Retrouvez l`intégralité du discours d`André Santini pour
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1 Commémoration de l’Armistice du 11 novembre 1918 Square Bonaventure Leca Vendredi 11 novembre 2016 10h50 Mesdames et Messieurs, Par une insouciante journée d’été, le tocsin glacial a retenti dans tous les villages de France, ordonnant la mobilisation générale. C’était en 1914. Nous sommes maintenant en 1916, année d’épuisement. Le conflit s’enlise, repousse les frontières de l’horreur et de l’inhumanité, la fièvre guerrière ne cesse de se répandre. C’est une guerre mondiale. La haine et la folie ont tout déclenché, l’engrenage est devenu incontrôlable. Alors, pas d’autre possibilité que de rassasier le chaos, payer le prix de douleurs et de destructions, jusqu’à ce que les armées soient exténuées, les peuples en larmes, la civilisation avilie. Alors seulement, l’absurde combat de nations sœurs pourra finir. 2 Mais en 1916, le chaos n’est pas encore rassasié. L’heure de la paix n’est pas venue. Combattants et familles – nos familles – continuent de résister et de croire ardemment que tout finira bientôt, malgré cette monstrueuse désespérance qui les accable chaque jour davantage. Cette année-là, les nouvelles du front ne sont pas bonnes. L’armée allemande a provoqué la stupeur en lançant une offensive massive le 21 février, à Verdun, zone vulnérable. En seulement 48 heures, 2 millions d’obus s’abattent sur les lignes françaises, dans un infernal déluge de feu et d’acier, qui bouleverse la terre, la transforme en paysage lunaire nu et crevassé. Le Fort de Douaumont tombe quatre jours plus tard. L’état-major français réagit immédiatement face à ce qui devient une bataille décisive stratégiquement, symboliquement. Alors, en extrême urgence, dans des camions roulant jour et nuit à vive allure pare-chocs contre pare-chocs, matériels et troupes sont acheminés jusqu’à Verdun, par l’unique route départementale disponible : la « Voie sacrée ». 3 Pendant ce temps, à l’arrière, la censure et la propagande s’activent. Il vaut mieux ne pas tout dire de l’horreur des combats, de tout ce sang versé et des sacrifices inutiles. On minimise, on relativise, on explique même parfois que “les balles allemandes ne tuent pas”... Qui peut y croire ? Chacun, dans les villes et les villages, entend toujours résonner l’écho lugubre du tocsin lointain de l’été 1914. Chacun entend le glas des églises qui annonce régulièrement qu’un père, un fils, un mari, un ami, ne reviendra plus. Soldat englouti par le néant qui n’aura pour cercueil qu’un cortège de prières et pas même un tombeau pour y verser des larmes… Dans le récit d’une guerre, l’on parle souvent du courage des soldats et de leurs épreuves quotidiennes, des grandes batailles, de la tactique militaire… mais si peu du peuple de l’arrière, qui endure et espère. 4 Pourtant, c’est bien toute la population qui a été éprouvée lors de cette guerre totale, durant laquelle les femmes et les vieillards sont réquisitionnés dans les usines d’armements ou accomplissent les travaux agricoles. À l’arrière et au front, deux réalités parallèles d’une même guerre, à la fois taciturne et assourdissante. Il y a le silence du soldat qui attend l’assaut avec inquiétude et, au loin, le silence de sa famille qui attend une lettre ; il y a cette chambre vide où le Poilu n’est pas, et ce champ de bataille – royaume dévasté de boue et de poussière – où le Poilu n’est plus… Il n’est nulle part et ce n’est plus un homme, ce n’est plus un vivant. C’est une chair à canon qui attend la mort quelque part, dans un endroit hors du monde et du temps : la ligne de front. Quand l’heure du pire a sonné, les silences oppressants sont déchirés de bruits sinistres : l’éclatement d’un obus, un cri de douleur, un appel à l’aide sur le no man’s land, tout le fracas de la guerre qui se propage jusque dans l’arrière-pays et cogne à la porte des fermes. 5 Oh ces coups-là sont les plus terribles pour la population. C’est la tragédie des tranchées sur le pas de la porte, l’implacable et l’irrémédiable de la barbarie qui fait irruption dans le foyer. Frisson de terreur, on frappe et on ouvre, un homme étrange en uniforme tient un télégramme. Aucun mot n’a besoin d’être prononcé, il les prononce malgré tout, et le père, la mère, l’épouse voient entrer un fantôme. Le glas sinistre de l’église du village résonne. Mort pour la France. Mesdames et Messieurs, l’ampleur du désastre de la Première Guerre mondiale a provoqué un traumatisme si puissant qu’il a traversé le siècle, qu’il a laissé une trace indélébile dans la conscience des générations suivantes, jusqu’à aujourd’hui. Voilà pourquoi nous continuons d’honorer nos morts. Chaque citoyen reste dépositaire d’une part de cette histoire, à la fois glorieuse et accablante, qui rassemble les nations d’Europe dans une communauté de destin, qui les enjoint à un patriotisme fraternel et pacifique. 6 Ce n’est pas anodin ni désuet, à l’heure où nos sociétés sont inquiètes. Si nous n’y prenons garde, si nous refusons de nous souvenir, nous pouvons facilement retomber dans la haine et la folie, dans le nationalisme et le bellicisme. 1916. N’oublions pas Verdun, la plus longue bataille de la Première Guerre mondiale, l’une des plus meurtrières aussi. De février à décembre, un incessant massacre pour reprendre et perdre de nouveau les mêmes parcelles de terrain. Trois cent mille morts, toutes nationalités confondues, et plus de quatre cent mille blessés, « Gueules cassées » et esprits fracassés. Et toute cette année, toute cette bataille, se résume en un seul mot, symbole de survie et d’effroi : « verdunisation ». Souvenons-nous de l’ampleur de ce carnage atroce, qui a transformé Verdun et ses alentours en charnier à ciel ouvert ; la terre gorgée du sang et des viscères des combattants ; la Meuse charriant des cadavres par milliers. 7 Dans ce paysage chaotique, dévasté et foré par la puissance des obus, jonché de restes humains que l’on ne prend plus la peine d’enterrer, plus une seule source, plus une seule rivière n’est potable. Alors, pour la première fois, on délaye un peu de chlore dans cette eau impure, afin de pouvoir la boire. La verdunisation venait d’être inventée. On verdunise pour survivre et effacer les traces de la putréfaction. Verduniser pour sauver les vivants, pour continuer de se battre aussi, parce que le chaos engloutit toujours des soldats, la paix est encore loin. Voilà la réalité de la guerre. Voilà ce qui ne pouvait être écrit en 1916 dans les journaux et ce qu’aucun glas ne pouvait exprimer. Verdun, verdunisation : il y a là toute la folie et le génie des hommes, leur méprisable sauvagerie et leur grandeur admirable. Engendrer des désastres et inventer des remèdes, s’enfoncer dans l’obscurité et préparer le retour de la lumière. 8 Le désir d'aurore, cette force vitale, cet instinct de survie qui nous anime, a permis de tenir au long de cette épuisante année 1916 et durant tout le conflit ; tenir et accomplir les durs labeurs à l’arrière ; tenir et souffrir le calvaire du front. Et pour tous, espérer. Alors, Mesdames et Messieurs, souhaitons que la civilisation n’entre pas dans une nouvelle nuit, que la connaissance et le souvenir nous prémunissent longtemps de la voracité de l’obscurantisme, qu’il ne soit pas nécessaire de désirer une aurore disparue. Souvenons-nous donc des terres souillées, des douleurs innommables, des innocents sacrifiés. Inclinons-nous avec respect devant ces monuments aux morts et ces innombrables alignements de croix blanches, témoignages de tout ce qui fait l’Homme, de la plus sombre à la plus éclatante clarté. André SANTINI Ancien Ministre Député-Maire d’Issy-les-Moulineaux