Pierre Loti - lesley blanch

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Pierre Loti - lesley blanch
Revue des Deux Mondes, Août 1986, Pierre de Boisdeffre
Lesley Blanch : « Pierre Loti »
Oublié, Pierre Loti ? C'est ce que 1'on dit, ce que 1'on répète, mais it faudrait y voir de
plus près, vérifier ses tirages au Livre de poche. Je crois qu'on aurait des surprises! Ce
qui est certain, c'est que Loti date. Contemporain de la marine à voile, de la vie
coloniale d'autrefois, de la Turquie des Osmanlis, des vahinés de Tahiti, des captives
du harem de Constantinople, it date aussi par son allure : le visage fardé, teint comme
celui dune cocotte ; le gout des déguisements et des amours clandestines ; 1'hésitation
à choisir entre la vie conjugale et un penchant homosexuel certain. Le gout de 1'ordre,
de 1'argent et des honneurs, le respect des institutions contrastent avec la liberté de ses
moeurs et de soudaines révoltes. Loti est un irrégulier que la marine française met
prématurément à la retraite en 1898, mais qui n’en poursuit pas moins une carrière
glorieuse, devient académicien à quarante ans et qui bénéficiera des obsèques
nationales.
Pierre Loti passe encore pour le type meme de 1' « écrivain d'imagination ».
Ses décors et ses héroïnes exotiques, leurs amours, d'un romantisme échevelé, ont très
vite établi cette réputation. Mais, si 1'on suit pas à pas sa vie de grand voyageur et de
perpetuel amoureux, comme vient de le faire Mme Lesley Blanch, on découvre que
cet artiste, comme tant d'autres, n'a strictement rien inventé. Aziyadé a bel et bien
existé, Rarahu aussi. Loti n'a fait que décalquer sa propre vie, que reproduire
scrupuleusement, comme il 1'a dit lui-même, « tout ce que j'ai été, tout ce que j'ai
pleuré, tout ce que j'ai aimé ». A travers la remarquable biographie de Lesley Blanch
(1), apprenons donc à le mieux connaître.
Voici d'abord, au coeur de la Charente, une petite ville de la province
française, Rochefort, 28,000 habitants (elle Wen a pas gagné un seul depuis un
siècle), marquée par son histoire protestante et ses établissements militaires. Dans une
maison de la rue Saint-Pierre (aujourd'hui, rue Pierre-Loti - mobilier Louis Philippe,
portraits de famille, guère de confort et pas de « commodités » -) vit une famille
huguenote, provinciale, bourgeoise, très unie - les Viaud - ou dominent les femmes :
grand-maman Texier, née Renaudin, petite-nièce de 1'amiral ; grand-maman Viaud,
née Morillon ; grand-tante Berthe, tante Claire et, surtout, la mère adorée : Nadine
Viaud, née Texier. Nadine Texier, en épousant Théodore Viaud (mariage d'amour,
rare à cette époque !) avait fait de son mari un protestant.
Le petit Julien va vivre au milieu des malles, des portraits de famille et des
placards remplis de memento mori une enfance mélancolique et surprotégée. Ses
parents, déjà presque âgés pour 1'époque à sa naissance (quarante-six et quarante ans),
sa sceur Marie (de dix-neuf ans son aîné), son frère Gustave (plus vieux de douze
ans), ses tantes surtout 1'idolâtrent. « Il semblait avoir échappé au péché originel.
Non que ce fût un petit saint, it paraissait simplement être un enfant à part - s'il fut
jamais un enfant. »
A priori, cette enfance bourgeoise, cette maison tranquille, ce père employé
aux écritures à la municipalité ne prêtent certes pas à rêver. Mais, à coté de Rochefort,
il y a la mer, et il y a l’île d'Oléron, qu'on appelle 1'Ile. La mer ne cessera plus de
hanter l'esprit du petit garçon solitaire, elevé par des femmes, sans compagnons de
son age.
(1) Lesley Blanch : Pierre Loti (titre original : Pierre Loti, Portrait of an Escapist), traduit de 1'anglais par Jean
Lambert, un vol., 318 p. (Seghers, mai 1986).
© Pierre de Boisdeffre, 1986. All rights reserved.
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La mer, les océans, les paysages innombrables, dix ou douze tours du monde
arracheront pour toujours I'enfant solitaire de Rochefort à la garde jalouse de ses «
chères vieilles ». Mais Julien Viaud n'aborde pas les rivages inconnus en touriste
pressé : il s'incorpore tout entier à ses nouvelles expériences. C'est ainsi qu'il a connu
une Polynésie encore vierge, celle des vahinés qui s'offrent au voyageur sans ésprit de
lucre. A Tahiti, il s'enchante du protocole désuet de la reine Pomaré, dont l'un des
serviteurs lui declare tout de go que « la chair de l'homme blanc a un goût de bananes
mûres ». Presque chaque soir, 1'enseigne Viaud décroche son uniforme et danse
1'amurama avec les indigenes. Le matin, il s'est baigné sur les plages où détalent « ces
petits crabes bleus qui se nourrissent de cadavres », en compagnie de la merveilleuse
Rarahu. Sa « petite amie » n'a pas été sa première conquête, mais la première de ses
inspiratrices exotiques - la première aussi de ces femmes lointaines et chéries qu'il
devra abandonner après les avoir passionnément aimées. Le Midship tient un Journal,
qu'il illustre de ses dessins. Il s'agit de ne rien laisser perdre de ce que Proust appellera
le Temps perdu, de recueillir les images d'un monde que 1'affreuse civilisation
moderne commence à détruire. En prenant possession de Rarahu, de ce « corps
d'enfant enveloppé dans ses longs cheveux noirs », il a appris à chérir ces « femmes
incomplètes qu'on aime à 1'égal des beaux fruits ». La pauvre Rarahu lui inspirera le
Mariage de Loti, qui le rendra célèbre huit ans plus tard, et lui donnera son nom
d'écrivain.
C'est, en effet, le 25 janvier 1872, à minuit, dans les jardins de la reine
Pomaré, que Julien Viaud - il mettra 1'épisode sur le compte d'un midship anglais - a
reçu de ses compagnes, couronnées de fleurs et vêtues de mousseline rose, un nom
plus facile à prononcer que le sien, celui de Loti, qu'il va rendre célèbre. Auparavant,
son premier livre publié - sans nom d'auteur - sera Aziyadé (1879). Entre-temps, il
aura connu un nouvel amour au Sénégal pour une mulâtresse de 1'ile Bourbon - « le
seul être vicieux dans sa longue galerie de femmes » -, qui devait lui inspirer le
Roman d'un spahi, et fait à Stamboul l'inoubliable rencontre de la Circassienne
Aziyadé - l'une des quatre kadines (épouses légitimes) du vieil et riche Abeddin
effendi. Pour 1'approcher, Julien Viaud, devenu Pierre Loti, s'est fait turc avec les
Turcs, it a appris le turc et, vêtu d'un fez et d'un caftan, it a déambulé pendant des
jours entiers entre le mosquées et les tombes du vieil Eyoub. Enfin, conduite par
Kadidja, au péril de sa vie, Aziyadé 1'a rejoint...
Aziyadé parut donc sous 1'anonymat, avec cette simplc mention « Stamboul,
1876-1879. Extraits des notes et lettres d'un lieutenant de la marine britannique ».
Mais c'est 1'année suivante que le Mariage de Loti, paru dans la Nouvelle Revue de
Juliette Adam, rendit célèbre cet auteur, mystérieux et inconnu. Ainsi Loti put-il payer
les dettes laissées par son père, racheter la maison paternelle et dorer la fin de la vie
de ses « chères vieilles ».
Les dix années qui suivent seront jalonnées de victoires : Mon frère Yves
(1883), Pécheur d'Islande (1886), Madame Chrysanthème (1887) feront le tour du
monde. A quarante-deux ans, Loti est élu à 1'Academie frangaise - le plus jeune des «
immortels »; it est alors à Alger sur le Formidable, et va fêter son élection à sa
manière, dans la casbah. Aziyadé, qu'il avait songé à faire revenir en Europe pour
1'épouser, est morte de consomption et de chagrin. « L'angoisse du temps qui passe,
du néant qui arrive » ne cessera plus de ronger le voyageur, dont l'art se nourrit du
spectacle des ruines, des civilisations qui s'effondrent - d'oû son amour pour la
Turquie des derniers Osmanlis. « Les débris d'un grand passé mort », que ce soit à
Pékin, à Stamboul, à Ispahan, à Nikko, à Angkor, ne vont plus cesser d'inspirer le
romancier.
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En fin de compte, qui était Loti? Au bout des trois cents pages de 1'excellente
biographie de Lesley Blanch, nous ne le savons toujours pas. Nous avons vu vivre un
hédoniste malheureux ; un egoïste généreux ; un voyageur impénitent ; un officier de
marine singulier, mais aimé de ses hommes ; un amant qui ne savait pas trop à quel
sexe se vouer (Mme Blanch se donne beaucoup de mal pour 1'absoudre du péché
d'homosexualité ; mais 1'un de ses familiers disait :« Loti aimait les hommes et les
femmes passionnément, et s'il y avait eu un troisième sexe, il 1'aurait aimé aussi ! ») ;
un paresseux, un jouisseur, et, cependant, un grand travailleur ; I'auteur d'un Journal
intime auquel il tenait profondément et, néanmoins, un créateur (les deux choses ne
sont pas toujours compatibles) ; etc.
L'unité fait défaut. Mais nous savons, n'est-ce pas ?, que les êtres dénués de
contradictions ne sont guère intéressants ! Rien n’est plus attachant, en revanche,
qu'un homme illogique et « déraisonnable ». La psyché de Loti, comme celle de Gide,
est un tissu de pulsions opposées, un patchwork oû raison et passion se livrent un
perpétuel combat. Rien d'étonnant à ce que sa vie ait abrité tant d'expériences
diverses.
Elevé dans un strict protestantisme, le jeune Viaud adopte très tôt une absolue
liberté de moeurs, ne regardant ni aux préjugés, ni aux convenances, ni à la race, ni
même au sexe. Mais it s'arrange pour que sa vie cachée n'empiète pas sur sa vie
publique. Avec ses amours, il fait des romans, il ne se met pas en scène. L'époque
n'était pas tendre aux non-conformistes. De ce point de vue, 1'existence d'un officier
de marine était l'une des rares qui fut compatible avec de telles expériences.
Essayons de faire le bilan de cette vie. L'homme d'ordre, élevé dans une
famille oû l'on devait compter, a dû renoncer à ses études d'ingénieur parce que son
père s'était ruiné (ruiné et déshonoré). II a passé le concours de 1'Ecole navale et
connu le drill impitoyable du vieux Borda. Le service en mer lui a donné de grandes
joies, or il n'a eu de cesse qu'il nait conquis son indépendance matérielle et un statut
privilegié à 1'intérieur d'un corps aux règles austères. L'admirable, c'est que, en pleine
ère victorienne, il ait pu (et donc su) combiner l’extrême liberté de ses moeurs avec la
volonté de réussir. Tous les aventuriers n’ont pas connu pareille ascension sociale jusqu'à la grand-croix de la Légion d'honneur et les obsèques nationales ! Le jeune
Viaud est un enfant bien éléve, pieux, modeste, aimant, auquel chacun aurait pu
donner le Bon Dieu sans confession. Mais attention ! II s'agit là d'une apparence,
Julien a seize ans lor qu'il aperçoit une gitane, et décide soudain de la suivre. El va lui
enseigner, dans une grotte, sur un lit de mousse, « le grand secret de la vie et de
l'amour ».
Désormais, son choix est fait : laissant aux autres les amours banales, if fera
tout pour découvrir et pour vivre ces amours exotiques qu'a connues aussi son frère
Gustave. Il vit donc, à Tahiti, avec la belle vahiné Rarahu, et ce type d'amour païen ne
va plus cesser d'exalter 1'homme et d'inspirer l'écrivain. Mais, s'il trouve naturel
qu'après leur séparation Rarahu retourne à Bora-Bora pour y vivre dans la chasteté, lui
n'envisage pas de lui sacrifier sa liberté. De même, s'il parvient à faire sortir Aziyadé
du harem du vieil effendi, et s'il rêve de 1'enlever pour 1'épouser it se gardera bien de
passer à 1'acte.
C'est 1'homme d'ordre, qui tient à assurer sa descendance, qui a prié son amie
Juliette Adam - « Madame chérie » - de lui trouver une épouse appropriée, « en
stipulant qu'elle devait être protestante, riche, et plus petite que lui ». Il épouse
Blanche au temple protestant de Bordeaux, le 21 octobre 1886, devant un grand
concours d'amis et de foule. Toutefois, it a pris soin de faire précéder la triste nuit de
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noces d'une autre nuit, avec une sirène bordelaise! Et it prendra le meme soin - ayant
écarté de sa vie 1'irréprochable et malheureuse Blanche - à se constituer une seconde
famille clandestine, faisant souche au pays Basque avec Crucita Gainza, subvenant
matériellement aux besoins de ses enfants, mais se gardant de les reconnaître.
Surprenant Loti! ll adore les uniformes et, dans les soirées mondaines, it aime
apparaître dans la sombre tenue de gala des officiers de marine, constellé de
décorations. II aime aussi poser nu pour les photographes, multiplier les
déguisements; il a servi dans un cirque, it a appris le métier d'acrobate, il s'est fait
détacher à 1'école de Joinville et, chaque fois qu'il le peut, fréquente les « mauvais
lieux », avec le bonheur de se sentir « un déclassé jouant une comédie ». Il
n'abandonne pas pour autant sa famille, ni la Royale, cette autre famille, sévère et
protectrice. (Mis à la retraite d'office, il n'aura de cesse qu'il n’ait obtenu sa
réintégration.) Il n’est pas un Adonis, ses moeurs sont douteuses, mais, comme
D'Annunzio, it exerce un pouvoir quasi magique sur les femmes, que ses yeux noirs
déshabillent en un clin d'oeil.
Snob, il collectionne les amitiés royales et les conquêtes féminines
prestigieuses. S'il visite l'Inde, c'est comme hôte du nizam de Hyderabd et du
maharana d'Udaipur - vivant dans le luxe fabuleux de leurs palais quand, tout autour,
grouille la misère. A Paris (lieu qu'il déteste), il a pour amies et protectrices Juliette
Adam, Mme Louis Barthou, Sarah Bernhardt (maïtresse fugitive, mais amie fidèle), la
duchesse de Richelieu, Mme Carnot (1'épouse du Président), Mme de Caillavet
(1'égérie d'Anatole France). Des chefs d'Etat l'invitent, non seulement le sultan de
Constantinople, mais la reine de Roumanie et celle de Serbie. En même temps, Loti
n’est jamais aussi heureux qu'avec les pauvres, les humiliés, les clandestins, les
contrebandiers, qu'il écoute et fait parler. Il est à son aise dans tous les milieux, et, le
cas échéant, fait le coup de poing dans les bouges comme n'importe quel marin en
bordée.
Nul n’est prophète en son pays. Les femmes pouvaient bien s'agenouiller sur
son passage à Stamboul comme à Nagasaki, la société de Rochefort continuait à le
tenir pour un excentrique, aux moeurs bizarres, « mauvais père, époux plus mauvais
encore, tandis que Blanche avait laissé derrière elle une réputation de sainte et de
martyre ». Sa fidelité à son terroir, les ajouts et les transformations qu'il avait fait
subir à sa maison natale (salle Renaissance, salle chinoise, mosquée, tombe
d'Aziyadé, etc.), la célébrité qu'il avait donnée à sa petite ville, rien de tout cela ne
comptait aux yeux de ses compatriotes mesquins. Mais, en même temps, ce petit
homme chétif, né dans une famille obscure, élevé pauvrement, cet avorton que ses
hauts talons n'arrivaient pas à grandir, faisait rêver des millions de lecteurs - de
lectrices, surtout -, qui admiraient en lui le magicien qui avait vécu des aventures
inaccessibles au commun des mortels et qui savait les faire partager.
Que restera-t-il de 1'oeuvre de Loti? Pierre Loti a apporté aux Français des
années 1880-1914, cloîtrés dans leur provincialisme (la plupart ne connaissaient ni la
montagne ni la mer ; une infime minorité franchissait les frontières de la métropole),
les images d'un monde encore exotique et mystérieux, dont il s'est fait le reporter, à la
fois poétique et réaliste. Non seulement il était un écrivain du plus grand talent, mais
un photographe génial et un dessinateur très doué. En outre, ce voyageur des deux
mondes a été pour ses lecteurs une sorte de messager de 1'amour, en un temps on
1'amour était tenu en brides. Non moins que Proust, et par d'autres moyens, il a fait
revivre la Belle Epoque et le temps perdu, non pas ceux des beaux quartiers de Paris,
mais la longue errance des vaisseaux au temps de la marine à voile, le printemps des
roses de Chiraz et d'Ispahan, la Turquie du harem de Topkapi, le Tahiti de la reine
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Pomaré, et 1'Afrique coloniale, et le pays Basque des contrebandiers et le Japon du
Meiji...
Mme Lesley Blanch raconte bien, avec force détails, « cette féerie noire » qu'a
été la vie de Loti. Nous connaissions déjà le goût de ce grand biographe pour 1'Orient.
Aura-t-elle le courage d'écrire un jour cette vie de Romain Gary que nous attendons?
Je m'arrête, car le sujet doit lui être trop pénible... Qui, mieux qu'elle, saurait parler
d'un des rares écrivains de génie que ce demi-siècle ait comptés, dont elle a partagé
l'existence et qu'elle a failli sauver?
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