Le Monde, 02.02.2015 - La Comedie de Clermont Ferrand

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Le Monde, 02.02.2015 - La Comedie de Clermont Ferrand
 Brad Mehldau, le blues au bout des doigts
Le Monde.fr | 02.02.2015 à 17h33 • Mis à jour le 03.02.2015 à 09h09 | Par Francis Marmande (Strasbourg, envoyé spécial)
Mine de rien, le son des gares a changé. C’est en traversant celle de Strasbourg, à la recherche de la
Cité de la musique, que surgit cette évidence. Des pianos sont mis en libre accès dans une centaine de
halls par la SNCF. Ni tag, ni vandalisme, ils semblent intouchables. Sans course à la performance, ni
désir d’éblouir, on entend toujours de beaux moments. Comme Anne Queffélec, nombre de musiciens
s’y arrêtent et jouent pour le plaisir. Brad Mehldau ? On n’en sait rien.
Concert de Brad Mehldau en piano solo, à l’auditorium de la Cité de la musique et de la danse, samedi
30 janvier. Evénement rare. Soixante-quinze minutes de musique, rappel compris (le Don’t Think
Twice, It’s All Right, de Bob Dylan, traité avec une sorte d’emportement contrôlé). Un second rappel
réclamé neuf minutes durant, en vain, par un public emballé. A quoi bon ? Pourquoi prolonger un
exercice achevé dans la perfection ? Avec ce qu’exige – tendons, musculature, poignets – un tel niveau
d’énergie chez Brad Mehldau, aux airs de jeune homme fragile. Il commence par deux pièces
personnelles (Old West, After Bach D Minor), glisse sur une ballade chaloupée (Valsa Brasileira, de Chico
Buarque) et s’envole vers le répertoire de son temps. On n’en est plus tout de même à frémir qu’il
reprenne des chansons de Radiohead ou de Björk… On serait plutôt tenté d’établir la liste des
pianistes actuels qui ne le font pas.
Depuis le milieu des années 1990, le pianiste américain (Jacksonville, 1970) s’est imposé par ses
brillantes prestations en trio. Ou encore ses dialogues – notamment avec Joshua Redman, ténor sax, ou
son interlocuteur électro, Mark Guiliana (Mehliana). En quartet, tel le Live at Birdland mémorable,
publié en 2011, la formule est
à tous égards exceptionnelle : Lee Konitz (l’altiste historique), Charlie Haden et Paul Motian
(contrebasse et batterie, tous deux disparus, soit une des rythmiques les plus élastiques de ce temps).
Poésie amoureuse
En solo, en grande salle, devant un Steinway type D (« Grand Concert »), un récital de Brad Mehldau
purement acoustique est un moment précieux. C’est vrai des concerts de Fred Hersch, un de ses
maîtres, d’Enrico Pieranunzi, de Martial Solal ou de Keith Jarrett. La performance a ses buttes témoin
(Duke Ellington, Thelonious
Monk, Charles Mingus, Bill Evans, très récemment, Paul Bley). Même si elle reste la tentation majeure
chez les pianistes, elle exige énormément de concentration, de personnalité, d’énergie et ne supporte
ni narcissisme ni bavardage. Mais, par l’ampleur et l’idée moderne d’improvisation qu’il implique, le
solo relève autant du récital classique que des formes fondatrices du jazz : James P. Johnson ou Art
Tatum ? Le solo était leur ordinaire.
En version moderne, il met en jeu la culture musicale de son auteur et ne se distingue de telle ou telle
prestation contemporaine que par le toucher, la scansion et le phrasé.
Ce que met en scène Brad Mehldau, sa gestuelle même, ses décalages harmoniques, l’indépendance
des mains, la saturation de l’espace sonore, ses motifs répétitifs, tout pourrait relever d’un récital
prémédité ou même écrit. Sa formation et sa culture classique sont à toute épreuve. Seul, pourtant, un
pianiste de « jazz » peut signer de tels accents et cette diction.
C’est au milieu de sa dernière pièce, And I Love Her (Lennon et McCartney), que revient soudain une
date. A quoi fait penser la musique, tout de même ? Surtout en concert purement acoustique, dont on
notera, sur une échelle de 1 à 8, que le niveau de tousseurs reste proche de 1, celui des smartphones,
tablettes, télescopes et caméras, pas loin de zéro, chère Alsace… La date qui revient au beau milieu du
And I Love Her traité avec légèreté et certaine expression bluesy ? Lors du très fondateur Facing You de
Keith Jarrett en solo (ECM, 1971), voici plus de quarante ans, Brad
Mehldau avait moins de douze mois. Et à peine trois ans au moment des Solo Concerts de Bremen et
Lausanne. Le temps, il faut faire avec. Le temps et le fait que, avec le temps, toutes les musiques
gardent de plus en plus de traces enregistrées d’ellesmêmes.
Ici prennent leur plein sens la singularité de Brad Mehldau et sa poésie amoureuse aux accents si
secrets. A la véritable fin de son seul rappel dont il ne démordra pas, grâces lui en soient rendues, il
libère, en style de paraphe léger, une descente mineure de main droite aux inflexions ostensiblement
marquées par le blues. Que les choses soient claires.