jean-claude belegou (roman) - Jean
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jean-claude belegou (roman) - Jean
JEAN-CLAUDE BELEGOU Ibidem. (ROMAN) 2 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. à Florence et à Yves. 3 " Mille ans pour toi sont pour l'esprit comme un seul jour." (G.W.F. Hegel) 4 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. 1. (Des amitiés incestueuses.) Au fil de ses déplacements, de ses voyages, de colloques auxquels il était invité, de ses errements, de conférences qu'il donnait, il les retrouvait, une heure un jour une nuit, à Paris, à Toulouse, à Nice, à Lausanne, à Marseille, ailleurs, partout ailleurs. Ce n'étaient point pourtant ce qu'il était convenu d'appeler des aventures, c'est à dire des relations sans lendemain, les occasions furtives d'un samedi soir ou d'un week-end, et encore moins les échanges rapides et anonymes d'une étreinte sexuelle dérobée, au fondement biologique et animal, tel que l'instinct peut parfois en faire resurgir en nous le besoin. Ce n'étaient pas davantage les lits partagés par des corps désolés et apeurés de leurs solitudes, mus l'un vers l'autre dans un geste de défensive plutôt que par l'attrait et la connivence. La séduction était au coeur de ces unions et c'était une attirance profonde, un charme mental autant qu'un appel des corps qui les animait. Ils se voyaient épisodiquement et sans aucune régularité, s'il retrouvait l'une ou l'autre après trois semaines ou trois mois qui 5 avaient aussi bien pu être sans nouvelles, c'était comme s'ils s'étaient séparés la veille, c'était dans une continuité abstraite mais non moins réelle. Ces relations pour la plupart anciennes, s'étalaient depuis des années, ne se perdaient jamais vraiment, ressuscitaient à chacune de leurs rencontres, se prolongeaient, vivaient. Entre deux rendez-vous, ils ne manquaient jamais d'échanger avec elles quelques signes attentionnés, ils s'écrivaient de temps à autre de courtes phrases, de lentes cartes postales, s'adressaient une image, une musique, un livre, un article de presse, mais ils ne se téléphonaient que quand le moment venait de convenir du rendez-vous à venir, jamais pour tenir de longues conversations. Des amants séparés, ils ignoraient les dialogues interminables, et l'angoisse du silence de l'autre l'appareil raccroché ; les voyages frénétiques de ne plus pouvoir demeurer au loin, le moment douloureux des séparations ; les lentes et lointaines litanies des lettres sans fin. Il n'était jamais allé chez elles, elles n'étaient jamais allées chez lui, rien de leur quotidien ne les habitait. Rien non plus de leurs vies intimes d'ailleurs : les autres liaisons qu'il avait ou qu'elles auraient demeuraient à l'autre anonymes. Si bien que leurs relations restaient dans un dépouillement virginal, un dénuement léger, une sorte d'ascèse. En dehors de ces rencontres, elles ne lui manquaient jamais autrement qu'un ami lui aurait fait défaut, et s'il se prenait à penser à l'une ou l'autre quelquefois, c'était sans hâte, toujours avec égalité, invariablement avec sensibilité. Pas davantage son absence ne 6 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. leur pesait à elles ; délibérément ignorants de ce qui fait la banalité d'une vie, ils demeuraient libres l'un de l'autre, obstinément attachés à la seule jouissance de se rencontrer çà et là. En somme il était fidèle. Et elles l'étaient autant, car ni lui ni elles n'auraient manqué une occasion de se voir, si celle-ci pouvait se présenter. Elles étaient plus ou moins vaguement célibataires comme lui, infiniment éprises de leur émancipation, se refusaient encore à franchir le seuil fatidique des institutions et des gouvernements, résistaient vaillamment à se laisser happer par le mirage conforme des modèles : la vie close à deux, l'église et l'hôtel de ville du mariage, les enfants, la carrière. Ce qu'elles et lui avaient en commun était d'être habités par le doute plutôt que par des certitudes. Ceci les maintenait à une certaine limite du centre de la vie, de son tourbillon, du jeu des pouvoirs. Lui-même n'avait jamais eu envie, non plus qu'enfant à se mêler aux jeux de ballons ou aux rixes des autres garçons, qu'il jugeait déjà vaines et méprisables, imbéciles, de composer avec ces luttes mesquines où les hommes tentent d'asseoir leur autorité sur un petit empire, si modeste, infantile et absurde fût-il. On ne pouvait appeler cela de l'amour, puisque aucune place au sentiment de manque, ni à la possession, ni à la dépendance n'était laissée. Aucune passion qui consumât les êtres, les asservît, les étranglât, aucune scène, aucun chantage, pas même de discorde ni de rivalités. Aucune porte qui claquât, bref aucune place au tragique ou pire au drame puis à l'usure qui enveloppent infailliblement l'amour. 7 Leur licence était à l'opposé des habitudes contraintes des couples, des accoutumances pesantes, des lassitudes et des irritations qui s'installent, de la patience qui se perd, du désir qui s'étiole, des regrets qui s'annoncent. Mais si en ces liaisons la complicité mentale, morale autant qu'intellectuelle et idéologique, tenait une grande place, elle ne respectait pas non plus les barrières convenues de l'amitié ou de la simple sympathie. Il y avait de part et d'autre un désir irrépressible, désordonné, de toucher, embrasser, épouser les peaux, - désir qui ne se contentait pas de quelques vagues effleurements, d'attouchements évanescents, de troubles muets ou de regards hagards mais s'exprimait et se livrait dans son entièreté, sa plénitude, se goûtait dans son plaisir. Encore que ce désir d'étreindre, d'y toucher, pouvait selon les relations revêtir des formes changeantes, plus ou moins intimes, plus ou moins perverses, plus ou moins régulières. Parce qu'elles transgressaient les bornes reconnues de l'amitié sans non plus s'inscrire dans le pathos de l'amour, il dénommait amitiés incestueuses les relations qu'il entretenait avec ces femmes, et qui étaient les seules qu'il eût alors. S'il avait besoin de ce toucher des corps, c'était aussi qu'il lui semblait que nulle sincérité, rien d'essentiel ne pouvait s'élever entre les esprits, que les corps ne demeurassent un obstacle. 8 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Fine et élancée dans la robe garance, ses lunettes fortifiaient le petit air de prof en vacances que Frédérique promenait sur elle. Ses cheveux courts, ses traits géométriques, sa voix grave, lui conféraient par instants des airs de garçon qui ne faisaient que rendre plus engageante son incomparable féminité. Elle n'était encore qu'étudiante et détenait ce privilège de ceux qui n'étaient pas engoncés dans les luttes d'influence, de situation, de possession, de considérer avant tout la vie en esthète ; et c'était par esthétisme en effet, par sympathie curieuse, qu'elle s'était, entre autres choses de sa vie, finalement adonnée aux sciences naturelles, ce qu'elle y aimait au-dessus de tout n'était point la rationalité sèche des systèmes et des classifications, quoique elle y excellât, c'étaient les crayons de couleur dont elle se servait pour dessiner les roches, les plantes, les couches minérales, les parties animales disséquées. C'étaient les voyages géologiques et les promenades botaniques, le plaisir sensuel d'un monde vivant, organique, elle était en somme une authentique naturaliste. En Irlande, en Floride, dans les Cyclades, dans les pérégrinations fréquentes qu'elle entreprenait, entre les rêveries, les fêtes, les rencontres, elle complétait ce goût des couleurs en s'adonnant au plaisir fluide de l'aquarelle. Il l'avait connue à Nice lors d'un festival, sous le soleil elle discutait attablée avec quelques-uns de ses amis à la terrasse d'un café. Le rire vivant dont elle était capable, l'intelligence de ses paroles, le visage à la géométrie triangulaire, le corps courbe et fluide, une grande légèreté qui semblait l'habiter, mais qui n'était pas non plus de 9 la désinvolture, l'avaient immédiatement arrêté et il ne put s'empêcher de la regarder davantage qu'il n'aurait convenu, plutôt que de prendre part à la conversation commune, sauf par quelques sentences bien assénées dont il avait le secret quand il lui paraissait que l'essentiel avait été oublié. Elle avait été séduite par ce regard et cette voix graves, ce corps comme le sien longiligne, cette distance qu'il avait su imposer aux autres. Il lui semblait pourtant qu'il la violait de son regard, et elle en éprouvait un malaise. Ils s'étaient assis côte à côte le soir dans la salle de concert, la robe était décidément très courte et les jambes très dénudées, leurs regards convergeaient de nouveau furtivement, mais cette fois elle affrontait le sien, ne pouvait même s'empêcher de le chercher, leurs corps irrésistiblement et comme à leur insu s'aimantaient, voisinaient insensiblement. Les voix de Soprani chantaient délicieusement le Stabat Mater de Pergolèse, baignant soudain le monde dans une grâce indicible, une paix onirique, lui conférant une amplitude infinie, en une imagination divine, et il s'étonnait qu'un homme ait jamais pu concevoir pareille rémission à la torpeur des siècles. C'était peut-être cette aménité que lui-même cherchait auprès des femmes. Immobilisé entre la peur d'affronter un rejet, face à un geste qu'elle trouverait peut-être précoce, et une envie incoercible d'étreindre cette vie sensible, la respiration plus hâtive qu'à l'habitude, dans un sentiment de panique indicible, le souffle un peu irrégulier, il avait fini par ne plus retenir le désir, qui obsédait son esprit depuis un moment, de poser là sans crier gare sa main sur la cuisse presque à nu, elle ne protesta pas, ne s'écarta pas mais se colla à lui un peu plus, ne 10 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. détourna pas le regard mais se laissa envahir par le sien. Il sentit un vertige le gagner mêlé au soulagement d'une délivrance. Il n'ôta plus la main pleine de cette possession jusqu'à ce que les lumières ne se rallumèrent. Et quand tous se levèrent et qu'ils reprirent ensemble la direction de la place où il l'avait remarquée l'après-midi, il marcha dans la nuit derrière elle, regardait le corps et ses ombres fluctuantes glisser à chaque pas dans le vêtement d'été, la saisit doucement par la taille, sans comprimer les mains pour sentir la torsion du corps à chaque pas, alla à son côté longuement, lentement sur les boulevards, sans mot dire, en se laissant emparer seulement et totalement par la présence de l'autre, par ce sentiment d'une grâce qui les accompagnait, d'une complicité nocturne. Elle le suivit lorsqu'il franchit la porte de sa chambre d'hôtel. Ce fut une étreinte longue, soyeuse, mouvante, joyeuse, il s'emplissait de la pression de sa poitrine pointue, gonflée, appliquée sur sa peau, et qu'il soulevait par envols, du poids grave et aérien de cette vie qui riait avec lui, fondait tremblait contre lui, le délivrait du propre poids de son existence. Dans un sourire ils glissèrent du lit sur le sol, dans cette embrassement où les corps roulaient, presque à nu, l'un sur l'autre sans cesse, insatiables, ils chutèrent légèrement, sous le slip il enserrait sa paume sur la fesse pleine, de l'autre protégeait déjà le crâne, en même temps qu'un violent désir il éprouvait pour elle une infinie tendresse. Elle fit rouler la robe tout à fait le long de ses jambes, après l'avoir éprouvée infiniment comme une eucharistie, il 11 pénétra avec délice la fente l'enserrant au plus juste, au plus près, ils se sentaient tous deux étrangement ivres et lucides, dans un hors-champ de ravissement, le vagin étroit le cernait ; oui, c'était déjà cela : ils se cernaient, se comprenaient au plus proche. Leur rencontre dura trois jours. Ils ne se quittaient plus, ne se lassaient pas de parler ensemble ou s'étreindre. Ils partageaient le même sentiment confus d'une tragédie essentielle, première, inchangée, qui se jouait dans la vie des hommes, qui leur était fatale, même si la plupart s'en cachaient la vue, et à laquelle bien entendu ils n'échappaient pas eux-mêmes, bien que ce qui les distinguât et les réunît était qu'ils regardaient cette tragédie immuable en face, lucidement, et non sans être pourvus d'une certaine sérénité, d'une ironie douce quoiqu'un peu mélancolique. Ils se séparèrent certes à regret, mais cependant sans déchirement, réjouis surtout de cet espace qu'ils avaient conquis ensemble et où ils sauraient dorénavant quelquefois se retrouver. Ils se revirent en effet quelquefois à Lyon, à Marseille où les voyages de l'un ou de l'autre les amenaient à se rejoindre. Et c'était toujours la même proximité, même si l'absence voulue de la perspective d'une relation plus régulière, plus éprouvée, semblait parfois peser sur leurs destinées, comme si soudain la limite qu'ils s'étaient établie au sein de leurs relations cessa d'être naturelle. Ils savaient l'un et l'autre qu'ils ne s'enchaîneraient jamais l'un à l'autre, et que s'ils l'eussent fait C'eût été l'entrée en désastre. 12 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. De ses voyages, elle lui envoyait quelquefois des extraits de ses carnets, paroles rêveuses, quelques dessins mélancoliques. Sur les lettres qu'ils échangeaient les mots laconiques demeuraient toujours d'une pudeur sans égale pour dire leur lien. On eût pensé à tort qu'il s'agissait là d'une sorte d'immaturité de leur part ou pire de lâcheté. Bien sûr ils auraient pu devenir des amants en bonne et due forme. D'autres le deviennent à moins. C'était au contraire une force et un respect sans égal qu'ils partageaient. Sous les palmes, allongée sur la terrasse de béton, son visage blond souriait, les cheveux un peu en bataille, les paupières alternativement clignaient et se fermaient, elle respirait à fond l'air marin, gonflant la poitrine, creusant la taille et les reins, appelant à être prise et à prendre. Il la prenait, ils se séparaient encore. Plus tard, dimanche soir de mai, de jeunes conscrits qu'accompagnait leur chère et tendre, ou leur amie d'un jour, gare perdue dans la plaine. Quelque beau couple, elle cheveux noirs lui blond, elle sautillait, sa jupe se soulevant à chaque bond, pour se réchauffer sur le quai froid, venté de cette belle fin de journée ; lui le visage ailleurs, déjà tourné de l'autre côté, dans l'angoisse de partir ; eux au milieu d'assortiments quelconques, de futurs mariages sans 13 âme, d'aventures sans coeur, de petitesses partagées, d'indifférences vulgaires. Le train roula à quai, déclinant brutalement sa vitesse, tous ces couples s'embrassèrent dans un même mouvement d'orchestre, la bouche, les mains, les yeux, tous ces duos d'un coup séparés, esseulés, les filles debout sur la terre graveleuse, les garçons embarquaient direction caserne, foyer du soldat, canettes de bière, marches, revues, rassemblements, fusils, dortoirs, ordre, virilité. Les portes des voitures se fermèrent, coeurs serrés, coeurs durcis, désirs inassouvis, combien de passions, de peurs? Combien d'illusions, combien de vérités? Le train était bondé et, ce qui contrariait passablement le rythme biologique de son esprit, il n'avait pu trouver une place qu'à contresens de la marche ; des bouteilles, des bruits, des voix fortes et criardes, l'indigne banalisation du tragique qu'effectue le quotidien, le vulgaire reprend le devant de la scène ; la vulgarité : déni de la tragédie du monde. Lui noir et droit. Plus tard dans le Jura français le train filait, s'élevait implacablement, entre les forêts et les rocs, les châtaigniers en fleur et les sureaux en ombelles, les sapins impériaux, les vallées, sommeil du corps bercé qui dormait tant bien que mal, Vallorbe, Lausanne, la gare, l'ombre de Strindberg, l'hôtel, dernier orage, le garçon apportait l'agneau au fenouil accompagné de rares carottes dans les trente mètres carrés gris et roses, il signa la fiche. Table ronde et papier 14 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. argenté, toc et simulacres de luxe, zapping télé, skaï bleu des fauteuils, avis de recherche, nouvelles à la hâte, bâclées, images aveugles et indifférentes, spectacle insipide et sourd, rien, bain, grand lit matrimonial, la couette naturelle aspira le corps et se refermait. Tout pourrait être si facile. Le lendemain sur le bateau blanc entre les Alpes il était allé éprouver ce luxe serein de la lenteur, du thé, d'une longue lecture, d'une clarté fraîche. Le drapeau ample à la croix blanche flottant sur la hampe, l'eau clapote, le bateau sirène, l'officier à la barbe blanche, la brume va et vient sur Vevey, les vols de canards, le flottement des cygnes, le passage des mouettes, le ronronnement régulier immuable du diesel ; on pourrait vivre là, s'installer là sur ce bateau pour la vie, y écrire, y lire, contempler le monde, tournant tout autour du lac indéfiniment omnibus, entre le sifflet du train vert wagon sur la rive et la sirène étouffée de la grosse vedette. Il sentait là toute l'épaisseur et la densité de sa solitude, il goûtait ce leurre de la propreté. A Lausanne il retrouvait Dorothée. Il avait remarqué un matin de septembre, sur le calme bateau à aube d'un rythme providentiellement anachronique - comme si cette région de la Suisse avait su seule résister à l'attraction de la vitesse, de la fuite éperdue et aveugle en avant ah cette parole stupide de sa jeunesse : << Cours, cours Camarade, le vieux monde est derrière toi! >> - cette femme lente et élégante assise sur le banc du quai de Montreux. Dans l'auto il se laissait insouciant conduire par elle dans la campagne, entre les villes, délivré de tout, emporté. Son accent 15 germanique, la large bouche sous le regard azur, le contraste de cette voix douce, chantante, et de cette langue rigoureuse et gutturale, le ravissait. Il l'aurait écoutée des mois d'affilée, il ne resterait que deux jours. Pour faire l'amour elle se saoulait confusément de whisky, la télé muette faisait écran avec le monde, ils se déshabillaient à peine, s'embrassaient tête-bêche, s'assoupissant tête-à-tête yeux bleus comme le lac, mais ne dormaient jamais ensemble dans le même lit. Le train de nouveau. L'avion qui le déplaçait incorporel au dessus d'une mer de nuages immuable. Anne-Clothilde était la soeur d'un de ses amis ; la première fois qu'il la vit, c'était lors d'un colloque très philosophique à la Sorbonne, les orateurs s'empaillaient dans un verbiage apocalyptique, proclamant que tout était au pire, qu'il fallait en finir avec le prêt-àpenser et ses maîtres penseurs, mais qu'il demeurerait à extirper et empaler leurs disciples. Ils déploraient que les temps n'eussent jamais été aussi inhumains - s'aveuglant par la même sur la réalité de l'humain - se faisaient les prophètes d'une eschatologie dont ils semblaient en même temps se proclamer les juges ultimes. Il fallait, braillaient-ils, résister à la liquidation de la pensée, appelaient à de nouvelles croisades dont ils se proclamaient âprement les héros. 16 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Anne-Clothilde écoutait tantôt avec une passion amusée qui illuminait tout entier son visage jusqu'aux oreilles, tantôt avec une moue dédaigneuse et distante qui lui donnait un air froid, - seulement un peu distraite par l'ambiance foraine qui s'instillait dans la salle. Il regardait tantôt les grands aplats de couleurs des fresques de Puvis de Chavannes, tantôt la jupe droite qui enserrait les cuisses, et la tête rêveuse qui émergeait du chemisier blanc. Son corps plein respirait la vitalité, il avait envie de le croquer comme une pomme, et lorsqu'elle affichait ses airs rigides, cela stimulait en lui l'envie de la défier tout à fait. Mais aussi, pour en avoir auparavant éprouvé les réalités, avoir mesuré cette paranoïa galopante, brutale, agressive, pudibonde, toujours prête à censurer, qui menaçait jusqu'aux plus petits groupes aux grandes prétentions libératrices, ces diatribes, ces infatuations l'alarmaient. Il garderait toujours en mémoire ce petit militant du service d'ordre d'une organisation très humaniste qui au sortir d'un gala antiraciste, d'une manifestation pour la paix, lui barra la route violemment, l'insulta et lui cracha à la figure tandis qu'il voulait nonchalamment rejoindre un de ses amis - son meilleur ami -, au cocktail de clôture ; et la distance terrassante que, dans son embarras d'organisateur, cet inséparable ami affecta. De ce que toute parcelle d'autorité pouvait hanter et corrompre les causes apparemment les plus généreuses, il éprouvait 17 maintenant une méfiance aiguë, voire une aversion acérée envers tout ce qui relevait des appels à un quelconque militantisme. Les hommes vivaient dans l'illusion du progrès, celle de s'être nouvellement affranchis de tout. On se plaisait à proclamer notre époque comme celle de l'écroulement des idéologies - et leur fin était proclamée, à la fois on s'en félicitait, car on se croyait enfin devenu lucide, à la fois on s'en désolait, car plus aucun espoir, plus aucune mission, ne semblaient porter les hommes. La réalité des cultures était bien différente, elle était horriblement lente et répétitive. C'était être naïf que croire en avoir fini avec l'illusion et l'idéologie parce que l'on était revenu de l'une d'elles, on était comme toujours en pleine idéologie, en pleine illusion. Cette idéologie avait simplement changé, ici elle était traversée d'un hédonisme revu et corrigé dont toute la grandeur ascétique avait été évacuée : il fallait en profiter. Là elle prenait les travestis de l'aide humanitaire, ou d'organisations de paix qui couvraient l'hégémonie de l'intervention de quelques grands sur le restant du monde. La défense de la paix était devenue la cause officielle de la poursuite de la guerre. Mais en cette époque comme dans les autres on massacrait, pillait, violait toujours aussi allègrement. Parce qu'il avait des organismes de paix, l'homme pourtant pouvait croire être devenu meilleur, il s'en enorgueillissait, on commençait ou finissait cependant toujours par laisser faire les génocides, ils étaient incontournables. Qu'il le crût lui était indispensable. 18 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Seulement cette idéologie ne portait plus de projet autre que gestionnaire, elle était sans utopie. Elle était résolument technocratique, terriblement réformiste. Il fallait gérer les crises, ses désirs, ses projets, ses oeuvres, sa carrière, sa vie même. Elle était un aboutissement du mouvement spéculaire de l'Occident qui, à force de se penser être, avait fini par ne plus vivre que comme spectacle pour lui-même. Mais c'était ce spectacle lui-même qui constituait la nouvelle idéologie. Quand il revit Anne-Clothilde, c'était enfin loin de ces vacarmes et rumeurs. Tard dans la nuit , un rond de lumière concentré sur l'espace privilégié des veilleurs libérait des dispersions du jour ; des heures ils livrèrent l'un à l'autre leurs fascinations et leurs hantises du moment, se racontèrent, se confièrent impudemment, condensant dans les mots, dans les phrases, dans le trouble fragile qui submergeait les voix par instants, la substance de deux existences, deux trajectoires. Parce qu'elle était dans les affres d'un livre, sortait à peine de ceux d'un scénario, qu'une interminable déprime la tenaillait encore, de grands silences interrompaient par instants ses paroles, chargés de tourment et de détresse. La musique était là envoûtante qui faisait vibrer les crânes, un souffle puissant sur les peaux, ils cessèrent de parler, ce fut un 19 abîme de paix et de fascination qui se creusa sous eux, un précipice où ils allaient choir, un vertige immense le prit, elle lui semblait fondre parfaitement, il lui paraissait se dissoudre à jamais, le tête-à-tête dura d'éternelles minutes au bout desquelles il tomba sur ses lèvres, elle les embrassa, livra son corps laiteux, épanoui où ils se délectèrent infiniment d'une longue noyade. La matinée de septembre s'élevait brumeuse. Ce jour, le soleil ne perça jamais tout à fait sur la ville. 20 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. 2. (L'exposition d'art minimal.) A Paris, la ville de son enfance, superbe orgueilleuse, il retrouvait souvent, un après-midi, une matinée, Marie, qui pour lui s'échappait quelques heures de son travail, ils marchaient dans la clameur des rues, les avenues précipitées, arpentaient dans les heures calmes les salles sereines des musées, les galeries désertes. Il glissait parfois secrètement, dans ces déambulations citadines, la main sur son sein, sur ses reins, pressait cette vie contre la sienne au détour d'une halte devant un tableau magistral, en accroissant la fascination partagée. Elle avait de grands rires au milieu de grands silences, des paroles rapides entre de profondes désolations, ils partageaient la même curiosité distraite du monde, le même regard interrogateur et distant sur les destinées maladroites des entreprises fragiles et prétentieuses des hommes, le même amour de quelques oeuvres lucides de l'art. Ce jour de plein été, à l'heure du déjeuner ils se rejoignirent dans la proche banlieue de la capitale, visiter la grande exposition du Centre d'Art Contemporain. 21 La première pièce dans laquelle ils entrèrent était rigoureusement vide sauf le nom de l'artiste. Dans la seconde, régnait une température agréable car les murs en étaient blancs et toutes les baies occultées par quelque cotonnade tendue dans la même blancheur immaculée et stérile. Mais surtout parce que, seul au milieu des soixante-dix mètres carrés de plancher, également peint en blanc, un ventilateur tournait toute la journée de sa double rotation axiale et latérale faisant voleter une feuille de papier vierge seulement attachée par un coin à un miroir posé à même le sol, lequel dans une inter activité mi-ludique micritique soigneusement pensée, renvoyait au visiteur son image lorsqu'il arrivât que, par une curiosité machinale, il se penchât sur la page pour en constater le pucelage, et que le feuillet se soulevât suffisamment pour découvrir un peu du miroir. L'installation "Le reflet du monde" attirait l'essentiel des visiteurs, ou en tout cas était la pièce qui les retenait le plus longtemps, par cette chaleur accablante. Jusqu'au gardien, calmant là ses sueurs, qui veillait scrupuleusement sur cette oeuvre-ci à ce qu'aucun amateur ne la touchât en une quelconque de ses parties. Elle constituait cependant, certes un grand sujet de satisfaction, mais aussi une grande cause de souci pour le Conservateur : l'oeuvre était fragile, assurément cette fragilité participait aussi de sa grandeur, mais au quotidien chaque fois qu'il arrivât que la feuille se déchirât ou se décollât, il fallait déranger l'artiste, le défrayer du voyage, afin qu'il restaurât lui-même sa pièce, et faire venir du papier expressément du 22 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Japon. Au final, par un de ces petits arrangements lâches avec soimême qui entrent secrètement dans des entreprises aussi audacieuses et aussi innovantes, le Conservateur résolut de remplacer lui-même chaque jour les feuilles en puisant dans le stock de la photocopieuse du secrétariat. Au vent de l'oeuvre, Marie souriait, Marie virevoltait, ses cheveux, sa jupe voletaient. Dans une autre pièce un tas de gravats industriels ou plus vraisemblablement ramassés sur un quelconque terrain vague, avait été déposé en un cône assez propret. Un listel précisait qu'il s'agissait d'une installation in situ de P. M., lequel "vit et travaille à Paris" et décrivait la pièce comme un assemblage plurivoque : "technique mixte : pierres, fer, latex, papier, plastiques", lequel inventaire recouvrait un ensemble disparate de cailloux, vieilles boîtes de soupes en conserve et bouteilles de Coca-Cola, préservatifs usagés, jouets en plastique rognés, godasses béantes, ferrailles rouillées, amas de vieux journaux jaunis et déchirés. L'aspect social de l'oeuvre ne manquait pas d'être mis en avant dans la notice qui était mise à la disposition du visiteur néophyte qui en aurait eu le besoin. Pour scruter ce tas les genoux de Marie se ployaient, et son regard à lui se portait sur ces genoux dorés. Dans une autre encore une poutrelle de béton précontraint, dont la mesure précisait le carton accolé au mur était exactement de 33,333 mètres, coupait la salle sur un axe de 33,33°. Cette pièce faisait 23 singulièrement la fierté du Conservateur, car elle avait été créée spécialement pour le lieu, et sur le lieu, dont le plafond se situait à 3,33 mètres, mesure qui avait illuminé l'artiste en sa gestation et inspiré ce qu'il avait précisément dénommé : "la proposition n°33". Elle avait été coulée sur place spécialement grâce au mécénat d'une entreprise internationale de bâtiment et serait à la fin de l'exposition, car il s'agissait évidemment d'une oeuvre éphémère, détruite au marteau piqueur, les déchets en seraient subséquemment enterrés dans les jardins du Centre d'Art, et les photographies de la dite cérémonie, ainsi que les constats d'huissier tenant lieu de seules traces, deviendraient l'oeuvre elle-même, celle-ci, qui plus est, présenterait l'ultime avantage pour le sculpteur et le Conservateur, mais aussi pour d'éventuels collectionneurs, de pouvoir entrer dans des cabinets, tenant dans de simples tiroirs, plus aisément qu'une poutrelle de béton en T. Il était en effet devenu inconcevable pour le Conservateur que son lieu pût être seulement un lieu d'exposition ou disait-il encore de démonstration, qu'un artiste se contentât d'y apporter une oeuvre, en quelque sorte toute faite, qu'il aurait bâtie dans son atelier ou sur son coin de table par exemple, sans considération de l'espace d'exhibition. Il tenait à ce que cet endroit fût le lieu de créations originales, fortes, faites pour lui et en fonction de ses couleurs, ses éclairages, de sa géométrie. Certes on aurait pu lui objecter que cette place ressemblait à s'y méprendre à celle de la majorité de tous les autres lieux de l'art contemporain : éloignée du centre de la ville dans une zone d'habitat 24 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. prioritaire, à cause de la vocation sociale qui avait jadis été sienne au moins dans la tête des élus lui ayant donné le jour, bâtie à angles droits, globalement rectangulaire, n'étaient les toilettes qui empiétaient à une encoignure et un local technique à une autre, blanc du sol au plafond pieusement repeint pour chaque nouvelle exhibition, et était d'une banalité désolante. Mais il y avait la fierté du maître de céans : tout artiste qui le sollicitait repartait illico avec les plans sous le bras et devait concocter pour l'in situ. Le fin du fin étant indéniablement que l'artiste s'exposât lui-même comme processus en cours, vivant, dans la galerie elle-même et qu'il y mît en scène son travail et son discours d'artiste. Cela était arrivé quelquefois, notamment cette fois, le Conservateur en parlait encore comme possédé, les larmes aux yeux, où ce plasticien néo-zélandais - ou bosniaque, il ne savait plus très bien, mais qui vivait à Londres et était de mère italienne, bref très cosmopolite, très international - s'était enfermé un mois durant avec son oeuvre évolutive : deux rangées de cent laitues, chacune alternant avec les alignements des lambeaux de cent pavillons nationaux, repiquées à même le sol garni d'un terreau le soir même du vernissage dans ce qu'il faut bien le dire constitua une performance inoubliable sur tout le pourtour de la galerie Ouest <<Vous savez cette somptueuse galerie avec ses verrières qui du matin au soir font radicalement changer la perception de l'oeuvre>> -, enclavé à cultiver ces verdures qui effectivement arrivèrent à terme dans le mois, quoique passablement chétives. 25 Marie imaginait des potagers luxuriants dans lesquels elle courrait entre les choux géants. Dans une autre pièce quelques cadres au mur exposaient de simili coupures de presse qui traitaient d'une oeuvre hypothétique, laquelle en réalité n'existait que sous cette forme des discours journalistiques et critiques. Dans un premier temps l'artiste même avait écrit ces feuilles, mais dans un second temps il eût l'idée somme toute géniale, en tout cas du point de vue tactique si ce n'était stratégique - car on avait abandonné le concept paramilitaire et politiquement trop connoté d'avant-garde mais conservé des termes d'entreprises guerrières qui n'avaient rien à envier au précédent -, de demander à dix critiques des plus en vue de rédiger ces papiers consacrés à une oeuvre fantasque et qui n'existait nulle part ailleurs que dans la tête de tout ce petit monde. En retour de cette générosité d'un créateur reconnaissant enfin leur rôle décisif dans l'art contemporain, et leur donnant la place qui, on aurait dû le comprendre plus tôt, leur revenait légitimement, ces plumitifs dévoués à la cause en vogue parlaient dans leurs vrais articles publiés dans de vraies revues de l'installation, sans tarir d'éloges sur la <<démarche magistrale du processus en oeuvre dans cette intervention qui achevait de dissoudre le romantisme égotiste de l'artiste et faisait oeuvre non du sujet mais de la structure même du procès collectif, interactif, dont elle était issue. Ce geste, précisait l'un d'eux, serait au moins l'égal pour le siècle à venir de celui de la 26 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. fontaine de Duchamp, car interpellant aussi le Conservateur qui architecture et met en espace les oeuvres, il dépassait les oppositions jadis déterminantes des rôles sociaux, comme ailleurs celui des hommes et des femmes, ou des pays colonialistes et de leurs empires>>. Bien sûr à leur tour les articles étaient exposés. Marie lisait, abandonnée caressante contre son épaule. Un autre, son cadet encore frais émoulu d'une école d'art, exposait des notices biographiques d'artistes, montrant au moins par là qu'il avait assimilé l'essentiel de ce que l'on apprenait aujourd'hui aux étudiants dans les écoles : avoir une démarche dans des mots plutôt que dans des oeuvres, avoir un discours, cibler une carrière, bref communiquer. Puisque la moitié des jeunes gens qui s'intéressaient, comme d'autres s'étaient destinés au tourisme ou à la logistique, à l'art contemporain, désirait devenir artiste, et l'autre moitié occuper une profession culturelle, directeur de galerie, conservateur, ou critique, le système fonctionnait à son aise. Ces notices biographiques, rédigées chacune en quatre langues, l'anglais, le français, le japonais et l'allemand, décrivaient l'itinéraire idéal d'un jeune artiste tel qu'il peut se formuler aujourd'hui dans ce qu'il faut bien appeler un plan de carrière, assignant telle galerie pour cible à tel âge, élisant tel musée 27 prestigieux dix ans plus tard, etc. Et l'apogée qui s'ensuivrait inévitablement. On voyait encore dans une autre salle, une immense photographie en couleurs collée en plusieurs lais sur un caisson lumineux. Celle-ci représentait l'intérieur, vidé de toute personne, d'une usine de composants électroniques. L'image était propre, nette en tout plan, uniformément éclairée ainsi qu'on en voyait dans les revues promotionnelles de bâtiment ou de produits manufacturés. <<C'était justement ce qui était appelé objectivité, et n'était bien sûr que la reconnaissance du code appris, assimilé et convenu, au point de ne plus apparaître comme tel, le caractère banal de cette image qui en faisait - soulignait le guide, orgueilleux et fort de la conviction d'une parole supérieure et audible jusque dans les salles voisines, prêchant au milieu d'un groupe du troisième âge qui l'écoutait avec vénération - toute la force plastique et la terrible modernité.>> Marie chantonnait à voix basse. Le clou de l'exposition était une pièce en cours qui <<rompait définitivement avec le fantasme lyrique d'une oeuvre [et d'un monde] perfectible et/ou achevée, ou plutôt son image>>, il s'agissait de la retransmission par satellite sur écran à cristaux liquides de l'oeuvre constituée par le musée lui-même dont la maquette soigneusement reconstituée avait été réalisée en pierres de sucre, 28 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. plâtre, tulle et feuilles de laurier, et sur laquelle s'écoulait goutte à goutte et de façon incessante et régulière, mais distribuée de façon aléatoire par le pilotage d'un ordinateur, un acide qui creusait, telle une carie, un cratère à l'expansion exponentielle dans les murs et les planchers ainsi reconstitués. C'était <<quelque part>> notre monde qui s'écroulait là. Et le spectateur était invité à goûter dans cette mise en abîme le caractère menaçant de sa présence même en ce lieu <<qui ne pouvait, davantage que tout autre, échapper à la menace écologique et désignait le Musée comme le lieu corrosif par excellence où s'était dissous le rapport de l'oeuvre au corps social>>. Cette pluie vitriolée n'épargnerait personne. Les visiteurs demeuraient là fascinés par le bruit amplifié des gouttes de l'acide, aussi obsédant et en tous points semblable à celui d'un robinet têtu qui fuit, aussi hypnotisant dans la semiobscurité du lieu que le ronflement insistant d'un réfrigérateur dans la cuisine contiguë au divan d'un soir de déprime. D'autres allaient et venaient, ou plutôt vaquaient d'une pièce à l'autre, ou plutôt d'une salle - car le mot pièce préféré à celui d'oeuvre, comme le terme pertinent à l'adjectif beau, serait ambigu - à la suivante discourant de-ci de-là et ne réussissant à ne s'attarder sur rien d'autre que les listels qui portaient le nom de l'artiste et le titre de l'oeuvre. Car il s'agissait bel et bien d'un endroit de vacances dont "tout voyeurisme était exclu" se plaisait à seriner quelque revue en vogue. Tellement exclu que le plaisir de voir ou de contempler l'avait définitivement cédé à celui de traverser ou passer, de déambuler, et 29 l'intérêt de penser à celui de reconnaître quelques lapalissades récurrentes d'évidences tautologiques qui avaient définitivement cessé de faire de l'art un lieu de travail mental et charnel pour le réduire à l'effet d'un reality-show dont la pertinence ne tenait qu'à l'extrême dénuement plastique et qu'au simple effet de miroir passif. L'appauvrissement des oeuvres, leur extrême simplisme, était le gage de leur réussite et profitait à tous, aussi bien à ceux qui n'avaient rien à dire, si ce n'était être le signe de la vacuité ambiante, qu'à ceux dont tout l'intérêt se portait à gloser à leur aise, puisque, qu'il se soit agi des artistes eux-mêmes ou des critiques, le caractère pour le moins ouvert des oeuvres les laissait libres de tout discours, lesquels étaient d'autant plus pénétrants qu'ils étaient davantage imbibés de vagues ouï-dire philosophiques, des mêmes références incontournables aux gestes fondateurs de l'art contemporain - qui certes en leur temps avaient été corrosifs -, de citations savantes mais hasardeuses, d'allusions hermétiques. Il ne fallait évidemment pas voir dans l'emploi de ces adjectifs ouvert ou pénétrant une quelconque mais vieillotte allusion au sexuel, ou alors seulement à un sexuel dont était exclu a priori tout plaisir de savourer. Une jeune conférencière expliquait, d'une voix assurée, comment nous étions passés grâce au développement des systèmes de communication, de représentations et de simulations à l'ère du jeu et de la dérision. <<Les médias, disait-elle, qui réduisent le monde à des nuées d'événements éphémères et 30 évanescents, lointains et Jean-Claude Bélégou : Ibidem. indifférents ; les communications qui se jouent des distances et des temporalités tout en dissociant et atomisant l'espace des individus ; les premiers traitements de l'information en temps réel, le passage de la reproduction analogique à la reproduction numérique qui laissent croire en de grandes promesses quant au traitement des images, quelles qu'en soient les natures>> ; puis pêle-mêle le développement des loisirs et la maîtrise de la procréation <<permettent que notre relation au réel devienne jeu et spectacle, au lieu de perception passive et stagnante. Les stratégies de communication ont remplacé les anciennes lubies de la nécessité intérieure et du sens, la durée a laissé place à l'éphémère>>. On recyclait les oeuvres comme les emballages, et consommait les images comme les hamburgers. <<Arriverait maintenant, ajoutait-elle, l'ère de l'unique et du simulacre, la génétique permettait la simplification et la normalisation de l'espèce - on s'en défendait encore bien sûr, mais comment pourrait-on y résister mus par l'ardent désir du progrès et de l'amélioration, de la lutte contre les tares et les anormalités? - tandis que la consommation des images subliminales, ou plus généralement virtuelles, permet à l'homme de consommer les mêmes sensations qu'il avait toujours recherchées, d'ailleurs plus ou moins en vain, dans le réel, ou dans l'art, y compris l'horreur, l'extase et la jouissance. <<Les artistes actuels, finissait-elle - du moins c'était là que la voix charmante cessa de les atteindre - expriment déjà par leurs oeuvres ce monde à venir.>> 31 C'étaient somme toute des endroits qu'ils trouvaient délassants et souvent drôles quoi qu'ils en eussent pensé sur le fond, et qui, avec quelques églises, les squares étant trop souvent rendus invivables par les cris des enfants, demeuraient les rares endroits quiets des villes, et ils aimaient s'y promener. Ces églises-là étaient plutôt d'inspiration luthérienne : l'émotion, la jouissance, le plaisir, la perversité en avaient été soigneusement exclus et en étaient régulièrement stigmatisés. La subjectivité en était depuis longtemps proscrite et conspuée comme une partie honteuse, un onanisme scélérat, une vieillerie pré-structurale. L'humain était définitivement entériné dans son extrême chosification. Mais elle et lui venaient y badiner. Les iconoclastes l'avaient définitivement emporté. Hégémonique et officialisé, insipide et sans saveur; sans drame et sans menace, prude et propre, silencieux, sans trouble et sans saisissement, avec sa pléiade de petits maîtres, de plagiaires, l'art revêtait-il toutes les qualités pour servir les pouvoirs? Il ne pouvait rien déranger, rien menacer ; s'il reflétait bien une vacuité, et c'était là toute sa modernité, il éludait à merveille le malaise. Or l'académisme n'était pas un accident des siècles passés, et singulièrement du catholicisme, des Bourbons, de l'Empire ou de la Troisième République, pas davantage que les phénomènes de modes n'étaient en soi des phénomènes conjoncturels, ils étaient chroniques. En tout artiste un bouffon lénifiant sommeillait, en tout critique un 32 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. opportuniste lâche, en tout homme de pouvoir un conformiste, en tout universitaire un carriériste, en tout conservateur menaçait un fonctionnaire. L'art était à la mode. C'était le lieu d'une nouvelle osmose sociale. <<Les artistes ne sont-ils autre chose que des pantins grimaciers, quand bien même ils prétendraient parfois être la mauvaise conscience du monde?>> demandait-il. Marie riait. Il embrassait ce rire, il mordillait ce cou.. Ils quittèrent l'espace protégé du Centre d'Art, gagnèrent la Seine, flânèrent ci et là, échangèrent longtemps des nouvelles de projets qu'ils avaient l'un ou l'autre, de quelques lumières qui leur étaient venues sur les choses qu'ils avaient à coeur, de quelques relations qu'ils avaient rencontrées au hasard d'un voyage, d'un séminaire. L'heure était venue qu'ils rentrassent chacun de leur côté, un soir seulement ils étaient demeurés ensemble, avaient joué les amants, s'étaient pêle-mêle donnés l'un à l'autre, avaient désiré d'un élan irréversible abolir toute distance de leurs corps, de leurs êtres, en avaient joui, s'étaient définitivement protégés de toute angoisse d'une distance à franchir. Désormais elle protégeait farouchement la retraite de son corps, comme s'il se fut agi d'un flirt d'adolescence. 33 3. (Alors, un grand amour.) La nuit envahissait la ville, les flaques d'eau faisaient mille éclats sous les phares des autos, les passants tentaient du mieux qu'ils pouvaient d'enjamber ces embarras et de se faufiler entre les projections. Il pénétra dans les grands salons de l'hôtel et contempla longtemps le spectacle des invités qui buvaient avec afféterie, parlaient avec démonstration, s'esclaffaient, entraient et sortaient, se prenaient à l'écart dans d'illusoires confidences, se saluaient avec une chaleur ostentatoire, se servaient avec une distinction affectée sur les plateaux qui circulaient, grignotaient avec cérémonie, rivalisaient tantôt d'élégance tantôt de mauvais goût. Tous étaient pourtant sûrement très intelligents et pris chacun à part auraient peut-être donné lieu à une conversation convenable, honnête, humaine ; personne n'était dupe du jeu qu'il affectait, chacun avait vraisemblablement les mêmes pensées à peine dissimulées sur les autres et le tout, mais tous avaient la bassesse de le jouer, se trouvaient définitivement compromis dans la même lâcheté. 34 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. En somme il n'avait rien à faire là et il se récrimina de s'être égaré à une invitation qui l'avait mal à propos séduit, se promettant de ne plus jamais retomber dans le même piège ; après avoir salué quelques amis, qu'il se réservait cependant le temps de voir dans de meilleures circonstances plus propices à la vérité des êtres, il allait sortir quand il la vit de dos assise en retrait, prenant des notes sur un calepin qu'elle tenait sur ses genoux, le visage reflété dans une des grandes glaces, au cadre ouvragé et doré du salon, et dont il s'approcha sans détour. Quand il fut suffisamment proche pour en distinguer tous les traits, il s'arrêta et resta dans cette immobilité où d'abord il la considérait mais où peu à peu il se laissait happer par sa présence. Il était ébloui de ce qu'elle lui apparaissait, au milieu de tant d'apprêt, vraie parmi les duplicités, de chair et d'os comme lui, vivante entre les morts, sensible parmi les artifices froids. Leurs regards se croisèrent un long moment dans le miroir, il distingua les yeux bleus parmi les cheveux noirs. Il se dit en luimême en souriant : fraîche comme un yoghourt. Comme il ne savait comment l'aborder, sur-le-champ il s'en fut chercher deux verres au buffet, s'en retourna, lui en offrit un, s'asseyant inopinément en face d'elle dans un des fauteuils en cuir, elle accepta le verre, replongea dans ses notes. Il sut qu'elle était journaliste scientifique, qu'elle écoutait sur le petit appareil qu'elle avait à l'oreille une Suite de Bach, qu'elle était venue là un peu par erreur un peu par obligation, et comme il ne voyait plus à cet instant d'autre voie que la retraite, il prétexta pour partir un impératif urgent, ils échangèrent leurs numéros de téléphone pour poursuivre une autre fois leur conversation. 35 C'étaient maintenant les premiers jours de janvier et le calme désert d'après les fêtes, suivant les courses, les cohues, les veillées, les départs et les retours, les repas abondants et interminables, les empilements de paquets et de cadeaux, les vestiges ou les semblants d'un potlatch général, qui, bien qu'il ne fût pas allé au bout de lui-même, soucieux que l'on demeurait de poursuivre l'accumulation des biens, avait fatigué les coeurs et les bourses. Un épuisement insensible et mat engourdissait la ville, les figures étaient pâles, les traits un peu tirés sur les visages, les allures balbutiaient à recouvrer leur rythme. L'hiver était froid et sec, la lumière délavée et translucide, l'eau de la Seine en paraissait elle-même immaculée et liquide, le soleil se coulait à hauteur des ponts, le versant ouest des tabliers, des façades, encore humide, brillait par facettes, une odeur de matin propre baignait la cité, on voyait les voitures des services de nettoyage s'agiter posément à coups de balais rotatifs et de jets sous pression ; l'odeur des percolateurs ajoutait au parfum de l'air. En son île première, la ville semblait un dédale de palais, et son coeur celui d'un gros bourg, la circulation automobile pressée mais sans brusquerie, bénéficiait de la torpeur matinale ; gagnant la rive droite, il s'engagea sur le pont d'Arcole, traversa, dans sa diagonale, la place de l'Hôtel de Ville dépeuplée et marcha jusqu'à la Bastille, le Génie brillait, signal doré, qui par procuration inondait la place d'un climat de bonne intelligence ; cette circulation cosmopolite, 36 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. la lumière froide, l'ouverture des espaces engendraient un état de liberté tranquille. Arrêté aux feux, il s'efforçait machinalement de distinguer de l'autre côté des boulevards les silhouettes des passants, il ne parvenait encore à distinguer, au coin de la place et de la rue, personne qui attendît. Ce fut donc lui qui une fois posté se mit à guetter, tournant longuement sur lui-même, allant et venant en de courts allers et retours sur l'espace mesuré du trottoir, partagé entre l'inquiétude d'un atermoiement de dernière minute, qui le rendait trop impatient pour demeurer en place, et l'abandon confiant au cours des choses, qui faisait toutefois que ses pas restèrent mesurés et son agitation sans excès. Il fixait par moments la bouche des métros, d'où entrait et sortait par petites vagues une foule absorbée et ingambe, hétéroclite, se distrayant un temps de l'accoutrement, qu'il trouvait tantôt distingué et raffiné, tantôt empoté et malhabile, souvent confus, insipide, des hommes et des femmes, captant d'infimes bribes de conversations qui se collaient les unes aux autres dans un discours indistinct qui lui paraissait une langue familière mais étrangère. Il gagna encore quelques minutes à occuper son esprit du spectacle muet de la pantomime des passants qui se succédaient derrière les glaces des cabines téléphoniques, déballaient, importants, des carnets d'adresses boursouflés, déployaient inquiets des pages d'annonces de quotidiens, développaient confusément des feuilles griffonnées en tous sens, ou bien n'étalant rien et composant des 37 numéros de mémoire, qui devaient leur être familiers, demeuraient infiniment dans de longues conversations, les sourires succédant aux moues, les indignations aux enchantements, jusqu'à ce que quelque fâcheux impatient manifestât ostensiblement à la porte de la cabine son agacement, et forçât la conversation à s'interrompre. C'était enfin le flot des voitures, la file des taxis distingués crachant leurs passagers, butinant les files d'attente, auxquels il s'efforçait de s'absorber, savants flux et habiles reflux des véhicules, seulement troublés par instants de quelques livreurs qui embarrassaient une des rues qui se jetait dans la place, ou permettait d'en sortir. L'escalier du métro délivra une jeune femme qu'il considéra avec plus d'attention que les autres, et qu'il laissa le chercher du regard, puis venir à sa rencontre, sans perdre des yeux un seul mètre de son avance, un seul mouvement, visiblement ravi de son apparition. Elle s'excusa vaguement de ce qu'elle était en retard. Côte à côte, ils remontèrent la rue, jusqu'à ce qu'ils eussent aperçu un bar à leur goût en retrait de la place, à la fois réjouis de leur proximité et un peu embarrassés l'un de l'autre, ne trouvant pas de fil à donner à leur conversation maladroite. Parce qu'elle allait servir au déjeuner des garçons, ils durent cependant quitter la table qu'ils avaient occupée d'entrée, et s'asseyant alors contre la glace qui isolait ce monde de celui de la rue, il s'aperçut qu'elle occupait maintenant la place qui jadis avait été celle de Verlaine. La circonstance était accréditée et 38 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. commémorée par une petite plaque de cuivre fixée au pilier qui soutenait le linteau de la vitrine. Il ne savait quoi lui dire, il la connaissait à peine, et il n'avait pas tellement envie de lui faire part de ce qui réellement le souciait, ni elle davantage, quoiqu'ils eussent senti tous les deux la séduction indéterminée mais non moins évidente, dont ils étaient à la fois sujet et objet. Elle raconta les voyages qu'elle projetait sur d'autres continents. Il trouva juste à propos de lui parler de l'intelligence sans égale et de l'esprit singulier de riposte facétieuse et joviale qu'il trouvait à ces africains, auxquels l'occident avait, dans des marchés plus juteux que généreux, délivré le courant électrique, et qui la saison humide venue, dans les villages, déterraient et tronçonnaient les poteaux des lignes pour allumer du feu, s'éclairer ou cuisiner. Ils s'amusèrent tous deux des élans faussement naïfs par lesquels notre civilisation, convaincue de sa supériorité et de sa qualité, tentait d'imposer son mode de vie aux autres continents, exportant ses modèles, ruinant leur culture, les plaçant dans une situation de dépendance technologique et économique, afin de les mener insensiblement sous le joug de leurs politiques. Certes, les missionnaires et les colons avaient couru leur temps, et après qu'ils eurent assez bien réussi leur tâche de conquête et d'expansion, de mainmise idéologique, c'étaient les technocrates et les laïcs, voire les intellectuels, qui absorbaient leurs élites, qui, comme dans l'école de Jules Ferry, les remplaçaient, tentant de parachever leurs normalisations. Il ne s'agissait pourtant pas d'en faire ce que nous sommes, seulement de les assujettir à leur place dans notre monde. 39 Sans doute cette manière de conversation avait pour seule fin de sonder leurs convergences ou écarts philosophiques, s'alimentait de ce besoin d'apprécier l'accord de leurs positions morales dans le monde. Ce que l'on pouvait chercher de l'autre, lorsqu'il vous est sur le fond encore inconnu, lorsque seule une sympathie certes indubitable mais encore superficielle, tenant aux apparences physiques et sociales, ou bien à des significations inconscientes qui émanaient des êtres et circulaient à leur insu, avait pu déjà s'imposer, était de prime abord de jauger la compatibilité d'attitudes dans l'existence. Poser des repères, vérifier l'absence d'antagonismes rédhibitoires, évaluer la capacité d'assimilation de deux êtres, telle était la fonction secrète de leurs propos prosaïques. Leurs mains sur la table étaient proches, elles auraient pu se saisir, se frôler, se toucher, se couvrir. Ils n'en firent rien. Un autre niveau de vérification s'amorça dans la conversation, plus intime, car il fallait qu'ils pussent être assurés de celui-ci comme des précédents, quand, pour justifier la fatigue qui lui donnait un vague air de papier mâché, elle lui parla d'un Japonais qu'elle avait rencontré quelques semaines auparavant, et qui l'avait fait attendre en vain à un rendez-vous, à l'autre bout de la ville, au plein milieu de cette nuit. Puis la conversation erra sur leurs occupations professionnelles. Ils sortirent, marchèrent, de nouveau embarrassés. Il allait la quitter sur la place, ils se tournèrent l'un vers l'autre, son baiser dévia insensiblement de sa cible consciente, atteignit inconsidérément les lèvres de la jeune femme au lieu de sa 40 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. joue, resta collé un court moment contre sa bouche, leurs corps se pressèrent aussi furtivement, puis elle se mit à cavaler vers les tunnels souterrains et sordides du métro, il demeura troublé à la regarder, le goût du baiser volé à la bouche, le corps tendu vers elle, le parfum empreint dans tous ses sens, délibérément ému. Elle ne se retourna point, paraissait fuir. Le matin d'hiver prenait des allures mutines, primesautières. Cela ne lui déplaisait pas, il s'en sentait davantage de forces. Le soir même il l'appela au téléphone, le répondeur débita son message, il écoutait seulement la voix, elle était claire et grave, fragile et assurée. Il raccrocha d'abord puis recomposa le numéro pour entendre le ton une nouvelle fois et laisser une brève trace de son appel. Quand elle rappela, ce fut de nouveau à la lecture du message d'un répondeur qu'elle fut confrontée. Ceci dura trois jours, il s'avérait combien le téléphone favorisait considérablement leur communication. Au bout d'un certain nombre d'appels de part et d'autre ils parvinrent cependant à se parler. Sans qu'ils pussent savoir comment la conversation avait glissé de la courtoisie sociale au dévoilement de leurs univers, basculant du registre des idées dans le complexe touffu des sentiments et des secrets, ils échangèrent longuement des impressions d'enfance, des souvenirs de sensations adolescentes, se confièrent des blessures et des désirs, ils étaient presque à nu dans leurs mots, de longs silences s'imposaient qu'ils n'osaient rompre comme s'il s'agissait déjà de se respirer, se regarder. 41 Ils parlaient maintenant à demi-mot, d'elle le timbre de sa voix par moment tremblait, les tourments de son esprit affleuraient à la surface de sa voix, qui vacillait. Il lui demanda si elle était amoureuse, il y eut un silence, elle interrogea " de qui?", il répondit "je ne sais pas" puis ajouta "du Japonais bien sûr", elle répliqua "non" puis ajouta "évidemment". Il se sentit chavirer à son tour. Parce qu'ils ne voulaient pas encore s'abandonner tout à fait l'un à l'autre ils se reprirent, les voix redevinrent posées, ils convinrent d'un nouveau rendez-vous, raccrochèrent. Il ne demeurait plus que le combiné de plastique bleu, insipide, froid, entre ses doigts ; les murs, les objets autour de l'appareil reprenaient forme et imposaient leur réalité, la lumière redevenait grise, la solitude solitaire, mais l'image fantomatique de son corps, de son visage qu'il imaginait en l'écoutant ou en lui parlant resurgissait par instants dans son esprit et ne disparut plus tout à fait. Il n'avait plus depuis des années éprouvé ceci. Il se trouva ridicule, se dit qu'il se faisait du cinéma, tenta de s'absorber dans une lecture, finit par aller voir un film, mais demeura distrait au monde, absent. Durant les quelques jours où ils attendirent de se revoir, leurs conversations téléphoniques au détour des soirs et des nuits devinrent interminables, prenant prétexte d'un rien, livrant le secret du besoin incontournable qui les liait brutalement. 42 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Le second rendez-vous fut chez elle, assez matinal pour leurs habitudes de vie, des miaulements de chat répondirent d'abord au bruit électrique de la sonnette qu'il sollicitait. Puis ce fut elle la peau satinée entre les cheveux sombres agrémentée d'imperceptibles taches de son sur les joues claires, une sorte de démon païen rayonnant au travers des yeux lumineux, un sourire heureux à la bouche longue, qui lui ouvrit. Pieds nus elle était juste vêtue d'un peignoir, ses yeux ne purent s'empêcher de regarder les pieds en passant le seuil, tenter de deviner le corps, la taille cernée par la ceinture d'éponge, la poitrine vaguement perdue au croisement des deux pans d'étoffe, saisi qu'il était aussi de découvrir son univers, à peine différent pourtant de la vague idée qu'il s'en était faite par leurs conversations des jours précédents, pris par l'émotion de pénétrer son intimité. C'était un petit appartement de deux pièces auquel seuls les plafonds hauts et moulurés donnaient un peu d'air. La première était assez claire, la peinture pastel, l'espace ordonné autour d'une grande table de travail qui en occupait le centre, mais qui devait aussi pouvoir servir au besoin de salle à manger. Le téléphone était posé par terre au coin d'un divan garni de toile, il pensa que c'était de ce lieu jusqu'ici énigmatique qu'elle lui avait parlé tous ces derniers jours, que dorénavant il pourrait mieux l'imaginer dans l'aveuglement de la voix lointaine. Ils étaient de nouveau dans la même gêne qu'au moment de leur rencontre du bar, tétanisés d'un côté par l'impossibilité de demeurer dans une relation distante, civile, courtoise, incapacité qui 43 rendait par avance caduc et insensé tout le protocole d'une visite cordiale ou bourgeoise, mais constituait leur dernier rempart, de l'autre par la peur de se dévoiler sans retour l'un à l'autre, de se livrer corps et âme, de se mettre à nu définitivement, de délivrer tout le gouffre de leurs fêlures, de s'abandonner. Car ils sentaient confusément déjà que la seule relation possible entre eux ne serait pas une simple aventure, un espace innocent de jeu ou d'amitié qui les laisserait indemnes, mais que la confrontation de leurs deux êtres, où ils se livreraient tout entiers dans une commune exigence, dans la violence radicale qui serait celle qu'ils avaient sentie percer dans leurs interminables dialogues des journées précédentes, serait totale et grave, extrême, que le magnétisme qui les avait fait se rencontrer et converger dans un même espace, n'aurait de cesse qu'il ne les ait emportés dans le profond abîme que leur tournoiement y creuserait : une cavité à la fois délicieuse et horrifiante, une mise à nu où ils laisseraient leurs peaux. Lorsqu'il la suivit au seuil de la seconde pièce, la chambre dont les rideaux étaient encore tirés, ils cédèrent à l'inéluctabilité inscrite dans la première minute de leur rencontre, celle du miroir, elle se tourna alors vers lui, s'accola, l'enlaça de ses bras, il dénoua le peignoir à la taille et le fit glisser de ses épaules, et elle demeura nue dans ses bras un temps éternel avant qu'ils ne vacillent sur la moquette bleue et ne sombrent dans leur folie. Ravissement de l'étreinte, de cette vie qui donnait vie, de ce coeur qui faisait écho, de ces respirations qui rebondissaient et s'accordaient, de cette mouvance des corps émus, de ces regards qui se 44 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. dévisageaient et s'exhortaient, de ces corps qui exhalaient, courbes soeurs lisses, de leurs esprits qui vibraient lames harmoniques, des cheveux qui se mêlaient, de la sueur qui glissait, des crânes sans plus de résistance offerts ; du lit corps défait, rivière d'or, nudité sans secret. Son nom qu'il criait, sa bouche absorbée, cette présence en elle, cette jouissance au franchissement de sa limite, de la différence au même, de l'écart à l'accolement de l'autre, de lui au monde, de leurs moi indissolubles autrement que l'un par l'autre, du dehors au dedans, du vide au plein, de l'errance au foyer, d'elle à lui, n'être plus qu'autre, se laisser envahir en l'envahissant, se dessaisir en prenant, n'être plus que l'amour de l'autre, en elle incisé, gravés l'un pour l'autre, sortir de soi. Le firent et le refirent. Sexe plus sombre que la nuit, plus fin que l'herbe, plus prenant que la ronce. Il enfonçait ses os, agrippait ses mains, lui donnait son corps qu'elle en fit ce qu'elle voulait, cette vie qu'elle en disposât, ainsi que de ces neurones qui n'enfermaient plus qu'elle, ces tympans voués à sa voix, cette langue à sa peau, ces dents, à ses formes, son corps enfantin à ce moment, sa voix lutine à ses doigts tremblants. L'habiter. Son corps qu'elle adorait, baisait caressait, mater dolorosa, jusqu'à ce que exsangue, il rende la semence mourant s'exténuant du désir d'elle. Alors comme louve elle le lavait de sa langue et se couchait dessus humide de sa sueur détrempée de sa chaleur, se couchait dessus et le prenait au plus moite d'elle, au plus touffu, dans 45 le gouffre rose aux portes ocre et le berçait longtemps et elle l'aurait pleuré toute la nuit s'il eût fallu. Ses ongles de griffes doucement aux reins, sa poitrine à la sienne les petits bouts têtus, ils se frottaient l'un à l'autre, sa peau plus tendre que le crin, lui garnissait la tête de sa chevelure, casque de gladiateur, parure de parade, se crevait les yeux à son regard perçant l'obscurité blanche des halos, feux follets des esprits ressuscités d'entre les vivants. Son corps elle ne le lâchait plus, elle l'aurait emprisonné à jamais, fermée à jamais alliance enserrée bracelets de femmes girafes au long cou. Elle l'aurait soulevé brandi exhibé, aimé, adoré. Et il s'abandonnait à cette femme. Se fourrait en elle, devenait le bois brûlé, consumé, ne pouvait y voir plus loin ses yeux aux portes de ce gouffre de chair. Dévisager ce sexe qu'il écarquillait, ces lèvres qu'il ouvrait. La voyait, s'emplissait d'elle, se rendait aveugle par elle, se crevait les yeux d'elle, brûlait cette peau sur elle ; dissoudre cet être, devenir elle. Qu'à jamais se refermassent ses yeux, se tarît sa vue. Ravissement que ce jour à cingler le monde. En un déluge de paroles, il ne put retenir les mots inconnus en lui, il lui dit qu'il l'aimait, le répéta sans plus jamais pouvoir se taire. Ces mots firent basculer à jamais leur étreinte. L'infini déferla en eux, un torrent où le monde les submergeait, et où ils devenaient le monde. Ils s'envahirent, s'immergèrent, s'inondèrent. Enlevé à luimême d'être auprès d'elle, nus, comme une incessante innocence, complicité d'enfance. Que tout coula comme source alors. 46 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Ils ne pouvaient se défaire de cette impression d'avoir fait l'amour comme des adolescents avec une terrible passion première, avec une terrible innocence, incandescence. De cette force, l'amour et la peur se mêlèrent en elle. La jouissance n'était pas une libération, c'était une expérience de la mort. Au soir, ils se séparèrent. Au fur et à mesure que les jours passèrent, la peur grandissait en elle. Aussi quelques jours plus tard, au téléphone, elle lui dit qu'elle regrettait ce qu'ils avaient fait. De s'être donnée ainsi, elle s'en sentait à jamais fragile, incapable de rentrer de nouveau en elle-même. Elle avait peur des mots surtout, du lien des mots. Elle lui demandait aussi ce que c'était que l'aimer, ce qu'il voulait dire. Il répondait : l'aimer, c'était la suivre sans savoir où elle allait, lui dire oui quand elle pouvait le jouer, fermer les yeux quand elle pourrait l'étrangler. C'était surtout s'avouer, lui avouer cela : il n'avait aucune distance à ce qu'il vivait avec elle, incommensurablement submergé de son être. De ceci aussi elle prit peur, peur de cet homme. Il était blessé de ses craintes en même temps qu'il découvrait la cruauté de la séparation, du manque. Il réalisait enfin cette horreur qui était celle de l'absence quand ses pensées ne cessaient de vouloir la ressusciter et la tenir près de lui. Elle répétait ses angoisses. 47 Il lui dit que si elle le voulait ils ne se toucheraient plus des mains, de la peau, des bouches, des sexes, des cheveux ; si elle le voulait, seulement ils s'effleureraient du bout des doigts. Si elle le voulait, s'il savait pourtant que comme lui elle désirait ce mélange de leurs corps et que comme lui elle consentait à cette souffrance du désir interdit. A cet autre de la souffrance, si c'était de cette façon qu'elle désirait qu'ils se donnent, si c'était un don, si cela n'ôtait rien à l'amour, à l'inconditionné de l'amour, de l'abîme. S'il savait que cela n'était pas un refus de l'autre ni une barrière artificielle posée, entre amour et amitié, là pour entraver la fusion des êtres. C'était cela qu'il avait entrevu dans leurs premières étreintes la plénitude de l'être où ils étaient. Dès qu'il avait aimé Caroline, les choses avaient donc changé du tout au tout. Du moins en lui, et le crut-il, parce qu'il voyait le monde autrement, changeaient en général. Il cessa en tout état de cause du jour au lendemain de retrouver Frédérique, Marie, Dorothée, Anne-Clothilde, les autres. Il se voulait fidèle à elle, ceci n'était pas un effort, plutôt une exigence inéluctable qui se révélait à lui. Ils se voyaient maintenant régulièrement, tantôt chez l'un, tantôt dans la grande demeure qu'il occupait. Il savait la rassurer, ses peurs s'apaisaient. 48 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Au printemps, ils passèrent ensemble une semaine, parcourant les côtes de la Bretagne, d'un hôtel à un autre. Le temps se couvrait et se découvrait par rafales, le vent emportait les embruns jusqu'à la côte, la Baie des Trépassés se jonchait d'écume, les abers s'emplissaient et se vidaient, les îles apparaissaient et disparaissaient. Ils marchaient le long des grèves, déjeunaient longuement, allongeaient des siestes secrètes ; elle faisait lorsque le temps le permettait quelques exercices de gymnastique sur la plage. Il regardait cet être qui respirait, se détendait, jouait, il sentait une infinie confiance croître en eux. Un matin qu'ils se promenaient parmi les rochers, elle s'érafla le ventre, se blessa à peine. A l'hôtel, dans leur chambre, il regardait à droite le robinet col de cygne qui coulait, à gauche le ruban rouge de ses cheveux sur le téléphone beige, l'armoire faux ancien, sa veste et son écharpe rouge. En face il voyait la table, le fromage de chèvre, le chocolat, le miel, les carottes râpées, les yoghourts, le lait, les deux fourchettes, le pain, le gâteau, l'écharpe grise et or sur la chaise. A droite encore, les valises empilées, Mégagel, Eosine rouge sur le lavabo. Demake'up, pommades, onguents, brosses à dents, dentifrice citron, eau thermale en grand atomiseur, lait démaquillant à l'huile d'onagre, gants de toilette, petits ciseaux, crème cardinale. Son regard se perdait dans les dessins de la tapisserie à fleurs, glissait sur la peinture crème, le couvre-lit et les doubles rideaux assortis beiges bordés de bleu. A la table entre les deux fenêtres, assise sur une chaise pliante en lattes de 49 bois clair, elle écrivait des cartes postales pour lesquelles elle pesait mûrement chaque mot, étudiait chaque photographie, cherchait chaque adresse. Il la regardait, une envie de choses doucereuses un peu écoeurantes : chocolat, lait concentré sucré, gâteaux, lui venait à la bouche de la contempler, qui lui parlait, commentait ses envois, lui souriait. La taille était fine et pleine. Les hanches combles invitaient les mains à venir se loger dans le creux de cette cambrure, avant que de nouveau le torse ne rebondît autour de la poitrine. Les mains qui ainsi glisseraient de haut en bas suivraient une succession de formes saillantes et d'enfoncements, le creux des aisselles, le plein des seins droits, la taille rentrée, les hanches galbées, le pli du bassin, la ligne des cuisses, les genoux secs, la jambe courbe. Ou descendant en une étreinte du plat de la main le long du visage puis du ventre, épouserait le globe oculaire d'un doigt, le nez droit, s'égarerait entre les lèvres entrouvertes sur les dents, tomberait soudain après avoir suivi le menton dans une béance extrême jusqu'au cou et continuant de descendre en une lente caresse béate glisserait entre les seins, éprouverait au passage, déviant de droite de gauche, les bouts têtus comme un flux électrique dans le creux des mains, s'attarderait longtemps, sans se lasser des volumes parfaits, pleins et lisses où la main coulerait, se comblerait à l'infini de cette gorge. Elle redescendrait jusqu'au nombril, s'y jouerait un moment, éprouverait le bombé du ventre légèrement rebondi avant que de sombrer et 50 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. s'immiscer, la touffe noire franchie, entre les lèvres secrètes, pleines et courbes, roses et clairs, brillantes et souples, où elle s'attarderait. A cet instant elle se promenait dans la chambre moitié nue, bas noirs, chemise blanche ouverte, s'assit, le regardait provocante, il voyait entre les cuisses ouvertes la fente gonflée, longue comme sa bouche était longue. Comme la vie était simple soudain. Comme la vie était simple, nue dans la cabine de douche translucide, juste à côté du lit, l'eau tiède, puis froide pour se masser les seins, le ventre, et qui poussait de grands cris de joie et d'effroi. Comme la vie était simple, qui chantait des chansons naïves dans la salle de bain de cet autre hôtel. Comme la vie était belle qui la soignait, se débattait, ses plaies brûlées et le rouge qui coulait jusqu'au noir du sexe. Cette nuit-là ils dormirent dans des poses figées, un peu raides pour ne pas effleurer les plaies, cette nuit il sentait très en dedans des chairs le relief de son sexe, de ses lèvres, ferme et sculpté, au bout de ses doigts entre deux endormissements, il voyait en triple dimension la chair gonflée, au-dedans de son cerveau enneigé. Il s'arrêtait parfois de respirer pour se mettre à son rythme. Par moments il demeurait blessé par elle, des premiers rejets, défait encore un peu, rendu inquiet d'elle, désireux cependant de l'épouser à son être, prêt à perdre le monde dans cet affront : l'aimer. 51 Dans la nuit, leurs pas s'emboîtaient larges et prestes, sentinelles de la cité fantôme entre nuages au lever du jour. Elle était fascinée par le lent ballet des hommes aux hommes sur les rocs jetés en contrebas, guetteurs du monde, dernier regard à l'infini de nuit de demi-lune. La marée refermait le passage du Grand Bé sur la tombe de Chateaubriand échoué là au dernier sursaut de la révolution de 1848. Leurs pas s'alignaient leurs mains fermement tenues gravissaient les marches de la ronde, dépassèrent l'index pointé de Cartier, DuguayTrouin, Surcouf, allant de leur élan volontaire, le vent marin plein ouest les saisit. Ils croisèrent une fête d'enfants, aux tréteaux de planches illuminés, le vent soulevait, soufflait les costumes, ses yeux brillaient à cette danse, ses yeux brillaient au spectacle et il voyait son regard illuminé, incandescent. Ils regagnèrent l'obscurité nuageuse des pierres massives, appareillages de granit, guets surplombant l'infini horizon en une vague, massif d'architecture militaire planté pour qu'ils en foulent un jour les dalles, citadelle de paix, citadelle de guerre, dernier bastion d'amour, Babylone bretonne qui s'ouvrait à leurs rideaux tirés, à leurs volets ouverts sur leurs affleurements d'émois, sur sa peau fragile, transparente à s'y perdre, satinée, caressée, vénérée. Minuit sur les portes secrètes, minuit sur la baie grandiose. Ils rentrèrent se coucher, nus dans le même lit, enrhumés un peu, abandonnés à leur océan d'amour. Les vêtements qu'elle quittait un à un, la jupe qu'elle soulevait, la fente s'ouvrant haute et longue sur 52 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. le ventre, brune sous la géométrie noire, ourlée d'amour, de chair et de sang, il revoyait ses toilettes indécentes où il aimait si fort son corps. Il n'en pouvait plus de ce désir d'elle, de cet amour d'elle, il l'aima, jouit d'elle, elle saisit la verge dans sa main, la trembla, la frémit, la peau veinée s'ouvrait se découvrait. Il caressait l'ardent bouton qui la dévorait de son éclat frêle. Et son corps s'ébranla en elle, les yeux clos, il la voyait la pensait la sentait la dévorait, elle jouissait d'amour. Ses cris ses extases, cette jouissance qui la soulevait, le transportait. La peau qu'il perçait, où il s'engouffrait, porte secrète, porte unique sacrée à son rempart d'émeraude. Il l'habitait et elle pressait autour de cette colonne en sa crypte profonde, humide, tiède, mouvante, fêlure au pourtour de duvet et de plume, fente droite sans accident, partage rectiligne entre les cuisses étales ; et elle l'appela, dit à son tour les mots. Il vint. Et il vint et il jouit de ce premier effleurement des chairs tendues à vif de leurs êtres bandés l'un à l'autre, projetés l'un à l'autre, il jouit au moment où s'entrouvraient les premiers plis des lèvres, pression brûlante, feu et eau sur les chairs baignées gorgées, et ils étaient cette pierre dure et cette eau et cette étuve et cette puissance et cette emprise. Il la serrait, il l'étreignait, il l'agrippait, la vrillait, la tenaillait à ses fesses, à l'antre souterrain à ses épaules à sa gorge et ils se prirent si vigoureusement si souverainement, ils étaient souverains, l'un à l'autre, et profond en leurs yeux en leurs âmes d'amants, en leurs regards d'enfants, loin très loin au fond des êtres, de l'amour, de la passion, du manque, du comblement, du ravissement, ses yeux se tordaient, son visage était à nu, son visage était cet océan de sexe baigné de cette écume qui 53 l'immerge d'amour fou, d'amour unique, d'amour premier, dernier, surhumain au-delà des étreintes des dieux mêmes. Son visage fondait, tout était au dehors d'elle et la peine et la joie et l'enfant qu'elle avait été. Amoureuse sublime jouisseuse d'amour, il lui donnait ses yeux, ils troquaient leurs âmes, leurs délices, son visage était si beau, si fou, si éperdu, ravagé. Et son sexe était visage, le bouton était un oeil cyclope qui le guettait sous ses paupières nacrées, la vulve était bouche et chaque pli respiration, elle entendait voyait goûtait par ce visage caché secret dévisagé étale à lui grand ouvert écarté béant qui regardait son visage s'y perdre, s'y enivrer, et le goût avait ce goût des chairs onctueux et parfumé. Il savourait et sentait fondre, et durcir s'arc-bouter chaque pas du dédale de ce palais Minotaure. Et elle l'appelait et il venait coller sa bouche à la fente, l'ouvrir, l'écarter, la contempler, y guetter les afflux de sang, les afflux de liqueur, de sel de sucre et d'eau et sa langue la clivait, la fêlait, la disjoignait, et la ramenait à lui, au coeur de lui où ses ongles plongeaient joyaux rubis à l'ocre rose. Il la prenait de la verge outrée, qui allait la chercher plus au-delà, plus à l'écart du dehors plus loin plus haut monter jusqu'à sa gorge, l'emplir, la combler l'emporter à ses voiles, et leurs voyages étaient si longs si beaux, solitaires filant dans les maisons, dans les trains, les hôtels, les autos, leurs voyages étaient à jamais giclées d'espaces, tourbillon de routes de voies où la lourde locomotive zébrait les aiguillages les avalait l'un à l'autre dans le choc sourd d'acier et de carcasse et de caisse de métal, ils traversaient l'Europe, ils 54 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. traversaient le monde, il la traversait, elle le renversait le possédait, l'enlevait, volait son âme et ses os. La goutte de sueur, de sueur de peur de transport, de frayeur, de désir, à l'extrême de lui, elle la buvait, elle la prenait en elle, en savourait le pourtour, ses dents crénelaient sur la peau translucide rouge dépouillée, et sa bouche pesait tour à tour douce et ferme, et si dure devenait sa chair qu'elle était plaisir et douleur, extase de la profondeur des roches et des bois d'ébène, fût des forêts celtes, druide à son feuillage, et ils sacrifiaient leurs coeurs, leurs pudeurs, leurs secrets l'un à l'autre. Vinrent le vent la pluie sur les croisées des fenêtres ce déluge autour d'eux à secouer le monde. Dans les silences il l'entendait, se sentait la penser, respirait comme elle demeurait en lui, l'habitait, le hantait, le possédait, le séduisait le chavirait à cet instant encore, à cet instant toujours. De nouveau il étreignait son corps, courbe délice lisse cambrure délicate, elle sentait la caresse sur son sein, ses lèvres à ses lèvres, son regard au fond de ses prunelles, et le sein si vite érectile, qu'il buvait comme un enfant incestueux. Il la prenait, elle se plantait sur lui, ils tournaient dans la pièce, s'étourdissaient, titubaient, son regard sur elle, son regard avide et le froid et le chaud, frisson d'extase qui les parcouraient soudain. Ils se dévisageaient, écoutaient leur respiration leur essoufflement, leur désir. 55 L'eau entrait par les fenêtres closes. L'eau entrait par chaque pore de la peau, en riant, il l'appelait << mon unique, mon destin, ma fatale, ma passion, ma sublime, ma volontaire, ma mutique, ma rageuse, mon oublieuse, mon offerte, ma destinée >>. La vie changeait, devenait évidente, elle se réveillait éveillée, disponible à vivre le matin, ne lui disait plus des horreurs au milieu de la nuit, il se préparait avec elle à des voyages qu'il n'avait jamais faits. Comme la vie changeait depuis les trois mois qu'il la connaissait par elle, et avec elle. Il en était tout étourdi, Il s'en ressentait perdu parfois. Comme la vie était forte le préservatif crevé, la tête de lit qui claquait, les cuisses éprises, l'aspirateur de l'hôtelière de l'autre côté de la porte. Comme la vie était simple depuis ces dix semaines, ces longues heures impatientes à l'attendre en paix en sommeil, en inquiétude de retour de Paris, de retour de nulle part, au centre de son monde, tandis qu'elle sortait, allait au concert, au cinéma, au théâtre. Comme la vie coulait à la regarder, à l'écouter qui détonnait au milieu du ton monotone du monde. Comme la vie était juste à la rassurer, à lui dire sa confiance, jusqu'aux tardives heures du matin. Comme la vie était douce à niveau de la mer sur le ponton qui frémissait au passage de l'eau. Avec elle spectre de lumière, spectre d'ambre, envahi par elle et à l'envahir, par chaque pore, par chaque plaie, chaque regard. Ils se retrouvaient maintenant le plus souvent qu'ils pouvaient, ils se prenaient très fort. Ils se prenaient longtemps, ils 56 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. regardaient la jouissance, l'amour, l'amour de la jouissance, la jouissance de l'amour, au front, aux yeux, aux visages. Elle le quittait. Elle arrivait bientôt à Montparnasse. Il errait dans la maison. Lisait un journal qu'elle avait laissé derrière elle, mangeait le yoghourt, la chatte les restes de fromage comme souris grise sur la table grignotait les restes de la petite chèvre blanche. Il s'amusait des jeux naïfs, des mixtures compliquées, des blessures au ventre, de la voix soignée attentive, des longues toilettes dans l'intimité des chambres secrètes, des promenades au bord de mer, des retrouvailles tard le soir, des allers et retours des départementales où elle prenait, tard, le volant, de ses colères, de ses scènes de ravissements et d'effroi. Parfois elle boudait, lui faisait des scènes ; elle arrivait, comme il en avait rêvé souvent, en taxi luxueux assorti au milieu de sa culture d'iris bleus, par surprise comme par enchantement, montait ses valises dans la chambre. Mais le lendemain, de ne s'être pas compris dans de mêmes désirs, dans de communes pensées, il la voyait repartir après qu'elle se fut terrée dans la carriole bleue sous le ciel attendant qu'il la découvre, lui, dans la cuirasse de douleur, qui ne levait plus les yeux de terre. Elle rompait cette intimité où il se grisait, où il aurait passé sa vie à la voir écrire à ses côtés, interrompant brutalement leurs amours comme si une force violente en elle avait poussé à ce qu'ils eussent fini sur une fausse note, comme si elle pensait qu'il lui aurait été impossible de repartir sans cela. Qu'elle n'aurait plus pu lui échapper. Elle partait, il recueillait ses cheveux çà et là, il trouvait son lait chaud, son odeur dans le tee-shirt abandonné. Elle revenait, sa bouche, ses baisers achevaient les résistances de son corps en peine. 57 Elle le reprenait. Elle l'aspirait lentement, le happait longtemps éternellement. Et ils coulaient ensemble. Mais les peurs de Caroline reprenaient de plus belle. Craignant de s'abandonner définitivement à leur amour, elle fuyait de nouveau, devenait odieuse, tentait de se reprendre, ne venait plus, le refusait, le rejetait, lui interdisait de la voir. Comme la vie était âpre alors qui lui racontait tous ses projets sans lui, ses exigences de libertés vagabondes. Comme la vie était humiliante, quelle blessure profonde, l'heure tournait, il l'imaginait, il l'accompagnait en pensées dans des voyages dont elle l'excluait. Comme la vie était spoliatrice, ces trois mois ensemble elle les lui avait donnés, elle avait choisi de les lui offrir, lui l'amant, et maintenant ne voulait plus même qu'on les vît ensemble. Comme la vie était amère, mutique solitaire, comme la vie était douloureuse, dernier entre les derniers, remis à sa place, excommunié de ses fêtes sacrées, renvoyé à ses pénates, qui devait toujours, lorsqu'elle l'exigeait, fuir. Combien de temps cela durerait-il? Combien de jours à l'attendre en vain à des rendez-vous quelle feignait d'oublier, combien de fois à devoir se cacher, à se taire? 58 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. 4. (Un été napolitain.) Le train l'a éveillé seul au matin, c'était aux environs de Gênes, la Riviera. Il avait longuement rêvé et projeté ce voyage avec la femme dans la voiture-lit de première classe attelée en queue du convoi. Il avait vu l'ombre des Alpes passer dans le ciel de lune. Au petit matin les plages étaient encore vides, à peine animées de quelques promeneurs précoces ou de garçons préparant les terrasses des cafés pour l'ouverture. Les couleurs des façades étaient luxueuses d'ocre, de pourpre dégradé, de vert amande dans ce paysage de vacances. La gare de Rome était bondée et agitée en tous sens. Il ne comprenait rien aux messages précipités que clamaient les hautparleurs indistincts et entremêlés des plates-formes. On quittait Rome en longeant quelques ruines d'enceintes et d'aqueducs antiques. Le paysage devint sec et assez morne, aride. Il redoutait l'arrivée à Naples, le terme des vingt heures passées dans ce train entre la cabine luxueuse, solitaire, sous la protection attentive du garçon de la Compagnie des Wagons-Lits, et le 59 wagon-restaurant. Il avait dû acquitter un supplément illico pour modifier leur billet cabine double en un billet cabine une personne. Que Caroline l'ait planté là au départ du train sur le quai de la gare de Lyon, avait en sorte été agrémenté d'un supplément de peine, même si le garçon qui avait tout suivi semblait compatir. Sitôt descendu du marchepied, une nuée de porteurs plus ou moins officieux se précipitait à son encontre pour lui proposer leurs services, convoyer l'encombrante et pesante valise jusqu'à la station des taxis. Puis ce furent les chauffeurs de voitures particulières euxmêmes. Il s'en méfiait encore davantage que des précédents, il redoutait les arnaques, les voleurs et continuait à cramponner la poignée, les doigts noués, marchant le plus vite qu'il pût. Le Consul Général n'était pas à la gare, Il l'avait averti de son impossibilité de l'y accueillir et avisé avec insistance des précautions et de la vigilance que le voyageur devait exercer dans la ville. Il prit un taxi, cette solution lui paraissait la plus simple car il ignorait tout de la topographie de la cité, débita lentement l'adresse qu'il avait apprise par coeur d'un parler italien plutôt milanais que napolitain. Il ne comprit rien aux propos du chauffeur et se mortifiait de ce que ce défaut total de maîtrise de la langue autochtone le mettait d'emblée dans une position d'infériorité à laquelle rien ne pourrait parer. Devant le porche de la Via Tolledo la discussion fut âpre sur le montant de la course, la somme réclamée étant de plus du double celle inscrite au compteur. C'était dimanche et l'air était ardent. Débarrassé 60 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. du chauffeur, il sonna brièvement au porche, une concierge, qui parlait un français aussi clair et limpide que le napolitain lui était apparu obscur et insaisissable, lui ouvrit et le conduisit à sa chambre. La pièce était blanche, petite, peu meublée, la façade jaune d'un immeuble en vis-à-vis de l'autre côté de la sente en faisait un espace ombré. Pourtant la privation d'indépendance de cette chambre, dont la porte était flanquée d'un verre cathédrale, et qui s'incluait avec deux autres dans ce qui formait somme toute un appartement dont la cuisine et la salle de bain étaient aussi précisément communes que sales, le gênait d'emblée. Il ne pourrait y rester, il en fit part le soir même au Consul Général qui constata, non sans un effroi diplomatique, l'état global dans lequel les parties collectives avaient été abandonnées par les autres occupants de cette petite résidence. le Consul Général lui promit de régler le problème au plus tôt. Il fit la connaissance de ses deux voisins. Il y avait un homme et une femme, rien ne permettait de décider s'ils formaient ou non un couple. Tous deux s'étaient entichés de la ville et singulièrement de ses vieux quartiers populaires : Spaccanapoli, San Martino, San Fernando. Parlant avec précipitation ils l'invitèrent à dîner dans une pizzeria. Ce fut son premier contact avec la ville. Et il la trouva effroyable, sale, bruyante, agressive, décrépie, et dans le même temps banale et peu dépaysante. Il n'eut que l'envie de rentrer ou partir ailleurs, plus au sud. La déception était à son comble, avait-il cru devoir aller si loin - mais était-ce bien si distant? - pour qu'il y eût si 61 peu de différence avec les pires quartiers d'où il venait? Il voyait surtout la misère et la saleté des palais ruinés, sentait autour des tables de chrome et Formica spécialement l'odeur écoeurante de vieille huile brûlée et recuite, ces ruelles l'oppressaient. Il ne comprenait rien de ce qu'ils tentaient de lui faire partager de leur enthousiasme, si ce n'était que celui-ci était largement inspiré par un souffle populiste et spontanéiste qui faisait de ces petits bourgeois bluffés des enfants attardés et ridiculement dévots. Ils le trouvèrent antipathique, et leurs relations, ce dont il se félicita, n'eurent pas de lendemains. Le Consul Général lui procura un studio plus vaste et totalement autonome, il en était donc là au troisième jour : dans une ville qu'il exécrait, auprès de voisins qu'il méprisait scrupuleusement et sans effort ni vergogne, avec une femme qui l'avait abandonné le soir du départ, et dont aucun signe ne lui parvenait. Il put ainsi s'enfoncer totalement dans sa détresse. Il reçut un matin une invitation pour assister à une conférence sur l'art sacré au Palazzo Reale. L'exposé était passablement monotone, et de jour en jour la chaleur augmentant sèche, torride, suffocante, la seule préoccupation des femmes et des hommes présents était de s'éventer. Ils agitaient leur éventail, leur journal en des mesures appropriées, les uns à courts mouvements rapides, les autres en de longs développements placides. C'était une ruche, des frémissements d'ailes, un passe-temps solitaire, un bruissement silencieux d'ennui. Mais le discours continuait. Il marcha dans les galeries du Palazzo or et marbre, peintures en trompe-l'oeil, 62 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. jardins sur la mer, il marchait rapidement, voulant goûter seulement l'immense déambulation des pièces, chapelet rectiligne. Son isolement fut à son comble les festivités républicaines du 14 Juillet passées, quelque peu émouvantes, d'un style néocolonialiste débonnaire et suranné, deux carabinieri flanqués solennellement à l'entrée, sous les guirlandes tricolores, avec le pétillement des bouteilles de champagne, les uniformes amiraux, la musique de France, le bal sous les lampions du jardin en terrasse. Le Consulat fut déserté. Il restait juste au rez-de-chaussée la concierge et son mari, à son étage une jeune femme brune, stagiaire de permanence administrative. Il ne pouvait naturellement l'éviter complètement, d'autant que le courrier, qu'il s'impatientait de recevoir et dont il se désespérait qu'évidemment il tardât, transitait par elle, autant que le téléphone ou toute autre communication. Comme au fur et à mesure que les jours passant l'absence de toute nouvelle, sous quelque infime forme que ce fut, le laminait davantage, il se noua entre Brigitte et lui une étrange relation, dans laquelle elle fit preuve, non sans quelque indicible jalousie à l'égard de cette autre femme dont il attendait les nouvelles, à cause des silences de laquelle elle le voyait se morfondre chaque jour davantage, d'autant de tentatives de plus en plus acharnées de séduction que lui de résistance passive mais efficace. Brigitte n'était cependant pas dépourvue de charme et il n'évitait pas non plus absolument de la fréquenter. Sa présence le réconfortait plutôt, il n'était pas sans entretenir soigneusement la 63 relation ni même la tentation. Brigitte était bavarde, cela lui permettait de n'avoir pas à trop parler, au fil des jours elle lui racontait son enfance, lui livrait sa jeunesse présente, s'inquiétait de ses repas, l'invitait à ce qu'ils partagent leurs dîners. Elle avait à Naples un amant calabrais, elle en parlait d'abondance, mais avec dégoût, et se plaisait avec une complaisance certaine, une ardeur glauque, un zèle impudique, à étaler là le corps intime de ses amours, ponctuant ses narrations de sollicitations pour quelques conseils sur la conduite qu'elle devait tenir avec l'Italien. C'était à l'en entendre un homme peu recommandable, mais assez beau, mélange de beau parleur, d'obsédé sexuel, et de macho, qui ne jurait que par sa mère, et dont elle soupçonnait qu'il eût d'autres maîtresses. Malgré ce tableau consternant il apparaissait que, sans être nullement amoureuse, elle aimait suffisamment qu'il la poursuivît de ses ardeurs, la collât, et en retour qu'elle le fît lanterner pour le recevoir. En réalité Brigitte éprouvait le même mépris, le même dégoût, et la même attirance, envers tous les hommes. Elle lui confia la haine qu'elle éprouvait encore à l'égard de son père, petit ouvrier dont elle avait eu honte, fillette, que tout le village sût qu'il courait les filles, connût la maîtresse, et plaignît l'épouse et l'enfant. Mais elle n'éprouvait cependant aucune tendresse pour sa mère qu'elle se laissât ainsi bafouer, humilier, et abandonnât son couple et ses enfants à la mise à l'index, à l'ostracisme général. Aussi aspirait-elle autant à intégrer une autre classe qu'à devenir une sorte de maîtresse femme ; 64 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. ambition et modèle que pourtant elle était trop fragile et chancelante pour qu'elle les réalisât tout à fait et en atteignît l'idéal qui s'était forgé en elle. Elle n'aspirait surtout qu'à se venger des hommes en les dégradant et s'humiliant à eux. Si celui-ci s'était mis à la fasciner, et qu'il ne s'agissait plus en elle comme au premier jour d'un vulgaire et simple désir de possession mais d'un réel envoûtement qui la troublait, c'était qu'il résista à ses avances ; et que cette fermeté pût être le seul effet de sa fidélité à une femme, qui d'une certaine façon l'avait trahi, du moins lâché, le laissait dans un silence pesant ; femme d'autant insaisissable dans son esprit qu'elle ne la connaissait pas, bien qu'elle en vît la photo et qu'elle ne manquât jamais une occasion de tenter lui en faire parler, ce qui lui était pénible car il était à ce sujet, comme à d'autres, d'une discrétion non moins résolue. Le sommet de cette étrange partie dans laquelle ils jouaient, elle, à le tenter, l'éprouver, lui, à la prendre comme témoin de son désarroi, de son dénuement mais aussi de sa volonté, fut un après-midi étouffant de la fin de juillet. Brigitte avait déjà évoqué à plusieurs reprises l'idée de l'inviter à regarder, dans le studio voisin qu'elle occupait, quelque cassette vidéo qu'elle irait chercher dans le fonds cinématographique de la bibliothèque dont elle avait à sa disposition les clefs. La demande était toujours restée suffisamment timide et informelle pour qu'il n'eût pas cru incontournable d'y répondre, mais elle était maintenant précise, prenait la forme d'une date et d'une heure, et comme à la mesure de son insistance, refuser eût été paraître 65 définitivement un mufle, ce dont il ne voulait pas non plus lui fournir l'occasion, car elle aurait alors permis à Brigitte de se réfugier dans son mépris, il finit par accepter. Quand il entra à l'invitation de sa voix, le téléviseur était posé à même le sol, les persiennes closes, face au lit sur lequel elle était allongée de côté, juste - ce qui ne pouvait évidemment manquer de pouvoir se justifier tout à fait par cette chaleur accablante -, attifée d'un vague tee-shirt point assez long pour masquer le slip en lequel consistait son second vêtement. Elle l'invita à s'installer, il s'assit à l'extrémité du lit, sur l'espace vacant laissé à l'extrémité des pieds. Quoi qu'il fît, et s'efforçât de s'absorber sur l'écran, il ne pouvait s'empêcher de sentir cette nudité des cuisses, cette vague proximité de l'entrejambes, l'émergence de la pointe des seins sous l'étoffe, le visage indolent qui lui souriait, toute cette exposition du corps de la femme à ses côtés. Aussi lorsqu'au bout d'un moment, elle lui demanda l'autorisation de poser sur ses genoux ses pieds, ce fut finalement une sorte de soulagement qu'il se passât enfin quelque chose auquel il pourrait mettre un terme, aussi il ne marqua ni approbation ni refus, mais un vague sourire narquois. Par son silence et son indifférence ostensiblement affichés à ce contact du corps de la jeune femme sur le sien, il fit en sorte qu'il ne se passât plus rien d'autre. Pour elle ce fut sa dernière tentative de le dévoyer de l'absente. Peut-être eut-elle tort au final, il n'était pas tout à fait l'homme de marbre qu'elle déduisit de son échec. Au fond il n'était pas mécontent de cette leçon qu'il lui avait infligée, et continua de la fréquenter, quoique plus modérément. Il savait aussi qu'elle n'aurait pu 66 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. l'aimer, qu'elle n'aurait pu que désirer le conquérir, triompher, ou plutôt, car elle était faible à sa façon, en être la victime pour s'en plaindre, entretenir et animer sa répulsion. Ce faisant, depuis son arrivée, il avait été conquis par les attraits des environs de la ville. Et maintenant presque chaque jour il allait prendre le métro, et les trains de banlieue à la Stazione Centrale, pour quitter l'agglomération et gagner la baie. Ce furent les ruines de Pompéi et d'Ercolano, les cités de ruines, les maisons terriblement présentes, excessivement proches de la façon que nous avons encore de construire des maisons, et pouvaiton supposer d'y vivre. Les vestiges semblables aux villages de guerre, les pierres sèches et chaudes, la lave noire, les corps à jamais empreints, le rouge et le noir, l'ocre et le bleu des fresques : scènes divines, scènes galantes, scènes dionysiaques, imagerie domestique, les colonnes et leurs ombres géométriques, les atriums, les bassins asséchés, les jardins abandonnés, le jeu des lézards, les thermes frais où on ne se baignait plus depuis deux mille ans. Ce furent les petites plages de Vico Equense, les citronniers et les orangers idylliques du Capo di Sorrento. Ce fut Pozzuoli lézardée, barricadée, désertée, pillée, les fumerolles sulfureuses de la Solfatara en ébullition, les pentes du Vesuvio sans cesse reconstruites. Baïana, longue guirlande de nightclubs, de lampadaires, d'automobiles, de restaurants, de folies. 67 Ce fut l'enchantement des îles escarpées et le charme des voyages sur le pont des lents traghetti blancs : Procida, San Angelo d'Ischia, Capri. Mais sa détresse demeurait la même et il continuait d'aller spectateur spectral tout de noir vêtu au travers le soleil. D'aller en étranger, de s'acheminer en deuil, marchant sans cesse, s'arrêtant juste à une terrasse pour quelque rafraîchissement. Il évitait de s'abandonner. Ce fut Naples même enfin qu'il affronta, l'or aux églises et le stuc, les marbres polychromes, les ex-voto, bras, jambes, poitrines, têtes d'argent, le christo vellato, les squelettes mercuriels, les miracles, les morts baroques. A l'intérieur de San Gregorio Armeno une jolie soeur veillait sur le sang de Santa Patricia qui coulait chaque année, elle portait le visage d'outre-mer, il la dévisagea, la femme transparut. Il apprit les odeurs et les rats, l'eau au choléra dans les palais abandonnés, échafaudés, lourdement étayés, ultime refuge des pauvres, sublime retraite des damnés. Spaccanapoli, les églises se chevauchaient mais aucune n'était vide, chacune bourdonnait, s'affairait, on confessait les hommes, les femmes priaient des Vierges. Santa Maria à tous les carrefours, Christs de chair et madones d'âme à chaque rue, figurines illuminées et fleuries. Aux vendeurs de rue il refusait les cigarettes de contrebande. Il apprit la nuit à Naples. A Naples, les anges avaient des sexes, et ces amours, ces images qui hantaient les églises et les rues, tentateurs et démoniaques, licencieux ou spoliateurs, ces femmes lascives et déjà dénudées au 68 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. lieu des madones, ces martyrs saints, ces noirs baroques au lieu de la lumière divine, l'éblouissaient. Au Capodimonte, son regard creusait la chair irradiante et théâtrale du Christ entre ses bourreaux trop humains, les luminescentes spirales d'anges qui surmontaient d'autres violences d'ombre et de d'éclat, de corps télescopés, heurtés des évulsions du Caravage ; croisa une belle piéta du Carrache, douce, tendre comme des amants ; riait des Aveugles de Brueghel qui se suivaient avec entrain dans leur chute ; goûtait l'érotisme froid de l'Atalante et Hippomène de Guido Reni, étreinte sans contact, un vol, une danse ; rêvait la transparence de l'air dans les moindres ombres d'un paysage de Claude Gelée. Dans les Gradini qui le ramenaient vers le centre de la ville, comme dans les sinistres bâtisses de Torre del Greco, des nuées de seringues abandonnées. Via Toledo, la poussière fine du sirocco. Au pied du fastueux Posolippo, la Mergellina, bord de mer sans plage, aux rocs échoués. Les couples adolescents chevauchant les scooters, elles, maquillées, estivales, les tenaient à bras-le-corps, agrippées à la taille, enserrant leurs jambes nues sur la machine, collaient leurs poitrines, ils les embrassaient à pleine bouche. Les couples du soir stationnés dans les autos aux vitres défendues. Les filles qui regardaient droit dans les yeux, orgueilleuses aux cheveux noirs à la peau brune. Et la soif, gelatti aux cinquante parfums, aux enveloppes croquantes, froides et fondantes, légères et fermes ; les rues luxueuses, le café Gambrinus, les étoffes fines, les coupes 69 légères ; le métro qui allait jusqu'à la plage, les trains qui en revenaient, les jeux des enfants, les cris des parents, les sacs de plage débordant, le soleil fixe bleu sans trêve. Le château San Elmo taillé dans la roche , ses baies meurtrières ouvertes sur le ciel, sur la ville galopante. L'Orto Botanica aux palmiers arrosés chaque jour à la lance tandis que la ville manquait d'eau. La guichetière de la poste au sourire démesuré, aux ongles infinis, élégante et décolletée comme au bord de mer, la vieille épicière devant ses bocaux d'olives, le patron de la pizzeria qui disait trois mots en français chaque soir, les employés des chemins de fer qui détaillaient les itinéraires, la voix de la Callas des enregistrements pirates, piètre et cassée sur le magnétophone criard, le ciel bleu, la chaleur imperturbable toujours chaque jour ; au zénith, le corps se liquéfiait, cavité oculaire dans l'ombre, inquiétante quiétude, visage aux yeux noirs. Peu à peu il se reconnaissait dans la ferveur et les excès de la ville, jusque dans sa violence. Rien n'y manquait, ni même la solitude ni même la démesure, ni le choléra, ni les joyaux, ni les sirènes. Cette ville qui ne cessait de se reconstruire sur des cendres obstinément, jusque sur les flancs du Vesuvio, indifféremment. 70 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. 5. (Une rupture.) De retour à Paris, il revit celle qui l'avait ainsi abandonné. Ce soir d'automne, dans la chambre exiguë de rendez-vous, fenêtre fermée sur cour, ils s'allongèrent côte à côte sur le lit qu'ils n'avaient jamais défait, et leurs regards se figèrent au plafond immaculé et désespérément vide et clos, ne cherchant plus même à s'atteindre, s'évitant plutôt, de peur de retrouver ce même blanc morne et vitreux dans leurs yeux. Les bouches ne s'animèrent pas davantage, les lèvres restaient arides, inertes dans ce désert surgi de leurs angoisses, elles ne cherchaient plus la peau, les lèvres, les cheveux, les moiteurs, les exhalaisons, les orbites, les cavités. Non ; elles ne se cherchaient plus. Surtout elles ne cherchaient plus les mots, muettes, car plus aucune foi n'aurait soutenu les mots, ni à les dire, ni à les entendre. Il n'avait plus rien à prier en elle. Elle n'avait plus de parole à délivrer. Les peaux demeuraient indifférentes, insensibles, détachées, la distance entre elles sur le dessus de lit jaunâtre était infime, mais elles ne frémissaient plus, ne jouissaient plus de cet extrême 71 voisinage, évitant à tout prix de se frôler. Un geste infinitésimal aurait suffi à franchir l'intervalle, mais il n'y avait plus la négligence des gestes qui aurait suffi à ce passage. Les corps étaient dépeuplés, volumes déserts, pas même tétanisés pourtant, seulement inertes et lâches. Il reposait à côté d'elle sans que plus rien n'embaumât en lui de leur fragile proximité. Cette presque contiguïté il ne l'éprouvait plus. Ce lit était en tous points semblable à une terre en friche. Une désolation nouvelle était survenue, il ne lui demandait plus de demeurer, il ne s'abandonnait plus à elle, il ne lui laissait plus aucun répit auprès de lui, ne lui accordait aucun réconfort, aucune parole, aucun signe. Etait arrivée cette heure où il s'avouait n'attendre plus rien d'elle, où la magie de l'espoir et de l'illusion ne s'animait plus, où l'union soudain cessait. L'abîme était bien là creusé béant en chacun d'eux, il était sans retour, définitif. Et si, dès avant le seuil franchi de la pièce étrangère, il avait su qu'il n'y aurait pas de nuit, pas d'oubli, pas de don, qu'elle rentrerait, dans quelques heures au plus, dans sa vie jalousement indépendante, au plus tard au dernier métro, au premier sursaut. Qu'elle n'était pas assez folle pour rester, assez folle d'eux. Ce n'était pas ce savoir qui avait été nouveau, mais cette évidence jusque-là inconnue de son incommensurable solitude auprès de cette femme. Qu'elle ne pourrait plus rien jamais pour l'en sauver. Qu'il n'aurait plus été capable jamais de l'étourdir davantage, de la consoler du monde. Jamais. Non plus l'irréductible solitude de ces céphalées désespérément aveugles et insaisissables, même à soi-même, ni la 72 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. petite distance qui demeurait irréductible y compris dans l'amour, ni la dissemblance des consciences encloses dans ces corps disjoints, et ces corps à jamais inscrits dans leur écart quand bien même ils se pénétraient, s'engluaient,- et quand bien ils eussent fracassé ces crânes et déchiré ces épidermes - mais la solitude nue sans détour, sans dérive. La solitude lacunaire. Ce n'était point qu'il n'y eût plus eu d'amour entre eux ce soir dans cette chambre : ils y partageaient le même désespoir ; mais cet amour ne se suffisait plus à lui-même, il avait supposé l'inconscience, la légèreté autant que le drame, il avait réclamé l'oubli à l'autre, les jeux et les enfantillages, les étreintes naïves et le vertige des troubles communs. Il s'était nourri de leurs confusions, leurs indécences, leurs fuites et leurs retours, leurs cris et leurs pleurs. C'était que l'oubli subitement n'était plus soutenable : celui des peines, des attentes déçues, des tergiversations, des mille morts quotidiennes, des volontés qui s'affrontent et finissent par renoncer. Au fond si l'un ou l'autre avait jamais été capable d'aimer tout à fait, il eût instantanément abandonné tout vouloir qui s'opposât à l'autre et abdiqué toute revendication, accepté toute condition et toute peine ou frustration, voulu donner sans recevoir, joui de la seule jouissance de l'autre, mais ils en avaient été, comme tout un chacun, incapables. Autant qu'ils seraient incapables de solitude. 73 Ce soir-ci elle était apparue, visage défait, trop perdue et trop lasse, harassée à la longue de ne plus savoir. Et il lui dit seulement, non sans avoir mal de ses propres paroles et de cet aveu qu'il se devait autant qu'à elle : "Je n'ai plus confiance." Et leur douleur était incommensurable. Le silence les sépara dans la nuit. Au matin, il abandonna l'étroite chambre citadine, et s'en fut ailleurs, dans la vaste bâtisse. Devant la porte d'entrée la chatte rousse et grise l'attendait et miaulait en s'agitant sans cesse sur elle même, toupinait. Contrairement à tous ses voyages où il l'avait abandonnée dans le jardin, elle ne le fuyait pas, ne le boudait pas, ne l'ignorait pas dédaigneusement, mais franchit la porte avec lui, continuant de crier à ses pieds. Elle tournait maintenant sans trêve autour de ses jambes, frottant son échine à chaque tour, ralentissant et bombant ses reins. Il s'irrita de ce qu'il manquât de tomber, se reprit de ce mouvement d'humeur - était-elle blessée pour geindre ainsi? - se pencha sur elle, l'examina, lui caressa longtemps le dos et la nuque ; elle était grosse. Mais ces attentions ne la calmaient guère. Elle levait sa tête à chaque mouvement, le fixant dans les yeux, le sollicitant, elle fit à plusieurs reprises quelques pas vers le salon, mais comme il ne bougeait pas elle 74 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. revenait sans cesse vers lui, il comprit enfin qu'il devait la suivre. Il se s'abandonna emmener par l'animal, elle le mena insensiblement vers le bas de l'escalier, en gravit les marches sans jamais se laisser distancer, l'attendant à chacun de ses bonds, se retournant vers lui, l'appelant. Ses miaulements étaient entrecoupés de forts ronronnements, brefs et forts, Il commençait d'être intrigué par ce manège, eut à l'idée que parce qu'elle était grosse depuis quelques semaines déjà, elle ne pouvait être en chaleur. Quel âge avait-elle? Une fillette du village la lui avait amenée vers la Noël, avait frappé aux carreaux, le sollicitant pour recueillir le jeune animal qu'elle avait dit abandonné. Il avait vu dans cette visite inopinée un bon augure, elles étaient touchantes l'une et l'autre, même si la gamine mentait, il ne s'était pas fait prier. Lorsqu'elle l'eût mené dans la bibliothèque, elle sauta sur le lit, fit trois tours lents sur elle-même, comme pour y creuser un trou, s'y lover, et s'y coucha en rond. Mais elle quitta vite le nid, s'allongea, s'étendit de tout son long s'étirant. Elle était à présent agitée de spasmes, prise de soubresauts. Il comprit confusément qu'elle allait mettre bas - elle semblait paniquée devant ces nouveaux saisissements de son corps - et s'asseyant près d'elle reprit les flatteries, sur le dos, le sommet du crâne, entre les oreilles. Cela la tranquillisait, de nouveau elle le fixait, les miaulements avaient cessé, les ronronnements devenaient plus réguliers, plus bas, elle haletait cependant. L'agitation la regagna au bout de quelques minutes. Il pensait à la femme. La chatte poussa de grands cris, stridents, aigus, 75 comme si on lui arrachait les entrailles, ou qu'elle eût voulu attaquer, comme on les entend dans les batailles nocturnes des félins, longs, qui le faisaient frémir, lui saisissaient les os et les nerfs. Entre l'animal et lui se nouait une communication étrange, dont il était désormais fasciné, bouleversé, dont il n'avait jamais auparavant soupçonné la dimension - il en eût ri, se serait raillé - qui n'était pas dans la pensée, mais dans un affect archaïque dont ils participaient. Il voulut se lever, la quitter, aller à son bureau. Elle se mit à rager. Elle exigeait sa présence - n'avait-elle pas attendu son retour ses yeux devenaient une supplique violente, incandescents qui le guettaient. Il céda. Elle fit échapper deux nouveaux cris et fut parcourue d'un cortège de contractions, elle était étendue de tout son long sur le flanc, les pattes arrière se raidirent, la queue soulevée tendue, elle expulsa un agglomérat d'un brun violacé, chair informe, sanguinolente, qu'à peine délivré, elle dévora vivement, aussitôt suivi d'une enveloppe translucide qu'elle déchira et aspira sans attendre, coupant le cordon ombilical, libérant un chaton noir et roux qui sitôt commença de s'agiter, chercha à se mouvoir, et qu'elle devait plaquer sans considération pour qu'il se tînt en place, afin qu'elle pût s'acquitter de sa besogne, lécher la masse maigre aux poils collés, luisante, le museau, jusqu'à ce que plus aucune trace ne subsistât de ce qui la ceignait en elle. Puis elle attrapa le chaton, le tira entre ses pattes, l'agrippant à la nuque, jusqu'à ce qu'elle l'eût collée sur une des tétines dilatées et qu'il tétât, lui pressant le ventre d'une patte et l'autre. 76 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. La mère s'apaisa, s'endormit un moment, le sommeil toutefois léger, entrecoupé de grandes toilettes qu'elle reprenait pour le nouveau-né. Il ne la quittait plus, la bête semblait rassérénée, l'inconnu avait cédé devant elle, elle avait trouvé en l'instinct des gestes inconnus, insoupçonnés de sa mémoire et de ses sens, incultes et primitifs, exacts et savants. Les cris reprirent, moins déchirants, chargés de moins d'angoisse, au second chaton, au troisième et, au soir, au quatrième. Un à un mis au monde et débarbouillés ils débutaient leur vie, se bousculant entre les tétons roses, les perdant et se hissant, tombant et se relevant, pétrissant le ventre de leur mère qui s'abandonna définitivement au repos, quiète, tranquille, délivrée. Sur la table il écrivit à la femme une lettre qui serait la dernière qu'il lui adresserait, plus triste que velléitaire, et dès qu'il eut replié grossièrement le papier, et l'eut enfoui dans un sachet parcouru de son écriture irrégulière, maculée de quelques traces de doigts, il se sentit à la fois soulagé et dans un étrange état de vacante désolation. Il en était donc enfin, seulement, fini de cette histoire. Les journées commencèrent semblables à elles mêmes, libres. Ces mois d'automne et d'hiver sur le plateau ouvert en failles sur la mer, il avait venté, il avait plu, les nuages s'étaient 77 bousculés toujours plus bas, davantage proches, acculés à la terre. La glèbe était détrempée, gorgée jusqu'à l'os des lits d'argile et de silex. Les marnières s'étaient écroulées alentour affaissées sous le poids des boues, l'infiltration des eaux ; des étangs, des lacs s'étaient dessinés au creux de la plaine, franchissant les clôtures, submergeant les haies, enfouissant les restes d'une végétation squelettique. Les rafales à la longue saoulaient les crânes. Aussi était-ce en vain qu'au dehors il aurait cherché un réconfort, il y avait littéralement de quoi se pendre. Son existence se ralentissait qui devenait petite, méticuleuse, minuscule, se racornissait, mesquine. Il éprouvait seulement encore la faim quelquefois ; mais, à force de ce renfermement sur lui-même, de cet étouffement graduel où il s'était immergé, elle ne survenait que de plus en plus rarement. Les jours coulaient noirs, comme de suie, l'esprit s'étiolait, ratiocinant quelques bribes mentales sans intérêt. Sa vie était devenue végétale et quotidienne : le linge, le feu, les quelques va-et-vient de la lumière, le lourd sommeil dans le lit défait, les animaux. Cette lenteur extrême, luxueuse, éprouvante soumettait son être, réduit aux soucis ordinaires de la pluie et du beau temps. Il s'imaginait aussi que si l'été était apparu au lieu de cet hiver blafard et creux - incapable même de s'éployer en gelées sèches et froides -, il serait allé à la plage nager, seul dans ce faux silence de la mer, tuer le temps, dénuder et dénouer le corps, crever les vagues, sembler faire face à l'infini. 78 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. L'éternité n'avait eu qu'un temps. A nouveau ces lueurs, les éclats de son visage, les troubles de sa voix, les enfances de son corps avaient été des leurres. Cette mort qui n'était ni devant ni derrière nous, mais en nous, progressait en nous, vivait en nous et contre nousmêmes. Ils ne s'étaient rien promis. Jamais. Ils n'avaient, ni l'un ni l'autre, rien jamais voulu abdiquer de leur pouvoir. 79 6. (Le grand ménage.) Le feu qui cette aube-ci se réveilla brusquement dans la cheminée, peu après qu'il en eut extirpé et rassemblé les braises, qu'il y eut rajouté quelque fagot, faisait partie de ces rares événements de la journée qui, un bref moment, le remplissaient d'aise, de contentement. Les flammes perçaient les dernières obscurités d'une lueur sémillante, ranimant l'espace glauque et goudronné de l'âtre. Et tout à la fois calmes et agitées elles dissipaient les froids humides accumulés entre les murs durant la nuit, faisaient craqueler le silence. Alors il buvait sans bruit, pour ne point enfreindre ou entacher ce calme résigné, le bol de café, rassuré de ce dimanche où il n'aurait pas à sortir, pas à aller travailler, pas à parler, à dire. Où il pourrait enfin se taire, se terrer un peu. Déjà il appréhendait la nuit, qui de nouveau dans quelques heures de ces jours de décembre, étendrait sa noirceur, abandonnant les grandes pièces aux lumières ternes des ampoules électriques. Il goûtait également de ces furtives jouissances, lorsque dans un rare rayon de soleil, les juments, qu'il libérait un temps, 80 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. quelques minutes au matin de certains jours moins lourds que d'autres, de leur enclos hivernal, caracolaient dans le champ ouvert soudain à leurs galops, arrachant de leurs fers la maigre croûte d'herbe sur la terre imbibée, projetant les mottes de boue. Vite échauffées de leurs courses et leurs ruades, les naseaux fumant, elles s'arrêtaient ci et là pour arracher à l'hiver quelques chétifs brins d'herbe. Il sentait à les contempler, à sentir leur évidence animale, une bouffée de liberté, d'air, de respiration, de joie qui d'elles à lui l'atteignait. Alors il versait le grain dans les auges, approvisionnait le foin dans les râteliers, signant ainsi le retour des bêtes à leur enceinte et son retour avide à l'insensible. Ou encore des ces brefs éblouissements de la conscience, lorsque quelques crocus qui avaient subsisté, en février pointaient, vifs bleus et jaunes stridents, aux volumineux pétales disproportionnés, cloches énormes culs sur tête, en haut de leur trop courte tige les hissant à peine au-dessus de la terre détrempée, et ranimaient de leurs grosses taches de couleur l'espace mort du jardin qu'il avait abandonné. Pour le reste, passé cet émoi somme toute succinct, la journée s'ouvrait devant lui, le ciel passant du rose au gris argenté, comme une immense béance, un vide renouvelé, une lacune intérieure. Il ne savait plus ce qu'il faisait là. La pluie sans cesse revenait. Les longues journées de travail entamées à la hâte au matin, il les avait pourtant connues, choyées, chéries, multipliées, étendues. Vivant en ce temps passé de cet engagement sans faille, à défaut que 81 d'être sans doutes et sans désespoirs, qui fut sien, d'une volonté opiniâtre et têtue, maligne. Un matin, un de ces matins bornés d'hiver, quelque chose s'était cassé, avait mué en lui, s'était dissous. Il se souvenait parfois depuis lors de cet homme qu'il avait été. De cet homme agissant, voulant, projetant toujours plus qu'il ne pouvait immédiatement faire, mais finissant toujours par s'acquitter de ses désirs. Il s'en rappelait, non sans nostalgie, se remémorant cet individu plein, existant, vibrant, émotif ; souffrant certes, mais sans cesse sauvé par ce qu'il avait projeté, ce en quoi il avait placé sa foi, ses illusions mêmes. Il était devenu tellement autre que lui-même. Il s'en souvenait aujourd'hui encore comme d'un personnage de roman, un héros fictif, une de ces figures auxquelles la littérature ou la philosophie, ou l'histoire - sait si généreusement prêter sens et existence, qu'elle sait à merveille insérer dans une histoire sans faille, avec un début et une fin, un de ces personnages qui ont un caractère, un physique, des papiers littéraires, un pedigree narratif. Lui qui, dorénavant, n'était plus que cette forme vide et seulement vaguement inquiète de ce manque. Il en regardait l'image sur une de ces photographies vieillies, racornies, toujours loupées un peu, qui traînait sur un manteau de cheminée entre divers bibelots qu'il ne goûtait plus depuis longtemps déjà. C'était l'image captée en ce temps-là, de ce qu'il fut. Et il en comparait les formes dans le miroir au cadre doré, qui désormais ne livrait plus qu'un visage éteint et creux qu'il ne cherchait plus à remplir qu'en l'habillant de noir. 82 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Bien sûr il pouvait étendre le bain, le prolonger, s'endormir un peu de nouveau, par-delà la nuit et le lit agité, à l'intérieur de ce sarcophage d'émail blanc - ou qui l'avait été un jour parfaitement abandonner le corps nu flottant entre les parois profondes et proches, amolli par l'eau chaude, et qui peut-être comme le savon finirait par fondre tout à fait là et s'engloutirait par la bonde. Le corps sans plus de désir, sans accident, lisse et pourtant déjà marqué, ridé au front et sur les joues. Le corps un temps reposé, abandonnant tout effort, qui s'étalait là sous ses yeux, acculé dans ce fond. Mais une fois les flammes projetées, une fois le petit déjeuner consommé et le corps lavé, une fois les bêtes nourries, que faire de cette journée à nouveau? Rester inerte - un jour de plus, un jour de moins... - devant le feu toujours semblable mais toujours changeant, au moins vivant? Lire, il ne le pouvait plus. La pensée des autres, autant de passion qu'il lui reconnût, et d'égards qu'il lui accordât, l'insupportait de déranger ses ratiocinations, une violence sourde l'empêchait de s'y tenir. Le jour s'était levé qui découvrait la saleté accumulée de la maison. Comment pourrait-il vivre encore dans cet espace à l'abandon, désordonné? Ce gâchis lui fut soudain sauvagement insupportable qui s'était accumulé insidieusement de vivre, et empêchait le vide des pièces de demeurer intact et vierge, la grisaille d'être immaculée. 83 Il se sentait cependant sans forces aucunes, chaque geste, chaque pas, chaque tache lui était devenu un effort insurmontable, une violence qui lui était faite de sortir de l'inertie où seule il se plaisait. Chaque acte était trop de vie, aurait appelé trop de soif, aurait rappelé trop de désir. Mais entre le néant désiré de son inaction et le désert à restaurer de son territoire il n'y avait plus de conciliation possible. Ainsi la vacuité même savait nourrir ses contradictions et porter au mouvement. Et son corps finit par céder à l'appel, somme toute cyclique, quasi lunaire, du grand ménage. Tout ceci qui était à faire se découvrait sans fin et sans limite, sans commencement même. Car par où entamer une brèche dans le désordre, où trouver prise sur ce qui s'étale en chaos, comment rétablir la juste place des choses, celle enfin où elles ne le perturberaient plus, ne troubleraient plus son esprit? Par quelle pièce débuter, salle à manger, cuisine, salon, bibliothèque ou chambre, salle de bain ou escalier? Ou par quel nettoyage, celui des vitres devenues opaques des fumées qui, par grand vent ou grande pluie, s'épandaient au-dedans des pièces au lieu de monter au-dehors ; des sols maculés de terre rapportée de la cour ou du champ ou du jardin, malgré les bottes qu'on se devait d'ôter à l'entrée - mais le faisait-on toujours? et il y avait les invités - ou de la vaisselle amoncelée pêle-mêle dans les bacs de l'évier et jusque sur la table et qui commençait d'empester grasse et collante ; des plinthes où la poussière s'accumulait et se compactait en une couche adhérente ; 84 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. des draps empesés de sueur, de poils de chats, de sexe ; de la baignoire sillonnée de traces grisâtres ; du lavabo où le brossage des dents projetait mille infimes déchets ; du lave-mains sur la faïence duquel le robinet, qui fuyait depuis des années déjà, nourrissait un cercle calcaire ; ou encore des traces de doigts sales, de tabac ou de boue - ou sait-on encore d'où provient la crasse? - laissées sur les murs, les interrupteurs, près des poignées des portes sur la peinture laquée ou le plastique lisse ; ou bien encore des quelques meubles, tablettes sur lesquelles insectes morts échoués, poussières, cheveux dont on ne savait jamais comment ils atterrissaient là, cendres de cigarettes tombées éparses avant qu'elles n'eussent rejoint le cendrier. Peut-être commencer par nettoyer l'émail du réfrigérateur ou des plaques maculés de projections de cuissons et de fumées de four ; ou la radio, ou le téléphone, qu'un coup de mouchoir distrait passé entre les touches et sous le combiné de temps en temps dans l'ennui d'une conversation qui n'en finissait pas, ne suffisait pas à maintenir propre. Il se rassit après avoir ainsi parcouru les pièces. De nouveau devant le bois qui se consumait, à nouveau devant ce spectacle de l'éternel retour. Enfin, aussi pénible lui fut-il de se mettre à agir, aussi difficile il lui était devenu de demeurer au milieu de ce naufrage. L'obsession maniaque sur l'accablement un moment l'emporta. Il lui fallait gommer, effacer ces traces trop humaines, de trop d'agitation, de présence métabolique, de manger, de boire, de dormir, d'entrer et de sortir ; ôter les signes que son corps laissait, accumulait derrière lui 85 comme de la bave d'escargot, rétablir autour de lui l'ordre impassible du rien. Car ces ruines du quotidien n'avaient décidément rien de romantique, et du romantisme il se fichait. Qu'il ôtât un à un sous le jet tiède du robinet les débris de nouilles déshydratés et collés, les graisses solidifiées, les fonds de sauces asséchés, les restants de verdures, de viandes, les os, les pépins de fruits, qu'il les mouillât et brossât avec application, remplaçât l'amas désordonné et étale, dégouttant, par des architectures de bols, couverts, assiettes, casseroles, saladiers, verres, logiques et hiérarchiques. Qu'il fît place sur l'acier inoxydable et le chrome à la mate brillance humide et nette avant que de plonger une à une les piles ainsi constituées et rincées dans le bac moussant de lavage, jusqu'à ce que son eau fût glauque des graisses et détritus, puis la cuvette d'eau claire, avant qu'il ne reconstituât cette pile de vaisselle inversée sur l'égouttoir rainuré. Qu'il balayât scrupuleusement, allât chercher chacun son tour, et jusque dans les coins les moutons informes et fuyants, constituant peu à peu un tas uniforme et centré de tous ces fragments qui jonchaient le sol, que sa main les acculât dans la pelle avant que de les précipiter dans la poubelle garnie d'un sac de polyéthylène. Qu'il pulvérisât au pistolet de matière plastique les produits détartrants, dégraissants, récurant, avant que de passer l'éponge pour laisser derrière soi une surface lisse et immaculée, autant que faire se peut - car les choses s'usent et se dégradent imperceptiblement. 86 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Qu'il essuyât soigneusement un à un les petits carreaux de la bâtisse aux fenêtres multiples et démesurées, dedans, dehors, passer et repasser les chiffons jusqu'à ce que plus aucune trace des desseins de la main ne subsistât sur le verre redevenu transparent et l'image du dehors présente. Qu'il frottât les carrelages jusqu'à ce que leur couleur, délavée, réapparût. Enfin qu'il laissât derrière lui une ère, non de luxe et de volupté, mais plus modestement d'ordre et de vide, de rangé, qui satisfasse l'esprit inquiet et soucieux d'éliminer les empreintes de l'humaine insanité, de cette occupation forcenée des lieux, des maisons, des pièces aux hauts plafonds. Et la nuit était venue. Il n'en finirait jamais ainsi de remettre les choses à leur place et tout serait sans cesse à recommencer, à remettre sur le tapis, à battre, à effacer, à nier. Aussi le jour suivant, il s'éveilla avec une immense envie, irrésistible frénésie, de détruire et poursuivre plus avant, à un point de non-retour le grand oeuvre du vide. De se débarrasser du temps. Il voulait respirer enfin, ne plus éprouver cette gêne, ce poids au corps, ces dyspnées. La lumière d'hiver était froide et bleue par les fenêtres et jusque sur les murs blancs, le soleil bas, les ombres découpées et nettes, violentes presque. Il avait gelé, du givre était figé par endroits sur les vitres. Ce froid sec appelait à mordre, à ce qu'il quittât 87 définitivement toute condescendance. Les feuilles des haies de laurier brillaient telles les plantes d'un appartement dont les murs n'auraient jamais été bâtis. Il lui fallait continuer d'alléger les choses autour de lui. Leur poids était si grand qui sans cesse l'enfermaient et le définissaient, le cernaient de leurs restes insidieux, lui murmurant sans cesse : <<Regarde qui tu fus, et regarde qui tu es.>> Correspondances, lettres d'amour approximatives d'abord, tentant de résister et s'effrayant du devenir, passionnées un jour jusqu'à ne plus se retenir d'indécence, closes enfin sur des aveux de haine et promesses de vengeances ; logorrhées aveugles de nos petites solitudes et nos grands abandons, signes postaux de fuites accidentelles en vacances et voyages ; récits exilés de caserne des amis d'adolescence rattrapés par l'ordre militaire , photographies d'autant émouvantes qu'elles s'étaient avérées maladroites ; bracelets, coquillages, billets d'avion, tresse de cheveux, vêtements intimes, dessins esquissés à la hâte, plume d'oiseau recueillie, dérisoires fétiches de jeunes filles passées ; objets cadeaux qui avaient essayé de l'enfermer, qu'on avait, non sans perversité insidieusement imposés à son univers, coupures de presse mortes qui voulaient forcer sa lecture d'un monde qui le désolait, notes de travail qu'il ne comprenait plus à quoi bon poursuivre, notes des cours de son passé vaguement étudiant, ou de lectures qui lui avaient alors semblé essentielles mais dont il voulait dorénavant s'épurer. Esquisses d'écritures velléitaires et incapables. 88 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Il jetait les dossiers, les chemises cartonnées, vidait les classeurs, les boîtes, closes depuis longtemps, étaient violées, expurgées, délestées, avant que d'être écrasées, ou brûlées, ellesmêmes. Et quand la bibliothèque, le grenier, jusqu'aux cadres sur les murs, furent ainsi vidés, en une hémorragie soigneusement orchestrée et triée non sans une compulsion morbide, vers les grands sacs poubelle bleu horizon. Quand il en eut empli cent puis cinq cents puis mille litres ainsi des déchets de son existence - il avait jusqu'à ce jour tout gardé et accumulé de lui et des autres - il se coucha sur le dessus du divan, fixer le plafond de ses yeux sans regard, et songea qu'il lui faudrait bientôt partir. Aller vers le froid, vers le loin, vers l'absence radicale, errer dans ce nouveau dénuement. Prendre la camionnette et fuir le long des côtes maritimes, dans les landes, vers les joncs, vers le dehors, n'avoir plus de dedans que l'espace infime du véhicule, se coucher en chien de fusil encore dedans, aller, rouler, marcher, dans le vent, dans le bleu, dans le givre, jusqu'à ce qu'il n'existât plus rien que ce monde limitrophe des falaises, où les terres meurent et reculent peu à peu, lentement, pour laisser place à la mer toujours offensante, à la plage. Plus rien. Les meubles pourraient ainsi redevenir cases vides, espaces de jeux pour chats peut-être, comme au jour, il y avait dix années, où il avait tout emménagé avec lui, fuyant la ville, épousant la demeure aux grandes fenêtres mais aux petits carreaux, aux murs centenaires, aux plafonds élevés, aux planchers mouvants. 89 Mais aussi à quoi bon, se dit-il, aller ailleurs, n'était-ce pas encore céder à une nouvelle illusion, celle que l'espace traversé, jalonné, suffirait à subsister autrement, nourrirait un nouvel être? Qu'ailleurs serait différent, quand tout était égal. Alors il décida plutôt d'achever la clôture qui isolerait définitivement l'espace du jardin qui lui-même cernait la maison du reste des choses et des hommes, du reste des terres. C'était là un ultime effort pour lui rendre à nouveau ce lieu vivable, et il n'en détestait pas la rudesse, même s'il savait déjà le nombre de fois, où, pris de découragement, exténué en cet effort pour un corps trop malingre, il abandonnerait, un temps au moins, cette besogne aussi. Après, il pourrait demeurer en paix, ses yeux contempler sans nul embarras, le capharnaüm d'une demi-vie évacué et la mort enfin présente, sans plus rien pour la dissimuler à la pensée, pour s'en distraire, sans rien de cette absurde et cocasse frénésie à vivre des vivants, à s'occuper et combler l'espace, à s'agglutiner, à tromper l'oeil et les sens, à s'affairer de rendez-vous en courses, à être d'autant plus ravi de courir, de ne plus avoir une minute à soi, à régenter et gérer le monde, à s'inventer mille projets et mille tâches indispensables, à être laborieusement, à s'étourdir, se répandre, bavarder. De s'être délesté ainsi, mais aussi de s'être mutilé, blessé, il se sentait exalté. Les minutes, il voulait dorénavant les sentir, pures et 90 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. fermes comme la glace, pouvoir les compter, les mesurer, en apprécier la durée et l'identité, le renouvellement constant, l'addition. Il voulait voir enfin ce qu'il en était. 91 7. (Une nuit claustrophobe.) Les yeux errant sur les murs vides il se souvenait de cette autre chambre, formée pour moitié d'un long couloir, étroit, terminé par un volume à peu près cubique où tenaient au plus juste le lit, l'armoire et les deux tables de nuit. Sur le mur opposé au lit, il n'y avait qu'une petite fenêtre d'aluminium à glissière qui donnait sur une sorte de puits - pas même une cour intérieure - parallélépipède dont la seule justification paraissait l'existence incontournable, protocole obligé, de cette baie aveugle. Ainsi on aurait pu concevoir l'entrée vers la sépulture d'un mort. Tout était calculé au plus juste, imbriqué dans la plus radicale étroitesse de vue. Il avait toujours aimé des chambres d'hôtel ce qu'elles comprenaient d'absence : les draps propres, les meubles vides, un simple numéro sur une porte semblable aux autres, leur anonymat. Il n'y déballait jamais ses valises, même s'il devait y demeurer longtemps, n'emplissait jamais les étagères, et s'il ouvrait la penderie c'était seulement pour constater qu'il ne s'y trouvait effectivement rien. 92 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Cela l'eût dérangé que quelque chose ait été oublié, que des traces subsistent de quelque passage antérieur. Mais savoir ces passages ne le dérangeait pas, le rassurait même peut-être de cette interchangeabilité des vies qui coulaient, se remplaçaient en un flux équivalent, indifférent. Dans cet espace étroit qui l'accueillait, tout devrait rester intact, les gobelets de plastique dans leur sachet sur la tablette de faïence de la salle de bain, le lit même qu'il défaisait à peine. Il s'y installait le moins possible. Et le peu qu'il s'inscrivît, cela le réconfortait de savoir que le lendemain, en son absence, tout serait de nouveau gommé, et remis en son état premier. Les quelques empreintes dérisoires que les vies laisseraient là seraient aussi vite emportées, déniées, par la femme de ménage, la fille d'étage, la blanchisseuse. Jusqu'aux miroirs, indispensables trompe-l'oeil de ces chambres trop exiguës, où il évitait de se voir, de laisser happer son image. Résistant à s'abandonner, il demeurait un étranger, et cela lui donnait un temps à vivre, à respirer. Il voulait surtout éviter que rien de familier ne puisse se reconstituer autour de lui. La valise ouvrait, gueule béante, sa liberté effleurée. Les tapisseries surchargées et passées, les meubles clos, quelques lézardes au plafond, tout jusqu'au mauvais goût de ces lieux, était fait pour le protéger de ce qui pourrait le distraire de ce face à face avec lui-même. Et ce fut encore vêtu qu'il s'étendit sur les draps, malgré la chaleur, ses regards parcourant l'espace sans âme. Cet espace l'étouffait. La baie vitrée n'était qu'une illusion. 93 Il ne s'endormit pas, une musique montait du dancing en dessous, une boîte encore, où l'on imaginait s'ébattre de mouvements en trépidations le fourmillement d'un samedi soir. Jusqu'à la véhémence des corps, leur transpiration, qui devait, montant avec les notes, accroître la chaleur torride de la chambre où il se trouvait. Bien qu'assourdie par les plafonds et planchers elle était forte, saccadée, répétitive, fonctionnelle, elle s'imposait à lui. Il ne savait s'empêcher d'imaginer les corps mouvants, ondulants, masses charnelles qui s'adonnaient à la séduction, à la transe, aux voluptés des frôlements, des effleurements, les corps qui s'étaient groupés, maquillés, convoqués, vêtus pour l'occasion, qui jouaient de plaisir avec le désir. Quelquefois il avait aimé voir les formes filer, en suivre les intrigues, en happer les regards. Il s'était laissé fasciner par ces corps qui savaient si bien se mettre en branle, s'exacerber, se cacher et se révéler au hasard des mouvements. De ces sauteries prénuptiales, de ces branles d'accouplements. Mais il ne se serait jamais jeté dans la danse. Jamais il n'aurait pu jouer et se jouer ainsi. Lorsque des heures eurent passé à ce qu'il les fantasmât dans une ambivalence de désir et de mépris - car n'était-ce pas méprisable de se laisser aller à s'étourdir ainsi, de condescendre à se distraire de l'horreur du monde, et de la lenteur du temps? N'y avait-il pas de la lâcheté? - et que l'on n'entendît plus la musique, il eut une bouffée de soulagement, le silence enfin venu, par-delà cette journée en vain agitée, bruyante, trop humaine, telles il les avait en horreur. 94 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Peu après il perçut le moteur de l'ascenseur sourdre, s'arrêter, recommencer, la porte de la machine s'ouvrir brusquement, se clore de son poids métallique, puis des pas irréguliers, des voix s'efforçant de chuchoter, mais trop haut, trop excitées, pour y parvenir, qui s'approchaient, riantes, une clef dans une serrure, si près qu'il pensa un moment que ce put être sa porte qu'on allait ouvrir. Il arrêtait de respirer malgré lui, écoutait. C'était dans la chambre à côté qu'ils pénétraient sans aucun doute. Ils étaient enfiévrés d'avoir trop dansé, bu aussi peut-être. Ils s'étaient connus toujours et étaient amants de longue date, ou s'étaient rencontrés cette nuit-là, juste pour cette nuit-là. Qui alors avait prémédité la chambre, l'hôtel? Il ne le saurait pas, il ne les verrait pas, juste imaginer les visages et les corps, abstraits, impersonnels. Quoique minces cloisons, les murs le vouaient à l'ignorance, à ce que subsistât encore quelque secret. Ils se laissèrent tomber sur le lit, le lit qui crissa et tapa, bougeait. Le lit comme dans un film de série B, comme dans un mauvais roman, mais réel, incontournable, que l'on ne devait ni refermer, ni couper. Seulement il aurait pu sortir de la pièce comme on sort d'une salle de cinéma, marcher dans la nuit chaude, seul, courir à bout de souffle. S'exténuer ainsi. La chambre des amants était contenue dans le maigre espace adjacent au couloir de la sienne, prise dans la sienne, dans ses murs, comme encastrée dans sa tête. Puis les râles d'amour. On entendait la femme surtout qui gémissait de plaisir, chaque fois un peu davantage, par intervalles 95 réguliers, immédiatement après chaque grincement du lit. Puis le lit devait taper sur la cloison, heurter le mur. Et cela continuait, prolongement de la danse des corps. Elle se laissait prendre là, saoule d'avoir tant tournoyé sans doute, Narcisse enivrée du jeu de sa séduction. Il s'était approché d'elle peu à peu sur la piste, avait dansé de plus en près de ce corps qui semblait si près de vaciller, il avait dessiné leur territoire autour de ses pas. Insensiblement ils s'étaient rapprochés, accolés l'un à l'autre irrésistiblement. Ses mains étaient descendues le long du dos lentement, il avait caressé les reins, les fesses sous le tissu mince de la robe. Elle avait laissé faire. Maintenant à chaque coup de boutoir du lit, elle gémissait à sa venue, de sa voix aiguë, peut-être elle irait jouir de cette pénétration qui la fouillait. C'était comme une plainte et une caresse, venues de ses entrailles. L'homme on ne l'entendait que par le lit. Il n'avait pas de voix. Juste des membres. Il faisait effraction. Elle le laissait faire encore. Elle laisserait faire n'importe quoi pour cette nuit là, si libre de devoir être sans lendemain. De n'être que cette jouissance-ci, redevenue animale. Ils dormaient tous dans la même chambre attenant à la cuisine. C'étaient les deux seules pièces de l'appartement tout en haut de l'immeuble. Le jour, de la chambre, par la fenêtre ouverte on entendait la scierie de planches de l'autre côté de la rue pavée. Même la fenêtre fermée on l'entendait. Mais la nuit, non, c'était le silence de ce côté-là, le labeur cessait. Mais pas de l'autre côté : la fenêtre de la 96 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. cuisine donnait sur le dépôt de chemins de fer, les locomotives à vapeur dont la chaudière d'eau restait en feu constant, la pression toujours contenue dans la machine aux halètements perpétuels, respiraient jour et nuit. Quelquefois l'une d'elles sifflait, le bruit de la vapeur s'amplifiait progressivement, la masse énorme s'ébranlait puissante, métaphore humaine dont les bielles comme des muscles allaient dans un mouvement constant, régulier, s'amplifiant toujours. Comme des coups de boutoir. Enfant, son lit, un divan qui, chaque soir ouvert, touchait l'angle de celui des parents. On se lavait dans la cuisine. Les toilettes étaient dans la cour. La soeur il ne parvenait pas à s'en souvenir. Ni quel corps, quel visage elle avait, ni quelle place elle occupait, seulement la voix, seulement entendre. Morte peut-être depuis. Peutêtre était-ce lui qui l'avait tuée à force de coups de casseroles sur la tête chevelue lorsqu'il se battait contre elle, tant elle l'excédait, tant il se vengeait qu'il fut pour elle en trop. Alors il dormait au plus loin, au plus profond, enfoui le plus qu'il pouvait, de son petit corps dans les souterrains du lit, les draps clos sur lui, et peu à peu sa respiration même s'était ralentie, s'était adaptée à cette vie sans air. Il s'enfonçait le plus qu'il pouvait, se mettait en boule, ramenait les couvertures sur ses oreilles, le traversin contre l'ouverture du drap, sur son crâne, pour ne point les écouter, pour ne plus être avec eux, pour ne plus avoir à supporter, si cela se produisait encore une fois. Il avait toujours éprouvé cette gêne respiratoire depuis. 97 Il ne savait rien, ne devinait rien de ce qui se passait vraiment, seulement les cris, plutôt douloureux, rauques, inconfortables, de la mère, juste les bruits du sommier de métal. Et le père, que lui faisait-il? C'était forcément entre elle et le père que cela se passait. Pourquoi la blessait-il, pourquoi voulait-il la tuer? Les nuits il apprit à les détester, jusqu'à ce qu'il sût ne plus rien entendre, qu'il atteignît un sommeil de plomb, qu'entre le monde et lui il parvînt à étayer cette chape qui le protégeait depuis, jusqu'à ce que son oreille sût, l'obscurité, le coucher venus, être sourde. Le jour cela ne semblait pas si terrible, la mère déprimait, le père était en colère parfois, mais le miracle de la vie continuait, avec aussi ses bonheurs de famille, les promenades sur les quais d'un port encore vivant, et l'invention des vacances enfin. Les meublés, où en un mot ils étaient ailleurs, où enfin il avait sa place. Où tous ressuscitaient. Et seulement le bruit incessant, rassurant du torrent et de sa cascade ou celui tonitruant de l'orage entre les montagnes, qui auraient couvert, quoi qu'il arrive alors, tous les autres bruits. Tous, quels qu'ils fussent. Son oreille était toujours tendue pourtant vers le couple voisin. Les halètements se faisaient plus profonds, ce n'étaient plus seulement les cordes vocales qui vibraient, c'étaient les poumons, le foie, l'oesophage, les narines, le ventre, tout le corps à nu, dilaté, ouvert, excédé qui insensiblement devait couler. il aimait l'entendre, il aurait voulu que cela ne cessât jamais cette vie en elle ramenée à 98 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. l'essentiel, au primaire, à la tentation. Et cet homme anonyme qui oeuvrait obstinément, sans écart. La loge de concierge au rez-de-chaussée obligé ; les néons toute la journée qui bourdonnaient, tant il faisait sombre dans l'unique pièce dont la seule fenêtre donnait sur une cour, courte mais profonde entre les étages, quelques mètres carrés soigneusement pavés et séparés de ceux de l'immeuble mitoyen, à la symétrie parfaite, par une grille de fer imposante, énorme. De l'autre côté il n'allait jamais, ceci eût pu être comme un parloir, c'était ailleurs, une autre réclusion, il ne fallait pas y aller, c'était défendu, illicite. Il y avait un autre gardien, d'autres cerbères qui en menaçaient l'entrée. Les dimanches qui n'en finissaient pas sous les tubes sombres, la femme rude, petite, autoritaire, maladroite, la voix qui devenait criarde quand elle s'adressait aux visiteurs, mielleuse quand c'étaient les locataires. C'était l'entrée de l'enfer. Elle, savait tout, par le courrier qu'elle distribuait, par les visiteurs qu'elle interrogeait, par les bavardages faussement débonnaires, les commérages ouvertement pervers, par les fenêtres. Les fenêtres qui en disaient long, la nuit surtout. Monde gris, sale, même pas noir comme les briques de l'immeuble familial, maculées du charbon des locomotives, d'une grisaille sans faille, sans accident, à devenir fou. Ils devenaient fous. La prison de la Roquette près de là. Cette détention des femmes. La concierge aussi en savait long sur elles. Puis le Père- 99 Lachaise. Promenades parisiennes du dimanche. La place Voltaire, le tiercé. Le train les ramenait enfin le soir. Le métro six pieds sous terre, les grands boulevards éclairés, la respiration de la locomotive. Le ravitaillement en grande eau. La vapeur lâchée à l'arrivée. Ce soupir. Cette chambre d'hôtel, il ne la supporterait pas, il allait repartir le lendemain matin, au plus tôt, trouver à se loger ailleurs ; il allait crier lui aussi, non un râle d'amour, mais un cri à en fendre l'âme. Et elle, jouissait, elle, criait, hurlait son corps transpercé, clamait sa fin, les sons exhalaient. Il aurait voulu voir le visage alors, défait, rendu, exténué. Dévisager le corps, il devait être en sueur, en nage, exsangue. Le silence. Bruits d'eau. Rien. Et ses cris, ses cris à lui, ses colères enfant. Le placard où il s'enfermait ces jours de colère, agrippant du dedans la porte pour qu'elle ne l'ouvre pas. Qu'il reste là, au-dedans, au noir, avec sa violence, avec son désespoir. Mais dans ce combat de la porte, il ne l'emportait jamais, non que la colère ne lui donnât pas assez de force, mais il n'y avait pas assez de prise pour la main. Et la porte cédait. Expulsé. La ceinture de la mère qui le frappait et sa rage qui redoublait. Tous deux dans une confrontation qui les dépassait, les emportait, les mettait hors d'eux-mêmes, tous deux dans leurs passions, leurs démons. Les serviettes qui baignaient, maculées de sang. 100 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. La mère ne quittait plus la fenêtre ni ses yeux les trains dont elle guettait inquiète l'heure du passage. Elle ne pouvait plus s'en défaire, ce vide la sollicitait, elle disait qu'un jour elle ne pourrait plus se retenir, qu'elle franchirait la rambarde, qu'elle avait peur de tomber, de cet attrait. Qu'elle redoutait le vertige de ce jour-là. Les dimanches de promenade sur les quais du port, elle criait lorsqu'ils approchaient trop de la mer. Ses nuits à elle enfant écoutant les avions survenir. Elle attendait dans l'obscurité le vrombissement sourd d'abord, les moteurs, puis complètement distinct, les bombes, jusqu'à leur chute imperceptible dans l'air, les explosions, les cris de ceux qui se réveillaient alors. Elle, avait tout entendu depuis le début, elle, entendait toujours la première les bombardiers arriver. Clos, le monde était clos, entre des fenêtres ou trop borgnes ou trop béantes et des portes lourdes. Mais les murs eux, les cloisons, les espaces, les pièces uniques, n'étaient jamais assez hermétiques, ni les couvertures rabattues sur soi. Il aurait voulu ne plus entendre que la rue, que les places, bruissantes, affairées, ouvrir une fenêtre sur la rue, sur les lumières de la nuit, ses chiens, ses passants attardés, ses architectures moribondes. Mais celle-ci n'ouvrait sur rien, pas même sur une autre fenêtre, pas même sur le ciel ou la terre, elle était un puits de mine, il était coincé là entre d'autres chambres, empilés qu'ils étaient les uns au-dessus des autres, les uns à côté des autres, à devoir entendre les râles, les grincements, les chasses d'eau. 101 Il était là coincé dans la vie, à ne plus respirer, à devoir s'enfouir pour ne plus les entendre, pour ne plus avoir peur des cris, des gestes, des assassins et des victimes, des cauchemars, des effractions dans les corps. Et c'était bien à cause de ses immenses fenêtres néoclassiques et du silence qu'il avait choisi de venir habiter là, qu'il avait élu cette maison-là, à l'écart, mais ouverte sur le ciel. Alors pourquoi de nouveau avait-il besoin de partir? Pour quelle illusion qu'ailleurs ce serait différent, qu'ailleurs il y aurait davantage de lumière, de soleil, d'amour? Que ne s'imagine-t-on pas quand il s'agit de partir? Ou seulement pour ne plus jamais être en place, chaque fois s'expulser de lui-même, chaque fois se perdre, se fuir. Non, décidément il ne céderait pas au leurre des voyages, comme il ne l'avait que trop fait déjà. Le monde était tellement partout le même, tellement uniforme. Depuis des siècles les cultures hégémoniques avaient tant réussi à gommer les différences, les individualités, le caractère typique des contrées, des pays : leurs costumes, leurs habitats, leurs coutumes, leurs lois, leurs commerces, leurs écoles, leurs langues même. Et ce mouvement ne le céderait pas que tout fût identique, et tout sous la même règle. D'ailleurs n'était-ce pas qu'à cette condition que les autres voyageaient, qu'à cette condition de se retrouver, de s'y retrouver, comme ils disaient. 102 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. C'était ici qu'il devait se perdre, ici que les choses devaient glaciales se révéler, pures, sans détour ni concession possibles à l'abîme de l'existence, dans cette maison qu'il avait maintenant étripée, délestée, à l'égal des chambres de voyages, de meublés, d'hôtels qu'il avait longtemps cherchés. Dans ce lieu où d'autres vies avaient passé et trépassé aussi avant la sienne, d'autres vies mêmes à désirer, à souffrir, à se distraire, à gémir, à râler, à danser peut-être? Lui seulement ne voulait plus, n'avait jamais pu être distrait. Toujours les voix étaient demeurées présentes, les cris, les viols, les peurs, la respiration des corps, dans les espaces trop clos, pris entre le désir de voir, de savoir, et celui de ne plus rien entendre, plus rien souffrir. Et des fenêtres qui en appelaient à la mort. 103 8. (Les cahiers, Annie.) Dans l'étroite cuisine aux murs crème, éclairement d'une ampoule jaunâtre, accumulation des épluchures disparates, vapeurs envahissantes du potage, bouillonnements des casseroles, touffeur des feux, brouhaha du poste de radio, odeurs du gaz et des légumes, la mère allait et venait, s'attelant sans plaisir à la sujétion quotidienne de la préparation du dîner. Sur la table, entre récipients et vaisselle, vermicelle et couverts, près de la mère qui s'affairait ainsi, l'enfant de sept ans avait sorti le petit cahier sur lequel chaque soir la nuit tombée il écrivait les histoires sans queue ni tête, les récits comme des vies, brutes, les contes qui se passaient loin, au loin dans des lieux qu'il ne connaissait pas, des gens qu'il ignorait, des logiques qu'il n'avait pas apprises. Et entre la radio, le mixeur, il lisait l'épisode de chaque jour à la mère. C'était cela son bonheur, ces heures répétées chaque soir après la classe, temps qu'il croyait naïvement être la félicité de la mère aussi. Et ce soir-là, soit que davantage encore qu'un autre jour la charge du ménage lui fût insupportable - elle se plaignait fréquemment de cet état quotidien et revendiquait qu'elle aurait été faite pour une 104 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. autre vie, plus libre plus riche - soit que cet enfant lui-même qui ne se détachait jamais de l'orbite du logis lui pesât, lorsqu'elle renversa d'un geste excédé le bol de bouillon sur le cahier assidu, et qu'elle assista au désarroi brutal de l'enfant, plutôt que s'en excuser ou réparer sitôt son geste, en effacer les effets, plutôt son exaspération la fit entrer dans un emportement violent contre ce fils qui occupait cet espace-là que soudain elle revendiquait sien. Les pages gisaient maculées, détrempées, l'encre s'étalait en taches irrégulières et dégradées. Elle criait qu'elle aurait voulu qu'il allât jouer dehors, dans la cour, avec les gamins de son âge. Qu'elle en avait assez de le voir là. Elle aurait voulu être seule. Elle aurait voulu être débarrassée, pouvoir se laisser aller à son découragement, à son propre abattement devant la vie. Un gouffre s'entrouvrit en lui. Il perdit ses illusions de bienêtre, comme celle du contentement d'écrire. Il n'écrivit plus sur le cahier, demeurait désormais seul ailleurs dans l'appartement. Quelquefois ils entraient dans des colères terribles l'un et l'autre, elle le frappait, il se barricadait. Plusieurs années et d'autres cahiers plus grands surgirent dans sa mémoire : celui d'histoire à la couverture bleu ciel, celui de géographie à la couverture vert pomme, mis à part cela et leur contenu distinct, dicté par le professeur alternant une discipline et l'autre au fil des jours, identiques, volumineux, réguliers ; les lignes couvraient en tout deux cent vingt pages à l'écriture régulière et ronde bleu nuit, il avait fini par les compter. Tout était consigné là sans faille, sans faute, des dires magistraux, objets hermétiques à la reliure cousue et 105 renforcée de toile, dos carré, protège-cahiers translucides, étiquette, le nom et la classe, sixième. Là, posés sur le tapis de mousse et la toile cirée de la table familiale, les manuels en plus, celle de la salle de séjour, salle à manger, salle à dormir, salle à télé, salle à jouer, salle à apprendre les leçons du dimanche ; les autres jours, ceux de la semaine, c'était dans la cuisine. Ultime révision de veille de composition, il lui fallait être leçons d'ailleurs apprises au fur et à mesure des jours, au fil des enseignements, emmagasinées, assimilées, avec aisance, sans contrainte, d'un travail consciencieux et facile, intègre - il serait, puisque cela avait toujours été, le premier. Dimanche d'hiver, fin de promenade maussade, ultimes révisions, le père le fit réciter, c'était l'enfant qui demanda à dire, les phrases, les registres de faits, d'hommes, de continents, de pays aux frontières fluctuantes, de dates, d'empereurs, de conquêtes, de défaites, de grandeurs, de ressources, de reliefs, de fleuves, d'habitants. Mais s'il se trompait sur un mot, un jour d'une date, le père le faisait recommencer, répéter dix fois, vingt fois, et plus il reprenait moins il savait, plus il réitérait, car cela finissait par être du rabâchage, plus s'installait en lui un mal de crâne diffus, lourd, qui faisait de ce jour un poids à porter, une nausée délictueuse ; nausée de ces cahiers, de ces paroles, de son existence. Qu'il récitât par coeur. 106 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Larmes. A travers cette mémoire qui au fil des répétitions s'étiolait, partait en lambeaux, où s'accumulaient les trous, les erreurs, les oublis, qui confondait et mélangeait, s'achevait en bouillie mentale, l'enfant de dix ans découvrit ce jour ce qu'il ne soupçonnait pas même encore : le doute, l'incapacité, les frontières de son existence, les bornes de son pouvoir en face de celui qui soudain était une menace, là où il était irréprochable. Il rencontrait les confins de sa mémoire, la fatigue, la peur de ne plus savoir, la désolation, la panique sourde qui s'instillait. Il demandait qu'on le laissât en paix, il protesta qu'il savait et saurait, il dit qu'il n'en pouvait plus, mais le père insistait, de son zèle de bon père, de sa bonne volonté têtue, tenace, exigeante, destructrice. Jamais plus il ne saurait. Et lorsqu'il en appela à la mère à ses côtés - cette mère à qui, penchée à la fenêtre lorsqu'il courait rentrant de l'école, chaque midi, chaque soir, il criait de la rue les notes triomphantes, les notes victorieuses -, celle-ci conforta la règle du père. Un pan d'univers, une confiance, une foi s'écroulèrent de nouveau. L'enfant triomphant devint morne. Il semblait lui dire << Regarde comme je me mets en état de souffrir des privations que tu m'imposes, de la déception que tu me donnes, puisque tu te ranges à ses côtés. Vois comme tu me fais endurer ton mépris. Vois à quel point je me mortifie, me punis pour te punir et me punis pour expier. Vois comme je me prépare à mourir, et 107 meurs déjà, me range à tes raisons. Mais sais comme tu en pâtiras de ma souffrance, de ta trahison, de ma défaite. Pour me punir moi-même d'être ton enfant. >> Cette gravité qu'il leur opposait désormais leur fut insupportable, devint insoutenable, ils en mesuraient le reproche, ils s'inquiétaient de cet enfant qui demeurait reclus et ne vivait ni comme eux ni comme les garçons de son âge et de sa classe, ne partageait pas les préoccupations de ses voisins de l'immeuble. Alors ils dirent que cette façon qu'il avait d'être n'était pas bonne pour lui, que cet enfant singulier était anormal ; il les tourmentait de l'étrangeté qu'ils lui voyaient. Comment se débarrasser de son enfant, comment faire qu'il sortît, qu'il se débrouillât, qu'il apprît? La mère voulait qu'il aille s'amuser dehors, le père qu'il se dépensât, disaient-ils. Mais surtout, ils prenaient peur de l'enfant, de cet inconnu, des mondes à part, secrets, qu'il se construisait, de ses volitions. Il était ailleurs qu'eux. De sa chambre bientôt adolescent noyée dans la grande musique, elle voulait toujours qu'il sortît. Elle ne comprenait pas ce qui, trahi, était devenu l'impératif de sa solitude. La lecture à laquelle il s'adonnait maintenant n'était pas un refuge mais une immense quête d'autres mondes, du monde. S'il lisait trop tard la nuit le père coupait le courant de la chambre, alléguant qu'il devait dormir, que ces lectures prolongées menaceraient sa santé. Le père finissait par le croire lui-même, mais en réalité ce qui l'insupportait, c'était cette infraction à l'ordre quotidien de leurs heures et de leurs vies, de leurs valeurs. 108 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Avec l'adolescence et la puberté qu'elle devinait, la mère voyait croître en elle un autre souci : comment faire qu'il sût ce qu'homme il devrait savoir? Le courage de le lui expliquer, elle ne l'avait pas, elle et le père avaient toujours tu ceci pour eux-mêmes. Et comment faire qu'il apprît s'il demeurait toujours seul au-dedans? Son secret : il sait déjà. Il a appris déjà le corps frêle et léger, libre et gourmand de la petite fille serrée tout contre son corps dans la prairie alpine, il a senti l'étoffe mince de la robe d'été au bord du chemin des vacances, ôté les sandales, caressé les pieds et remonté les jambes nues, croqué les épaules découvertes, échangé les baisers longs, mêlé les cheveux blonds. Le frère d'Annie les avait surpris, il s'était raillé. Et dans la courette du meublé de ces congés d'été, où à l'heure de la sieste les enfants jouent sous les couvertures étendus sur le ciment, il a atteint, senti les corps, les ventres, discerné les mains d'Annie et son frère aîné sur son corps. D'elle il désire tout, les gestes du garçon il ne les comprend pas, il ne les veut pas. Il a appris à dix ans. 109 9. (L'inconnue du Minitel.) Mais ces songes, ces visions et ces souvenirs entremêlés se déroulant en sa pensée, l'obscurité était venue qui avait tout englouti en elle, dissous les formes et les couleurs, emporté le peu de réel, de palpable, qui demeurait autour de lui. Et dans cette nuit profonde, comme ne l'étaient plus jamais les nuits des villes, et froide comme descendue sur sa cervelle, tétanisant ses derniers espoirs, il fut saisi d'un effroi incommensurable de cette solitude au monde, qui nous cloue chacun en une part, en un lieu. Insidieuse, désespérée, sournoise, impérative, il frappa le prénom de l'amante perdue sur les alambics du Minitel, qui y reconnut un service de messagerie dont le générique s'inscrivit, le visage quelque peu robotisé d'une femme se dessina ligne par ligne avant que l'ordinateur ne lui demandât d'entrer un pseudonyme. Le nom qui lui vint d'emblée à l'esprit fut celui de Gulliver, soit que l'envie de partir - d'en finir? - parlât en ceci, soit qu'il se sentit en cette réclusion comme un des derniers survivants exilé de la terre qui tentât de rétablir une communication compulsive et désespérée 110 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. avec les vestiges de la planète : et plutôt des femmes. La machine avala ce nom second à la touche envoi, et lui donna à choisir entre différentes connexions, puis un code clef, ainsi qu'un Curriculum. Il se contenta chaque fois d'un point d'interrogation et alla regarder d'abord dans cet univers inconnu du côté des annonces. Il y avait les nouvelles célibataires : "divorcée sans enfant cherche amant, ami, complicité, amitié, amour, voire plus" ; les publicitaires "Je suis brune aux yeux clairs, petite mince, bien bâtie, bien roulée" ; les mégalomanes bavardes : " femme, cinquante ans, grande brune, mariée mais désir changement dans très grande désolation, cherche homme ou garçon ayant mêmes envies, suis très gentille et libre tous les jours en ce moment. Merci de bien vouloir laisser message dans ma bal qui s'appelle rare." ; les dépêches elliptiques qui allaient à l'essentiel d'une information pragmatique mais non moins impérieuse : " Recherche jeune femme sensuelle, libérée." Les Madame Bovary devenues sûres d'elles : " Belle femme cherche pour échapper à la routine à rencontrer un homme discret et libéré. Vingt-six ans. Je peux facilement me libérer. Liaison durable possible si entente. Laissez-moi votre téléphone ici." Les nymphomanes qui parlaient d'elles à la troisième personne : " Elle cherche un mâle, un vrai qui puisse lui donner beaucoup de plaisir elle adore la chaleur du corps humain; si tu penses pouvoir l'assouvir et si tu en as envie, écris-lui vite." Il lut encore les petites annonces d'invitation en week-end, pour l'heureuse maîtresse de quelques jours ; celles des couples 111 échangistes, dont les demandes décrivaient scrupuleusement les exigeantes chorégraphies orgiaques d'un trio, ou d'un quadrille, aux règles complexes et fermes ; celles qui, sans aucun tabou, pratiquaient et embrassaient tout ; les invites des licencieuses qui pratiquaient l'absence de ponctuation et la numération : " J'aime le 69 j'y vis à cause de quoi je vous laisse deviner messieurs brune 165 52 kg yeux clairs qui veut de moi de mon sexe" ; les énoncés naïfs et provinciaux :"Jeune homme désire rencontrer jeune fille, sérieuse, gentille, pour vie à deux si entente région Rhône-Alpes." Les avis enfin de quelques spécialistes pervers, les communiqués de cadres commerciaux, précisaient-ils itinérants, vantant leurs loisirs de parachutisme ou de peinture. Il y avait les brutes et les truands, les prostituées, les professionnelles, les occasionnelles. Sur la messagerie, il trouva Mathilde, Dormeur, Il ne colle jamais, Baccara, Peintre cherche modèle, l'indispensable Juliette, Ecologiste, Tout pour Françoise, et miracle, une Françoise même. L'une lui demandait "Tu boudes". Une autre lui souhaitait "Bonjour". Une autre encore lui annonçait d'emblée qu'elle était toute nue. Tout ceci avait un goût sordide, ce cloaque cependant répondait à son désespoir. Il découvrit brutalement une face des gens, des femmes, qu'il avait toujours voulu ignorer, celles du métro, celles de la rue, celles des cours de récréation où il ne se mélangeait jamais, celles des soupers et dîners qu'il évitait soigneusement depuis toujours. 112 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Bien sûr rien de tout cela n'était fatalement vrai, et personne n'était supposé dupe. Ce n'était plus seulement l'antique jeu de l'amour et du hasard, pas toujours le racolage de la prostitution des corps, ou de la parole de quelque animatrice, mais c'était nécessairement l'anonymat garanti du discours mort, des solitudes frustrées, des jeux de société d'un soir, des habitués collectionneurs accumulateurs d'aventures, des moches et des timides, et peut-être quelques écrivains en mal de lectrices. C'était la machinale allusion à l'amour, la savante gestion de la communication interactive, et en temps réel, des corps et des libidos d'une société atomisée. On trouvait là tout l'échantillonnage d'un monde - chaque messagerie avait son monde, il le découvrirait plus tard - avec toutes ses phrases clichés, entendues d'avance, numérisées peut-être. Obstiné autant que compromis, de jour en jour il approfondit son expérience, et sa connaissance s'affinait, il fixa son attention sur une messagerie plutôt branchée, ce qui n'empêchait pas là aussi un monde divers, de prostituées, de banquiers, de cadres jeunes et dynamiques surtout, de femmes au foyer, de célibataires jouisseurs, de paumés, de joueurs, d'y grouiller. Son aisance s'affirma. Il aimait jouer avec les phrases, aller à rebours des discours, tenter de deviner ce qui se cachait derrière les pseudonymes, les curriculums : Clystère, éducation victorienne ; Carole, corps adorable, impudique, mariée, douce, vraie blonde ; Chanel, brune 33 ans BCBG ; Marie Posa, Belle noiseuse. 113 Il se prit parfois de gaieté à ce jeu des messages, des mensonges, des aveux, des phrases humides, des mots violeurs, et de tentation à quelques échanges, rares mais qui advenaient certains soirs, plus violents, plus poignants, moins convenus que d'autres. Entre les professionnelles et les naïves, il apprenait à discerner au plus vite pour gagner du temps, car ici plus qu'ailleurs le temps était de l'argent et qu'à tout prendre il préférait les naïves, les ingénues prosaïques, comme lui, les égarées. Comme son écriture, quoi qu'il jouât, quoi qu'il livrât d'authentique sur lui-même ou qu'il se drapât de quelques personnages imaginaires n'était pas sans détoner au milieu de ces discours tellement attendus et convenus d'une cour qui se faisait dans les caractères - et dont le but, avoué ou pas, était toujours la rencontre de chair - il n'était pas sans succès, même s'il lui fallait parfois errer longtemps en vain avant que de trouver les partenaires de ces dialogues simultanés et entrecroisés. Chaque soirée, quelques heures, eût été un livre qu'il écrivait. Il aimait se faire passer pour jardinier ou peintre ou encore leur parler comme il lui parlait à elle, leur raconter des histoires d'elle. cet épisode du voyage en wagon-lit par exemple. Elles lui dirent parfois qu'elles ne comprenaient pas ce que lui faisait là, dans ce discours-là, dans cette perdition. Il y avait souvent chez elles, les ingénues, les candides, les inexpérimentées, un sentiment de culpabilité de leur désir qui flottait en deçà. Ses restants de moralisme les agaçaient souvent. Il évitait celles qui mentionnaient leur tour de poitrine, leurs mensurations, leur exigence d'un rendez-vous immédiat place Saint-Michel ou à Nantes, et tentait d'éliminer les maniaques, les 114 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. chroniques, et les professionnelles, les pragmatiques dédaigneuses de l'art de l'écriture, les vulgaires. Il avait toujours haï la vulgarité, mais il la découvrait non sans fascination. S'il les avait choisies, il lui fallait les accrocher par quelque message à propos, enclencher l'échange, attirer l'attention, se distinguer, et quêter toujours de nouvelles partenaires pour remplacer celle qui soudain se déconnectait, soit qu'elle eut cessé de jouer, qu'elle eut été dérangé, ou qu'elle eut trouvé qui retenir. Stratagèmes sans gloire, les communications s'enclenchaient, jusqu'à ce que le manège tourne, trois ou quatre correspondantes à la fois, afin que le jeu jamais ne cesse, que l'illusion jamais ne se dissipe, que les messages tournent sans trêve. C'était un jeu, et comme les joueurs augmentent toujours la mise, à proportion de ce qu'ils perdent, dans l'espoir compulsif de se refaire, il fallait sans cesse jouer de nouveau, parier encore. Entre la messagerie et la rencontre, le téléphone était l'intermédiaire obligé. Livrer son numéro, voire son nom, était toujours une mise en péril, la porte ouverte à un risque qu'il fallait savamment contrôler, maîtriser, jauger, que le partenaire devait longtemps mériter. Il fallait de longues heures de conversations, des connexions répétées, avant que les protagonistes n'ôtent le loup. On découvrait soudain la voix de l'autre. Et bien plus : qu'il était bel et bien une personne, un vivant, un existant, qui vous parlait, banalement, un masque tombé. Ce passage était d'ailleurs souvent 115 assez sinistre, la part de théâtre évacuée, au nu de la voix cassée, au dénué de la vie, la cour des miracles désertée. L'une d'elles, le croyant artiste, se crut obligée de lui lire ses piètres poésies, une autre, présumant sans doute de sa vocation de confesseur, de lui raconter son mariage. Mais surtout, la messagerie elle-même devenait le sujet de conversation essentiel, car au fond on se défiait toujours, comme en quelques restants étranges de mauvaise conscience, de l'autre, qui avait franchi ce pas, accompli cet acte. Qu'était-il venu faire là, qu'était-il venu chercher? On se méfiait des maniaques, des pervers, des charlatans. Car il ne s'agissait plus alors de Gulliver et Chrysalide, ou d'Elégante et Beau Jeune Homme, de deux personnages de fiction, de bal masqué, de ces royales fêtes versaillaises, de badinages et de libertinages, de comédies aimables, mais, prosaïques, de corps marqués et de cerveaux tracés, d'êtres à l'état civil répertorié, qui respiraient, tremblaient, riaient, suaient, avaient peur, ou crevaient de désir, d'effroi, de désolation. C'étaient souvent des voix aigrelettes, mortes, minables, misérables. Pourtant quand la conversation s'achevait, venait le moment de décider de fixer, ou non, un rendezvous. Aux rendez-vous qu'il accordait, soit par lâcheté, soit par fidélité, il ne se rendit d'abord jamais. Il ne voulait pas les voir, pas encore les toucher, s'y mêler. Mais il recommençait chaque soir la messagerie, écrire une carte de visite, lire celles des femmes présentes, les élire tant en 116 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. fonction de la région d'où elles pianotaient que par ce que leurs lignes génériques lui laissaient supposer un peu autres. C'était le travail de son deuil. Cependant désir destructeur d'en éprouver le fiel jusqu'au bout, il accepta enfin un tête-à-tête, c'était un samedi soir, Raphaëlle à Paris. Dîner faussement enjoué, dans un restaurant pseudo-russe avec une ex-baba cool aux colifichets africains, chronique des messageries qui la ruinaient passablement, cette enseignante méprisée de banlieue qui, à force de bagarres, avait perdu depuis longtemps le goût de ce qu'elle avait aimé enseigner, était devenue une intellectuelle racornie au physique moyen. Il accepta de la suivre jusque chez elle, une résidence à la promiscuité inévitable. Dans l'appartement exigu où piaillait un teckel reclus, elle mit un inévitable disque de jazz, servit un alcool rituel puis, la conversation s'étant vite épuisée, l'invita à dormir auprès d'elle, sans, précisa-t-elle, qu'il fût obligé qu'il se passât quoi que ce fût. Il s'ennuya aux côtés de cette masse frigide affalée, mais s'endormit, dans le monde clos des literies souterraines. Quand il s'éveilla, c'était dimanche et c'était jour, elle voguait dans un sommeil tétanisé, lourd, l'âme flasque, tranquillisée sans doute d'avoir un corps qui respire à côté du sien, ou de quelque potion sédative. Cette existence étroite, borgne, mesquine, sans émotion sous les mêmes draps que son corps nu, il en fut pris de colère, de violence, de dégoût, de cette rage sourde d'enfant, et sans plus attendre, au plus vite, il partit, sans bruit, sans trace, juste en laissant le chien fuir avec lui. 117 Plus tard, à Line au bord de la falaise il donna encore rendez-vous. Il faisait froid, il aperçut une jeune femme qui portait un jogging fluo, en ce lieu par ce temps ce ne pouvait qu'être celle qu'il devait rencontrer, il en exécra le mauvais goût, allait la dépasser comme si de rien n'était, s'en aller de nouveau ; non, il lui fallait boire la coupe jusqu'à la lie, continuer le saccage. Line était institutrice, elle était très intimidée, ce n'était pas une habituée des messageries, ils marchèrent longtemps, elle tenait la route, quand la promenade finie il l'amena dans la grande maison, elle eut l'air perdue dans cet espace qui lui semblait utopie, elle erra lentement comme si elle rêvait, elle ne disait toujours rien, ou si peu. Il lui réclama, comme tant de douleur inhibée, de misère intériorisée, qu'il sentait en elle, lui devint brusquement insupportable, de faire l'amour à ce moment. Naïve ou perfide, elle affecta d'en être choquée, le rêve pour elle s'interrompit, elle prétexta qu'elle devait partir. Puis il prit l'habitude de correspondre avec Océane, dont deux phrases annonçaient qu'elle "aimerait nager en eaux profondes en bonne compagnie". Arrivé sur messagerie, il commençait dorénavant toujours par chercher si elle était présente et l'échange devint régulier, exclusif. Elle était drôle, avait les mots sensuels, l'écriture courbe, raffinée, célibataire incapable de partager une vie, elle s'ennuyait dans une agence publicitaire de province quelconque et étroite, morne Champagne. Ils se racontèrent, ils divaguèrent, ils s'écrivirent par poste, ils se téléphonèrent, sa voix était vivante. Elle vint. 118 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Il faisait nuit, elle était noire vêtue, il découvrait une femme séduisante, il était grave, Véronique parla avec prolixité, cela le rassurait de l'écouter, les chattes tournèrent autour d'elle, elle fit voir ses dessins, ils parlèrent de l'enseignement qu'elle avait reçu. Comme la conversation inévitablement à un moment ou l'autre devenait une sorte de métacommunication, Véronique se mit à raconter ces soirées où se retrouvant seule dans l'appartement étroit, dans l'ennui provincial, elle tapait sur le clavier, des hommes qui s'affichaient en ribambelle à l'écran, de celui qu'elle choisissait parfois pour une nuit, qui deux heures à peine après que l'écran se fut éteint, était là. De ces hommes qu'elle prenait presque chaque soir, de l'atteinte du dégoût aussi. De la fatalité de cela, de sa solitude, de la brutalité de son désir, de cette impétuosité animale que nous pouvons parfois avoir à nous éprendre et nous prendre, à nous séparer, à ne plus savoir, à nous disperser, de cette illusion de la grande communication, de la grande libération. Cigale au caractère imprévoyant, insouciant, joueur, elle dit qu'elle avait toujours été ceci : une collectionneuse, qu'elle était bien indigne. Il n'était pas là pour la juger, il aimait cette lucidité-là, ce désarroi clairvoyant en elle, ce désespoir tendre. Elle dit que là, dans la messagerie, personne n'avait jamais rencontré personne, que cela ne se pourrait jamais. Que tout était factice et artifice. Il la conduisit vers sa chambre, la quitta pour le restant de la nuit. Pourquoi ne la prenait-il pas, Véronique ne le sut pas. C'était tout à la fois en elle dépit d'être dédaignée ainsi et confiance retrouvée 119 qu'elle ne fût pas seulement ce corps qu'on aborde, qu'il pût y avoir autre chose. Il résistait au désir de se coller au corps, de le dénuder, de se blottir à cette respiration. Il avait si longtemps appris à s'opposer ainsi. Il savait qu'il fallait souvent aller à rebours. Qu'il fallait choisir, différer, le moment de la rencontre, des épousailles pour, comme dans les histoires d'amour, traverser et respecter les strates, convoquer de nouveau les rites, réinventer et réécrire la conjonction, comme si elle allait venir seulement du hasard, du réel, du sentiment, comme si leur histoire était autre. Lendemain matin, le soleil de juin s'élevait précoce, une délicate chaleur régnait, elle semblait heureuse. Il n'était pas déçu de cette femme. Il aurait pu la rencontrer ailleurs et l'aimer alors, elle aurait pu être de ses amies. Mais on ne peut aimer de s'être connus de cette façon, il demeurerait toujours trop de soupçon, voire trop de honte, d'amertume. Là tout ne pouvait qu'être en pointillé, superficiel, éphémère. Mais il savait que rien n'était possible de s'être trouvés ainsi. Que c'était autre chose que la vie, comme sur l'écran, des lettres, des images, des alluvions d'existence, des semblants. Il devinait sa taille précieuse, ses hanches, les cuisses élancées, les genoux légers, la poitrine galbée dans le contre-jour de la porte-fenêtre. Elle les lui laissa deviner longtemps, livrait l'image de son corps. Il éprouvait la chaleur aussi, la radiance. 120 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Elle sortit au jardin, se promena longuement entre les iris aux périanthes difficultueux et grandiloquents, les bleuets denses et conquérants, les discrètes violettes cornues aux taches minuscules, les pivoines écarlates, les hostas aux teintes ombreuses ; elle fit halte s'étourdissant des thyms et des lavandes aux nuages bleus et odorants ; marcha à pas de loup entre les ancolies aux éperons de fées, les lupins aux épis sinueux, les myosotis légers, les herbes à chat broussailleuses ; elle sourit aux véroniques, alter ego, épanchées entre les sauges, se laissait happer par les pavots d'Orient naïfs et pervers, les roses hâtives, les lychnis arborant leurs croix rouges dites de Jérusalem, les touffes palmées de pélargoniums, les coréopsis, les scabieuses. Le parfum des seringats que portaient les souffles de vent dominait ; à pieds, quittant les haies en fleurs de sureaux, les épis rosés des tamarix, le rouge carminé des weigélias, les escallonias inextricables, se courbant sous les grappes jaunes des cytises, respirant les massifs de deutzias, ils quittèrent la maison. Le sentier goudronné descendait lentement du plateau, que les paysans du lieu appelaient la plaine, en oscillant entre les arbres feuillus, tilleuls, sureaux, frênes, se parsemait de part en part de lapins qui couraient et sautaient des bois alentour, traversaient à toute allure, puis s'encaissait entre les massifs crayeux aux flancs herbeux de la valleuse. Il se terminait par un raidillon davantage abrupt et droit parsemé de silex et largement raviné par les pluies qui l'hiver et les jours d'orage devaient terminer là inexorablement leur course en torrent avant que de se perdre entre les galets. 121 La mer allait et venait bleue éparse en écume, rassérénante, claire au pied des falaises blanches couronnées de terre. L'argile faisait par endroits quelque aplomb à peine menaçant au-dessus du vide. Des baigneurs allaient et venaient au bord de cette eau, se tortillant les pieds nus sur les pierres vaguement polies, nageaient de-ci de-là, ou étendus sur la plage offraient au soleil les restes d'un corps étourdi par la chaleur. Les femmes reposaient la poitrine découverte. Les corps doraient en silence. C'était une délectation de voir les mille précautions qu'elles pouvaient prendre pour s'habiller ou se déshabiller tandis qu'elles finiraient inévitablement quasiment nues. La mer semblait un espace infini de liberté que les corps ne démentaient pas. Leurs pas encore chaussés et davantage assurés résonnaient sur les galets longeant le pied de la falaise dans une marche toutefois irrégulière où s'entrecroisaient leurs cadences. Ils avançaient jusqu'aux premiers rochers noirs, recouverts d'algues saumâtres, de berniques, creusés de minuscules bassins et abandonnèrent un peu plus haut les serviettes de bain. Véronique fit lentement, et par bribes, quelques tours sur elle-même pour bien juger de l'endroit, et parut satisfaite. Encore debout, se pliant à peine elle fit précautionneusement descendre le slip de dessous sa robe puis enfila le maillot, alors la robe jaune se dégrafa, passa par-dessus la tête étirant le corps élancé, emportant les 122 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. cheveux blonds découvrant le ventre puis les seins et le visage troublé, et finit par choir à ses pieds. Elle s'étendit, les jambes s'étalaient infiniment lentes, le maillot une pièce maintenant en place l'enceignait en un double décolleté, la poitrine respirait par à-coups profondément s'emplissant de l'air, les yeux s'étaient clos, le visage semblait dire la jouissance du soleil. Il la déchiffrait d'un oeil discret mais attentif. Son pantalon noir, sa chemise bleue rejoignirent les sandales transparentes et la robe. Il prenait plaisir à mêler ainsi avec un semblant de désinvolture leurs vêtements. Il s'étendit à son tour, avec le seul bruit du sac et du ressac, cette mesure de l'éternité, suivant distraitement le vol circulaire et les piaillements d'une mouette. Ils ne dirent rien, demeurèrent dans cette absence contiguë de l'un à l'autre, apaisante, comme devaient l'être, pensa-t-il, les vacances idéales : celles où il ne se passe rien d'autre que de très superficiel et de très aimable. Quand la chaleur aux corps devint excessive, lorsque, vidés des tensions de la vie, le désir leur vint de gagner l'eau qui bruissait à leurs pieds, ils se levèrent l'un après l'autre, échangèrent quelques banalités au sujet de la température de la mer. Elle commença de descendre la grève la première, il la regardait avec un ravissement certain s'éloigner en une danse lente, la taille, les hanches, les chevilles, oscillant ; les bras faisant balancier ; les fesses, le cou allant d'avant en arrière ; tout son corps se pliait et se dépliait tour à tour ou en même temps, jusqu'à ce qu'elle ses pieds puis ses jambes fussent immergés jusqu'aux genoux. 123 Sans qu'il ne la quittât des yeux, mi par plaisir charmeur mi par défi railleur, il se défit tout à fait, et d'un geste, de son maillot de bain, avant que de descendre la rejoindre d'un pas plus habitué qu'elle. Elle l'aperçut, un instant surprise, un instant choquée de ce geste délibérément effronté, finalement amusée, elle rit, remonta prestement de quelques mètres, jusqu'à se trouver, au moins le temps d'un bain, en sûreté de la marée, et abandonna son maillot à son tour. Le corps encore blanc des premières baignades lui apparut d'abord comme un somptueux graphisme à la géométrie triangulaire : celui des seins aux pointes brunes et étendues, du triangle duveteux aminci et pointé vers l'inconnu d'entre les cuisses, des yeux bleus et de la bouche incarnat. C'était une fête, une des ces vraies fêtes, intimes encore qu'en plein air, soudaines bien qu'impossible à exclure a priori, interdites quoique sur le fond irrépréhensible et de bon aloi. Dans l'eau sans cesse les corps se cassaient et se recomposaient, se revitalisaient. Ils nagèrent longtemps d'abord distants, peu à peu entrecroisant leurs trajectoires en une cour archaïque, jusqu'à ce que leurs inflexions devinssent tout à fait parallèles et indéniablement adjacentes. Chaque brassée était maintenant en cadence, lente et assurée, le goût de l'iode sur la langue, l'attouchement de l'eau sur les peaux délivrées, la palpation des vagues qui les balançait, ils s'emplissaient de l'air en une respiration lente et profonde, jouissaient de l'eau, de leurs corps. Les regards ne se rencontraient que furtivement, elle évitait précautionneusement de sombrer définitivement dans le sien. 124 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Ondine Océane, fantasque, souriante, vingt ans, image sans yeux perdue à l'horizon, vague, mer profonde, il était allongé sur les galets à ses côtés qui ne la touchait point, les corps étaient séparés par quelques centimètres à peine, ils ne se fondaient pas, ne se laissaient pas aller à cette étreinte que leurs pensées pourtant fixaient, redoutaient et aspiraient, ils se comblaient de ce désir-là, de le laisser grandir, les envahir en vain. Ils se dévisagèrent et jubilèrent de différer ainsi l'inéluctable, le convenu. Au bout d'un temps cependant cette proximité distante devient intenable, froide comme le soleil qui décline. Ils se détestèrent, elle le haït, à nouveau ils partirent. Ils allèrent sur les quais face aux jetées du port au coucher du soleil, posé juste entre les digues, alors seulement, dans ce cliché de moyen métrage qu'ils savaient tous deux - ils en sourirent - au second soir, il prit sa main. Il entoura le visage, il embrassa les lèvres, elle laissa faire, elle rit, elle dit encore qu'elle n'était pas digne. Il caressa le corps, conçut les formes au travers de la robe. Eprouva la chaleur des joues, la longueur des doigts. Ils dînèrent de rien, de fête, il la dévisagea de nouveau. Il l'emmena dans le grand lit, ôta la robe, et le slip, la découvrit encore, à fleur de peau, l'étreignit, embrassa la poitrine gonflée aux pointes brunes, les yeux bleus humides, pressa les fesses rondes dont la ligne poursuivait le tracé cambré de la colonne vertébrale, regardait les méandres du sexe, les sinuosités des lèvres 125 sous le duvet blond et lumineux, longuement, la tête posée face à l'entrecuisses. Ailleurs encore, enfermé dans la cabine enclose à la glace sans tain il vit la femme assise les jambes longues gantées de bas noirs ouvertes, la vulve à nu, tourner lentement sur la scène ronde. Obligé de discerner, regardant enfin, puis le rideau qui s'abat, l'obscurité de nouveau. Puis courir, les cris encore. Petit cercueil pour onanisme, ridicule manège des enfants qui étaient morts de trop de cris entendus, à se cacher et à vouloir savoir. Le monde était une vitrine obscène. Il caressait la chair, la tournait et la retournait, enserrait les pieds, se plaquait, s'encolla à elle, emplit ses mains de la peau, de la sueur, de l'odeur, des battements. Il désirait cette femme appelée, d'ailleurs. Son corps s'enfla, se dilata, à son tour. Véronique le savoura sans bouger, immobile, quiète, rassurée, perdue beaucoup de son existence, songeant à une vie où les blessures ne l'auraient pas empêchée d'aimer pour de bon, de devenir complice, s'abandonnant à cet oubli des sens, à cette chaleur, dont elle sentait qu'elle ne venait pas seulement des corps. Elle ne devint plus que cette coulée des liquides qui versent en elle, dans sa bouche, dans ses veines, dans son sexe. Ophélie d'un soir aux eaux profondes, secrètes. Elle se liquéfia, se fondit. Sa bouche la parcourut de souffle en souffle, ses mains la pétrirent comme pour en façonner l'oeuvre et lui redonner vie, ses lèvres l'aspirèrent, ses dents la mordillèrent. Elle s'oublia tout à fait, s'abîma tout entière dans ces adulations et dans ce 126 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. gouffre qu'elle sentit croître et s'imposer en elle, vibrer l'absence qu'il comblait. Il la prit. Véronique sentit le sexe dur écarter ses lèvres, écarquiller les parois vaginales, se fixer dans son ventre, chercher à l'atteindre au plus loin, sortir et revenir à l'envie de la fendre, la prendre jusqu'au cerveau, la saisir corps et âme, il enserra le crâne qui s'extasiait, qui pleurait, qui geignait. Elle partit le lendemain à l'aube. Elle dit qu'ils ne pourraient se revoir. Elle dit encore << Simple et raffiné >> C'était la nuit de nouveau, elle semblait sans fin, désormais l'écran demeurait éteint, les touches muettes. 127 10. (Une longue marche.) Parce qu'il aspirait au plus grand des froids, il céda à l'attrait des voyages et lentement gagna le Nord par Hamburg. Du Danemark il traversa les champs d'éoliennes blanches, les bras de mer, les plaines plates, gagna Københvn, y demeura quelques jours, logé dans une chambre de l'Université. Le printemps s'affirmait, dans les trains ponctuels et calmes de la ville, les habitants semblaient, quelle que fût l'heure, sortir de leur salle de bain, habillés de frais, rasés de près, disponibles et impassibles ; les hommes portaient chemise blanche à manches courtes et pantalon clair, les femmes des robes tout aussi uniformes. La ville était aussi propre et polie qu'une Suisse du nord, les artères étaient larges, les parcs généreux et vastes où, dans leurs dessous blancs, les femmes déshabillées, sans qu'il n'en émanât nulle impudeur, quelques hommes, lisaient ou reposaient étendus sur les pelouses, tandis que des enfants jouaient silencieusement ; on n'entendait jamais un cri, non plus un rire, seulement une détente immobile, nulle impétuosité qui transpirât ni de hâte, mais une égalité affable et courtoise, lisse. Aussi bien lorsqu'il regardait ces femmes ces hommes ces enfants, il 128 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. ne parvenait pas en appréhender la réalité, la chair, il les saisissait, clos, tel un simulacre, s'abandonnant désincarnés à un monde en retenue ; il était alors gagné par le sentiment véhément d'une rupture, d'un éclat, d'une répulsion. Il n'avait ici rien à faire et se promenait longuement tout le jour, sans aucune préoccupation, comme il l'aurait pu toute la nuit, sans aucune menace, apprenant à ralentir son propre pas dans la ville ; et si dans une rue, moins étalée et d'un passage plus dense qu'une autre, une foule allait, une fanfare jouait, c'était dans la même placidité, la même pondération inoffensive où toute la capitale était plongée, on l'eut crue muette. Il n'avait, jusque dans les heures d'affluence des bus, qu'à fermer les yeux pour se croire seul ; s'il les rouvrait, il percevait des corps semblables, qui respiraient une santé dont on s'imaginait combien assidûment elle avait été surveillée, nourrie et protégée, engendrée, par la collectivité. Seulement le samedi soir sur les quais plaisants de Nyhvn la bière et d'autres alcools engendraient quelque excès. Alors tout Københvn, les femmes autant que les hommes, devenait ivre se pressait, riait, risquait quelque indécence, mais sans se départir d'une certaine insensibilité. C'était un pays rigoureusement ordonné. De cette ville, rien ne le concernait, tout restait un spectacle anonyme et morne ; il demeurait hors de toute familiarité avec ce qui l'entourait, avec la réalité, et par là se trouvait reflué au dedans de luimême, dans une ultime solitude, mais sans pour autant atteindre, l'eût- 129 il cherchée, un semblant de paix intérieure. Même dans le miroir il ne réussissait plus à appréhender la réalité de son image. Seulement dans les forêts - dont encore chaque pouce était aménagé, où rien n'était laissé au hasard -, le long des plages - c'était à peine si la mer y faisait des vagues - qui entouraient la capitale, à Klampenborg ou Frédériksund, il se sentait à certains moments en communion, comme réconcilié avec lui-même et le monde, participant d'un principe universel, au milieu des arbres, des herbes . il en émanait à la fois une paix et une absence, une paix douce et sans illusions ; c'était un monde sans hostilité, dans sa dignité, dans son infini délaissement à lui-même. Autour des maisons de la côte, les lilas, les cytises, en fleurs, lui suggéraient le jardin qu'il avait quitté, il les admirait avec le bleu de la mer en toile de fond, mais ils n'étaient ni son jardin, ni les gens ses amis, ni même ses ennemis. Ce pays, d'autant plus ces jours de bleu uniforme du ciel, demeurait vide et muet. Il aurait parfois voulu se retrouver au milieu des roses et du chèvrefeuille de la grande bâtisse. Il ne connaissait pas de jardin davantage fleuri. Il lui arriva aussi de se rappeler les dunes fugueuses de son adolescence. Il ne faisait rien pour briser cette solitude. Et ce vide faisait écho au vide qu'il sentait croître en lui. Quant à rentrer, cette fin se devait d'abord d'aller au bout d'elle-même, chercher sa propre fin en elle-même. 130 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. A d'autres moments, il éprouvait le spectacle de cette nature avec violence, comme il l'aurait senti dans sa chair, plongé au-dedans, dans la pulsation des herbes, le remuement des feuillages, la charge sensuelle des odeurs, le souffle de la chaleur, redevenus forces biologiques, dans une sorte d'excitation malheureuse, envahi de la matière graminée, ou de la pulvérulence de la terre, de la trace lumineuse du chemin sablonneux qu'il empruntait. Ce n'était plus la vision d'un spectacle mais le déroulement de son propre corps dans ce frottement au monde qu'il percevait. Cette sensation le happait dans un trouble, un étourdissement, une perte. C'était de cette perte de soi, de cette impossible perte, mais sans cesse désirée dont il était dorénavant hanté. Il se rassurait cependant d'être nomade en ce voyage, le projet qu'il avait d'aller toujours ailleurs compensait l'ennui qui ne manquait pas de surgir ici, et viendrait partout. The King of Scandinavia était immense, les camions puis les voitures étaient avalés les uns après les autres dans la coque béante, sur les plages blanches de métal, les transats s'emplissaient des corps en maillots qui cherchaient le soleil. C'était de nouveau samedi soir, en guise d'échappatoire, beaucoup de Danois passaient le week-end sur le navire. Ils quittèrent le port. Les côtes s'estompèrent, sans pourtant jamais se perdre tout à fait. 131 Sous le niveau de la mer, six jeunes gens et jeunes filles en état d'ébriété avancé occupaient la cabine dont il avait réservé une couchette, il dut tambouriner longuement à la porte, et finalement faire ouvrir par le garçon d'étage. Dans un anglais impeccable quoique heurté, au milieu d'excuses inextricables et allègres, ils lui proposèrent avec empressement de rester, de se joindre à leur beuverie et à leur party, lui tendirent une bière, tandis que les visages très maquillés, comme pour se vieillir, et les vêtements assez en désordre elles insistaient avec chaleur et une certaine impudicité exigeant qu'il s'assît parmi elles, n'osant pas mais de peu, le tirer par la manche. Il ne répondit rien, se figea, les considéra tour à tour un moment, dans leur jeunesse, leur vulgarité, le sex-appeal incontestable des filles, leur bonne humeur et leur plaisir aussi, se demandant s'il devait en rire ou s'en formaliser, il sortit brusquement, le garçon lui suggéra qu'il demandât à changer de couchette ; en s'excusant de l'incident, on lui attribua une cabine première classe sur le pont supérieur. La nuit venue, ne trouvant pas le sommeil, il déambulait sur les ponts, dans les coursives, les bars, sans but. Les gens allaient et venaient, maintenant très habillés, en tenue de soirée pour le dîner, et s'attablaient. L'orchestre allait jouer peut-être, l'orchestre joua français ; le vin, le parfum, les dessous, la musique étaient français, et lui se sentait toujours un étranger. Il aimait pourtant éprouver ceci, ce ferry immense comme un paquebot, miniature gigantesque d'une ville, concentration de luxe et de plaisirs, d'ambition humaine à maîtriser les flots et jouir des 132 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. choses, glisser sans un à-coup, sans un heurt, dans la nuit, sentir ce voyage lent où il n'était de nulle part, de passage partout comme en la vie, où le monde et lui n'avaient plus rien à faire ensemble. Les serveuses, les serveurs de plus en plus s'affairaient. Tout ce monde se photographiait, se vidéographiait, se reproduisait à l'infini en une image infinie, allait copulant en route vers de nouveaux bébés, de futurs nouveaux humains. Vivre, c'était cela, s'affairer ? Lui demeurait à réfléchir le monde, et les images de ses rêves étaient celles d'une fusion désespérée avec le monde, son âme, son mouvement, sa chair. Il cherchait un exil, et il était ici dans le plus civilisé. Une pensée émue et souriante lui vint du naufrage du Titanic. Il imaginait cette lascive et joyeuse, farouche et acharnée, inconscience dans la nuit arctique, cet abandon des hommes. Comment pouvaient-ils ne pas savoir, faire semblant ainsi? Il quitta les restaurants où les premiers slows s'amorçaient, continua d'errer sur le navire, la piscine grouillait d'enfants blonds dans l'eau verte, les machines à sous faisaient un vacarme tranquille, la discothèque était assourdissante d'une musique répétitive et heurtée, sur la piste quelques adolescents se démenaient avec ferveur. Parmi eux, précieusement seule, le corps à peine dissimulé par la brassière de soie, qui laissait voir, sous les épaules, la naissance galbée des seins, et l'infime jupe qui s'entrouvrait par instants, une fille flottait avec grâce sous la boule à facettes, angélique, brillante, qui semblait 133 dans une autre danse. Il regardait un temps les pieds glisser, les hanches tanguer, les seins voguer ; il aimait les corps, et voir celui-ci danser, non pour s'échanger, mais pour ça : pour se perdre, transgresser la finitude humaine, fuir l'espace inscrit des choses, dans cette extase, cette transe indifférente. C'était cela, pensa-t-il : par la danse, comme par la religion, l'art, la science, la philosophie, l'homme n'avait cherché qu'une chose, mettre fin à sa finitude, échapper à luimême, se fuir. Mais ce n'était qu'un rêve, une illusion. Et partout la mer. Au milieu de celle-ci, il lui semblait respirer, être à son rythme, il éprouvait soudain une infinie libération, un infini bien-être comme l'année passée sur les traghetti napolitains. Il aurait pu aimer les hommes aussi, comme eux se jeter dans la danse, pour l'instant il ressentait seulement une espèce de compassion de commisération à leur égard, et au sien. Dès l'aube il s'éveilla contempler l'avance lente du bateau dans le fjord d'Oslo, se tint longtemps sur la proue voir fendre les vagues et les côtes. Il arrivait à Oslo au début des vingt seuls jours d'été de l'année, et la ville était dans une relative effervescence. Ses valises posées dans un grand studio d'Oscargata, la première chose qu'il fit fut de visiter les Münch du Musée. Ils étaient là insolents, évidemment nécessaires, profonds et graves, aux traits intenses, aux couleurs dramatiques, pénétrantes. Au bas de la rue du Musée, il but un verre à 134 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. la brasserie de Karljohanngata qui traversait la capitale de part en part jusqu'au Château royal, de sa table, au travers des lettres peintes de la vitrine, il dominait la place qui se prolongeait jusqu'à l'Hôtel de Ville. Il considéra que les huit jours qu'il avait réservés dans la cité, il pourrait en passer chaque soir dans ce bar, consommer une bière, lire, écrire quelque lettre. Mais il ne revint jamais à la Karljohann Brasserie. Comme toutes les grandes villes, celle-ci, quoique assez bucolique, lui fut vite insupportable. Malgré les escapades à Drøbak, les baignades naturistes à Bygdoy, les trésors vikings des musées devant lesquels il s'extasiait, les longues échappées de jour ou de nuit dans les forêts qui cernaient la ville, jusqu'à Kikutstua, les plongées dans les lacs et les feux de bois mort du soir, sa solitude se heurtait trop souvent à la présence des autres, ou plutôt la présence des autres blessait sa solitude, non qu'elle la dérangeât effectivement, pratiquement, mais elle en faisait, par un effet de symétrie, une difformité, un mal. Les voisins des nuits d'Oscargata étaient bruyants. Le soleil déclinait tard, resurgissait au plus vite. Dans les insomnies nocturnes mais pouvait-on encore parler de nuit? - il lui arrivait d'allumer la télévision, oscillant confusément de l'une à l'autre, des chaînes allemandes, à CNN, aux programmes scandinaves, c'étaient les mêmes couleurs, les mêmes voix, des réalités identiques. Le monde s'uniformisait. 135 Il quitta Oslo, rejoignit Bergen, y demeura deux nuits changeant de pension à chacune d'elles. La relative intimité que partageaient les occupants du vaste appartements d'une pension, l'intriguait, l'attirait et l'inquiétait, là non plus il ne deviendrait pas un familier. Le troisième jour il gagna Myrdal, abandonna sa valise à la consigne de la gare, puis Flåm, à l'extrémité du fjord. Quand il s'enquit auprès d'habitants du village du départ du sentier, ceux-ci le mirent en garde contre la neige, lui assurèrent qu'il ne pourrait jamais passer les combes fondantes jusqu'à la prochaine vallée ; il gagna quand même l'entrée du chemin, rien n'aurait pu l'en dissuader. Celui-ci démarrait au milieu d'une prairie pentue, franchissait un étage verdoyant de pâtures, jonchées de moutons, jalonnées de brebis aux clochettes tintinnabulantes flanquées de leurs agneaux, grimpait brutalement suivant la faille d'une cascade imposante dont le bruit l'emplissait tout entier, et continuait en amont de longer un torrent, auquel rien n'aurait résisté. Il était envahi à l'entendre gronder, et le voir dévaler le versant de la montagne, d'un souffle puissant de liberté, d'exaltation, il lui semblait enfin découvrir le froissement qu'il était venu chercher si loin. Lui-même de cette course était en nage. Au sortir de l'étage boisé de bouleaux et de pins, il rencontra les premières plaques de neige, éparses. Il allait maintenant lentement, sans aucune crainte de la nuit qui n'était décidément plus à cette époque qu'un vague crépuscule évanescent. Le chemin imbibé devenait spongieux sous ses pas et ruisselait de la neige fondante. Des 136 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. bouffées de ravissement lui venaient de ces éléments : neige, flots, rochers, lichens, de ces lumières brumeuses. Quelquefois c'étaient des bouffées d'ennui et de désespoir. Il était constamment entre l'enthousiasme et la désolation. Le temps d'une journée hors de tout et sans nuit réelle était long et lent, seule la pensée du sentier, la solidité de ses pas, le choix d'une halte l'occupaient. Il s'arrêta fourbu, pour dormir entre les arbres, se nichant sur un coin de la terre humide et froide, borné des racines qui affleuraient. Au matin, il se remit en marche, avance obstinée, impérieuse, mais maintenant sans âme, mécanique, seulement occupée de ne pas perdre le tracé du sentier, d'en franchir les ruissellements, d'en gravir les torrents naissants et grossissants installés dans le lit du chemin même, les rivières et les cascades. La marche ne le portait pas à de hautes méditations métaphysiques, à des abstractions, ni même à de grandes considérations sur son existence, mais le ramenait à une sorte de pragmatisme immédiat. Le passage se perdait peu à peu dans la neige, sur trois cents mètres d'abord puis réapparaissait sur des rocs émergés, sur cinq cents ensuite. S'effaçant définitivement enfin dans une infinie étendue de neige. Le second soir, il quitta le sentier, gravit quelques rochers sur les flancs des cimes, s'endormit sur le plat des pierres à nu. Il fut réveillé à plusieurs reprises par le froid, le duvet mouillé par la pluie. Il écouta longuement sur le versant opposé le bruit sourd de multiples coulées de neige, des avalanches, et voyait entre les deux 137 versants les crevasses larges où l'eau par endroits affleurait, que l'on devinait ailleurs courir sous la neige, dévalant la montagne. Mais il ignorait quelles en étaient au juste la trajectoire et l'étendue. Au matin il grimpa au sommet de l'aplomb, considérant la topographie des lieux, tentant d'en comprendre la logique, de deviner le passage de l'eau sous la neige fondante, le soleil s'était soudain couvert, le brouillard s'abattit. Il pensa que s'il tombait là, personne ne viendrait le chercher de si tôt. Il lui fallut rebrousser chemin ; ce sentier qui se perdait dans la neige l'avait plongé dans une définitive désolation, il se meurtrissait de cet échec, de n'être en état d'aller plus loin. Après trois jours, il croisait de nouveau les troupeaux, en travers du sentier un agneau mort, charogne vidée par un grouillement silencieux de vers blancs. Il fuyait, impuissant. Il passa trois jours errant sur les côtes rocheuses et sableuses de Larvick, dormant la nuit entre les rochers. De longues heures il regardait longtemps les voiles d'écume s'abattre et glisser sur les flancs des rocs semblables à des baleines échouées. Ses pensées étaient ainsi dans l'ensemble de plus en plus réduites. Il se sentait se diluer dans un espace et un temps, où tout devenait égal, sans but, et sans importance. Il scrutait le défilé des nuages, guettait le soleil qui finissait toujours par trouver entre eux un chemin ; tout pays avait un sud à lui, dérisoire. L'ennui de nouveau l'envahissait, il voulut repartir vers les montagnes, vers le nord. Il atteignit les grands plateaux de Røros, couchés contre la frontière suédoise. 138 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Au sortir du train, il avait marché dans le vague crépuscule, dépassant rapidement les vieilles mines de la ville, les forêts de bouleaux malingres, chétifs, qui la cernaient, et voyant soudain s'ouvrir devant lui à perte de vue, des plateaux immenses, infinis, désertiques, gris et glauques, balayés par le vent et la pluie. Il allait en hâte, bientôt accompagné des gémissements exsangues de grands oiseaux grisâtres qui se détachèrent de la masse lourde du ciel chargé, et d'interminables heures de cette nuit le survolaient ostensiblement sans qu'il pût jamais imaginer échapper à leurs regards, aux allers et retours infinis qu'ils accomplissaient autour de sa progression. Leurs plaintes monocordes le tourmentaient, leurs criaillements le tenaillaient. Les oiseaux fins et pointus, aux charpentes acérées, tournoyèrent de plus en plus bas, faisant siffler l'air en des surgissements brusques et précipités, frôlaient son crâne comme des flèches, ensuite aussitôt prenaient de l'altitude et, en un cercle infini, plongeaient de nouveau au-devant de lui, rasaient la forme filante et fluctuante de l'imperméable plastique qui enveloppait le corps, de la cagoule de laine qui protégeait du froid le visage. Il allongeait le pas. L'aube vint, rude, glaciale. Le chemin filait entre quelques bouleaux chétifs. Il se coucha là, la pluie avait cessé, il se calfeutra tout habillé, dormit quelques heures. Il s'éveilla, sous le ciel azuré, des nuages filaient, promenant sur les plateaux des rais de lumière, les moustiques proliféraient, il mangea de peu et dut marcher encore sur les étendues mornes de lichens. Il ne se donnait un peu de répit qu'aux ruisseaux 139 qu'il croisait et dans lesquels en de longs baptêmes profanes il baignait au hasard des jours son corps pour le laver. Cela dura dix jours mais il ne le savait plus. Il était à la fois exalté et perturbé de ces marches. Il lui fallait trouver à se ravitailler, il redescendit vers la ville. La pluie ne cessait plus. Il n'y avait personne à croiser. Il voulut aller plus loin, plus au nord, se diriger vers la neige, s'y mesurer une nouvelle fois. Dans les toilettes de la gare, il se lava, se rasa, sécha le plus qu'il put ses vêtements. Dans cette dernière nuit, l'eau ruisselant au sol entre les haies, il était devenu éponge sous la pluie drue. Il n'avait plus beaucoup d'argent, il dormit dans la salle d'attente. Il neigea. Tout n'était plus qu'une même chose, un jour et une nuit indistincts, un même mouvement, une même errance déserte, un même abandon moral. Il voulait des à-pic, du brouillard, du givre, de la pluie encore, de la nuit crépusculaire, des nuages qui volent bas, dissipent les formes, happent les couleurs, les mouvements, dissolvent le paysage. De Bjorli, il marcha dans la neige jusqu'à Pytbua. Il se regardait cheminer, regarder errant le paysage. Il ne se sentait nulle part. Dans un no man's land. Imaginaire. Ces montagnes n'existaient pas. Ni les bois, ni les lacs. Just a dream. Il s'était engagé dans une 140 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. traversée fantomatique dont il ne resterait rien. Il ne serait allé nulle part, ne se serait jamais inscrit, jamais enraciné. Ce devait être ceci errer, glisser ; être pour soi seul en dehors. N'être nulle part, ni même dans sa tête. Dérive incessante, glissement incessant, silence, vide, silence, de ces jours qui ne se couchaient jamais, n'en finissaient jamais, s'enfilaient l'un sur l'autre, glissaient l'un sur l'autre. Voyageur mutique, solitaire, errant de train en sentier, de ville en forêt. Patiente entreprise d'annihilation Il progressait dans la neige molle qui s'enfonçait sous ses pas, l'accueillant quelquefois, dans un excès de générosité printanier, jusqu'à l'aine, et rendait son avancée difficile. Des traces fraîches de courses animales suivaient un temps la piste, balisée de loin en loin de cairns. Il les vit soudain sur le versant proche de la montagne qui bordait la vallée de haute altitude où il était engagé, nobles et magistraux, lents, qui le regardaient. Les élans s'étaient maintenant immobilisés et il lui sembla qu'ils le laisseraient aller jusqu'à eux, mais ils disparurent, ainsi qu'ils étaient venus, souverains. Il enviait leur force, leur vérité animales. Sous le soleil qui désormais en réchauffait la surface, la neige ne crissait plus sous ses marches, il s'avérait même par moments qu'il flottât, les enjambées amorties par la couche épaisse qui accueillait ses pieds et les faisait rebondir en une course machinale. Au soir il atteignit Veltdasbuhytta, et put dormir dans un refuge. La nuit la neige tombait. 141 Il repartit au matin, le tracé du sentier devint immédiatement impraticable se frayant dans une vallée, qui à cette époque était submergée des eaux torrentueuses de la fonte des neiges, il longea donc le flanc de la montagne à mi-hauteur de la crête, de rocher en rocher, mais se déroutait souvent dans des passages dont l'issue était incertaine, soit qu'ils découvrissent des aplombs subits, soit qu'ils se finissent en des pans dressés de pierre. Il perdait par intervalles la vue des cairns également pris sous les neiges et se dirigeait à la boussole, les rocs étaient humides et glissaient. Mais il ne voulait plus retourner, il devait passer. L'eau semblait dans la vallée jaillir de toutes parts, apparaissant et disparaissant, brillante sous le ciel bleu et grise sous les nuages blancs, tumultueuse. Il aimait que son esprit s'abîmât tout entier dans cet inconnu et son corps s'absorbât dans cette épreuve sans détour, ni concession, et qui lui était nouvelle. La vallée disparaissait vers l'est continuant sa chute en ligne droite jusqu'aux lacs et aux fjords. Il put regagner le sentier qui obliquait au sud et descendait en une longue glissade toute droite. En contrebas, il atteignit un torrent dont la largeur ne devait pas excéder huit mètres, mais la passerelle indiquée sur la carte pour le franchir n'existait plus, sans doute emportée par la course de l'eau. Il ne demeurait que de rares débris de planches et deux câbles d'acier parallèles mais distendus et instables qui joignaient les rives, ancrés à chaque extrémité sous la neige ; il mesura leur écartement, il était juste celui de ses bras ouverts. Sans trop y croire, il essaya d'abord de 142 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. s'engager entre les deux filins, de progresser en se rivant dessus des pieds et des mains, mais ils étaient trop mobiles, pour qu'à un moment ou un autre il n'en glissât pas, et leur flèche sous son poids allait se perdre sous la surface des eaux. Il ne s'engagea pas davantage et retourna sur la rive. De celle-ci il eut peine à sonder la profondeur du lit car il n'avait rien pour ce faire, et se résolut sans plus réfléchir, à bout d'une indécision qui l'irritait en lui, à s'immerger dans l'eau entre les filins. Il découvrit alors dans ce bref moment où, sans s'être dévêtu, il pénétra le flot, la force terrible et impérieuse, glaciale, de l'eau qui déferlait, véhémente. Il se sentit emporté par un courant violent, tyrannique, auquel il lui sembla qu'il ne pourrait vite plus résister, et dont la force le fascinait, il y reconnut le heurt indomptable qu'il était venu chercher en vain et qui soudain se présentait à lui dans son impétuosité brutale, son indifférence naturelle, sa réalité pure et archaïque, sa juste nécessité, se sentant saisi d'une envie morbide de s'y abandonner, de lui rendre son dû. Son regard se dirigea vers l'aval et en de brèves images défilant en son esprit il voyait déjà son corps s'y noyer par saccades agitées, lapidé entre les rochers, engourdi, tétanisé par le froid, renvoyé comme une balle entre les rives empierrées. Cette mort-là au moins ne serait ni inique ni lâche. Il lui semblait qu'il n'avait erré jusque là que pour ça. Il n'y avait aucune peur en lui. En cet instant l'idée que son existence retournât à la matière dont elle venait et soit engouffrée en elle, ne lui répugnait 143 point, il s'agissait en quelque sorte de l'unité d'un même être, dont il savait que seule sa volonté, une conscience acquise mais qui n'avait jamais manqué de l'encombrer, le différenciait le temps d'une vie, et pas nécessairement pour le meilleur. Plaqué contre le câble d'aval, agrippé encore à une pierre sur la rive, se tenant à grand-peine debout, ses pieds embarrassés à demeurer fixés au fond, le buste dépassant juste de la surface turbulente, hissant le mieux qu'il pût sur ses épaules le sac dont il était chargé, et qui contenait le peu dont il avait besoin pour survivre dans ces marches, il avait dans le même temps envie de lutter, de se mesurer au courant redoutable qui le menaçait, d'appréhender les limites vers lesquelles échouerait cette confrontation primitive, d'opposer les extrêmes de sa puissance à celle de la montagne. Sa seule idée n'était plus que de voir à quel moment il vacillerait. Il ouvrit les bras et, après bien des efforts, parvint à saisir les filins à chacun de ses côtés. Il entreprit ainsi de progresser en se hissant à force de ses poignets tout leur long. Pourtant, lorsqu'il sentit ses pieds décoller définitivement, son corps brinquebalé par le flot, et les câbles qui allaient de plus en plus inconsistants entre ses mains au fur et à mesure qu'il approchait du milieu du lit, il eut un temps d'arrêt, d'abandon, il sentit un épuisement, une vague en lui, qui venait de très loin et allait l'engloutir ; il se sentit s'abandonner. Ce ne fut que par une résolution brusque et extrême, dont la source lui échappait cependant, qu'il reprit brusquement son avance et parvint en un temps résolument bref - car il sentait qu'il n'eût pu maintenant tenir 144 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. davantage dans l'eau - à l'autre rive sur laquelle il se hissa dégoulinant de tous côtés. Il demeura hagard un long moment avant que de se hâter de repartir, il était transi de froid, il savait qu'il ne devait plus s'arrêter de marcher jusqu'au prochain refuge sans qu'il risquât de sombrer dans un engourdissement fatal. Celui-ci était encore éloigné et quand, au bout de quelques heures, fatigué, hébété, il s'arrêta, s'adossant à un rocher, ses pensées se fixèrent autour de ces idées qui se présentaient à lui confuses mais ne s'imposaient pas moins : qu'il ne devait pas rester là planté, immobile, que si au milieu du froid et de la fatigue, son corps raidi était soudain submergé par l'effet agréable d'une douce chaleur et d'un bien-être, il lui fallait se réveiller, résister à l'emportement, car c'était là précisément qu'il se trouverait à deux doigts d'être saisi, paralysé, et d'y demeurer à jamais. En août il atteignit la petite ville de Tromsø, la plus septentrionale à laquelle on put encore appliquer ce nom de ville, au nord de la Norvège, et y séjourna. Il s'y sentait étrangement vide, plus aucune passion ne l'occupait, le voyage s'était acquitté de sa mission de décervelage : à force de marches de part et d'autre, de neiges, de trains, de salles d'attente, de brimbalements ici et là, d'expériences diversement éprouvantes, de soliloques, tel un vagabond il ne se sentait plus posséder aucune identité, aucune réalité, qui fussent siennes. 145 Il logeait au sec et dans une construction en dur, et cela le soulageait. Il quittait chaque jour la chambre au matin, se promenait sur le port, dans la cité, respirer les odeurs de houblon et de malt de la brasserie, arpenter les devantures des boutiques de bois ; ou prenait le car qui le déposait sur une île ou l'autre, le long des criques de Suzannefjord, sur les étendues herbues et rocheuses de Kvaløyvåg, ou entre les montagnes de Sørbotn. Il y régnait déjà une atmosphère d'automne et, en des temps infiniment courts, il pouvait voir les îlots montagneux perdus sous les nuages depuis le matin se découvrir, sombres masses déchiquetées, ou se recouvrir du gris laiteux uniforme de la mer. Il lui arrivait encore de ressentir de temps à autre un grand bonheur quand, au hasard de pérégrinations, l'occasion se présentait à lui de suivre une sente sur les grèves qui menaient jusqu'à une maison de bois ou un de ces grands séchoirs à poissons. Car pour le reste le pays était dans l'ensemble impénétrable. La vie prenait un sens alors à marcher ainsi, tout chemin avait un sens, quand bien même il s'achevait en cul-de-sac ; quand bien même il ne menât nulle part, il possédait une direction. Tout chemin le comblait. Ou bien, se sentant indistinctement oppressé par l'enfermement du ciel bas qui couronnait le dédale des montagnes closes, et l'emprisonnement insidieux de la vie insulaire, chaque pas lui coûtant, il demeurait dans la ville, guettait sur les quais les passages quotidiens des Express-Côtiers qui, le soir venant du nord, ou la journée remontant du sud, faisaient là escale quelques heures, 146 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. chargeant et déchargeant, de leurs mâts prestes et adroits, le flot des marchandises : caisses, sacs, bidons, palettes, exhumés des cales, autos bâchées arrimées sur le pont avant, et il aimait à y apercevoir les allées et venues de leurs passagers. Il s'embarqua un jour sur l'un d'eux qui obstinément, et quel que fût le temps, de cet acharnement têtu des hommes, naviguait vers le nord, croisait les îles solitaires des fjords, où parfois un hameau, deux ou trois maisons, qui témoignaient encore de l'existence tenace et opiniâtre du monde, pouvaient se deviner dans la brume, ou se signalaient d'un cri de sirène. A bord, un Américain dégingandé, qui achevait de faire profit de ses vacances, après avoir rendu visite à sa cousine finlandaise, parvint à nouer conversation avec lui. Chez lui, expliquat-il, il se morfondait au siège local d'une compagnie d'assurances, tandis qu'il aurait toujours voulu trouver un job qui lui permît de travailler à l'extérieur, au plein air et de bouger, aussi était-il heureux de pouvoir ici enfin être au-dehors ; cependant, il se plaignit qu'il plût trop journellement pour faire du camping dans cette région d'Europe. Il était singulièrement curieux de savoir ce que lui pensait des Norvégiennes, et ses questions revenaient sans cesse sur ce sujet, car son père lui avait dit qu'il dût profiter de ce voyage pour se ramener une femme. Il n'en pensait évidemment rien. 147 Ils accostèrent successivement à Alta, Hammerfest, ils se séparèrent sur le port d'Honningsvåg d'où roulant sur la route droite entre les mornes collines lapones, les plaines de toundra solitaires où paissaient quelques rennes, il s'égara dans les cités perdues de Lakselv, Karasjok, Kautokeino. Ce matin de retour à Tromsø, endeuillé de sa propre noirceur, il mit son costume clair, juste pour le plaisir, pour l'été achevé, pour le soleil qui ne baignait pas, pour la chaleur qui ne coulait pas, pour l'élégance qui ne régnait pas. Il était plongé dans une tristesse infinie, de cette sorte d'affliction d'être au monde qui emporte les hommes quelquefois, quand ils pensent leur existence, et considèrent ce qu'ils en ont fait, les choix autour desquels ils l'ont bâtie, et qui s'avéraient finalement aussi arbitraires, aussi absurdes que n'importe quelles autres préférences qu'ils eussent pu avoir : être fonctionnaire d'Etat, entamer une carrière universitaire, être révolutionnaire professionnel, ou encore écrire des livres, être financier ou homme d'affaires... et qui eussent été ni meilleurs, ni pires que tous les autres. Et considérant ces souffrances, qui s'étaient abattues sur ceux et celles qu'il avait côtoyés, les morts et les vivants, ou bien qu'il avait vécues, voire qu'il avait infligées, il ajouta pour lui que s'il y avait un enfer, il irait tout droit ; son compte serait bon pour la rôtissoire éternelle, pour les flammes sempiternelles, pour la torture de 148 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. l'âme à tout jamais. Certes il avait essayé d'aimer, tenté de donner. Voilà tout ce qu'il aurait à dire pour son pardon. C'était peu, et il ne croyait en rien. Que de noirceur sur toute une vie, que de zones d'ombre il y avait. Cette immense innocence, cette immense virginité, qu'une aurore on s'était rêvées pour soi-même, et que l'on avait revendiquées pour le monde entier, il fallait bien une nuit ou l'autre en faire son deuil. Pourquoi étions-nous tous voués à être coupables malgré nous, et malgré nos idéaux? Ses nuits l'empêchaient de dormir, ses cauchemars étaient emplis de mots comme des vagues qui le submergeaient, des vagues de mots écumantes. 149 11. (Une nuit polaire.) A l'automne il reprit ses pérégrinations, et se rendit à Stockholm. Des trois capitales scandinaves la ville lui parut d'emblée la plus européenne, la plus citadine, avec ses palais à la mode italienne, ses places, son bruissement d'allées et venues, ses grands magasins. Il y séjourna une semaine, ne quittant ses lectures et ses recherches qu'à la nuit pour marcher dans les rues à peu près désertes, il y refaisait chaque soir la même promenade, descendant la rue jusqu'aux abords du théâtre et des bassins, arpentant les bords du canal, traversant les cours somptueuses du Palais Royal qui semblait habiter la ville toute entière, remontant les rues piétonnes. Il avait loué, chez des banquiers français établis dans la capitale depuis quelques années, une chambre dans le centre de la ville. La pièce sous les toits, nostalgie parisienne de ses occupants, agréable, cotonneuse, les fauteuils et le lit duveteux d'une profondeur que l'on ne se procurait qu'en Suède, les couleurs suaves et fraîches propres aux pays nordiques. Elle n'était cependant séparée du reste de 150 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. l'appartement que par un rideau et ne possédait donc en propre nulle intimité. Ceci le gêna. Ils l'invitèrent un soir à dîner avec eux, bien qu'il demeurât protocolaire, le repas s'écoula en une courtoisie subtile : ils envièrent un moment ce qui leur apparut en lui comme un privilège de liberté, qu'ils auraient redouté pour eux-mêmes, mais il n'avait d'eux rien à célébrer pour que le dialogue s'avivât davantage. Le lendemain ils invitèrent cet hôte qu'ils avaient jugé civil à se joindre à eux pour le week-end où ils allaient se rendre dans leur villa de campagne au bord de l'archipel. Il répondit positivement à cette invitation, non sans un certain plaisir à l'idée de quitter la ville, et d'une certaine façon séduit à l'idée de goûter l'expérience curieuse d'une vie de famille qu'il avait toujours fuie. Pourtant il dut déchanter de leur bon accueil bourgeois, lorsque avant le départ la maîtresse de maison lui réclama pour cette escapade, non prévue au programme initial de son séjour, le paiement de deux nuits supplémentaires d'hébergement. Il déclina et décida de hâter son retour vers le nord ; bien qu'on ait tenté de l'en dissuader, en le prévenant des mille dangers : froid, neige, animaux, nuit - mais n'étaient-ce pas des gens des villes qui lui parlaient là? - qu'il encourait à cette époque d'aller làbas seul sur les chemins, il partit le soir même pour la Laponie suédoise. Après une nuit et un matin d'un voyage lent, le train le déposa dans la petite gare d'Abisko Östra dont les portes, à cette saison, étaient toutefois rigoureusement fermées, et où il fut le seul 151 voyageur à descendre du wagon surchauffé aux banquettes profondes et épaisses. A ses pieds s'ouvrait le Kungsleden, une piste qui redescendait vers le sud sur quelques centaines de kilomètres au travers des montagnes et des forêts. Ce n'était que le commencement d'octobre, mais la nudité désolée des arbres avait, en ce bond d'une nuit, remplacé les colorations automnales de l'archipel stockholmois qui là-bas séparait et protégeait la ville de l'océan. Le ciel gris, d'un jour qui ne se levait plus vraiment, le paysage d'une âpreté redoutable, la solitude totale de nouveau, étaient tout ce qu'il avait désiré rencontrer en cette nouvelle fuite, et il les trouvait. Après quelques heures de marche il établit sommairement son campement à l'écart du sentier que longeait une rivière torrentueuse, c'était la fin d'après-midi et la lumière achevait de décliner. Une bribe d'heure, le dérisoire abri de toile était dressé et c'était nuit noire ; dans la nuit et le froid il ne restait qu'à se glisser tout habillé dans le duvet épais, s'y enfuir, en rabattre les pans sur le crâne, se réchauffer en cette serre cotonneuse de la tiédeur de son propre corps pour chercher dans le sommeil un oubli dérisoire. Il avait beau se recroqueviller et se lover du mieux qu'il put, il eut froid. Au matin il dut se rendre à l'évidence première du gel qui avait figé l'eau dans la gourde abritée à l'intérieur de la tente, il ne sortit que vers midi, lorsque la pluie givrée se calma dans la béance nuageuse d'un ciel jaune. Il avait faim, il mangea, et la purée de céréales qu'il ingurgitait était aussi froide que le café qui était aussi 152 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. froid que l'eau du torrent, qui était aussi froide que l'air. Puis il reprit sa marche remontant le cours d'eau jusqu'à une cascade et fut surpris par le tourbillon des premières neiges de l'hiver qui volèrent en gros flocons épais. Depuis le début de l'après-midi il avait patiemment guetté cette neige, sur les cimes des montagnes alentour qu'il avait vues blanchir, et l'avait ardemment espérée, comme un enfant. De respirer cette neige qui immédiatement se collait au sol et sur ses vêtements, à son parfum et au toucher des flocons sur sa peau, il fut pris d'un brusque éclat de rire, violent frénétique, absurde, comme si alors en lui se délivrait toute l'horreur qu'il avait portée pour venir s'échouer là, aux confins du monde habité, à la porte des peuples nomades. Entre les lichens qui se couvraient de neige, il eut encore le temps de faire une cueillette de myrtilles et ce fut, avec les flocons, son second régal de la journée, avant que la lumière n'achevât de décliner. Son corps se soumettait au rythme de la nuit polaire qui gagnait, et s'engourdit dès la nuit tombante. Comment eût-il été possible de vivre autrement ce temps là? Les choses étaient simples, pures, humbles, essentielles. Il ne s'agissait que de vivre et survivre, ramené à la misère première de l'être et du corps, à la simplicité des herbes, des arbres, de l'eau qui dévalait, de la neige, des pierres, des feuilles mortes, du bois mort trop humide, trop imbibé, pour seulement oser espérer en faire du feu, au temps bref du jour trop froid trop mouillé pour en faire autre chose que déambuler entre les arbres, à l'aplomb des gorges, sur les pentes 153 des montagnes, sur les bords du lac, ou s'étendre mort dans le duvet froid, et humide de la respiration qui la nuit se condensait en gouttelettes glaciales qui imbibaient la couverture et glissaient sur la peau. Il se sentait à jamais délivré du poids des choses qui dans le quotidien l'avaient encombré, avaient enchevêtré l'esprit, l'avaient si longtemps tenu hors de lui, dans un dédale d'obstacles à la pensée, l'avaient emprisonné, où la volonté s'était perdue, où la liberté s'engluait. Accumulation des objets et des modes qui raréfiaient au fur et à mesure de leur expansion notre vide, notre aire, notre espace, le volume de notre propre corps, le vol de notre esprit. Ces choses que compulsivement nous avions créées, que nos peurs avaient jetées, que nos dépressions avaient balisées, barrières futiles à nos mélancolies, nos angoisses, notre perdition, notre naufrage, notre dénuement ; alourdissant encore notre vaisseau dans notre volonté de mieux l'armer, à la longue écoeurantes de tant de présence, de tant de polissage, de tant d'imperfection humaine, de tant de prétention à bâtir, construire, régenter, posséder. Débarrassé des choses qui tuaient, assassines mains, mutilaient, dévoraient, projections et déjections de notre rêve tyrannique de soumettre les forces violentes de la nature, nos forces vives, abruptes ; qui proclamaient notre incapacité à demeurer nus, à demeurer humbles, à demeurer vierges ; au double tranchant, closes et jalonnées, dépourvues d'esprit, dépourvus d'émoi. 154 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Quitte du pesant fardeau qui obstruaient nos vies, nous privaient de l'oisiveté, de la légèreté, choses que nous ne voulions qu'ordonner, classer, assembler jusqu'à ce que nous ayons le sentiment présomptueux et orgueilleux de leur possession. Alors elles nous enchantaient : rassuraient, parlaient, chacune d'elles liée à une histoire, à une présence, un don, une trouvaille rescapée, une trace miraculée ; chacune d'elle pour notre corps devenant une forme, couleur, odeur, matière ; pour notre main qui se complaisait de leur empreinte, leur poids, leur qualité tactile, afin que nous les goûtions, les ingurgitions. Outils qui nous répondaient, obéissaient, qualités façonnées, étranges étrangers sourds et muets, pliés à nos quatre volontés, que nous agencions, détruisions, renversions, car ils étaient avant tout des signes et que l'esprit s'aliénait aussi dans cet univers de signes. Par eux nous avions façonné notre paysage quotidien, celui constitué non de montagnes et de plaines, d'herbes et d'eaux, mais d'une perspective savamment cultivée à l'image de notre esprit, où chacune avait fonction de nous renvoyer à nous-mêmes et notre labeur, de créer notre semblant d'harmonie. Ici à quelques kilomètres d'Abisko Østra, il n'y avait rien. Ou si peu : la toile de tente, le duvet, la gourde, la gamelle, le canif et plus rien que la forêt indemne d'avant la grande débandade humaine. 155 Ce n'était là pas davantage ce qu'il était convenu d'appeler l'aventure qu'il était venu chercher, aucun songe d'exploit ou de surpassement physique, de dépassement de soi, aucun attrait d'une quelconque originalité ne l'habitait ; des hommes étaient déjà passés là et y passeraient après lui, l'existence même des sentiers en témoignait, et il aimait ce témoignage ancestral ; il ne prétendait à rien. Pas plus qu'en amour l'aventure ne le sollicitait, parce que la surface des choses et des êtres l'indifférait, la seule requête qu'il eût ici était celle de la nudité, du délabrement, des limites secrètes et anonymes, du rudiment. Ce qu'il aurait, si cela eut été possible, voulu enfin affronter était le vide lui-même, dans sa réalité insaisissable, mais dont il sentait quand même qu'il pouvait parvenir à s'en approcher, à le reconnaître, à le nommer. C'eût été le sens pur, à rebours de cette fuite en avant des civilisations, car ce n'était pas la nature qui jamais avait eu horreur du vide, ce n'était que l'homme, celui qui se gargarisait des progrès, qui ne subsistait que par cette propension à emplir, entasser, régler, communiquer ; par cette fuite du sens, par la peur. Ici toute la grande comédie humaine s'éteignait, ses compromis, ses subterfuges, ses lâchetés, ses mensonges, ses ruses sans scrupules, ses roueries, ses spoliations, ses séductions. Ici l'incapacité d'aimer, de donner, de recevoir, les peurs, les chantages, les menteries disparaissaient. Il ne demeurait plus que la mesure à la terre, à l'eau, aux arbres et aux plantes, à toutes ces matières dont il était lui-même fait 156 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. et parmi lesquelles il redevenait eau et sang, chair et peau, à nu, soucieux seulement de l'essentiel, de l'humble, du pauvre, de l'obscur : le froid, l'eau, ses pas sur la glace et la neige, l'abri, le sommeil secoué par sacccades brisé par la gelée, les rations de survie, les animaux silencieux surpris ou guettés. De la violence de la nature, il n'avait ni peur ni angoisse, elle lui paraissait digne ; et même si elle l'eut écrasé, c'eût été comme un retour en son sein, une réassimilation à ses matières, une réversion en soi-même. Il ne vouait cependant nulle admiration à ses forces aveugles. Elle était là et ne pouvait qu'être niée. L'homme était en elle un hiatus imparable, il était voué à s'y annihiler ou tout refouler d'elle, qu'on le saisît comme étant en elle ou qu'on la pensât comme étant en lui, à ne pouvoir que s'y opposer et être hostile à lui-même en un lent déchirement sourd et aveugle. Ce premier jour la pluie succéda à la neige en faisant fondre la couche maigre. Le second jour la neige qui ne cessait de tomber ne le céda plus, indélébile victorieuse des longs mois à venir, le gel ne transigeait plus davantage. Il progressait le long de la piste, aveuglément, d'un pas machinal et sûr, silencieux à l'infini ; seulement avec le froid ses gestes devinrent moins précis, un peu gourds, son cerveau même se ralentissait, il perdit sa boussole. Le sommeil n'était plus que par bribes, régulièrement interrompu par le froid. Une nuit il rêva qu'il se battait en duel, au 157 corps à corps avec un homme, qui finalement, il était trop tard quand il s'en aperçut, se révélait être le Diable lui-même, revêtu de ses attributs traditionnels, en bonne et due forme, et tout en combattant il se désespéra d'être tombé sur un tel ennemi, dont la supériorité était inévitable. Cependant, jusqu'à ce qu'au bord de l'épuisement il se réveillât, il tint bon dans ce combat. Plus rien désormais ne pourrait réchauffer suffisamment l'atmosphère pour espérer que quoi que ce soit, vêtements, bivouacs, pût sécher. L'humidité de jour en jour s'accumulait. C'était maintenant une tente givrée qu'il démontait au matin, des lacets figés qu'il nouait, une toile humide qu'il remontait au soir, et cette uniformité détrempée était pire que le gel. La neige s'épaississait mais ferme ne gênait plus, comme elle l'avait fait au printemps, son avance ; les bords des lacs commençaient d'être pris par la glace, partout l'eau l'attirait inéluctablement et il ne manquait jamais de s'attarder longtemps sur les rives durcies et enneigées, se plaisant au spectacle heurté et chaotique des jaillissements blancs et noirs des rochers qui brisaient la surface morte des eaux grises.Sans qu'il se lassât du tableau des enfilades lacustres, il se hasardait avec précautions sur les eaux figées dont on ne distinguait plus nettement la limite d'avec les rives, écoutait les lents craquements de la couche fragile sous ses pas. Il s'avisa aussi qu'inévitablement il lui faudrait un jour revenir vers les hommes, vers la ville, pour y finir le reste de ses jours, et peut-être y reprendre goût, puisque il était de ces gens-là. Le plus 158 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. tard, le plus usé qu'il reviendrait, serait le mieux. Il s'affligeait de tous ces savoirs des rochers et des eaux perdus par l'homme, et qu'il ne les possédât pas lui-même, lumières archaïques de la vie prosaïque en ces forêts, en ces montagnes, de la survie solitaire. Nuit de pleine lune sur le paysage gelé, un pied mouillé, qui s'était un instant égaré dans l'eau celée sous la glace et la neige, le bas du pantalon figé au pli raide et lourd, ne lui permettaient plus de s'arrêter avant que de se résigner à se remettre au chaud, les montagnes tendaient leur ombre claire, les lacs miroirs impassibles, étincelaient, la trace du chemin brillait comme un diamant. Vivres épuisées, et lâcheté du corps, une nuit trop hostile fut son dernier bivouac. Les traces d'une nuit perdue dans une auberge lépreuse, mais où son corps réapprivoisait le chaud et le sec, l'esprit indifférent. Narvick, c'étaient des gares désertes toujours. Mais les trains opiniâtres chaque matin, chaque soir sur les voies ferrées, et sur les routes les chasse-neige inlassables engloutissaient des fortunes d'énergie dans ce combat sans répit contre la neige, contre l'isolement. Le train entreprenait la lente ascension du fjord, sous le ciel blanchâtre l'eau s'étendait, sans une vague, grise. Les cimes uniformément enneigées, les montagnes aux premiers étages griffonnés d'arbres à nu. Puis le plateau aux cent lacs indécis gelés, figés, dont la glace accueillait l'aplomb mourant d'un cortège de pics à la procession infinie. Enfin la plaine lapone, quelques rennes, lente et 159 molle aux bouleaux givrés, creusée de longs marécages, répétitive à l'infini. Ainsi sept heures de train pour parcourir trois cents kilomètres, trois wagons bien chauffés, un café bouillant, une vague attention au pays, une pensée étourdie de son combat pour le soumettre à ses fantasmes, ses obsessions, ses enthousiasmes, ses refus. Lui, résistait, en donnait à retordre, le prenait par surprises de climats comme de figures, dans ce jeu de hasard, de roulette russe qu'était la désorganisation délibérément entretenue de cette errance. A peine plus au sud, aux environs de Kiruna les étendues lapones s'étaient éteintes pour laisser place aux forêts de conifères. La neige était moins dense, le ciel clair. Aussi avait-il l'étrange sentiment, en même temps que de s'être égaré à tout jamais dans l'espace, d'être ballotté comme un bouchon dans le temps, une balle ivre, d'avoir traversé l'hiver, et revenir à l'automne. Trains, autocars, d'une luxueuse lenteur, hôtels désolés, auberges d'un autre temps, c'était la déambulation hachée, anonyme au milieu d'inconnus aux silhouettes furtives. Trains, bateaux, bus, marches, c'était aussi sa façon de résister à l'ineptie de la vitesse, aux espaces brûlés, ignorés, gaspillés. Il ne savait où il allait, ni s'il avait raison d'y aller, se contentant maintenant de s'abandonner au tracé ferroviaire, lequel était supérieurement réduit à l'unique, à sa volonté dérisoire d'exister, et 160 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. offrait par conséquent cet avantage indéniable pour lui de ne proposer aucun choix. Happé, dépassé par le voyage de gare en gare, de ville en ville, de lit en lit, de couchette de train en couchette de ferry, de paysage en paysage, il se disloquait. Voyager c'était tourner en rond, puisque la terre était ronde. Train de nouveau. Dans le compartiment, contre l'épaule d'une femme étrangère - mais n'était-ce pas plutôt lui l'étranger? -, à la langue inconnue, enveloppée dans son manteau, cette nuit suffisamment lucide et désespérée pour ne plus obéïr à rien d'autre qu'à l'antique désir grégaire, il ne put résister au besoin de s'abandonner à cette chaleur présente du corps, à la fatalité de cette respiration. Il abandonna le poids de son corps aller contre celui de la femme, et sans qu'il sût par quelle pitié ou quelle tentation en sa vie, elle l'accueillit, elle le garda succomber ainsi immobile, sans jamais s'abandonner elle-même. Toute cette nuit qu'écoulait le train, aucun mot, sans un geste et sans un regard, contact animal, sauvage, pauvre, comme les renards et les chiens incurvaient leurs échines et s'enroulaient dans la nuit, seulement pour ne pas mourir de froideur. Au matin, en autocar il passa la frontière finlandaise, entre des kilomètres plats de forêts surgissaient par longs intervalles de givres des villes basses, perdues, bétonnées, grises ; des enfants faisaient du vélo sur les rivières et des glissades sur le golfe de Botnie. 161 Kemijärvi. Le ciel était blanc. La chambre qu'il occupait était belle, simple, spacieuse ; conventionnelle elle offrait une belle vue sur le lac. Il prenait des petits déjeuners copieux. C'étaient ses seuls repas. Il n'avait plus aucune envie, résigné à l'extrême de cette résidence forcée d'hiver, et ne sortait encore qu'en s'y obligeant et pour combler le temps. Il avait fini par oublier sa maison, son jardin. Il n'y avait pas vécu depuis si longtemps. Ou bien il s'était habitué à ne plus s'en souvenir. Trop de froid. Grippe, le corps combattait de chaud, de froid, du mal au crâne, de la peau sèche et brûlante autour du nez, de nausées, de fatigue, de nerfs. Les gestes mous et indécis, cotonneux, l'esprit tétanisé tentait une ultime révolte contre cette perte de soi, cette incapacité du corps à répondre aux volontés, cette incapacité de l'esprit même à se concentrer sur un vouloir, à décider, à faire, à réaliser, à agir. Il sortait néanmoins, se traînait dans la neige, enfiévré, las. Il aurait voulu que l'on vint le chercher. La tentation le hantait de tout abandonner sur place au milieu des monts et des plaines indécis, tout laisser là, et lui-même ; saturation de la neige à perte de vue sur les lacs gelés. 162 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. Corps ramené sur lui-même, à s'éprouver dans cette incapacité, cette léthargie, où émergeait aussi, comme d'un frottement du corps sur lui-même, un immense désir d'étreinte. Il se jugeait ridicule, ici malade au fin fond de la Finlande. La fièvre libérait sa folie, quand il marchait longtemps seul sur les routes, il recouvrait des moments ludiques, enfantins, il chantait, il jouait, il parlait incohérent à très haute voix. Depuis si longtemps que durait ce voyage, il fallait bien qu'il se tînt compagnie. Il allait maintenant sur les lacs gelés, osant s'y aventurer jusqu'en plein milieu. Parce qu'il était un étranger, cela ne cessa jamais de lui sembler un miracle que de pouvoir traverser les eaux ainsi, et il craignait toujours que la glace ne l'engloutît. Lorsque quelquefois encore il méditait, ce qui au fur et à mesure de son exil avait été de plus en plus rare, l'épouvante d'être atteint d'un désespoir sans passion le gagnait ; il détestait par-dessus tout les esprits désabusés, amers, rancuniers envers la vie, aigris ; il s'inquiétait aussi de perdre la noire violence, l'ardeur désespérée de la jeunesse, celle qui portait encore la révolte. Une nouvelle fois, il n'était pas sorti ce jour, ne pas sortir était aussi une façon qu'il prenait de résister au mouvement, de se retrouver face à face avec l'immobilité, avec rien. Au fond il demeurerait, en même temps que tenaillé de son désespoir au monde - et c'était de là que devait lui venir sa seule énergie - toujours un révolté. Y avait-il une autre issue? 163 Quoique il fût le seul à sortir encore aux alentours de la ville, dans les forêts et les lacs, ses sorties s'en faisaient de plus en plus courtes et de plus en plus pénibles, il devenait impossible de s'attarder en place au dehors. Les habitants regardaient cet étranger d'un air curieux mi-amusés mi-inquiets. Il avait aimé ce long jour unique de l'été où le temps coulait comme une éternité sans relâche. Tel un tombereau, la nuit était maintenant sans fin, totale, couvercle polaire d'une interminable noirceur. Le gel s'approfondissait sans trêve. Dans les villes l'électricité régnait. Les hommes luttaient pieds et mains contre la nuit et le froid, sans parvenir toutefois à échapper à l'emprise de leur ralentissement, à ce qu'ils figeaient en eux, on ne sortait plus que par extrême nécessité et au plus vite. Le voyage solitaire était clos. C'était encore autant donné au monde. De l'homme au monde. Il lui avait fallu affronter cela, entre le monde et lui. La solitude, c'était ce dénuement à l'extrême de l'errant voyage, érémitique. Ce matin là d'encre où seule la terre et l'eau luisaient, ce jour de nuit, lorsqu'il voulut retourner sur ses pas, il s'égara parmi les pistes de la forêt, et finit par s'y perdre. Le froid et la nuit l'avaient épuisé, il n'avait plus envie de chercher, de lutter, seulement de s'abandonner au désir immédiat du repos, d'une paix, d'une lente trêve, d'une communion indicible. Il ne voulait plus rien attendre, plus rien 164 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. imaginer, plus rien vouloir, peut-être l'hibernation le gagnait-elle, ou avait-il trop présumé de ses forces. Non ce n'était pas cela, il n'avait jamais présumé de quelconques forces ; il lui aurait suffi dans une ultime application de marcher droit obstinément, il avait déjà déjà tant accompli ces mouvements du corps. Mais il ne le voulait plus, submergé par une immense fatigue. Il avait joui de ce frottement à la nature, immense, séduisante, corps à sa vie, propre et close qui lui résistait, y retrouvant ses racines de terre et d'eau, de végétal. De là nous venions, de là nous allions, monstres humains de la vie animale, excroissances d'esprit, malheureuses créatures rejetées du mécanisme biologique, du vitalisme instinctuel, bêtes contre nature, meurtriers de nous-mêmes. Apprentis sorciers démunis. Herbes folles arrachées à notre sol. Arbres sans sève, arbres trop vite grandis, grattant le ciel mais se déracinant sur la terre toujours appauvrie, diaboliques destructeurs, spécialistes des fuites en avant, difformes anomalies. Cette nature il l'avait chérie, il en avait ri de joie quelquefois, il en avait été inquiet, mais jamais apeuré, jamais il ne s'y était senti seul comme parmi les hommes, il avait aimé la jalonner, la gravir, y tracer des pas, s'y couler. Mais il n'avait non plus jamais senti de totale communion avec elle, toujours conscient de ce clivage entre les règnes du biologique, et de sa surdité muette pour lui parler. 165 Toujours conscient de cette différence de nature, d'essence, entre ces arbres ces torrents ces neiges ces mers, dans leur permanence imposante ; et lui la jalonnant, comme savent tellement la jalonner les hommes. Toujours ressentant cette étrangeté de l'un à l'autre. Rivalité de force, irréductibilité de l'un à l'autre - bien que lui en elle, et elle en lui. Il avait aimé la neige qui tombait. Et le Grand Nord vivant sa destinée. Il avait joui de se baigner dans les lacs, les torrents. Et marcher longtemps.Il y avait là qui le fascinait, à l'infini, une brisure, un hiatus entre le naturel et l'humain, une résistance. Avec la nature il y avait une intimité possible. Pas avec l'homme. Il avait voulu éprouver les limites de son être. Il s'y trouvait, les reconnaissait, les accueillait. Il posa son sac, s'assit, s'étendit sur la neige ; il sentit le froid plus vif que jamais le tétaniser, le chaud l'envelopper, l'engourdir, une lueur d'euphorie, une soumise félicité ; sans plus de résistance, se laissa aller à cette chaleur enfin rencontrée. 166 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. 12. (épilogue.) Monde faïencé de blanc ; provende calibrée, mesurée et proportionnée, soigneusement introduite dans des emballages promis aux recyclages ; garçons et filles aux déodorants proprets, uniformes de papier imprimés, caisses programmées ; tables scellées, distributeurs de pailles plastiques et touailles stériles, poubelles à rognures intégrées qui n'avoueraient pas leur nom, larges baies ouvrant sur un silence égal et plat de jeux ergonomiques, menus en lettres de lumière ; univers sans fumée infiniment répétés, identiques, aux quatre extrémités du monde. Jeunes encore, ils s'étaient connus dans ce Royaume du Burger, chacun leur coca côte à côte, paille à la bouche et frites pleines, ne s'étaient déjà plus rien dit, ni donné. Maintenant, à leurs côtés, sur une chaise de plastique, ballon trade mark le surplombant, ils encadraient leur bébé, vivant à peine encore - ou déjà plus - lui faisaient goûter ses premières gouttes de coca. Puis ils déambulèrent dans les larges allées, hautes montagnes de boîtes, l'une la poussette, l'autre le caddie, ayant 167 insensiblement passé les portes, automatiques et fléchées, de l'hypermarché carrelé, qui jouxtait leur vague déjeuner. Crémerie, viandes, entretien, petit déjeuner, lait, poulet, Nubril, cire, café, beurre, canard, lessives, thé, crème fraîche, lapin, Woolite, chocolat, chantilly, boeuf, Blanco, sucre morceaux, oeufs, porc, détachant, sucre poudre, agneau, moquette, confiture, fromages, veau, Ajax liquide, miel, râpé, Ajax poudre, Nutella, fondue, poisson, Ajax, crème, céréales, raclette, crustacé, Ajax vitre, parmesan, thon, Javel, charcuterie, yaourt, saumon fumé, Soupline, jambon, fromage blanc, coquillages, éponges, pâté, Scotch brite, saucisson, papier toilettes, saucisse, sacs poubelle, lard, Sopalin, chair, liquides, fruits, aluminium, vin rouge, exotiques, film plastique, vin blanc, oranges, Ajax expert, alcools, pommes, bougies, sirops, bananes, ampoules, pâtisserie, jus, citrons, farine, eau, de saison, levure, bière, toilette, sucre vanillé, cidre, shampooing, fruits confits, après shampooing, fruits secs, savon, arômes, condiments, légumes, lames de rasoir, vinaigre, pommes de terre, mousse à raser, sel, salade, démêlant, poivre, carottes, barrette, moutarde, ail, spray coiffant, chats, mayonnaise, oignons, après rasage, croquettes, cornichons, échalotes, Tampax, pâtée, bouquet garni, tomate, bain moussant, litière, épices, bouillon, surgelés, sauce tomate, élémentaire, plats cuisinés, divers, olives, nouilles, steaks hachés, purée, poissons, riz, glaces. Ibidem. 168 Jean-Claude Bélégou : Ibidem. 169 Table 1. (Des amitiés incestueuses.) 5 2. (L'exposition d'art minimal.) 21 3. (Alors, un grand amour.) 34 4. (Un été napolitain.) 59 5. (Une rupture.) 71 6. (Le grand ménage.) 80 7. (Une nuit claustrophobe.) 92 8. (Les cahiers, Annie.) 104 9. (L'inconnue du Minitel.) 110 10. (Une longue marche.) 128 11. (Une nuit polaire.) 150 12. (épilogue.) 167 170