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LA «SOUPE AU PORC» ET LE JUGE DES RÉFÉRÉS
DU CONSEIL D’ETAT DE FRANCE :
LA VALIDITÉ DE L’INTERDICTION
D’UNE MANIFESTATION DISCRIMINATOIRE
DU FAIT DE SA NATURE MÊME
Conseil d’Etat de France, réf., 5 janvier 2007
par
Frédéric DIEU
Commissaire du Gouvernement
près le Tribunal administratif de Nice (1ère ch.)
Introduction
Forcer les interdits religieux à se révéler sur la place publique (1)
et par là-même contraindre le juge administratif à s’y intéresser, telle
est peut-être la principale victoire, d’ailleurs assez paradoxale (2), des
associations qui eurent l’idée de faire de la soupe populaire, une soupe
réservée aux amateurs de porc. Rappelons les faits.
Par une ordonnance du 5 janvier 2007, le juge des référés du Conseil d’Etat a rejeté la demande de l’association «Solidarité des
Français» tendant à la suspension de l’arrêté du préfet de police du
28 décembre 2006 interdisant à Paris, pendant quelques jours, les rassemblements envisagés par cette association en vue de la distribution
sur la voie publique d’une soupe contenant du porc, dénommée
«soupe au cochon». En première instance, le juge des référés du tribunal administratif de Paris avait, à la demande de l’association, suspendu l’arrêté du préfet de police dans le cadre d’une procédure de
«référé-liberté» (article L. 521-2 du code de justice administrative).
Saisi de l’appel formé par le ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire contre l’ordonnance rendue en première instance, le juge des référés du Conseil d’Etat a rappelé que, selon un
(1) Au sens figuré comme au sens propre puisqu’à Paris, la distribution de soupe
au porc a eu lieu place Montparnasse.
(2) Le but des organisateurs n’était-il pas en effet, et plutôt, de contraindre les
personnes de confession juive ou musulmane à «passer leur chemin» pour laisser la
place aux «Gaulois»?
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principe traditionnel en matière de police administrative, le respect
dû à la liberté de manifestation, qui était invoqué par l’association
«Solidarité des Français», ne fait pas obstacle à ce que l’autorité
investie du pouvoir de police interdise une activité si une telle mesure
est seule de nature à prévenir un trouble à l’ordre public. En l’espèce,
il a estimé, contrairement au juge des référés du tribunal administratif de Paris, que, eu égard au fondement et au but des distributions
de «soupe au cochon», portés à la connaissance du public par le site
internet de l’association, le préfet de police n’avait pas, en interdisant
provisoirement ces distributions, porté une «atteinte grave et manifestement illégale» à la liberté de manifestation. Il a, par conséquent,
annulé l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de
Paris et rejeté la demande de suspension de l’arrêté du préfet de
police présentée par l’association «Solidarité des Français».
La solution rendue par le juge des référés du Conseil d’Etat, qui,
tout en validant l’arrêté du préfet en raison des risques de «contremanifestations», se réfère indirectement à la notion de dignité de la
personne humaine, n’est cependant pas dépourvue d’ambiguïté. En
effet, si elle se présente comme une application de la jurisprudence
traditionnelle relative aux mesures de police, elle se réfère également au principe de dignité de la personne humaine et semble
s’affranchir des circonstances locales, au point que l’on est tenté d’y
voir une solution de principe.
I. – Une solution qui semble s’inscrire
dans la jurisprudence traditionnelle
relative aux mesures de police
A. – La contradiction entre le caractère discriminatoire
d’une manifestation et la liberté de manifestation
1. La liberté de manifestation constitue une liberté fondamentale
Le régime juridique des manifestations diffère de celui des réunions et des attroupements. En effet, alors que la liberté de réunion
bénéficie d’une reconnaissance et d’une affirmation législatives (3)
(3) Loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion modifiée par les lois des 1er juillet
1901, 28 mars 1907 et 16 décembre 1992 mais aussi loi du 10 janvier 1936 relative
aux groupes de combats et milices privées modifiée par la loi du 16 décembre 1992
et loi du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité
intérieure modifiée par la loi n° 2003-775 du 21 août 2003.
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et tandis que les attroupements sont interdits (4), les manifestations
sont soumises à un régime de tolérance administrative
La manifestation peut se définir comme un groupe de personnes
utilisant la voie publique pour exprimer une volonté collective : si
elle est mobile, c’est un cortège; si elle est immobile, c’est un rassemblement. En tout état de cause, les manifestations sont ouvertes
au public. A l’inverse, des manifestations n’admettant pas du public
échappent à toute réglementation (5), sauf exercice des pouvoirs
généraux de police (6). La manifestation se distingue ainsi de
l’attroupement qui est spontané et non prémédité (7) et de la réunion qui est organisée dans des lieux privés et non sur des voies
publiques (8), même si la tenue d’une réunion peut donner lieu à des
(4) La participation à un attroupement constitue un délit. Aux termes de
l’article 431-3 du code pénal : «Constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public.
Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se
disperser demeurées sans effet, adressées par le préfet, le sous-préfet, le maire ou l'un
de ses adjoints, tout officier de police judiciaire responsable de la sécurité publique, ou
tout autre officier de police judiciaire, porteurs des insignes de leur fonction […] Toutefois, les représentants de la force publique appelés en vue de dissiper un attroupement peuvent faire directement usage de la force si des violences ou voies de fait sont
exercées contre eux ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent».
Rappelons également qu’aux termes de l’article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales : «L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les
biens». La distinction entre manifestation et attroupement est donc essentielle en ce
qu’elle commande le refus ou l’engagement de la responsabilité de l’Etat.
(5) Voy., en ce qui concerne une manifestation sportive, T.A. Grenoble, 30 janvier
1995, Association de lutte contre les nuisances sonores du karting de Rumilly, aux
Tables, p. 944.
(6) Voy., s’agissant des manifestations spontanées sur la voie publique, Rép. Min.
Colin, J.O., Sénat, 29 mars 1977, p. 351.
(7) C.E., 26 mars 2004, Société BV Exportslachterij Apeldoorn ESA, A.J.D.A.,
2004, p. 2349, note Deffigier.
(8) L’article 6 de la loi du 30 juin 1881 interdit d’ailleurs les réunions tenues sur
la voie publique qui doivent être qualifiées soit de manifestations soit d’attroupements, même si l’administration reste libre d’autoriser une réunion sur la voie publique (C.E., 3 mai 1974, Mutuelle nationale des étudiants de France, A.J.D.A., 1975,
p. 188). La réunion est donc essentiellement un groupement momentané de personnes
(ce qui la distingue de l’association qui suppose un lien permanent entre ses membres) ayant pour objet l’échange d’idées ou d’opinions en vue de se concerter pour
la défense d’intérêts ou d’idées (C.E., 6 août 1915, Delmotte, Recueil, p. 275, conclusions Corneille : cette recherche du mobile qui détermine les assistants d’une réunion permet de les distinguer des spectateurs de théâtre, cinéma ou manifestations
sportives dont les assemblées sont régies par une police différente. Enfin, la réunion,
de même que la manifestation et contrairement à l’attroupement, est organisée et
préméditée).
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troubles gagnant la voie publique (9). Elle s’en distingue également
en ce que son régime est plus libéral que celui du premier mais
moins que celui de la seconde. Les manifestations sont régies par le
décret-loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures
relatives au renforcement du maintien de l’ordre et modifié en dernier lieu par la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 (10). En fait, sous le
couvert d’une déclaration, le régime institué par ce décret exige pratiquement une autorisation puisque l’administration peut interdire
la manifestation dès lors que la déclaration en est faite : dans une
circulaire du 5 avril 1979, le ministre de l’intérieur a ainsi indiqué
aux préfets que si la loi n’interdisait pas par principe les manifestations, ils étaient cependant fondés à prendre un arrêté d’interdiction dès lors que la manifestation ne présentait pas de garanties très
sérieuses sur le plan de l’ordre public.
Le premier intérêt de l’ordonnance rendue par le jugé des référés
du Conseil d’Etat le 5 janvier 2007 est de rappeler que, de même
que la liberté de réunion (11), la liberté de manifestation constitue
une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L 521-2
du code de justice administrative relatif au référé-liberté : le juge
des référés du Tribunal administratif de Paris l’avait indiqué de
manière explicite (12); le juge des référés du Conseil d’Etat, en statuant sur le fond de la requête, l’a confirmé de manière implicite.
2. La contradiction de motifs relevée par le juge des référés du Conseil d’Etat
Pour annuler l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris, le juge des référés du Conseil d’Etat a relevé que
celui-ci «ne pouvait, sans entacher son ordonnance de contradiction
(9) Selon le commissaire du gouvernement Michel, dans ses conclusions sous le
célèbre arrêt Benjamin (C.E., 19 mai 1933, Recueil, p. 541; Sirey, 1934, 3, p. 1, conclusions Michel et note Mestre, Dalloz, 1933, 3, p. 354 conclusions Michel) : «Le
législateur de 1881 en proclamant le principe de la liberté de réunion n’a certainement pas voulu que celui-ci pût donner naissance à des troubles graves qui, du lieu
de la réunion, gagneraient la voie publique et compromettraient le bon ordre dans
l’ensemble de la commune».
(10) L’article 1er du décret-loi soumet à l’obligation d’une déclaration préalable
«tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique».
(11) C.E., Réf., 19 août 2002, Front national et autres, A.J.D.A., 2002 p. 665 et
p. 1017 note Braud; D.A., 2002, actu. 56, Gazette du Palais, 2003, somm. p. 1168,
Dalloz, 2002, inf. rap., p. 2452.
(12) Selon le juge : «la décision contestée porte atteinte au droit de manifestation,
qui est au nombre des libertés fondamentales».
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de motifs, d’une part retenir le caractère discriminatoire de l’organisation sur la voie publique […] des distributions d’aliments contenant du porc et d’autre part estimer que l’arrêté portait une
atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale de
manifester».
Ce faisant, le juge des référés du Conseil d’Etat a donc implicitement considéré que l’organisation d’une manifestation à
caractère discriminatoire était illégale et que cette illégalité était
plus grave et plus manifeste que l’interdiction de la manifestation en cause et l’atteinte ainsi portée à la liberté de manifestation. En outre, en confrontant la liberté de manifestation à la
protection des citoyens contre la discrimination, le juge des référés du Conseil d’Etat nous semble avoir implicitement admis que
la protection des citoyens contre la discrimination constitue également une liberté fondamentale au sens des dispositions de
l’article L 521-2 du code de justice administrative, ce dans la
mesure où elle peut précisément faire échec à la liberté de manifestation qui est elle-même une liberté fondamentale au sens de
ces dispositions. Rappelons à cet égard que la discrimination est
pénalement répréhensible (13) et que le juge administratif prend
en compte le droit pénal pour déterminer si un acte administratif
a respecté les prescriptions établies par ce droit (14). En l’espèce,
dès lors qu’une volonté délictueuse était proclamée et assumée
par l’association « Solidarité des Français » comme mobile à la
manifestation prévue le 2 janvier 2007, l’interdiction de cette
manifestation ne pouvait constituer une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale de manifester. Le
Conseil d’Etat a ainsi jugé qu’un maire pouvait légalement interdire une manifestation qui, selon les mots d’ordre lancés par ses
(13) Selon l’article 225-1, alinéa 1er du code pénal, «constitue une discrimination
toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, [...]
de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie,
une nation, une race ou une religion déterminée». L’article 225-2, 4° du Code pénal,
dispose que la discrimination est punissable lorsqu’elle consiste à «subordonner la
fourniture d’un bien ou d’un service à une condition fondée sur l’un des éléments
visés à l’article 225-1» étant précisé que le caractère discriminatoire d’une telle l’offre
ne nécessite pas que les cocontractants virtuels soient entrés en relation, la simple
émission de l’offre discriminatoire suffisant à déclencher l’application des dispositions
ci-dessus visées.
(14) C.E., Assemblée, 6 décembre 1996, Société Lambda, Recueil, p. 466; R.F.D.A.,
1997, p. 173, conclusions Piveteau; A.J.D.A., 1997, p. 152, chronique Chauvaux et
Girardot, Dalloz, 1997, p. 57, note Dobkine; J.C.P., 1997, II.22752, note Hérisson;
R.A., 1997, p. 27, note Lemoyne de Forges et p. 155, note Degoffe; R.D.P., 1997,
p. 567, note J.-M. Auby).
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organisateurs, tendait à porter atteinte illégalement aux propriétés privées et constituait ainsi une menace à l’ordre public (15).
Plus généralement, les prescriptions dont la violation est sanctionnée pénalement s’imposent autant à l’administration qu’aux
administrés : si les administrés les violent, ils sont passibles
d’une condamnation ; si c’est l’administration, ses actes encourent l’annulation (16).
Dans une délibération n° 2006-25 en date du 6 février 2006, la Haute
Autorité de Lutte contre la Discrimination et pour l’Egalité (HALDE),
saisie par un député au parlement européen, des distributions de
«soupe au cochon» organisées à Strasbourg et interdites à plusieurs
reprises, avait également considéré que dans la mesure où le service du
dessert, du café ou de friandises était subordonné au fait de manger du
«cochon», le choix du cochon comme aliment principal de la soupe
n’était pas neutre mais avait «manifestement pour fondement et pour
but l’exclusion des personnes appartenant à des confessions qui prescrivent ou recommandent de ne pas consommer de porc». Rappelant à
cet égard que «l’acte discriminatoire au sens de l’article 225-2, 4° du
code pénal peut être explicite ou simplement implicite, la répression
s’appliquant aussi aux comportements qui, sans être explicitement discriminatoires, expriment une préférence procédant du même esprit» (ce
qui signifie que la HALDE envisage l’hypothèse d’une discrimination
potentielle et non uniquement effective), la Haute Autorité a décidé
d’informer le procureur de la République des faits portés à sa connaissance et susceptibles de constituer un délit.
L’on pourrait donc se demander si le préfet de police de Paris,
face à une volonté délictueuse affichée, n’était pas tenu d’interdire
cette manifestation. De manière plus générale, l’autorité de police
administrative doit-elle interdire une manifestation ou une réunion
dès lors que celles-ci peuvent conduire leurs participants à commettre un délit? Autrement dit : la volonté affichée de commettre un
délit constitue-t-elle nécessairement un trouble à l’ordre public qui
impose à l’administration d’interdire la réunion ou la manifestation
en cause? Une telle analyse aurait pour avantage de mettre un
terme au débat : en efet, dès lors que l’autorité de police est en
(15) C.E., 12 octobre 1983, Commune de Vertou, Recueil, p. 406, D.A., 1983,
n° 437.
(16) C.E., Section, 30 juin 2000, Association Promouvoir et M. et Mme Mazaudier,
Recueil, p. 265 (annulation de la décision accordant un visa d’exploitation au film
«Baise-moi» car celui «constitue […] un message pornographique et d’incitation à la
violence susceptible d’être vu ou perçu par des mineurs et […] pourrait relever des
dispositions de l’article 227-4 du code pénal»).
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situation de compétence liée, on ne saurait, en tout état de cause lui
reprocher d’avoir pris une mesure d’interdiction et tous les moyens
invoqués à l’encontre de cette mesure ne peuvent qu’être inopérants. Toutefois, le «pire» n’est jamais sûr et la commission du délit
reste toujours hypothétique de sorte qu’elle ne peut être le seul
motif à l’interdiction, un autre motif devant être tiré des circonstances locales et du risque effectif de troubles à l’ordre public
compte tenu des moyens dont dispose l’autorité de police en cause.
L’arrêt précité Commune de Vertou indique ainsi que le maire, face
à la volonté affichée de porter une atteinte illégale à des propriétés
privées, pouvait légalement interdire la manifestation : c’est dire
qu’il ne le devait pas et qu’il n’y avait là aucune obligation mais une
simple faculté.
Selon nous, le caractère évidemment (17) discriminatoire de la
distribution de soupe au porc prévue par l’association «Solidarité
des Français», s’il permettait au préfet de police de l’interdire, ne
l’y obligeait nullement. Soulignons d’ailleurs qu’à la différence du
juge des référés du tribunal administratif de Paris, le juge des référés du Conseil d’Etat n’a pas fondé sa solution sur le caractère discriminatoire de la distribution de soupe au porc. En effet, le juge
des référés du tribunal administratif de Paris, après avoir considéré
que «l’action prétendument caritative de l’association [procédait]
d’une intention manifestement discriminatoire», a jugé que «la circonstance que la manifestation dont s’agit serait, de par la discrimination qu’elle imposerait, constitutive d’une forme de dégradation de la dignité humaine (18), n’[était] pas en elle-même
constitutive d’un trouble à l’ordre public propre à fonder la décision
litigieuse» : le juge a ainsi clairement affirmé le caractère discriminatoire de la manifestation en cause, tout en estimant que ce caractère discriminatoire ne suffisait pas, dans les circonstances de
l’espèce (c’est-à-dire au regard des circonstances locales), pour justifier une mesure d’interdiction. En revanche, le juge des référés du
Conseil d’Etat n’a fait état de ce caractère discriminatoire qu’en
référence à l’ordonnance rendue par le premier juge, sans cependant
reprendre à son compte, dans la suite de sa propre ordonnance,
(17) En effet, la discrimination ne faisait de doute pour personne : ni pour les organisateurs de la manifestation, dont c’était même l’un des buts avoués, ni pour l’opinion publique et les media en général ni enfin pour les victimes potentielles (juives
et surtout musulmanes) des distributions.
(18) L’on notera que le juge des référés du Tribunal administratif considère que
le respect de la dignité de la personne humaine inclut la prohibition de toute discrimination. La protection de la dignité suppose donc la répression de la discrimination.
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l’analyse de ce dernier, lui préférant une référence au principe de
dignité de la personne humaine. Ce faisant, le juge des référés du
Conseil d’Etat n’a donc pas considéré que la manifestation en cause
procédait d’une volonté discriminatoire et donc délictueuse, susceptible, en tant que telle (c’est-à-dire, en tant que pénalement répréhensible), de justifier une mesure d’interdiction. D’ailleurs, toujours
à la différence du juge des référés du tribunal administratif de
Paris, le juge des référés du Conseil d’Etat n’a fait aucune référence
à l’avis précité de la HALDE et ne s’est donc pas prononcé sur le
caractère illégal d’une discrimination potentielle ou indirecte : il
faut en effet souligner que la soupe distribuée par l’association
«Solidarité des Français» n’est pas refusée en principe aux personnes
de confession juive ou musulmane; or, la discrimination ne serait
effective que si ces personnes, à la suite de leur demande, se
voyaient refuser cet aliment au seul motif de leur confession.
En tout état de cause, en relevant une contradiction de motifs dans
l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris,
le juge des référés du Conseil d’Etat a considéré que le juge des référés
ne pouvait sanctionner deux illégalités manifestes à la fois (une première illégalité manifeste tenant au caractère discriminatoire de la
distribution, une deuxième illégalité manifeste tenant à l’atteinte portée à la liberté de manifestation) : pour fonder une solution juridictionnelle, l’une de ces deux illégalités manifestes doit en effet prendre
le pas sur l’autre. Si donc, de manière objective, l’interdiction d’une
manifestation porte atteinte à la liberté fondamentale de manifestation, une telle atteinte n’est ni grave ni manifestement illégale (19)
lorsqu’il s’agit d’éviter que ne se commette une autre illégalité manifeste. Nous sommes en fait ici dans le domaine du contrôle de proportionnalité entre le but de la mesure contestée (et donc la gravité
de l’atteinte ou du risque d’atteinte à l’ordre public) et la gravité de
l’atteinte qu’elle porte à une liberté fondamentale.
(19) Précisons que ces conditions doivent être toutes deux respectées pour que le
requérant puisse invoquer le bénéfice des dispositions de l’article L 521-1 du code de
justice administrative : voy. notamment C.E., Section, 30 octobre 2001, Ministre de
l’intérieur c. Mme Tliba, R.D.F.A., 2002, p. 324, conclusions Da Silva; A.J.D.A.,
2004, p. 1054, chronique Guyomar et Colin.
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B. – L’analyse que fait le juge des référés
du Conseil d’Etat de l’arrêté attaqué semble s’inscrire
dans la jurisprudence traditionnelle en matière
d’exercice du pouvoir de police
1. Une référence doublement indirecte au principe de dignité de la
personne humaine
Le respect de la dignité de la personne humaine est une composante de l’ordre public. Ce principe, affirmé avec force par la décision
Commune de Morsang-sur-Orge (20) mais issu de solutions déjà bien
établies tant en droit international (21) qu’en droit national (22),
signifie que la dignité humaine n’a pas seulement à être respectée par
les autorités administratives (23) mais qu’elle doit l’être aussi par les
(20) C.E., Assemblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Recueil,
p. 372; R.F.D.A., 1995, conclusions Frydman; R.F.D.D., 1996, n° 3, conclusions
Frydman et observations Vigouroux; Rev. trim. dr. h., 1996, p. 657, conclusions
Frydman et note Deffains; A.J.D.A., 1995, p. 878, chronique Stahl et
Chauvaux; Dalloz, 1996, p. 177, note Lebreton; J.C.P., 1996, II.22630, note
Hamon; R.D.P., 1996, p. 536, notes Gros et Froment.
(21) Le Conseil d’Etat a jugé récemment que les stipulations du premier paragraphe de l'article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, selon
lesquelles «Toute personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le
respect de la dignité inhérente à la personne humaine», sont d'effet direct dans
l'ordre juridique interne (C.E., 24 octobre 2005, Deville, n° 276685, Tables, p. 689).
Voy. aussi article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales, l’essence même de la convention étant, selon
la Cour européenne des droits de l’homme, «le respect de la dignité et de la liberté
humaines» (Cour eur. dr. h., 22 novembre 1995, S.W. c. Royaume-Uni, §44), et article 1er de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
(22) Voy. Conseil const., 27 juillet 1994 (D.C., 94-343/344, Recueil, p. 100, Dalloz,
1995, J., p. 237, note Mathieu et S.C., p. 299, observations Favoreu; R.D.P., 1994,
p. 1647, commentaire Luchaire; R.F.D.A., 1994, p. 1019, commentaire Mathieu;
R.F.D.C., 1994, p. 799, commentaire Favoreu) selon lequel «la sauvegarde de la
dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnel». Voy. aussi C.E., Assemblée, 2 juillet
1993 (Milhaud, Recueil, p. 1994; R.D.S.S., 1994, p. 52, conclusions Kessler;
R.F.D.A., 1993, p. 1002, conclusions Kessler; A.J.D.A., 1993, p. 530, chronique
Maugüe et Touvet; Dalloz, 1994, p. 74, note Peyrical; J.C.P., 1993, II.22133, note
Gonod) selon lequel «les principes déontologiques fondamentaux relatifs au respect
de la personne humaine qui s’imposent au médecin dans ses rapports avec son
patient ne cessent pas de s’appliquer avec la mort de celui-ci». Voy. aussi Cass., 1ère
civ., 20 décembre 2000, Bull. civ., I, n° 341, p. 220; Dalloz, 2001, p. 1990, observations Lepage, à propos de la publication de la photographie du corps de la victime
d’un assassinat.
(23) Parmi ces autorités administratives figurent celles que l’on désigne en général,
et maladroitement, par «autorités administratives indépendantes», en particulier
→
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individus dans leurs rapports entre eux et par chacun pour soi-même.
Le Conseil d’Etat a ainsi considéré que l’absence de mesures au
niveau national pour une atteinte à l’ordre public qui peut se produire sur tout le territoire ne prive pas les autorités locales de police
du pouvoir de prendre celles qui sont nécessaires pour assurer le respect de la dignité de la personne humaine. Autrement dit, la protection de la dignité de la personne humaine permet à l’autorité de
police d’interdire une réunion ou une manifestation, même en
l’absence de circonstances locales alors qu’en général, en matière de
protection de l’ordre public (sûreté ou tranquillité, sécurité publique,
salubrité publiques voire moralité publique (24)), l’existence de circonstances locales est nécessaire pour que l’interdiction d’une réunion, d’une manifestation ou encore d’une projection cinématographique soit légale. Face au risque ou à l’existence d’une atteinte à la
dignité de la personne humaine, l’autorité investie du pouvoir a donc
le devoir (25) (et non seulement la faculté) de prendre toute mesure
destinée à prévenir ou à faire cesser cette atteinte. Ainsi que le relèvent les commentateurs des «Grands arrêts de la jurisprudence
administrative» à propos de la décision Commune de Morsang-surOrge, l’interdiction «paraît s’imposer particulièrement en cas
d’atteinte à la dignité de la personne humaine».
Dans son ordonnance, le juge des référés du Conseil d’Etat relève
que l’arrêté d’interdiction pris par le préfet de police de Paris
«prend en considération les risques de réactions à ce qui est conçu
comme une démonstration susceptible de porter atteinte à la dignité
des personnes privées du secours proposé». Ce faisant, le juge des
←
dans le domaine audiovisuel : c’est ainsi que le respect de la dignité de la personne
humaine figure, en application de l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986, dans
la convention liant le CSA aux opérateurs. Le Conseil d’Etat est, par suite, conduit
à examiner si le comportement de ces opérateurs constitue ou non une atteinte à la
dignité de la personne humaine justifiant une sanction administrative de la part du
CSA (pour une réponse positive : C.E., 9 octobre 1996, Association «Ici et
Maintenant», n° 173073, Recueil, p. 401; C.E., 30 août 2006, Association Free Dom,
n° 276866, Recueil, p. 392).
(24) Voy. C.E., Section, 18 décembre 1959, Société «Les films Lutétia» et Syndicat
français des producteurs et exportateurs de films, Recueil, p. 693, A.J.D.A., 1960, I,
p. 21, chronique Combarnous et Galabert; Dalloz, 1960, p. 171, note Weil; J.C.P.,
1961, II.11898, note Mimin; R.A., 1960, p. 31, note Juret. Plus récemment, C.E.,
8 décembre 1997, Commune d’Arcueil c. Régie publicitaire des transports parisiens,
Recueil, p. 482.
(25) Aux termes de la décision Commune de Morsang-sur-Orge, «il appartient à
l’autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre toute mesure pour prévenir une atteinte à l’ordre public».
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Frédéric Dieu
895
référés du Conseil d’Etat note que l’arrêté ne se réfère pas à l’existence d’une atteinte à la dignité de la personne humaine mais au
constat de l’intention, de la part de l’association organisatrice de la
distribution de soupe au porc, d’y porter atteinte. En d’autres termes, l’atteinte à la dignité de la personne humaine est subjective (à
la fois de la part de l’association, qui est l’auteur et le coupable de
cette atteinte, et de la part des personnes de confession juive ou
musulmane, qui en sont les victimes potentielles) et non objective.
En d’autres termes encore, cette atteinte existe plus dans les consciences que dans les faits ou «la réalité» (encore que l’on voit mal
comment celle-ci pourrait ne pas inclure les consciences et plus
généralement le for intérieur : il faudrait donc plutôt parler de réalité extérieure). Le juge des référés du Conseil d’Etat ne se prononce
pas sur le caractère de la manifestation mais sur la conception que
peut s’en faire autrui. Il s’agit d’ailleurs moins de la conception des
promoteurs de la manifestation que de celle de ses éventuels adversaires. L’administration peut ainsi fonder une interdiction sur la
représentation que se fait autrui d’un acte (en l’espèce une manifestation), et non pas sur l’acte lui-même. Cette analyse peut trouver
des précédents dans la jurisprudence relative à l’interdiction de projections cinématographiques portant atteinte à la moralité publique
initiée par l’arrêt Société Les films Lutétia. En effet, si l’immoralité
d’un film est un motif valable d’interdiction, c’est à la condition
qu’elle soit accompagnée de circonstances locales qui tiennent à la
«composition particulière de la population» (nombre important
d’établissements scolaires), aux protestations émanant de milieux
locaux divers ou dans «l’attitude prise par diverses personnalités
représentant ces milieux» (26). Autrement dit, le juge tient ici
compte de la manière dont sera ou pourra être perçu l’événement
(en l’espèce, la projection cinématographique) compte tenu de la
nature de la population et des risques de réactions de certaines de
ses catégories. L’on voit donc que la prise en compte de la représentation que peuvent se faire les administrés d’un événement
oblige le juge à entrer en quelque sorte dans les consciences et à se
placer autant sur le terrain de la morale que sur celui du droit.
Soulignons enfin que selon le juge des référés du Conseil d’Etat,
la manifestation est seulement susceptible de porter atteinte à la
dignité, ce qui signifie que l’existence d’une atteinte n’est pas véri(26) Voy. les décisions d’Assemblée du 19 avril 1963, à propos de la projection du
film «Liaisons dangereuses 1960», notamment Ville de Dijon, Recueil, p. 227;
A.J.D.A., 1963, p. 374, note A. de L.; Dalloz, 1964, p. 122, note Blaevoet; J.C.P.,
1963, II.13237, note Mimin.
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896
Rev. trim. dr. h. (71/2007)
tablement constatée et qualifiée. La référence à la notion de dignité
de la personne humaine est ainsi à la fois subjective et implicite.
Plus généralement, c’est de manière doublement indirecte que le
juge des référés du Conseil d’Etat se réfère à cette notion dans la
mesure où, d’une part, cette référence se rapporte à la perception de
la manifestation projetée et non à cette manifestation elle-même, et
où, d’autre part, elle est plus le fait de l’arrêté attaqué (et donc du
préfet de police) que celui de l’ordonnance (et donc du juge).
2. L’arrêté d’interdiction attaqué est, selon le juge des référés du
Conseil d’Etat, destiné à prévenir d’éventuels troubles à l’ordre public
La solution rendue par le juge des référés du Conseil d’Etat paraît
s’inscrire dans la jurisprudence traditionnelle relative à la légalité des
mesures de police : c’est d’ailleurs ainsi que semble l’entendre le communiqué de presse du Conseil d’Etat en se référant au «principe traditionnel en matière de police administrative». Selon cette jurisprudence,
solennellement consacrée par l’arrêt Benjamin (27), l’interdiction préventive d’un événement (en l’espèce, réunion mais la solution est transposable aux manifestations) n’est légale que s’il existe une menace
grave pour l’ordre public et si l’autorité de police ne dispose pas des
forces de police nécessaires pour permettre à cet événement de se tenir
tout en assurant le maintien de l’ordre. Toutefois, si en la matière le
juge du fond exerce un contrôle particulièrement poussé, puisqu’il vérifie s’il existait dans les circonstances de l’espèce une menace de trouble
à l’ordre public susceptible de justifier une mesure de police mais
encore si cette mesure était appropriée par sa nature et sa gravité à
l’importance de la menace, il ne peut en être de même du juge des référés, en particulier lorsqu’il statue en application des dispositions de
l’article L 521-1 du code de justice administrative qui ne permettent
de sanctionner que les atteintes graves et manifestement illégales aux
libertés fondamentales. Il n’appartient donc pas au juge des référés
saisi sur ce fondement de contrôler pleinement l’adéquation de la
mesure aux faits qui l’ont motivée. C’est pourquoi, si l’antépénultième
considérant de l’ordonnance du 5 janvier 2007 s’inscrit dans la ligne de
la jurisprudence Benjamin en indiquant que «le respect de la liberté de
manifestation ne fait pas obstacle à ce que l’autorité investie du pouvoir de police interdise une activité si une telle mesure est seule de
nature à prévenir un trouble à l’ordre public», il manifeste également
qu’à la différence du juge du fond, le juge des référés n’a pas à exami(27) C.E., 19 mai 1933, Recueil, p. 541; Sirey, 1934, 3, p. 1, conclusions Michel
et note Mestre; Dalloz, 1933, 3, p. 354, conclusions Michel.
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Frédéric Dieu
897
ner si la légalité d’une telle mesure est également subordonnée à la condition qu’aucune autre mesure de police moins sévère n’était envisageable (28). Toutefois, en matière de contrôle de l’exercice du pouvoir
de police, il appartient au juge des référés comme au juge du fond de
rechercher si les motifs invoqués par l’autorité de police correspondent
à des faits précis susceptibles de justifier l’appréhension de cette autorité (29). Il ne peut y avoir en ce domaine de présomption de dangers :
le danger doit apparaître objectivement.
La solution retenue par le juge des référés du Conseil d’Etat paraît
d’autant plus s’inscrire dans la jurisprudence traditionnelle relative à
la légalité des mesures de police que celui-ci vérifie que l’arrêté attaqué se réfère aux risques de troubles à l’ordre public qu’il a pour but
de prévenir. Dans la ligne de la jurisprudence relative aux restrictions
apportées à la liberté de manifestation, restrictions que le Conseil
d’Etat a jugé conformes à la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales (30), le juge des
référés semble légitimer l’interdiction de la manifestation par les
«réactions» qu’elle peut susciter, c’est-à-dire si nous comprenons bien
par les troubles à l’ordre public qu’elle pourrait engendrer. Le juge
des référés du Conseil d’Etat semble ainsi s’attacher à examiner la
légalité de l’arrêté attaqué au regard des circonstances locales, circonstances de temps et de lieu (31), dont nous avons vu qu’elles
(28) En ce qui concerne la liberté de réunion, le Conseil d’Etat a jugé que l’interdiction d’une conférence publique était illégale dès lors que cette conférence n’était
pas de nature à menacer l’ordre public dans des conditions telles qu’il ne pût être
paré au danger par des mesures appropriées qui pouvaient être prises en l’espèce
(C.E., 27 novembre 1959, Ministre de l’Intérieur c. Salem, Recueil, p. 632).
(29) Voy. C.E., Section, 23 janvier 1953, Recueil, p. 32; Sirey, 1953, 3, p. 46).
(30) En particulier aux stipulations des articles 9, 10 et 11 de la Convention et à
la condition que ces restrictions soient motivées par des risques d’atteinte à la sécurité publique : C.E., 30 juillet 2003, Association Gurekin et autres, n° 237649, Tables,
p. 614.
(31) C’est ainsi qu’une interdiction de manifestation sur la voie publique par des
opposants à l’interruption volontaire de grossesse a pu se fonder sur le risque de
trouble à l’ordre public, les manifestants ayant choisi un site proche d’une clinique
(C.A.A., Paris, 12 mai 2005, Association SOS Tout-petits, nos 01PA04351 et
01PA04352). Toujours sur le fondement des circonstances de lieu, le juge des référés
a interdit un rassemblement aux abords et à l’intérieur d’un cimetière pour des raisons d’ordre public, les manifestants entendant célébrer les «combattants tombés
pour que vive l’Algérie française» (T.A., Marseille, réf., 6 juillet 2005, Association
Adimad, A.J.D.A., 2005, p. 2012, note Biagini-Sablier). Auparavant, le Conseil
d’Etat avait déjà jugé que l’interdiction pouvait se fonder sur la menace de trouble
à l’ordre public découlant du comportement passé de membres de l’association déclarante ainsi que sur l’objet et le lieu du rassemblement (C.E., 30 décembre 2003,
Lehembre, J.C.P.-A., 2004, n° 7, comm. 1097).
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Rev. trim. dr. h. (71/2007)
étaient indifférentes dès lors que l’interdiction administrative visait à
prévenir une atteinte à la dignité de la personne humaine. Selon le
juge des référés du Conseil d’Etat, l’arrêté attaqué est donc essentiellement (et légalement) motivé par ces risques de réactions. Ainsi, les
troubles à l’ordre public ne résultent pas, selon l’arrêté préfectoral, du
caractère discriminatoire de la manifestation mais de l'éventualité de
réactions hostiles.
Cette analyse nous paraît contestable. En effet, selon la jurisprudence relative à la liberté de réunion mais qui nous semble transposable à la liberté de manifestation, la menace d’une contre-manifestation ne légitime pas une interdiction. Le Conseil d’Etat a ainsi
annulé un jugement qui se fondait en partie sur l’annonce d’une
contre-manifestation pour retirer l’autorisation de disposer d’une
salle municipale (32). Comme l’écrit G. Vedel, «l’autorité de police
ne peut interdire la réunion que dans la mesure où elle n’aurait pas
les moyens nécessaires pour assurer l’ordre, sinon ce serait une
prime à la contre-manifestation; on pourrait empêcher toutes les
réunions simplement en menaçant d’y manifester» (33). Il faut à cet
égard relever que dans l’ordonnance rendue le 5 janvier 2007, les
contre-manifestations ou réactions ne sont qu’éventuelles. En outre,
si la jurisprudence admet la légalité de mesures d’interdiction fondées sur les troubles constatés lors d’évènements identiques ou similaires (34), force est de constater que l’ordonnance ne fait état
d’aucun «précédent» en la matière. Enfin, même si, en ce qui concerne les cortèges et manifestations de caractère politique ou
social (35), le Conseil d’Etat tient compte du climat de l’opinion et
paraît admettre assez largement l’existence d’une menace pour
l’ordre public de nature à justifier légalement l’interdiction de la
manifestation (36), il faut en l’espèce souligner que, dans son ordonnance, le juge des référés du tribunal administratif de Paris avait
(32) C.E., 29 décembre 1997, Maugendre, Tables, p. 826.
(33) Vedel et Delvolvé, Droit administratif, tome II, 1990, p. 684.
(34) Le Conseil d’Etat a ainsi jugé que l’arrêté municipal interdisant la procession
dite du Grand retour était légal dès lors que des processions similaires avaient provoqué des troubles dans des communes limitrophes (C.E., 2 juillet 1947, Guiller,
Recueil, p. 293). En ce qui concerne la liberté de réunion, le Conseil a jugé qu’en raison de graves troubles précédents, un maire avait pu légalement interdire les bals
publics pour une durée qu’il lui appartenait d’apprécier ultérieurement (C.E., 28
octobre 1983, Commune de Louroux-Beconnais, Tables, p. 645).
(35) Et il n’est pas illégitime de considérer que la distribution de soupe au cochon
par une association ouvertement xénophobe constitue d’abord un acte politique.
(36) C.E., 19 février 1954, Union des Syndicats ouvriers de la Région parisienne
CGT, Recueil, p. 113; R.F.D.A., 1954, n° 142.
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Frédéric Dieu
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relevé que «de nombreuses distributions [avaient] déjà eu lieu sans
entraîner aucun trouble à l’ordre public» et que le préfet de police
n’établissait ni même n’alléguait que les circonstances particulières
de lieu et de temps de la manifestation prévue pour le 2 janvier
2007 comportaient «un risque de trouble plus grand que dans les
précédentes occasions».
Par ailleurs, il y a lieu de s’interroger sur la notion de «risques de
réactions». En effet, il ne semble pas que ces risques se confondent
avec les circonstances locales qui sont en général au fondement de
toute décision de police. Dans son ordonnance, le juge des référés du
tribunal administratif de Paris avait ainsi considéré que le préfet de
police n’établissait pas que «les circonstances particulières de lieu et
de temps de la manifestation» comportaient «un risque de trouble
plus grand que dans les précédentes occasions» : autrement dit, le
juge des référés du tribunal administratif de Paris avait estimé que
les circonstances locales ne justifiaient pas l’interdiction de la manifestation. Le juge des référés du Conseil d’Etat n’infirme ni ne confirme cette analyse : il paraît donc faire abstraction des circonstances locales, et, plus précisément, de la nécessité pour l’autorité de
police de justifier de l’existence de telles circonstances.
Il faut enfin insister sur le fait que les «risques de réactions» sont
un motif de l’arrêté attaqué et non un motif de l’ordonnance, sauf
à penser que le juge des référés ait entendu se l’approprier, ce qui
est loin d’être évident et qui serait très «constructif». L’ordonnance
est à cet égard exemplaire d’une jurisprudence qui met en lumière
«l’importance de la considération des motifs de la mesure contestée
dans l’analyse qui va conduire au rejet du référé pour cause
d’atteinte à une liberté fondamentale» (37). En conséquence, outre
que ces risques sont difficilement assimilables à des circonstances
locales et à un danger objectif, ils ne semblent guère venir au soutien de l’ordonnance rendue par le juge des référés. C’est ainsi la
nature même de la manifestation en cause qui motive cette ordonnance.
(37) R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 2004, §1598-3°.
Voy. pour une application de ce principe : C.E., Section, 28 février 2001, Casanovas,
n° 229163, Recueil, arrêt examinant l’objet mais aussi les motifs sur lesquels se fonde
une décision pour déterminer si elle porte atteinte à une liberté fondamentale.
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Rev. trim. dr. h. (71/2007)
II. – Une solution fondée sur la nature
de la manifestation en cause qui ne peut cependant
préjuger de l’analyse du juge du fond
A. – La solution rendue par le juge des référés
du Conseil d’Etat est ambiguë
1. Une solution directement fondée sur la nature de la manifestation
en cause…
Selon le juge des référés du Conseil d’Etat, l’interdiction de la
manifestation ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation «eu égard au fondement et au but
de la manifestation et à ses motifs portés à la connaissance du
public par le site internet (38) de l’association». Une telle formulation peut trouver quelques précédents : à propos d’une épreuve de
mathématiques dont le sujet pouvait présenter des particularités ne
permettant pas une notation homogène, le juge des référés du Conseil d’Etat a indiqué que des discriminations pouvaient «eu égard
aux motifs qui les inspirent» constituer des atteintes à une liberté
fondamentale (39).
C’est donc la nature et la motivation de cette manifestation ainsi
que son caractère ostentatoire qui justifient la décision d’interdiction prise par le préfet de police ou plutôt qui expliquent l’absence
d’atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale
de manifestation que représente cette décision. L’ordonnance du
juge des référés du Conseil d’Etat est donc ambiguë en ce qu’elle
semble à la fois se fonder sur la «réception» de la manifestation (la
manière dont elle est perçue et les réactions qu’elle peut entraîner)
et sur sa nature même. Il semble toutefois que le juge des référés
du Conseil d’Etat ait souhaité mettre en avant la nature de cette
(38) On pouvait ainsi lire, dans la «fiche pratique» figurant sur le site de
l’association : «Pas de file d’attente, ni d’ordre de passage : ambiance gauloise
oblige!! Seule condition requise pour manger avec nous : manger du cochon. En cas
de doute, demander la carte d’adhérent à l’association Solidarité des Français. Si la
personne n’est pas en possession de sa carte, prendre ses coordonnées et lui signifier
que son adhésion sera accordée lorsqu’elle fournira ses 2 parrainages d’adhérents en
cours de cotisation. Bien faire comprendre que nous n’avons déjà pas assez pour les
nôtres. Attention, fromage, dessert, café, vêtements, friandises, vont avec la soupe
au cochon : pas de soupe, pas de dessert … Le seul mot d’ordre de notre action : les
nôtres avant les autres».
(39) C.E., Ord., 26 juin 2003, Conseil départemental des parents d’élèves de Meurtheet-Moselle, R.F.D.A., 2003, p. 838.
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Frédéric Dieu
901
manifestation. Il faut en effet rappeler que si l’ordonnance mentionne les «risques de réactions» à cette manifestation, c’est en faisant référence à l’arrêté attaqué : à strictement parler, l’ordonnance
et le raisonnement du juge des référés du Conseil d’Etat ne sont
donc pas fondés sur ces risques de réactions. Cette analyse nous conduit à nouveau à rapprocher l’ordonnance du 5 janvier 2007 de la
décision Commune de Morsang-sur-Orge dans laquelle le Conseil
d’Etat a également été confronté à une «manifestation» (au sens de
spectacle cette fois) qui était contestable en elle-même et non seulement à raison des réactions qu’elle risquait d’entraîner. Ce rapprochement est d’ailleurs cohérent avec le fait que le dernier considérant de l’ordonnance ne fait nullement référence à l’existence de
circonstances locales de nature à justifier l’interdiction.
Le juge des référés du Conseil d’Etat se fonde donc, implicitement
mais nécessairement, sur cette décision selon laquelle «il appartient
à l’autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre
toute mesure pour prévenir une atteinte à l’ordre public; […] le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes
de l’ordre public; […] l’autorité investie du pouvoir de police municipale peut, même en l’absence de circonstances locales particulières, interdire une attraction qui porte atteinte au respect de la
dignité de la personne humaine». Dans cette décision, le Conseil
d’Etat semble en effet vouloir privilégier l’étude de la nature de
l’opération interdite sur celle du résultat auquel aurait conduit sa
tenue. Il s’agit d’étudier la raison d’être, la motivation, la nature au
sens large du rassemblement en question et non pas seulement de
se borner à envisager l’insécurité susceptible d’en découler. Or,
l’ordonnance du 5 janvier 2007 est fondée sur le «fondement» et le
«but», plutôt que sur les «troubles» et les «effets» de la manifestation. Au total, il y a donc tout lieu de croire que l’organisation
d’une distribution de soupe au porc, lorsqu’elle est motivée par une
volonté de discrimination, constitue en elle-même une atteinte
grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale et contrevient à l’ordre public.
La nature d’une telle manifestation justifie donc qu’elle soit interdite par l’autorité de police.
2. … et indirectement sur la nature de l’atteinte portée à la dignité
de la personne humaine
En se référant au fondement, au but et aux motifs de la manifestation, le juge des référés du Conseil d’Etat fonde implicitement sa
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902
Rev. trim. dr. h. (71/2007)
solution sur l’intention, de la part de l’organisateur de cette manifestation, de porter atteinte à la dignité de la personne humaine.
L’atteinte est ici en effet délibérée et proclamée : par sa publicité
même, elle ne peut qu’être de nature à troubler l’ordre public voire
la moralité publique.
L’ordonnance rendue le 5 janvier 2007 a en particulier le mérite
de tenter de définir la nature de l’atteinte portée à la dignité de la
personne humaine par la manifestation projetée. Alors que le juge
des référés du Tribunal administratif de Paris avait considéré que
la distribution de soupe au porc était, de par la discrimination
qu’elle imposait, «constitutive d’une forme de dégradation de la
dignité humaine», le juge des référés du Conseil d’Etat estime que
certaines personnes ont été «privées du secours proposé». L’ordonnance rappelant que l’association proposait sans discrimination la
soupe à qui la réclamait, la seule façon de considérer que certains
étaient «privés du secours proposé» est d’admettre que la présence
de viande de porc rendait en pratique impossible aux personnes juives ou musulmanes le bénéfice du secours : proposer un service ou
un droit en imposant aux bénéficiaires de renoncer à l’exercice de
leur liberté religieuse conduit à priver ces personnes de ce droit.
L’analyse est intéressante en ce que, si elle était reprise ou confirmée, elle ne manquerait pas de modifier substantiellement l’équilibre de la laïcité à la française puisque le prestataire d’un secours ou
d’une aide – voire plus – devrait s’assurer que les bénéficiaires ne
seraient pas discriminés à raison de leur pratique religieuse. Une
telle solution aurait ainsi vocation à être transposée (notamment)
aux repas servis par les cantines scolaires et à la détermination des
jours de repos.
Par ailleurs, il nous semble qu’en considérant que constitue une
atteinte à la dignité de la personne humaine le fait de se voir privé
d’un secours proposé officiellement à tous mais pratiquement à certains seulement (l’on peut dire que d’une certaine manière ce
secours est proposé à seule fin de devoir être refusé), le juge des
référés du Conseil d’Etat se situe autant sur le plan de la dignité de
la personne humaine (qui est un principe individuel) que sur celui
de la moralité publique (qui est un principe collectif). En effet, la
manifestation en cause vise moins des personnes que certaines communautés ethniques et religieuses et son interdiction cherche
notamment à préserver l’unité de la communauté nationale. Par
ailleurs, il nous semble que priver en fait quelqu’un d’un secours qui
lui est en théorie offert porte atteinte à sa dignité et est tout simplement immoral. Enfin, il faut insister sur le fait qu’à la différence
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Frédéric Dieu
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des pratiques sanctionnées par le Conseil d’Etat dans la décision
Commune de Morsang-sur-Orge, pratiques qui constituaient une
atteinte effective à la dignité de la personne humaine (même si
c’était avec le consentement des victimes de cette atteinte), l’ordonnance rendue le 5 janvier 2007 sanctionne une atteinte potentielle
à la dignité de personnes qui sont donc des victimes potentielles
seulement. Autrement dit, alors que dans le premier cas l’événement (le spectacle) interdit conduisait de manière certaine à l’instrumentalisation de certaines personnes, dans le second cas l’événement (la manifestation) interdit peut seulement conduire une
personne, pour des motifs religieux, à devoir refuser le secours qui
lui est proposé. L’on voit donc que ce qui est sanctionné dans ce
dernier cas est moins un acte ou un comportement qu’une intention.
Le litige se situe plus dans les consciences que sur la voie publique.
L’ordonnance rendue le 5 janvier 2007 souligne donc à nouveau
la porosité de la frontière entre dignité de la personne humaine et
moralité publique. Ces deux principes, qui font pourtant l’objet de
deux jurisprudences bien distinctes (40), semblent en fait n’en faire
qu’un puisque le respect de la dignité de la personne humaine traduit une exigence morale. L’on peut donc penser que l’atteinte à la
moralité publique devrait, tout comme l’atteinte à la dignité de la
personne humaine, pouvoir être sanctionnée même en l’absence de
circonstances locales particulières.
Par une ordonnance en date du 18 janvier 2007 (41), le juge des
référés du tribunal administratif de Nice a fait application de la solution rendue par le juge des référés du Conseil d’Etat en considérant
que si la distribution de soupe contenant du porc ne déterminait pas
à elle seule «une volonté de discrimination à des fins d’exclusion,
l’intention manifeste de l’association, explicitée sur son site internet,
[était] de montrer une attitude discriminatoire de rejet envers ceux
qui ont une religion interdisant la consommation du porc, plus particulièrement lorsqu’ils sont étrangers», le juge concluant que «cette
expression xénophobe manifestée sur la voie publique constitue en soi
un trouble à l’ordre public» tout en relevant qu’elle était également
«de nature à créer des incidents graves en cas de réactions individuelles ou collectives». L’on retrouve donc ici la même double motivation
(40) La jurisprudence «Société Les films Lutétia» (il est vrai en sommeil) et la
jurisprudence Commune de Morsang-sur-Orge se distinguent en particulier en ce que
seule la première exige que la mesure de police soit justifiée par l’existence de circonstances locales qu’il appartient au juge de contrôler.
(41) T.A., Nice, ord., 18 janvier 2007, Association «Soulidarieta», n° 07000204.
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Rev. trim. dr. h. (71/2007)
tout à la fois absolue et relative : absolue en ce sens que la nature de
la manifestation envisagée (discriminatoire et xénophobe) suffit à
elle-même à légitimer son interdiction (42), ce qui renvoie à la jurisprudence Commune de Morsang-sur-Orge, relative en ce sens que cette
interdiction est justifiée eu égard aux risques de réactions que peut
amener une telle manifestation, ce qui renvoie à la jurisprudence traditionnelle relative aux mesures de police. L’intérêt de cette ordonnance est en outre de souligner le caractère intentionnel, et donc subjectif, de la discrimination opérée par la manifestation en cause : le
juge relève en effet que la distribution d’une soupe contenant du porc
ne permet pas de déceler l’existence d’une volonté de discrimination,
volonté qui seule est répréhensible.
B. – L’ordonnance du 5 janvier 2007 ne peut préjuger
de l’approche du juge du fond
1. Le juge du fond pourrait fonder sa solution sur la jurisprudence
habituelle en matière de pouvoir de police
Rappelons d’abord que le juge des référés saisi sur le fondement
des dispositions de l’article L 521-2 du code de justice administrative ne peut sanctionner que les décisions ou les comportements
portant une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté
fondamentale. C’est dire que le rejet d’une requête présentée sur ce
fondement ne signifie nullement que la décision ou le comportement
attaqués n’étaient entachés d’aucune illégalité et n’ont pas porté
une atteinte simplement (si l’on peut dire) illégale à cette liberté. La
jurisprudence révèle en effet que toute atteinte à une liberté fondamentale n’est pas nécessairement grave (43). En outre, il est néces(42) Le juge des référés du tribunal administratif va d’ailleurs jusqu’à affirmer
qu’une «expression xénophobe manifestée sur la voie publique» constitue en ellemême un «trouble à l’ordre public», ce qui signifie qu’elle doit toujours être interdite
indépendamment des circonstances locales. Il s’agit là de l’affirmation explicite d’une
analyse qui reste implicite dans l’ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d’Etat. Le terme «xénophobe» n’est d’ailleurs pas très heureux puisque outre son
caractère très général et donc très vague, il tend à assimiler les personnes potentiellement discriminées (concrètement, les personnes de confession juive et musulmane)
à des «étrangers».
(43) Contrairement à ce qu’estimait le commissaire du gouvernement L. Touvet
dans ses conclusions sous l’arrêt Commune de Venelles (C.E., Section, 18 janvier 2001,
Commune de Venelles et Morbelli, A.J.D.A., 2001, p. 153, chronique Guyomar et
Collin; Dalloz, 2001, IR, p. 525; D.A., 2001, n° 155, observations L.T.; P.A.,
février, 2001, n° 30, note Chahid-Nouraï et Lahami-Depinay, R.D.P., 2002, p. 753,
observations Guettier) à la R.F.D.A., 2001, p. 385.
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saire que l’illégalité entachant le fait de l’administration soit manifeste, c’est-à-dire que sa réalité s’impose avec la «force de
l’évidence» ou encore qu’elle soit «certaine» (44). Or, en l’espèce, si
l’interdiction d’une manifestation portait de toute évidence atteinte
à la liberté fondamentale de manifester, les visées discriminatoires
de la manifestation projetée (plus exactement, des organisateurs de
cette manifestation) étaient tout aussi évidentes de sorte que
l’atteinte, pour manifeste qu’elle était, ne pouvait être grave en ce
qu’elle avait pour but de prévenir des comportements discriminatoires qui présentaient eux-mêmes un caractère de gravité évident :
ainsi, la décision interdisant le rassemblement projeté portait à la
liberté de manifestation une atteinte beaucoup moins grave que
l’atteinte à la dignité de la personne humaine qu’eût entraînée
l’autorisation de ce rassemblement. Pour autant, l’on ne saurait
conclure de l’ordonnance rendue le 5 janvier 2007 que l’interdiction
d’une telle manifestation est légale ou encore, et a contrario, qu’une
manifestation ayant pour but de discriminer certaines populations
(et donc de porter atteinte à leur dignité) est toujours une menace
pour l’ordre public et doit toujours être interdite.
C’est en effet au juge du fond qu’il appartient de se demander si
l’interdiction était la seule mesure appropriée : le juge des référés saisi
en application des dispositions de l’article L521-1 du code de justice
administrative n’est pas compétent pour répondre à cette question.
Dans ce cadre, le juge du fond pourra se fonder sur la jurisprudence
habituelle en matière de pouvoir de police et vérifier si des circonstances locales imposaient que la manifestation fût interdite et si les
effectifs de police dont disposait le préfet de police étaient insuffisants
pour que d’éventuels troubles à l’ordre public résultant de cette
manifestation eussent pu être contenus.
Or, il nous semble peu vraisemblable que la même solution que
celle rendue par le juge des référés s’imposerait. En effet, il paraît
difficile de considérer que le préfet de police ne disposait pas de suffisamment de policiers pour éviter d’éventuels troubles à l’ordre
public, ce au regard à la fois du caractère assez restreint de la manifestation et de l’importance des effectifs de police de la capitale.
Autrement dit, l’interdiction de la manifestation n’était sans doute
pas la seule mesure à même d’éviter des troubles à l’ordre public,
en particulier des «risques de réactions» : il aurait en effet suffi
(44) Selon G. Bachelier, «L’illégalité invoquée … doit relever en fait de l’évidence. Elle doit être certaine». Voy. Bachelier, «Le référé-liberté», R.F.D.A., 2002,
p. 266.
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Rev. trim. dr. h. (71/2007)
d’une présence policière minime pour que ces contre-manifestations
fussent évitées ou à tout le moins contenues. L’on peut cependant
supposer qu’une partie de l’opinion publique n’avait guère apprécié
qu’un rassemblement visant essentiellement à porter atteinte à la
dignité de certaines catégories de personnes démunies bénéficiât
d’une protection policière.
2. Le juge du fond pourrait fonder sa solution sur l’existence d’une
atteinte à la dignité de la personne humaine, atteinte devant être prévenue quelles que soient les circonstances locales
Nous l’avons vu, le constat de l’existence d’une atteinte à la
dignité de la personne humaine permet d’interdire une manifestation, même en l’absence de circonstances locales particulières. Il
faut cependant rappeler qu’en matière de distribution de soupe contenant du porc, l’atteinte n’est que potentielle alors que dans la
décision Commune de Morsang-sur-Orge, cette atteinte était bien
effective même si elle était accompagnée du consentement des personnes visées. Toutefois, dès lors que c’est la nature de la manifestation qui est en cause (du fait de sa motivation essentiellement discriminatoire), il semble bien que la seule mesure possible soit
l’interdiction, que cette atteinte soit effective ou non. Le juge administratif rejoindrait ainsi l’attitude constructive et offensive de la
HALDE pour laquelle la répression (pénale il est vrai) doit également s’appliquer «aux comportements qui, sans être explicitement
discriminatoires, expriment une préférence procédant du même
esprit». En bref, le fait qu’une telle manifestation soit projetée suffit
à troubler les consciences et à stigmatiser les populations implicitement visées par la discrimination. Plus largement, il faut sans doute
nuancer la distinction entre discrimination effective et discrimination potentielle : dès lors en effet que l’intention discriminatoire est
en elle-même pénalement répréhensible, il suffit que l’existence
d’une telle intention soit établie, sans qu’il soit besoin d’examiner
si cette intention a été ou non suivie d’effet, c’est-à-dire a conduit
ou non à discriminer effectivement telle ou telle catégorie de population. Autrement dit, s’il faut (et s’il suffit) que le discriminant
existe, il n’est pas nécessaire que le discriminé puisse être personnellement identifié. L’on peut donc supposer que l’autorité de police
peut prendre une mesure d’interdiction dès qu’elle est confrontée à
l’existence d’une intention discriminatoire, ce qui signifie qu’elle n’a
pas à attendre que la discrimination atteigne son objectif.
En tout état de cause, il appartiendra alors au juge du fond de
définir véritablement l’atteinte portée à la dignité humaine alors que
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le juge des référés du Conseil d’Etat, loin de constater l’existence
d’une telle atteinte, s’est borné à relever sa possibilité. Cette atteinte,
si elle devait être définie comme le fait de priver une personne du
secours proposé, obligerait le Conseil d’Etat à tenir compte des prescriptions religieuses interdisant aux juifs et aux musulmans de consommer de la viande de porc et démontrerait ainsi la volonté, de la
part du juge administratif, de promouvoir une laïcité de reconnaissance plutôt qu’une stricte laïcité d’abstention (45).
Conclusion
La solution dégagée par le juge des référés du Conseil d’Etat, bien
qu’elle repose sur de solides précédents jurisprudentiels (qui ont
d’ailleurs quelque peu de mal à se combiner), est également justifiée
par des considérations d’opportunité : il ne fait pas de doute que le
juge des référés a cherché à mettre fin à des manifestations qui
n’avaient d’autre but que d’exclure un certain type de population
et qui étaient essentiellement animées par une volonté de discrimination. Il ne fait pas de doute non plus que son ordonnance a valeur
d’exemple et qu’elle sera perçue comme telle : en effet, c’est bien le
détournement de l’aide aux plus démunis (46) à des fins politiques
et surtout «xénophobes» (47) qui est visé.
Ce faisant, cette solution, reposant à la fois sur la jurisprudence
traditionnelle en matière de prévention des troubles à l’ordre public
et sur la jurisprudence plus récente en matière d’atteinte à la
dignité de la personne humaine, est à la fois une solution d’espèce,
du moins une solution d’opportunité, et une solution de principe.
C’est cependant au juge du fond qu’il appartiendra de confirmer
cette solution de principe, en précisant si la distribution de soupe
(45) Le juge des référés du Conseil d’Etat a d’ailleurs estimé que la possibilité
d’exprimer dans des formes appropriées ses convictions religieuses constituait une
liberté fondamentale au sens de l’article L 521-2 du code de justice administrative :
C.E., ord., 7 avril 2004, Epoux Kilicikesen, J.C.P.-A., 2004, p. 1146, note Tawil.
Voy. aussi C.E., ord., 16 février 2004, Office HLM de Saint-Dizier, A.J.D.A., 2004,
p. 416, observations Brondel.
(46) Ce détournement est déjà perceptible dans l’acronyme de l’association requérante «Solidarité des Français» soit S.D.F.
(47) Pour l’association «Solidarité des Français», «[l]e seul mot d’ordre de notre
action [est] : les nôtres avant les autres». Il est vrai cependant que le terme
«xénophobe» n’est pas très heureux puisque outre son caractère très général et donc
très vague, il tend à assimiler les personnes potentiellement discriminées (concrètement, les personnes de confession juive et musulmane) à des «étrangers». Il faudrait
donc parler plus précisément de judéophobie et d’islamophobie.
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Rev. trim. dr. h. (71/2007)
contenant du porc doit toujours être interdite (du fait de son caractère attentatoire à la dignité de la personne humaine) ou si elle peut
être interdite en fonction des circonstances locales (violences lors
des précédentes distributions, menaces de contre-manifestations,
effectifs de police insuffisants pour contenir les débordements …).
✩

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