Littérature et Nouvelle Vague: y a-t-il eu un

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Littérature et Nouvelle Vague: y a-t-il eu un
Pour citer cet article: Maillart, Olivier (2012). Littérature et Nouvelle Vague: y a-t-il eu un cinéma
hussard? Intermedia Review 1. Génération de 50: Culture, Littérature, Cinéma. nº1, 1ère série, novembre 2012, pp. 69-79.
Littérature et Nouvelle Vague: y a-t-il eu un cinéma hussard?
Olivier MAILLART1
Abstract
By overstressing the equation of «aesthetic modernism = progressive political positions (or even revolutionary)» one often forgets what makes the uniqueness of the
real, of the art and of history. This applies to the 50’s generation in France, in the
cinema industry. Young people who will form what is still now called ‘New Wave’
(Francois Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, but also, somehow, Louis
Malle), although writing in journals such as Cahiers du cinéma, are characterized
more by their contempt for the great figures of engagement, whether humanists (Albert Camus) and Communists (Louis Aragon, Jean-Paul Sartre). Their references
are more classic (unless they are those of the American cinema which they defend
against “French quality”: Hawks, Hitchcock, Ang), and on contemporary literature,
their tastes will respond better to the insolence of the Hussars (Roger Nimier, Paul
Gégauff) than to the seriousness of existentialism and engagement. Likewise, they
have no interest in Theatre of the Absurd or in the New Romance vanguards. There
is therefore an entire genealogy to establish as much aesthetic as political, to tie the
different threads that explain the figures of the right-wing anarchists who populate
their first films in the late 50’s (The Cousins of Chabrol, Godard’s Le Petit Soldat)
but also the appreciation of François Truffaut for the collaborationist writer Lucien
Rebate (never contradicted), not to mention the film adaptation of Pierre Drieu la
Rochelle’s Feu folle by Louis Malle. So much so that perhaps we should rethink our
categories on the French art scene of the 50’s: the phrase ‘New Wave’ enjoying a
misleading echo with the «new novel», perhaps it would be more correct to speak of
an hussar cinema?
Mots-clés: literature, nouvelle vague, cinéma hussard
Les histoires de la littérature française du XXe siècle accordent généralement peu de place aux Hussards, soit comme mouvement, soit, pour ceux
qui l’auraient composé individuellement. On reconnaît en eux (Roger Ni1
Univ. Paris Ouest Nanterre La Défense.
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mier, Jacques Laurent, Antoine Blondin, quelques autres encore) des écrivains de qualité, mais pas de grands auteurs, et certainement pas les égaux
de certains de leurs contemporains, ceux que justement ils vilipendaient le
plus (Sartre et Camus). Ceci s’explique sans doute aussi parce que, notre
regard rétrospectif se moralisant à mesure que les années passent (ce qui
est paradoxal, puisque la distance devrait plutôt atténuer les effets de disputes politiques qui nous concernent moins), leur posture dandy, provocante, très marquée à droite, gêne la sensibilité contemporaine.
À l’inverse, les cinéastes de la Nouvelle Vague (mouvement dont
l’émergence succède de peu d’années à celle des hussards, à la fin des années cinquante) demeurent des références quasi obligatoires dans l’histoire
de leur art – et les hommages succédant aux décès récents de Claude Chabrol et d’Éric Rohmer ont encore mis en évidence le vide relatif qui a suivi,
en France, cette remarquable génération.
Or, ces deux groupes d’artistes, le premier qui s’illustra dans le champ
littéraire, le second dans le champ cinématographique, firent au cours des
années cinquante un bout de chemin ensemble. Et ce rapprochement à la
fois politique et esthétique mérite que l’on s’y arrête, car il est souvent
gommé par une vision trop linéaire de l’histoire artistique, qui fonctionne
par gros concepts («aussi gros que des dents creuses» comme écrivait Deleuze), et qui veut voir du côté du classicisme ou de l’académisme la
marque de la réaction politique, du côté de la nouveauté formelle un progressisme politique (parfois révolutionnaire, ça n’en est que mieux) obligatoire. Dans le cas qui nous occupe il n’en est rien, et nous allons voir pourquoi.
Les Hussards
Il faut pour les voir émerger s’imaginer la situation de la France littéraire des années cinquante. D’abord le souvenir de l’Occupation et surtout
du Comité d’épuration, à la Libération, qui a conduit à l’interdiction de
publier un certain nombre d’écrivains reconnus avant-guerre. Il y a, dans
les esprits, le poids des partis vainqueurs, et notamment du Parti Communiste, rallié par nombre de personnalités du monde artistique. L’importance
d’une conception engagée de la littérature, défendue par Aragon et sa revue
Les Lettres Françaises, mais aussi Sartre et sa revue Les Temps Modernes.
Il y a également le saint laïc, Albert Camus. Bref, autant d’éléments qui
contribuent à la domination d’une conception sérieuse de la littérature,
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adulte, engagée, parfois pleurnicharde, contre laquelle quelques jeunes
écrivains vont s’élever. Ils disent souhaiter retrouver le goût de l’insolence
et de la superficialité, et pour cela réhabiliter les grands auteurs frappés
d’interdit pour leur attitude plus ou moins coupable pendant la guerre
(Louis-Ferdinand Céline, Paul Morand).
C’est une guerre littéraire, qui passe beaucoup par les revues, car ces
jeunes gens ont aussi les leurs (les Cahiers de la Table Ronde, autour de
François Mauriac, Arts ou La Parisienne). Pour en donner un exemple
parlant, voici une attaque de Jacques Laurent contre son grand ennemi,
Jean-Paul Sartre, auquel il avait déjà consacré en 1951 un tonique petit
pamphlet, Paul et Jean-Paul, dans lequel il comparait l’auteur de La Nausée à Paul Bourget. Ici, le parallèle joue sur une opposition avec un écrivain aimé de Laurent, Raymond Radiguet, mais l’objectif est toujours le
même: rabaisser Sartre en le rapprochant d’une littérature désuète de façon
inattendue. Après le chantre bourgeois de la Belle Époque Paul Bourget,
c’est Maurice Barrès et le roman militariste de la Grande Guerre qui devient la préfiguration de la littérature sartrienne (et qui permet une comparaison entre deux situations historiques dont Laurent souligne les ressemblances: les après-guerres de 1918 et 1945):
Au moment où Barrès servait, Radiguet se servait. Munis d’une plume sergentmajor, les écrivains engagés de l’époque travaillaient dans la grandeur à coups
d’anecdotes faussement pudiques, de litotes crânes, et de poilus qui serrent les dents
en rigolant. La littérature militairement engagée se reconnaît à ce qu’elle n’est lue
que par les civils. C’est déjà beaucoup et l’écrivain peut espérer que s’étant engagé
au char éternel de la gloire et de l’héroïsme national, il bénéficiera de leur longévité
et durera autant qu’eux. Et s’il lit Radiguet, il sourit de son imprudence.
[…] Voici des années que la revue de Jean-Paul Sartre répète tous les mois le même
slogan: «Les Temps modernes se proposent, sous la pression chaque jour plus sensible de l’Histoire…» Depuis que ça dure, Les Temps modernes eussent cent fois
éclaté si cette pression avait été aussi quotidiennement croissante que l’affirme
Jean-Paul Sartre. Or, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit.2
Ce ton moqueur est assez représentatif de ceux que l’on désigne
donc sous le nom de «hussards». Cette appellation vient d’un article de
Bernard Frank justement paru dans Les Temps modernes, en décembre
22
Jacques Laurent, «Pour Radiguet contre Jean-Paul Sartre», Arts, 8 mai 1952, repris dans Arts. La culture de la provocation 1952-1966, Éditions Tallandier, 2009,
pp. 17,18.
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1952: «Grognards et Hussards». C’est un texte moqueur et brillant, qui
baptise le mouvement d’une appellation qui restera (même si les principaux
intéressés la contesteront, le plus souvent). Frank y insulte ces jeunes auteurs de droite, les traite de «fascistes», même s’il finira par se lier à eux, et
même à leur être associé, lui qui a commencé sa carrière littéraire auprès de
Sartre. Au moyen d’une écriture enlevée, il oppose les écrivains ayant du
style (Saint-Simon) à ceux qui n’ont qu’un ton, ainsi ses contemporains
Montherlant et Nimier. À propos de ce dernier, Frank ironise gentiment sur
son « retard » (un certain classicisme esthétique, une vision politique assez
droite, périmée par la guerre), qui était une manière de prendre de l’avance
sur les années cinquante et d’en devancer la mode. Son Hussard Bleu? Un
«livre médiocre, dans le bon sens du mot»3. C’est en partant du titre de cet
ouvrage qu’il baptise le mouvement, décrivant ces jeunes hussards comme
des «lurons» dont le goût de la blague et de la provocation ne dissipe nullement une ambition dont le sérieux vaut bien celui de leurs adversaires.
Quant à leur fameux ton, il le décrit avec une ironie qu’il faut bien sentir
pour ne pas faire de contresens, l’appellation «fasciste» n’ayant pas chez
Frank, grand admirateur de Drieu la Rochelle, la même valeur de condamnation morale que chez Sartre ou Simone de Beauvoir:
Comme tous les fascistes, ils détestent la discussion. Ils se délectent de la phrase
courte dont ils se croient les inventeurs. Ils la manient comme s’il s’agissait d’un
couperet. À chaque phrase, il y a mort d’homme. Ce n’est pas grave. C’est une mort
pour rire.4
Les Jeunes Turcs d’une Nouvelle Vague encore à venir
Voilà pour nos Hussards. Du côté de ceux qui ne sont pas encore les
cinéastes reconnus de la Nouvelle Vague, nous avons affaire à de jeunes
critiques qui se font remarquer en s’attaquant, avec une insolence qui n’est
pas faite pour déplaire à Jacques Laurent et à ses amis, au cinéma français
et à ses auteurs bien établis (à quelques exceptions près, sempiternellement
portées aux nues: Renoir, Cocteau, Ophüls ou Becker). François Truffaut
est le plus brillant d’entre eux, et c’est justement l’agressivité de ses ar3
Bernard Frank, «Grognards et Hussards», Les Temps modernes, décembre 1952,
repris dans Romans, Flammarion, 1999, p. 174.
4
Idem, p. 176.
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ticles parus dans les Cahiers du cinéma5 qui le fait remarquer par Laurent,
qui l’invite à écrire sur le cinéma dans Arts. Il y brillera de sa verve, et y
invitera ses camarades, notamment Jean-Luc Godard et Éric Rohmer.
Sans doute Truffaut, qui est plus jeune que Laurent (ils ont treize ans
d’écart), évoque-t-il à ce dernier une sorte de Roger Nimier de la critique
littéraire. Certaines de ses attaques contre le cinéma de qualité française
(son fameux article intitulé «Une certaine tendance du cinéma français» par
exemple6) rappellent par leur virulence et leur refus du moralisme politique
les attaques des Hussards contre le roman engagé. Lorsqu’il verra son
jeune protégé attaqué à son tour (et somme toute de façon bien légitime,
compte tenu de la violence de ses propres articles), Jacques Laurent prendra la plume pour le défendre, dans un beau texte qui est justement une
défense et illustration de la critique au sens «hussard», batailleuse, injurieuse, reprenant (sans toujours l’avouer) les tics des pamphlétaires de
droite qui sont sa vraie famille tant politique qu’esthétique. Baptisant cette
manière «la critique à l’état furieux» dans un article publié dans sa propre
revue (Arts, dans un numéro daté du 14 février 1955), il en propose la définition suivante:
Il y a deux sortes de critique de cinéma. D’abord une critique dont l’enseigne pourrait être «cuisine bourgeoise». Elle est brave fille, désireuse de s’accorder avec les
goûts du gros public et pratiquée par des gens pour qui le cinéma n’est pas une religion mais un passe-temps agréable. Et puis il y a une intelligentsia qui pratique la
critique à l’état furieux. Truffaut est un des représentants les plus doués de cette
dernière sorte de critique, phénomène récent qu’il faut examiner attentivement.
L’intelligentsia dont je parle se croit, ou se veut, en état de belligérance. Tous les
assauts lui sont bons puisque le dieu du cinéma reconnaîtra les siens. Qu’elle approuve ou qu’elle condamne, cette critique est furieuse parce que, jugeant les films à
5
La revue était de toute façon assez marquée à droite, à l’inverse de sa concurrente,
Positif, très marquée par le surréalisme et l’idéologie d’extrême-gauche. La défense
systématique du cinéma américain dans les Cahiers était aussi, à l’époque, une manière de se positionner comme apolitique (du fait du moralisme marxiste d’alors), et
donc à droite de l’échiquier politique.
6
Paru en janvier 1954 dans les Cahiers du cinéma, l’article est repris dans Le Plaisir
des yeux, Flammarion, 1990. On peut ainsi y lire la fameuse diatribe: «Alors ce jourlà nous serons dans la ‹tradition de la qualité› jusqu’au cou et le cinéma français, rivalisant de ‹réalisme psychologique›, d’‹âpreté›, de ‹rigueur›, d’‹ambiguïté›, ne sera
plus qu’un vaste enterrement qui pourra sortir du studio de Billancourt pour entrer
plus directement dans le cimetière qui semble avoir été placé à côté tout exprès pour
aller plus vite du producteur au fossoyeur» (p. 228).
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travers une éthique et une esthétique qu’elle s’est formées à la cinémathèque, elle
est toujours en état de guerre contre la critique embourgeoisée et souvent en désaccord avec les recettes cinématographiques, c’est-à-dire avec le public.7
On en viendrait presque à se poser la question: François Truffaut luimême (pour les autres, le profil est tout de même moins affirmé) était-il un
Hussard? On trouve chez lui le ton, l’insolence, mais aussi la culture provocatrice qui l’amène souvent (par bravade vis-à-vis de la pensée de
gauche) à réhabiliter des écrivains d’extrême-droite: il proclame son admiration pour Brasillach (rendant compte de L’Histoire du cinéma de Rebatet
et Brasillach, il va jusqu’à écrire: «Les idées politiques de Brasillach furent
aussi celles de Drieu La Rochelle; les idées qui valent à ceux qui les répandent la mort sont forcément estimables…»8), noue des liens amicaux avec
Rebatet, écrivain collaborateur (par ailleurs excellent critique de cinéma, il
est vrai) qu’il rencontrera et avec qui il correspondra.
D’une manière plus générale, les goûts littéraires de ceux qu’on appelle
les Jeunes Turcs expriment plutôt l’indifférence vis-à-vis des courants littéraires qui sont à l’avant-garde de l’époque: dans leurs écrits comme plus
tard dans leurs films, ils n’exprimeront quasiment aucun intérêt pour le
Nouveau Roman, ni pour l’existentialisme, encore moins pour la littérature
engagée de modèle sartrien ou réaliste socialiste. Leurs choix, très classiques, rejoignent au contraire ceux des Hussards: ils aiment Balzac, Stendhal et, chez les contemporains, Malraux (à qui Godard, par-delà telle lettre
insultante au moment de la sortie de La Religieuse de Jacques Rivette
(1966), restera toujours fidèle, comme le prouve l’épisode de ses Histoire(s) du cinéma intitulé «La Monnaie de l’absolu»). Leur goût du bonheur typiquement stendhalien, leur romantisme au fond, témoignent d’une
sensibilité proche de celle d’un Nimier ou d’un Michel Déon.
Les premiers films de la Nouvelle Vague et l’esprit «hussard»
Pourtant, de façon paradoxale, ce sera dans les films de François Truffaut que cette commune sensibilité se sentira le moins. Le désengagement
comme l’insolence, c’est plutôt dans les premiers films de Rohmer, de
Chabrol et de Godard qu’on les trouve. Les deux premiers subissent
7
Texte repris dans le François Truffaut d’Antoine de Baecque et Serge Toubiana,
Gallimard, Folio, 2001, p. 166.
8
Cité dans François Truffaut, op. cit., p. 171.
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l’influence de leur scénariste, l’ambigu Paul Gégauff, romancier provocateur, anarchiste de droite à la mode hussarde, bien qu’il publiât aux très
sérieuses éditions de Minuit où s’illustraient alors les fort peu comiques
Nathalie Sarraute, Michel Butor et autre Alain Robbe-Grillet.
Cela se traduit par un certain nombre de personnages assez marqués à
droite, jeunes gens provocateurs, dandys de Saint-Germain-des-Prés affectant l’absence de toute adhésion idéologique mais flirtant facilement avec
l’imagerie fasciste. On les croise dans Les Cousins ou Les Godelureaux de
Claude Chabrol (1959 et 1961), ou encore dans Le Signe du lion d’Éric
Rohmer (1959). Si les Hussards étaient, selon le mot de Frank, des «lurons»9, les personnages chabroliens imaginés par Gégauff donnent dans le
même goût de la blague de mauvais goût. Ainsi dans cette mémorable soirée des Cousins au cours de laquelle le personnage de Jean-Claude Brialy
apparaît coiffé d’une casquette de la Wehrmacht, chandelier à la main,
alors qu’un disque joue un grand air wagnérien. Plus tard, il réveillera brutalement un camarade assoupi en lui braquant une lampe torche au visage,
hurlant en allemand (il ne précisera qu’après le départ du malheureux à son
cousin stupéfait que le plus amusant est que cet ami est juif).
À cet imaginaire qu’il partage (l’humour en moins), Jean-Luc Godard
donne un tour plus politisé, racontant les errements d’un jeune militant proAlgérie française dans Le Petit Soldat (1960-1963), s’attachant à des figures perdues d’anarchistes de droite goguenards interprétées par Jean-Paul
Belmondo dans À bout de souffle (1960) et Pierrot le Fou (1965). Ces personnages qui lisent tout le temps, et citent tout le temps des écrivains, marquent de manière symptomatique une préférence pour la littérature droitière qui fait les délices des Hussards: le héros du Petit Soldat, qui dit
détester Camus (on s’en serait douté) vante à l’inverse Drieu la Rochelle10.
Le goût de Céline est lui aussi flagrant, ce qui explique sans doute le «vrai»
prénom du personnage qu’Anna Karina s’obstine à appeler Pierrot: Ferdinand (dans Pierrot le Fou).
9
L’une des meilleures plaisanteries de Roger Nimier mérite d’être ici rapportée. Au
lendemain de la mort de Gide, le 19 février 1951, Nimier envoie un télégramme signé par l’auteur des Nourritures terrestres au très catholique François Mauriac, ainsi
rédigé: «Enfer n’existe pas. Stop. Tu peux te dissiper. Stop. Préviens Claudel» (rapporté par Christian Milliau dans Au galop des Hussards: dans le tourbillon littéraire
des années cinquante, Éditions de Fallois, 1998, p. 60).
10
Soyons honnêtes: entrent aussi dès cette époque dans le Panthéon de Godard André Malraux, Jean Cocteau, Robert Desnos et Raymond Queneau.
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Louis Malle, qui sans appartenir exactement à la bande de la Nouvelle
Vague relève certainement de la même génération, collabore quant à lui
directement avec Roger Nimier (pour le scénario d’Ascenseur pour
l’échafaud, qui sort en 1958), puis encore avec Nimier (qui meurt à cette
époque dans un accident de voiture) et Blondin pour l’adaptation d’un roman de Drieu la Rochelle, Le Feu follet (1963).
Ce goût de la littérature, qui caractérise tous ces jeunes cinéastes ou futurs cinéastes (et qui les hantera longtemps, poussant par exemple Godard à
«publier» ses derniers films sous forme de livres, chez Gallimard ou
P.O.L., objets assez abscons et inutiles, mais qui témoignent d’un désir de
littérature toujours intact, comme si la vraie reconnaissance passait par le
statut d’écrivain), connaît d’ailleurs son pendant du côté des auteurs déjà
confirmés que sont alors les Hussards, soit qu’ils séduisent des actrices,
soit qu’ils écrivent directement pour le cinéma. Ainsi Laurent collaborant
avec Ophüls sur Lola Montès (1955), ce film qu’admirait tant Truffaut, ou
Nimier travaillant avec Louis Malle.
Du «dégagement» à l’engagement: la rupture
L’Histoire et ses remous vont cependant se charger de désunir ce qui
avait été pour un temps associé (pour des raisons de stratégie autant que de
sensibilité). Avec la guerre d’Algérie, puis le retour au pouvoir du général
de Gaulle, les Hussards prennent le contre-pied de ce qui avait été leur
attitude proclamée au début des années cinquante. Ils parlaient de désengagement, d’insouciance, et les voilà qui choisissent un camp, signent des
pétitions, écrivent des pamphlets (Michel Déon, Jacques Laurent avec
l’étonnant Mauriac sous De Gaulle, qui lui vaudra d’être le seul écrivain
poursuivi pour «offenses au chef de l’État» sous la Ve République). Bref,
ils se comportent à leur tour de la même manière qu’Aragon et Sartre, et
font cela précisément qu’ils leur reprochaient. Revenant aux vieilles passions politiques de leur jeunesse (pétainisme, haine du communisme et plus
encore, jusqu’à l’irrationalité la plus totale pour certains, du gaullisme), ils
donnent raison à ce qu’écrit Bernard Frank dans un bel essai sorti en 1958,
pour partie consacrée à Drieu la Rochelle d’ailleurs:
Les écrivains de droite, pour la plupart, ne sont pas des écrivains qui se moquent de
la littérature, ou qui croient que la politique est un mal pour la littérature, plus véri-
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diquement ce sont des écrivains que les circonstances ont contraints à se moquer de
la politique. Ils ont eu le malheur d’avoir leurs idées au pouvoir pendant les quatre
interminables années de la défaite. Leur habileté, c’est d’avoir entraîné dans leur
camp des écrivains sans idées politiques, sans idées du reste, et qui se persuadent
volontiers qu’en suivant nos collaborateurs, ils défendent la littérature et, rêvant
complètement, qu’ils sont l’essence de la littérature. Comme les événements ont
frappé d’«indignité nationale» leurs idées politiques, les écrivains collaborateurs,
par un tour de passe-passe, tentent de transplanter cette «indignité» sur le dos des
écrivains qui, de nos jours, s’occupent de politique.11
Or, de leurs côtés, les jeunes gens de la Nouvelle Vague vont évoluer,
avec des vitesses variables, vers l’autre bord de l’échiquier politique: Truffaut signe le «Manifeste des 121» (contre la torture en Algérie), glissant
progressivement (notamment par antimilitarisme) vers une position vertueusement social-démocrate, très camusienne au fond. Godard, quant à
lui, dérivera plus tardivement vers un cinéma militant de tendance maoïste
(méritant la méchante qualification de «plus con des cinéastes prochinois»
de la part des situationnistes). De plus, pour ces cinéastes qui ont pu
s’émanciper en devenant eux-mêmes des créateurs reconnus, et qui sont
plus jeunes également que ces aînés écrivains qui les ont aidé à percer, Mai
68 et la bronca qui s’en suivit au Festival de Cannes fut un autre moment
important, qui correspondait mieux à leur génération qu’à celle d’un Laurent.
Pour reprendre les conclusions de Noël Herpe, il n’y eut qu’un accord
momentané entre un petit nombre d’artistes, certains confirmés, d’autres en
devenir, fondé sur des goûts et des dégoûts communs, mais qui ne pouvait
pas durer. «Rencontre tactique» écrit Herpe12, Jacques Laurent orchestrant
la polémique et les attaques de Truffaut contre le cinéma institutionnel de
la IVe République, ainsi que contre la culture de gauche obligatoire; de son
côté, Truffaut développait dans Arts les mêmes thématiques qu’il lançait
dans les Cahiers, mais avec l’avantage d’un journal à plus vaste diffusion,
y entraînant ses amis, jouant le jeu des réseaux et de la polémique outrancière. Mais le retour de De Gaulle en 1958, le passage à la réalisation (qui
vaut aussi comme émancipation), la guerre d’Algérie surtout renverront
chacun dans son camp. L’ultime référence à une figure de droite dans le
cinéma de Truffaut (lui qui aima tant flirter avec la provocation politique,
11
Bernard Frank, La Panoplie littéraire, 1958, repris dans Romans, Flammarion,
1999, p. 937-938.
12
Dans le Dictionnaire Truffaut, Éditions de la Martinière, 2004, p. 236.
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avec ses éloges de Robert Brasillach ou de Lucien Rebatet), le critique
Daxiat dans Le dernier Métro (1980), est strictement négative.
Tombeau pour le cinéma «hussard»
Pour autant, peut-on nier qu’il y ait eu, à un moment, un cinéma qui fût
le pendant de la littérature des Hussards, et que ce cinéma était celui des
Jeunes Turcs de la Nouvelle Vague? Certes, il est toujours hasardeux de
dresser un parallèle entre deux arts, entre deux formes ou deux langages:
bien souvent, on se condamne à ne pas dépasser le stade de la métaphore,
d’une simple comparaison qui ne crée jamais une lecture vraiment opérante
des œuvres. Pourtant, il y a bien ces jeunes gens élégants et cyniques, un
peu alcooliques, qui hantent Saint-Germain-des-Prés et qui sont devenus
des figures de cinéma autant que des figures littéraires. Que l’on retrouve à
égalité chez les uns et chez les autres, Laurent, Blondin ou même Françoise
Sagan d’un côté, Rohmer, Godard, Chabrol ou Malle de l’autre, avec leurs
récits d’errance, de promenade (l’inoubliable Jean Seberg sur les ChampsÉlysées, les bons tours des godelureaux et des cousins dans le 6ème arrondissement, Jeanne Moreau errant dans le Paris d’Ascenseur pour
l’échafaud), qui doivent peut-être autant à cette littérature française qui
leur était contemporaine qu’au cinéma néo-réaliste italien de l’aprèsguerre, qu’on leur associe toujours comme référence obligée.
L’adieu à ces jeux (ceux de la jeunesse, ceux de l’ivresse aussi) comme
aux liens politiques qu’ils incarnaient derrière un apolitisme de façade
(comme disait plaisamment le philosophe Alain, «quand quelqu’un
s’interroge sur la réalité du clivage entre la droite et la gauche, je sais qu’il
est de droite»), c’est sans doute Louis Malle qui les a le mieux dits, dans Le
Feu Follet justement. Que l’on songe par exemple à cette admirable scène
où le protagoniste, incarné par Maurice Ronet, retrouve ses vieux amis
engagés dans la lutte clandestine (type O.A.S.), à la terrasse du Flore. Il a
refusé cet engagement (réactionnaire, très «hussard»), n’a pas su quitter
une jeunesse qu’il a artificiellement prolongée dans l’alcool. Il va se suicider et regarde passer, dans les rues de Paris, des femmes qui sont autant
d’appels de la vie, sur une musique d’Érik Satie.
Il est amusant que Louis Malle, qui joua longtemps les gauchistes, en
bon fils de millionnaire qu’il était, entretint toujours des rapports assez
étroits avec cet imaginaire de droite: il était lié à Paul Morand, réalisa aussi
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ce film scandaleux, Lacombe Lucien (1974), sur un scénario co-écrit par
Patrick Modiano, qui lui valut un tombereau d’insultes de la part de Serge
Daney et des Cahiers du cinéma (entre-temps devenus maoïstes, avant de
suivre encore d’autres modes intellectuelles et politiques).
Avec Le Feu Follet, sans doute son chef d’œuvre, Malle résume une
bonne part de la mythologie des Hussards. Empruntant à une époque antérieure (le roman de Drieu la Rochelle date de 1931, on y trouve la trace des
avant-gardes dadaïstes, soit de l’après Première Guerre mondiale) pour
mieux dire la fin de toute une époque, dont l’O.A.S., après la Collaboration, n’est qu’une résurgence, il parvient à incarner cinématographiquement le souvenir d’une sensibilité, autant que l’univers politique qui lui
était attaché. Maurice Ronet regarde encore passer les femmes dans les
rues de Paris, d’un air hébété. Tombeau pour le cinéma «hussard».
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