Salut l`artiste! - Petit Prince Collection

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Salut l`artiste! - Petit Prince Collection
Salut l’artiste!
Hommage à Jean-Claude Rossier, l’ami, le frère
Peut-être mon angoisse religieuse est-elle la grâce amère qui me conserve
la foi. Si Dieu ne m’avait pas divisé l’âme, je me serais peut-être établie
tranquillement dans le doute serein de mon père et de bien d’autres.
Marie-Noëlle
Après mon dernier repas, je veux que l’on m’installe
Assis seul comme un roi, accueillant ses vestales
Dans ma pipe je brûlerai mes souvenirs d’enfance
Mes rêves inachevés, mes restes d’espérance.
Jacques Brel
Jean-Claude apparaît dans le paysage
de ma jeunesse, d’abord très loin, comme
ce séminariste atypique qui se distingue
sur le fond d’une joyeuse troupe de jeunes
chanoines à l’Hospice du Grand-SaintBernard. C’est le printemps, autour de
Pâques, nous sommes à peaux de phoque
sur les contreforts du Mont-Fourchon.
La fraternité se scelle non seulement
dans l’effort de la marche mais aussi, et
peut-être surtout!, autour d’une bonne
bouteille de vin partagée. Plus net, plus
proche, c’est le vicaire d’Orsières qui se
proposera d’accompagner délicatement
ce plus jeune que lui d’une quinzaine
d’années, en qui germait un appel encore
incertain. A l’occasion survenaient des
invitations à des sorties surprises, dans
le Val d’Aoste ou autres régions voisines
inconnues. Ces «évasions célèbres» supposaient, je le compris très vite, non seulement la journée mais aussi une bonne
partie de la nuit! C’est que Jean-Claude a
toujours pu s’appuyer sur un solide réseau
d’amis, en présence desquels le temps
était suspendu et laissait libre cours à
des moments inoubliables d’euphorie et
de fête. Jusqu’au jour où il se proposa de
me conduire à la Maison des Pommiers
à Fribourg pour mon entrée au noviciat.
Une voiture confortable, toute vibrante
des plus belles symphonies, interrompues
de chants de Jacques Brel. Avec des haltes
contemplatives pour me faire apprécier
comme il se doit la verte Gruyère et son
pays natal, par une journée d’une beauté
exceptionnelle, féerique. Notre compagnonnage ne faisait que commencer.
Qui a eu la joie de converser un peu
longuement avec Jean-Claude, n’a pas pu
échapper à de fréquentes allusions à des
titres de films. Il avait, c’est certain, une
superbe culture cinématographique, un
peu comme si la richesse de sa sensibilité était constamment nourrie par la fréquentation répétée des grands maîtres
du grand écran comme de la littérature.
C’était moins un monde parallèle qu’un
monde intérieur, un immense espace de
représentations où venaient se jouer et
s’entrechoquer, en défiant toute approche
rationnelle, les incohérences et les aspirations, les splendeurs et les déboires, en
un mot tout le tragique de la condition
humaine. Mais il y avait chez lui comme
une impatience, due probablement à une
sourde angoisse, qui lui faisait partager
moins les œuvres dans leur intégralité que des éclats, des bribes sublimes.
Son habitude voulait qu’il choisît de
préférence des extraits de grands chefsd’œuvre qui l’avaient fasciné. Une même
hâte, empreinte d’appréhension, en faisait aussi un visiteur de musée impossible
à suivre! Je garde en tout cas, gravées en
mémoire, des séquences de Bresson ou
de Dreyer, de Fellini ou de Buñuel, de
grands moments burlesques ou, le plus
souvent, des scènes tragiques, comme au
plus haut point la mort du tsar Boris Godounov dans l’opéra-film du même nom;
c’est ce qui le touchait le plus et qu’il aimait à partager.
Il faut bien le dire: Jean-Claude portait
en lui-même une dimension tragique, en
raison d’une sensibilité hypertrophiée,
névrotique, aux paradoxes éprouvants
mais constitutifs de la condition humaine.
Mais, et c’est là le plus fort et le plus beau
de son témoignage de foi, il était habité
par la conviction que c’est bien cette humanité, aux prises avec le drame, qui est
appelée au salut.
Je le considère pour ma part comme le
«maître du rebond» et un maître de qui
je me fais volontiers le disciple. Il a fait,
dans sa chair et dans l’écrasante lourdeur
d’un bon nombre de jours sombres qu’il
a su traverser, la démonstration de la vérité anthropologique, inconfortable mais
pleine d’espérance, de ces versets de saint
Paul dans sa deuxième lettre aux Corinthiens (citation libre): «Nous avons rejeté
toute dissimulation. Nous n›agissons pas
par ruse, au contraire, nous manifestons
la vérité: elle est comme un trésor déposé
dans de fragiles vases d’argile. Menacés? certes,
mais non désemparés. Terrassés? certes, mais
jamais anéantis.»
Une scène plus que toute autre me
vient à l’esprit pour qualifier le combat
de Jean-Claude. C’est un sketch de l’humoriste de génie qu’est Raymond Devos
intitulé «L’artiste». Pour les besoins du
spectacle, pour épater le public, l’artiste
se présente montant sur une planche posée sur l’eau. Il fait son numéro et plonge
aussitôt. Mais «comme il exerce le plus
beau métier du monde et que sa vocation
est d›être artiste», il se motive à remonter
sur la planche. Et ainsi de suite, plusieurs
fois, jusqu’à se noyer non pas dans la mer,
mais dans la foule en délire. Image suggestive d’une instabilité que je qualifierais
d’ «insubmersible»!
La beauté a été pour Jean-Claude, ce
par quoi - avec une foi indéboulonnable
en un Dieu pressenti comme la source
invisible de toute Beauté - il a sans cesse
ressurgi. Beauté de la musique diffusée
dans la liturgie selon un choix judicieux,
rigoureux et presque maniaque, fascination devant le génie des cinéastes et des
metteurs en scène, admiration partagée
au retour d’un Ballet Béjart à Lausanne,
perspective d’un radieux voyage à La Réunion ou à Istanbul.
Pour apprécier la force de ces remontées vers la lumière et les joies de l’amitié,
il faut avoir rencontré Jean-Claude dans
ses insondables passages à vide. Visite à
la Cure de Saint­Maurice de Laques où il
avait besoin parfois de se terrer quelques
jours, ou dans une chambre du Prieuré de Lens aux volets fermés où il gérait
tant bien que mal avec force médication,
migraines ou autres désolations, telle visite à l’Hôpital de Sion où il devait subir
les aléas de vaines entreprises thérapeutiques.
Revenons à Raymond Devos qu’un
journaliste parvint un jour à rencontrer
après un impressionnant spectacle, dans
sa loge, flanqué d’une grande robe de
chambre et dont il dit: «Loin des feux
de la rampe et de I ‘enthousiasme de son
public, Devos apparaît seul. Énorme et
fragile. Le roi nu.» Comment ne pas voir
quelque chose d’obscurément christique
dans ce Roi nu?
Merci, Jean-Claude, de m’avoir mis
sur la piste de tant d’expressions de la
beauté et surtout d’avoir été ce témoin,
dans ta fragilité par moment durement
supportée mais toujours finalement accueillie, de Celui à qui tu as donné ta
vie, de Celui en qui tu as cru jusque dans
les affres de la mélancolie, de Celui dont
toute la grandeur se penche infiniment
sur notre pauvreté pour l’habiller de sa
gloire. Jouis désormais, avec tous les sauvés - au premier rang desquels on placera
les éprouvés et les artistes en tout genre
- de cette Beauté dont nous savons qu’elle
nous surprendra d’un rayonnement éternel, puisqu’elle aura eu raison de toutes
les angoisses désolées et de toutes les vicissitudes de l’histoire humaine!
Fraternellement,
Jean-Pascal Genoud