujet 1 ?
1. Nous tenons pour acquise la critique de Renault à l’égard de Marcuse. Celui-ci a
en effet éliminé tout regard sur le travail comme source possible d’investissement
libidinal. Erreur manifeste pour qui a rencontré la foisonnante question du travail,
mais qui se poursuit très activement dans une tradition considérant que le travail est
exclusivement aliénation.
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Christine CASTEJON
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Nous pensons que ni l’un ni l’autre n’écartent le travail par négligence de pensée. « Quelque chose » à l’intérieur de leur philosophie les
empêche de considérer le « travail en tant qu’activité », selon l’expression de Renault, comme un opérateur de la transformation des relations
sociales qu’ils appellent de leurs propres travaux. Lorsque Renault parle en
termes d’articulations, il faut plutôt envisager d’avoir à tordre leurs modélisations théoriques pour mieux penser ce qui, du travail, dépasse les possibilités de compréhension qu’offre la clinique et nous met sur la voie d’une
anthropologie philosophique. Cela suppose de toucher au cœur commun
de leur théorie : une philosophie pragmatique du langage. Nous nous en
expliquerons à propos de Habermas, pensant que les prolongements critiques de Honneth contribuent à éluder les nœuds discutables du système
habermassien.
Héritier de la Critique ?
Habermas est une référence monumentale dans le secteur des sciences sociales depuis la diffusion de sa Théorie de l’agir communicationnel,
publiée en Allemagne en 1981 et parue en France en 1987 2. À l’époque de
cette impressionnante somme, « le philosophe de Francfort » (il y démarra
et termina une carrière universitaire marquée par le courage de ses prises de position politiques dans ce qu’il est coutume d’appeler le « débat
public ») voit dans l’activité langagière consciente d’elle-même la route à
suivre pour construire un monde dans lequel tous les conflits pourront se
régler de façon pacifique et toutes les questions que se pose l’humanité se
résoudre dans et par le débat 3. Le projet est superbe, construit en partie
contre le pessimisme dont on a accusé les fondateurs de l’École de Francfort, construit aussi en opposition à Marx, penseur, lui, d’une histoire dans
laquelle rien n’avance sans la lutte entre des intérêts antagonistes.
Habermas critique vertement le monde tel qu’il va, mais pas pour
ses fondements, plutôt pour ses dérives. On dirait dans le feu de l’actualité
2. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, 2 vol., Tome 1 : « Rationalité
de l’action et rationalisation de la société », Tome 2 : « Pour une critique de la raison
fonctionnaliste », Fayard, coll. « L’Espace du politique », 1987.
3. Notre rencontre avec l’univers théorique de Habermas s’est faite au travers de son débat
avec John Rawls, auteur d’une Théorie de la justice (Éditions du Seuil, La couleur des
idées, Mayenne, 1987 pour la version française) qui a bouleversé le paysage philosophique.
Nous constations dans notre thèse la proximité, d’ailleurs souvent soulignée, entre les deux
auteurs. Constat critique à l’égard de Habermas, compte tenu des questions soulevées à
propos de Rawls. Castejon C., 2001, « L’Enjeu philosophique et les limites du concept de
justice. Un égale un », Thèse de doctorat de philosophie. Inédite.
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qu’il a joué le rôle d’une Cassandre contemporaine ! Il est de ces penseurs
pour qui l’enjeu, depuis longtemps, est de domestiquer le capitalisme (que,
sous l’influence de Weber, il baptisera plutôt « société technico-industrielle ») pas de l’envoyer aux oubliettes. Ce qui, évidemment, est un choix
théorique qu’on peut respecter, mais qui interroge sur le fait que Habermas
puisse représenter la référence du penseur critique. Finalement, l’hommage
nous parle moins de Habermas que de toute une époque à la recherche
effrénée du consensus. Habermas soutient au bon moment que le monde
que nous bâtissons, grâce à l’interaction langagière, témoigne plutôt de
notre volonté d’entente 4. Ce sont donc des pathologies de la communication qui expliquent que nous ne respections pas comme il se devrait une
« éthique de la discussion ». On a parlé d’irénisme à propos de cette théorie, on s’est aussi demandé si le modèle habermassien de l’échange idéal
n’était pas celui de la communauté universitaire – ce qui témoigne accessoirement d’une méconnaissance de la réalité de ce milieu. Mais, presque
unanimement, le paradigme de l’agir communicationnel a été considéré
comme le successeur crédible d’un « paradigme de la production », porté
par la théorie marxienne, qui se serait essoufflé au fil du xxe siècle.
Que faire de cette affirmation d’une nécessaire communication sans
contrainte lorsqu’on est au contact du monde de l’entreprise et du travail ?
Habermas nous paraît plutôt lucide à considérer que l’agir communicationnel s’arrête à la porte de l’entreprise, que celle-ci n’est pas un lieu bâti pour
l’échange intersubjectif.
Un emprunt, pourquoi pas ?
Christophe Dejours a pourtant réalisé un emprunt assumé à Habermas en évoquant la « distorsion communicationnelle ». Il s’en explique dans
Souffrance en France. Pour gérer rationnellement l’ajustement de l’organisation du travail, il faut, dit-il, un « espace de discussion », des conditions
d’intercompréhension et une mobilisation subjective des opérateurs dans
cette confrontation 5 ». On appliquerait ainsi la théorie de l’espace public
4. « Depuis le 11-septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une
telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente – celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationnel – n’est pas en train de sombrer dans le
ridicule. » Giovanna Borradori « Entretiens avec deux grands intellectuels sur le “concept”
du 11 septembre 2001 » (Le Monde diplomatique, février 2004). Nous ne sommes pas certaine que le doute ne soit que rhétorique. Avant cette date, Habermas avait déjà évolué vers
une théorie de plus en plus fortement normative et de moins en moins communicationnelle.
Droit et morale, Entre faits et normes, Gallimard, Nrf essais, 1997.
5. Dejours C., 1998, Souffrance en France, Le Seuil, Coll. « L’histoire immédiate », p. 72.
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Travailler, 2009, 21 : 81-88
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dans lequel s’exerce l’éthique de la discussion telle que la souhaite Habermas. On parlera d’« espace de discussion » au lieu d’ « espace public »,
argumente Dejours, parce que l’entreprise est juridiquement une personne
privée, à laquelle ne peut donc s’appliquer complètement le lexique de
Habermas. Dans cet espace, on constate les distorsions de la communication : en particulier le mensonge et, surtout, selon Dejours, le déni du réel
du travail en tant que stratégie.
Mais, en plaçant le déni du côté de la stratégie, on n’apporte pas
d’eau au moulin de Habermas. Car la distorsion communicationnelle,
dès lors qu’elle est stratégique, ne relève plus de l’agir communicationnel. C’est tout le principe : il y a d’un côté l’intersubjectivité et de
l’autre la communication stratégique, on pourrait dire la langue de bois,
c’est-à-dire celle qui refuse la démocratie égalitaire de l’acte langagier.
Dejours retrouverait Habermas s’il pouvait démontrer que le « déni du
réel du travail » n’est justement pas une stratégie, mais le résultat d’un
mauvais usage de la compétence communicationnelle. Ce que contredit
le terme de « déni », choisi sans doute avec soin par le psychiatre et
psychanalyste.
La psychodynamique n’a donc pas comblé le vide, le silence de
Habermas sur le travail, en appliquant à l’entreprise, au prix d’un léger
déplacement, la théorie de l’espace public. En affirmant que les salariés
doivent pouvoir discuter du travail, elle pose un vrai problème auquel
Habermas ne pourrait pas répondre sans réaliser que sa lecture de Marx
a été trop rapide, trop liquidatrice, car il faudrait décidément comprendre
pourquoi l’entreprise n’est pas un lieu où la condition commune d’hommes
de langage nous met à égalité. Et pourquoi cette situation se trouve protégée par le fait que l’entreprise passe pour l’espace privé qu’elle ne devrait
pas être, qu’elle pourrait ne pas être 6.
La question en miroir est de savoir si Christophe Dejours a besoin
de la caution de Habermas pour affirmer qu’il faut des lieux pour parler du
travail. C’est à ce point qu’il faut aller un peu plus loin contre Habermas
pour répondre à cette question par la négative.
À y regarder de plus près
Le problème avec Habermas, c’est que l’ampleur de sa philosophie
– que nous ne contestons pas ni son intérêt par bien des aspects – rend
6. L’ouvrage de Habermas, Droit et morale. Entre faits et normes, vient renforcer une
conception du droit qui élimine toute dimension critique, op. cit.
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Christine Castejon
Travailler, 2009, 21 : 81-88
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De la Théorie critique il a hérité la certitude que l’être humain est
guidé par sa recherche d’émancipation. Cherchant à justifier cet intérêt
sur le plan épistémologique (sous l’influence irritante de Karl Popper), il
trouve la clef chez Mead, auteur de L’Esprit, le soi, la société 7, qui, selon
Habermas lui-même, a fait prendre à la philosophie ce qu’il est désormais
coutume d’appeler le « tournant linguistique 8 ». Habermas est héritier
aussi de Weber, lequel a transformé la problématique de la raison héritée
de Kant, et plus largement des idéalistes allemands (Hegel, Fichte…) en
une problématique, sensiblement plus limitée, de la rationalité. Appliquant
le tournant linguistique à la recherche de rationalité, Habermas a confirmé
le passage d’une philosophie du sujet à une philosophie du langage conçu
comme premier principe d’explication de l’homme. Le geste de Habermas dans son ouvrage majeur a donc consisté à « montrer » (et en fait à
construire l’idée) que la raison pratique kantienne est d’essence non pas
normative mais communicationnelle. Ce qui peut se dire ainsi : il est vain
et dangereux de croire que l’homme peut dire « je dois » (l’impératif catégorique kantien : la raison pratique limite la liberté de ma raison théorique) ; c’est l’échange dialogique devenu universel qui nous permet de
définir ensemble le « je dois » que tout le monde décide de respecter.
S’approprier l’agir communicationnel sans voir son rapport avec la
question de l’origine et de la définition de la raison, c’est valider indirectement une théorie qui porte à lourdes conséquences sans les apercevoir.
Car Habermas a infléchi la raison kantienne en restant dans son sillage :
la raison pratique, même communicationnelle, est une raison « normalisante». L’être humain doit apprendre les codes qui lui sont transmis par la
société. Ce qui n’est pas faux, mais, les cliniciens du travail savent que cela
ne rend pas compte de l’activité humaine qui cherche toujours à subvertir
les codes, constituant précisément la cible d’une pression permanente en
faveur de la normalisation.
La conception du langage que porte Habermas, dans le sillage pragmatiste, laisse la part belle au consensus, et finalement à la recherche de
conformité. C’est ainsi qu’avec son « agir communicationnel » censé
7. Mead G.H., 2006, L’Esprit, le soi, la société, Puf, Le Lien social, dans une nouvelle
traduction, Première édition du livre aux États-Unis en 1934.
8. On trouve dans La Pensée post-métaphysique la conception de l’individu, du rapport individu/société, qui a ouvert la porte à la Théorie de l’agir communicationnel. Habermas J., La
Pensée post-métaphysique, Essais philosophiques, Armand Colin, Théories, 1993.
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difficile de repérer les arêtes. Il est en effet l’auteur de plusieurs gestes
philosophiques dont on peut discuter (on ne le fera pas ici) pour savoir s’ils
sont entièrement cohérents ou marquent des ruptures successives.
Christine Castejon
nous permettre d’organiser la discussion la plus démocratique, Habermas
dégonfle à bon compte la question qui aujourd’hui nous saute à la figure :
qui détermine les règles du jeu auquel nous sommes tous conviés à jouer...
et à perdre ?
À quoi sert le langage ?
C’est que le langage chez Habermas, philosophe pragmaticien, ne
nous sert qu’à communiquer, à nous ajuster les uns aux autres. Habermas
a un ennemi philosophique qui a pour nom la Vérité. Pour un philosophe
de cette obédience, car le pragmatisme en est une, on ne prend la parole ni
pour dire une vérité à laquelle on croit ni pour viser ensemble l’élaboration
d’une vérité. L’échange est un flux qui n’a d’autre critère de validation que
le consensus auquel nous parvenons. Il serait trop long, pour cet article,
de discuter cette conception du langage, mais ce que nous demandons a
minima, c’est qu’on réalise qu’elle est loin d’être anodine.
Prenons un exemple : à une annonce de fermeture de leur entreprise,
des salariés ripostent par une menace de répandre des produits toxiques
(qu’ils manipulent en production) dans la rivière. Voilà une situation dans
laquelle l’agir communicationnel n’est d’aucun secours : ce que demandent les salariés, c’est qu’on prenne la mesure de la décision de fermeture
pour leurs vies, au sens le plus fort du terme. On leur répond par l’indignation sur leurs méthodes et on leur demande de revenir autour d’une table de
négociation pour discuter des conditions de la fermeture. Qui va mettre sur
la table la décision elle-même ? Vous trouverez peu de philosophes dans le
sillage de Habermas qui vous posent ce genre d’exercice, mais le fait est
que ce n’est pas un exercice. La situation engage des existences et c’est
pourquoi elle ne peut être que violente. Ce n’est pas une question d’ajustement entre des interlocuteurs, car les salariés ont parfaitement compris que
leurs vies ne pèsent rien dans la balance des profits à réaliser.
Une clinique du travail qui accepte les bornes de la conception pragmatique du langage, qui ne chercherait donc qu’à créer les conditions du
débat sans se préoccuper de ce que les « interlocuteurs » ont à se dire, et
de la vérité potentielle de leurs positions respectives, s’arrête aux portes du
sens du travail, de ce qu’il engage de plus intime pour chacun d’entre nous,
sous ses airs parfois de condamnation aux travaux forcés. Cette conception
d’un langage coupé de ses enjeux a d’ailleurs gagné le gros lot avec la mise
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Pourquoi un homme d’un parcours aussi trempé ne va-t-il pas au
bout de sa critique des rapports de domination ?
Travailler, 2009, 21 : 81-88
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On n’accède pas aux enjeux psychiques du travail pour un individu
si la question « comment travaille-t-il ? » barre la question « pourquoi travaille-t-il de cette façon ? ». Si l’on ne prend pas au sérieux les raisons qui
l’animent. Or, pour Habermas, dont l’esprit critique s’éteint absolument
sur ce sujet, comme c’est le cas de beaucoup d’autres philosophes, les raisons qui animent le salarié n’ont rien à faire sur un terrain qui appartient
à son employeur. Précisons que son propre statut d’intellectuel ne semble
pas relever du même raisonnement.
Pour d’autres perspectives
Habermas, en considérant que le travail nous laisse du côté de la passivité stratégique et ne nous permet pas de déployer les potentialités de la
rencontre dialogique, a indirectement donné raison à Marx tout en tournant
le dos à son combat. Donné raison en ce qu’il reconnaît implicitement que
l’entreprise capitaliste n’est en aucun cas un lieu de débat « démocratique »
(c’est donc bien qu’on ne s’y dispute pas à armes égales). En lui tournant
le dos parce qu’il a laissé tomber, ni plus ni moins, ce terrain. Et, pendant
plusieurs décennies, le remplacement du « paradigme marxien de la production » par le « paradigme habermassien de la communication » a tracé
un horizon bancal, à tel point que nombre d’auteurs ont pensé réarticuler
du conflit là où Habermas ne cherchait que du consensus. Honneth en fait
partie, mais sa conception purement morale de la reconnaissance reste elle
aussi en droite ligne du pragmatisme et ne touche pas au point aveugle.
Reste que le déplacement a contribué à occulter que « paradigme
de la production », même marxien, ne signifie nullement « paradigme du
travail », contrairement à l’approximation courante 9. De ce point de vue, la
Théorie critique de Francfort, inscrite, à ses débuts surtout, dans le sillage
de Marx, n’a conduit, à notre connaissance, aucun de ses héritiers à apercevoir ce que Marx a entraperçu mais laissé échapper. C’est pourquoi notre
titre évoque une rencontre sans objet.
9. Nous suggérons, on l’aura peut-être deviné, d’aller à la rencontre de la philosophie de
Yves Schwartz, comme lui-même est venu à la rencontre de l’ergonomie et de la psychodynamique. Mais la préoccupation que nous exprimons ici sur la prégnance de la pragmatique
du langage, prégnance aussi forte qu’inaperçue, sauf en sociolinguistique où elle est plutôt
revendiquée, ne vient pas de la philosophie de Schwartz. Schwartz Y., 2000, Le Paradigme
ergologique ou un métier de philosophe, Octarès.
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en place des accords de méthode qui piègent les syndicalistes dans des
discussions très longues sur les conditions de la négociation au détriment
du temps passé à discuter, par exemple, du réel du travail.
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Cela nous semble confirmer que le travail pose des questions inédites
à toutes les disciplines. À fréquenter à la fois la philosophie et la clinique
du travail, notre conviction est faite : les cliniciens du travail peuvent assumer une relative position de poissons pilotes. Les questions qu’ils posent,
en se disputant entre eux parce que la pensée a des enjeux précisément, ne
sont pas de celles dont on a les réponses dans l’ordre théorique établi, dont
Habermas reste un représentant 10.
Christine Castejon
Analyste du travail, docteure en philosophie
[email protected]
Mots clés : Philosophie pragmatique du langage, consensus,
vérité-critique sociale.
Work and Critical Theory [of Frankfurt]: a groundless meeting ?
Summary : What shall be discussed is the idea that the clinical
approach of work can find interest in rapprochements with the heirs
authors to the Critical Theory of Frankfurt who are the pragmaticiens philosophers Habermas and Honneth. This article focuses on
Habermas since the blind spot of this hypothesis is directly traceable
there: Habermas has not avoided the field of work by insufficiency
of thought, but because his conception of language, crucial to his
theoretical construction, is taken there in default.
Keywords : Pragmatic philosophy of the language, consensus, truth,
social criticism, work.
Trabajo y Teoría critica [de Francfort]: ¿ un encuentro sin
objeto?
Resumen : Se trata de discutir la idea que la clínica del trabajo
pueda encontrar interés en aproximaciones con los autores herederos de la Teoría crítica de Francfort, los filósofos pragmáticos
Habermas y Honneth. El artículo se concentra sobre Habermas en
la medida en que el punto ciego de esta hipótesis allí es directamente
localizable: Habermas no evitó el terreno del trabajo por insuficiencia de pensamiento sino porque su concepción del lenguaje, decisiva
para su construcción teórica, se encuentra allí cogida en falta.
Palabras claves : Filosofía pragmática del lenguaje – consensoerdad-crítica social.
10. On pourra prolonger la discussion à propos de Axel Honneth.
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