Innovation et répression _ les deux mamelles de

Transcription

Innovation et répression _ les deux mamelles de
Innovation et répression : les deux mamelles de la Chine
http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/05/22/innovation-et-r...
Innovation et répression : les deux
mamelles de la Chine
LE MONDE | 22.05.2013 à 12h06 • Mis à jour le 22.05.2013 à 20h03 |
Par François Bougon
Jack Ma, fondateur et PDG du géant chinois du commerce en ligne Alibaba, à
Hangzhou (Zhejiang), le 23 avril. | Reuters/CARLOS BARRIA
Pour ses adieux, vendredi 10 mai, Ma Yun, le fondateur et PDG d'Alibaba,
l'un des géants chinois de l'Internet, n'a pas lésiné sur les moyens. Jack Ma,
son nom en anglais, s'est payé le luxe de mettre en scène son "départ à la
retraite" de manière très américaine avec un concert puis un discours
devant plus de 20 000 personnes (employés, clients et fournisseurs) dans
un stade de Hangzhou, sa ville natale de l'est de la Chine. Parmi les deux
chansons qu'il a entonnées figurait un air patriotique connu, "Je t'aime,
Chine" (Wo ai ni, Zhongguo). "Je t'aime, Chine. Je te dédierai la plus belle
des chansons, ma mère, ma mère patrie", a-t-il chanté, sans pouvoir
cependant rivaliser avec l'actrice Joan Chen, qui avait rendu célèbre cette
composition dans le film Compatriotes de l'étranger sorti en 1979, au
moment même où la Chine s'ouvrait au monde sous l'égide de Deng
Xiaoping, après les années de sang et de chaos de la Révolution culturelle
(1966-1976).
Dans son discours, l'ancien professeur d'anglais de 48 ans est revenu sur
son parcours, une "success story" à la chinoise commencée à la fin des
années 1990. Avec Alibaba, une plate-forme destinée aux entreprises, puis
avec Taobao ("la chasse au trésor"), un site de commerce électronique pour
1 sur 4
03/07/13 1600
Innovation et répression : les deux mamelles de la Chine
http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/05/22/innovation-et-r...
le grand public, Jack Ma a réussi à terrasser le monstre américain eBay, qui
a quasiment disparu du marché chinois après en avoir détenu près de 90 %.
"Le monde aujourd'hui est en perpétuel changement. Il y a trente ans,
personne n'imaginait ce qui est en train de se passer. Nous ne nous
attendions pas à ce que la Chine devienne un géant manufacturier. Nous
ne nous attendions pas à ce que les ordinateurs fassent partie de la vie des
gens. Nous ne nous attendions pas à ce que l'Internet croisse aussi
rapidement en Chine. Nous ne nous attendions pas à ce que Taobao
progresse. Nous ne nous attendions pas à ce que Yahoo! devienne ce qu'il
est aujourd'hui", a-t-il déclaré, ajoutant : "Dans les trente prochaines
années, ce monde et la Chine connaîtront encore plus de changements. Ce
changement est une occasion pour tous. Saisissez-la."
L'émergence des géants chinois comme Alibaba, Sina ou Tencent, sous
l'égide de l'Etat communiste, dément certaines théories des pionniers du
Net. Inspirés par la révolution hippie des années 1970, ceux-ci imaginaient
une société plus ouverte, plus connectée et plus reliée. Ils voyaient aussi un
impact sur les systèmes politiques de cette intelligence des masses. La
circulation de l'information finirait par abattre les derniers murs. Le bloc
soviétique avait été vaincu par les samizdats – la diffusion d'écrits
clandestins sous le manteau ; les réseaux sociaux et le Net viendraient à
bout du Parti communiste chinois (PCC), au pouvoir depuis 1949.
Mais si l'empire du Milieu a opéré sa modernisation, les réformes politiques
ne sont toujours pas à l'ordre du jour. Certes, la société urbaine s'est
emparée du Net, les internautes forment une légion de plus d'un
demi-milliard de membres, les sociétés du secteur rivalisent pour inventer
de nouvelles applications, comme WeChat.
"Management social"
Mais le Net chinois montre, comme l'avait théorisé le chercheur américain
d'origine biélorusse Evgeny Morozov, qu'il est possible de concilier
innovation et répression. Les adieux de Jack Ma ont coïncidé avec la
suppression de comptes de microblogs d'intellectuels. L'une des victimes,
l'écrivain Murong Xuecun, a dénoncé, dans le Guardian, "une nouvelle
campagne de censure". "Comme en 1957, 1966 et 1989, les intellectuels
chinois ressentent plus ou moins la même peur qu'on a avant un orage de
montagne : la chose la plus effrayante n'est pas d'être réduit au silence ou
d'être envoyé en silence, mais c'est le sentiment d'impuissance et
d'incertitude sur ce qui va advenir. Il n'y aucune procédure, aucune norme
et pas d'explication. C'est comme si vous vous promeniez dans un champ
de mines les yeux bandés. Vous ne savez pas où sont enfouies les mines ni
quand vous serez réduit en pièces", a-t-il écrit. Quelques jours plus tard, il
2 sur 4
03/07/13 1600
Innovation et répression : les deux mamelles de la Chine
http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/05/22/innovation-et-r...
a adressé une lettre au "Censeur anonyme" : "La Chine n'appartient pas
seulement à vous et à l'organisation pour laquelle vous travaillez. Cette
nation abrite 1,3 milliard d'habitants. Par conséquent, la sécurité
nationale chinoise doit garantir que tout le monde est à l'abri de la peur,
pas uniquement ceux qui détiennent le pouvoir."
Dans le même temps, certains cercles du pouvoir promeuvent une gestion
beaucoup moins brutale des opinions divergentes sur les réseaux.
Récemment, plusieurs publications du PCC ont insisté sur la nécessité d'un
"management social" (shehui guanli) du Net, mettant l'accent sur le
dialogue avec les internautes et un recours moindre à la censure. Li
Wenrong, le maire de Kunming, dans le sud-ouest, a ouvert, le 17 mai, son
compte sur Sina Weibo, le principal site de microblogs du pays, après deux
manifestations contre un projet d'usine pétrochimique. "J'espère pouvoir
construire un pont de communication franche avec tout le monde", a-t-il
mis pour son premier post.
Ce désir d'ouverture si nécessaire est vu comme un moyen d'éviter que
l'instabilité sociale ne dégénère en une remise en question radicale –
l'objectif principal du nouveau numéro un chinois, Xi Jinping, avec son
"rêve chinois", version concurrente du "rêve américain". Le capitalisme
sans la démocratie.
[email protected]
François Bougon
3 sur 4
03/07/13 1600
Innovation et répression : les deux mamelles de la Chine
4 sur 4
http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2013/05/22/innovation-et-r...
03/07/13 1600