La philosophie de l`éducation en sciences de l`éducation

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La philosophie de l`éducation en sciences de l`éducation
PhænEx 10 (2015) : 1-12
© 2015 Normand Baillargeon
La philosophie de l’éducation en sciences de
l’éducation : un témoignage
NORMAND BAILLARGEON
Je souhaite faire état de mon expérience de philosophe ayant œuvré
dans un département universitaire de sciences de l’éducation au Québec (à
quoi mon propos se limite) durant plus d’un quart de siècle. Je le fais en
étant motivé non par je ne sais quelle vanité que rien au demeurant ne
justifierait, mais simplement parce que cette expérience me parait étayer
deux idées que je pense importantes, qui méritent d’être portées à
l’attention de quiconque se préoccupe de l’état de notre système
d’éducation et des débats qu’il suscite.
La première de ces idées est que la philosophie de l’éducation est
une discipline trop profondément négligée, tant par les philosophes que
par les gens œuvrant en sciences de l’éducation et par les décideurs des
politiques publiques. La deuxième est que cette négligence peut avoir, et a
bien souvent, des conséquences déplorables, voire dramatiques. En
espérant que j’aurai su convaincre à tout le moins de la plausibilité de ces
deux idées, je terminerai ce texte en suggérant quelques pistes d’action
susceptibles de corriger cet état de fait.
I. Un parent pauvre : la philosophie de l’éducation
Il est important de rappeler qu’il existe, dans la pensée occidentale à
laquelle je me restreins ici, une longue et très riche tradition de pensée
philosophique sur l’éducation (cf. Baillargeon, Histoire philosophique).
Par commodité, j’en distinguerais trois composantes.
Pour commencer, plusieurs philosophes majeurs de cette tradition,
s’ils n’ont pas fait de l’éducation le thème central ou un des thèmes
centraux de leur réflexion, ont tout de même passablement écrit sur ce
sujet, laissant souvent des textes qui demeurent stimulants et de nature à
nourrir une réflexion philosophique contemporaine sur l’éducation.
Aristote (même si son traité sur l’éducation est hélas perdu, il nous reste
de lui de nombreuses pages sur ce sujet), saint Augustin, Thomas d’Aquin,
Montaigne, Érasme, Locke, Kant, Condorcet, Hegel, Fichte, Marx, Alain,
Bertrand Russell, Hannah Arendt, Michel Foucault et Noam Chomsky
fournissent des exemples de ce type de contribution à la philosophie de
-2PhænEx
l’éducation. Il y en a d’autres, et on pourra en outre vouloir ajouter à cette
liste des auteurs qui sont parfois, mais pas toujours, associés à la tradition
philosophique, comme Rabelais ou Ivan Illich.
D’autre part, il existe aussi, toujours dans la tradition occidentale, un
certain nombre d’auteurs qui sont d’abord connus pour être des
innovateurs en pédagogie, mais dont le travail prend solidement appui sur
des fondements philosophiques, c’est-à-dire sur une vaste et synthétique
conception de ce qu’est et de ce que doit être l’éducation, et qui est même
incompréhensible sans elle. Ces œuvres hybrides, appartenant à la fois à la
pédagogie ou la didactique et à la philosophie de l’éducation, ne sauraient
être négligées par les philosophes, non seulement parce qu’elles ont, pour
certaines d’entre elles au moins, exercé une profonde influence, mais aussi
parce qu’elles articulent des positions philosophiques en donnant à en
contempler les tenants théoriques et les aboutissants pratiques.
Des auteurs comme Isocrate, Quintilien, Comenius, J. H. Pestalozzi,
F. Fröbel, Russell (qui, comme on sait, en plus d’écrire sur l’éducation en
philosophe, posséda et dirigea une école), A. S. Neil, et E. D. Hirsch sont
des penseurs ayant apporté ce type de contribution au domaine qu’on
aurait grand tort de ne pas connaître si on souhaite faire sérieusement de la
philosophie de l’éducation. Toutefois, il existe aussi quelques philosophes,
peu nombreux il est vrai, qui ont fait de l’éducation un objet de réflexion
privilégié, et chez qui elle occupe une place prépondérante. C’est le cas,
par exemple, d’un auteur autrefois très influent en éducation et en
psychologie, et qu’à mon avis on a le grand tort de ne plus lire
aujourd’hui : Johann Friedrich Herbart.
Néanmoins, il est généralement reconnu que trois noms, auquel j’en
ajouterai un quatrième, dominent cette tradition : Platon, J.-J. Rousseau, J.
Dewey et R. S. Peters. Je présume que si les trois premiers noms sont
connus de tous, le dernier l’est moins, ou pas du tout, ce qui est un indice
de quelque chose ce que je veux déplorer ici — mais j’aurai l’occasion d’y
revenir. Ce que chacun de ces auteurs met en jeu est ce que je propose
d’appeler une vision synthétique et cohérente de l’éducation, par quoi
j’entends une compréhension de sa nature, de ses fins, de ses moyens
propres et des modalités de sa distribution.
J’ai suggéré, par commodité, de présenter une telle vision de
l’éducation comme s’articulant sur la triple base cohérente d’une
épistémologie, d’une anthropologie et d’une théorie politique, toutes trois
déployées sur un plan normatif. Il est généralement admis de nommer ces
visions de l’éducation proposées par Platon, Rousseau et Dewey ses
modèles libéral, romantique et instrumentaliste, respectivement. Ce triple
héritage, s’il n’est pas entièrement oublié, est à des degrés divers méconnu
et négligé au Québec, aussi bien en sciences de l’éducation qu’en
-3Normand Baillargeon
philosophie — et quoique la situation soit bien différente dans les deux
disciplines.
En philosophie1, la philosophie de l’éducation est généralement
perçue comme une sorte de parent pauvre. On ne lui reconnaît d’ordinaire
ni l’importance des disciplines philosophiques traditionnelles
(épistémologie, métaphysique, éthique, etc.) ni celle des autres branches
de la philosophie appliquée à laquelle on pourrait l’assimiler, comme
l’éthique appliquée, la philosophie de l’environnement ou la philosophie
expérimentale.
Ma propre expérience confirme ce que donne à penser à la fois la
place (ténue, voire inexistante) que la philosophie de l’éducation occupe
dans les départements universitaires et celle qu’on lui accorde dans les
publications académiques : la philosophie de l’éducation y est peu
pratiquée; les problèmes qui s’y traitent ou qui devraient s’y traiter le sont
dans d’autres contextes ou de manière incidente (par quoi je veux dire
qu’on traitera de la question de la justice dans la distribution de
l’éducation dans un cours sur J. Rawls, ou de la conception libérale de
l’éducation, mais sans la nommer, à l’occasion d’un cours sur Platon,
etc.); et nombre des auteurs évoqués plus haut ne sont que très rarement
étudiés dans le cadre d’une formation de base en philosophie, voire jamais
pour certain d’entre eux.
Je l’ai donné à entendre, et le moment est venu de le préciser : la
situation est différente dans le monde anglophone. En Grande-Bretagne,
au début des années 1960, un philosophe analytique appelé Richard
Stanley Peters, que j’ai évoqué plus haut, entouré de brillants
collaborateurs, a entrepris de réanimer la philosophie de l’éducation qu’il
jugeait être souvent devenue une stérile régurgitation des idées de la
tradition, en y apportant cette exigence de clarification conceptuelle qui
caractérise la tradition analytique (cf. Peters, Dearden et al., Hirst)2. Un
mouvement semblable avait à peu près simultanément été amorcé aux
États-Unis par Israel Scheffler, et conjointement, ces deux penseurs ont
donné naissance à la philosophie analytique de l’éducation.
Je suis de ceux qui pensent que de nombreux héritiers de cette
importante école de pensée, sous l’impact de courants de pensée plus
récents comme le postmodernisme ou le poststructuralisme, ont largement
1
La situation diffère dans le monde francophone et dans le monde anglophone, comme je
le préciserai plus loin.
2
Outre ces références, cf. trois revues : le Journal of Philosophy of Education, publiée
par la Society of Philosophy of Great-Britain (http://www.philosophy-of-education.org/),
Educational Philosophy and Theory, publiée par la Philosophy of Education Society of
Australasia (http://www.blackwell-synergy.com/rd.asp?code=EPAT&goto=journal), et
Theory and Research in Education, publiée depuis mars 2003 (http://tre.sagepub.com/).
-4PhænEx
abandonné la perspective rationaliste et les exigences de clarté et de
rigueur qui la caractérisaient à l’origine. Mais pour le besoin de mon
propos, il suffira ici de noter que les écrits de Peters et de ses
collaborateurs sont à peu de choses près complètement inconnus en langue
française. En fait, et on me corrigera si je me trompe, je pense être la seule
personne qui ait traduit et publié des extraits substantiels des textes de
Peters, de Paul Hirst et de quelques autres des penseurs majeurs de la
philosophie analytique de l’éducation (cf. Baillargeon [dir.], L’éducation).
Dans les sciences de l’éducation, cette fois, la situation n’est guère
plus reluisante. Si je m’en remets à ma propre expérience, je dirais que le
champ de la philosophie de l’éducation, largement déserté par les
philosophes, est occupé dans un territoire appelé « fondements de
l’éducation » par des gens formés en éducation. Les récents
développements de la discipline y sont pour l’essentiel inconnus3, les
contributions des philosophes et celles des pédagogues-didacticiens sont,
sinon réduites à de simples noms, du moins exposées de manière plutôt
superficielle.
Ce que je veux dire par là sera mieux compris si je l’exprime ainsi :
je suis convaincu qu’au Québec, il est non seulement possible, mais tout à
fait courant et banal de terminer sa formation en enseignement, voire
même ses études supérieures en éducation, en ne sachant guère que les
noms de gens comme Isocrate, Quintilien, Comenius, J. H. Pestalozzi ou
F. Fröbel; en n’ayant jamais lu des gens comme saint Augustin, Thomas
d’Aquin, Montaigne, Érasme, Locke, Kant, Condorcet, Hegel ou Fichte; et
en n’ayant qu’une connaissance très superficielle de Platon, de Rousseau
ou de Dewey — et, pour les raisons que j’ai dites, Peters et consorts sont
presque toujours inconnus, ne serait-ce que parce qu’ils sont à peu près
inaccessibles à qui ne lit pas l’anglais.
Il y a sans doute quelques exceptions à tout cela, mais voici, au
mieux de ma connaissance et pour le Québec, le portrait qui me semble le
plus juste de la situation actuelle de la philosophie de l’éducation en
général, dans les sciences de l’éducation et dans la formation des maîtres
en particulier.
Ce ne serait pas une entreprise dénuée d’intérêt que de se demander
pourquoi il en est ainsi. Parmi les facteurs qu’il conviendrait alors
d’envisager, il y aurait le fait que, lors de la passation de la formation de
maitres de l’école normale à l’université, pour des raisons que je présume
tenir essentiellement à l’appropriation de la banque de cours, les facultés
d’éducation, en s’inspirant de l’expérience américaine où existaient et où
3
Bruce Maxwell, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, est ici une exception
notoire.
-5Normand Baillargeon
existent toujours le domaine des « foundations of education », ont réussi à
faire nommer « fondements de l’éducation » ce qui relève en réalité de la
philosophie de l’éducation, excluant ainsi la philosophie de ce qui était de
son expertise. Nul doute que la philosophie de l’éducation serait dans un
état bien différent si cela n’avait pas été le cas.
Mais pour m’en tenir à mon sujet, je veux plutôt m’attarder aux
conséquences de cet état de fait sur la théorie de l’éducation et sur les
politiques publiques en éducation.
II. De déplorables conséquences
Si son ampleur reste à préciser, ce que j’ai décrit signale bien une
indéniable perte mémorielle. Il se pourrait, bien entendu, que celle-ci soit
de peu d’importance, voire même qu’elle soit un bienfait. Je pense pour
ma part, pour plusieurs raisons que je vais à présent exposer, que cette
perte mémorielle a des conséquences qui sont parfois dramatiques. Mais
avant toute chose, et indépendamment de ses conséquences, c’est
intrinsèquement, je veux dire pour elle-même, que cette perte est
déplorable.
À ce propos, je dois souligner combien il est particulier de devoir
aujourd’hui se porter à la défense de l’importance de la transmission d’une
tradition de pensée critique au sein même de l’institution, l’université, à
laquelle il revient de l’assumer, et qui se définit en grande partie
précisément par cette transmission — et de le faire à propos d’un domaine,
l’éducation, qui est tout particulièrement caractérisé par la permanence de
débats et de discussions critiques sur ses objets, ses moyens et ses
finalités, en un mot : par la permanence, en somme, tout au long de son
histoire, d’une réflexion de type critique et philosophique de l’éducation
sur elle-même.
Que cette défense soit aujourd’hui devenue nécessaire est à mes
yeux un indice de plus de la transformation en cours de l’université; j’y
reviendrai plus loin, d’autant que cette transformation n’est pas sans
rapport avec les perspectives d’avenir du travail philosophique en
éducation.
Une conséquence de cette perte mémorielle est peut-être justement
de perdre de vue certaines des caractéristiques de cette réflexion qui la
rendent irremplaçable. J’en soulignerai deux.
La première caractéristique est que le concept d’éducation est
l’exemple même d’un de ces concepts que W. B. Gallie a proposé de
désigner comme « essentiellement contestés », par quoi il faut comprendre
qu’ils sont susceptibles de plusieurs définitions plausibles, mais
concurrentes. La fréquentation de la tradition philosophico-pédagogique,
-6PhænEx
qui exige de se livrer à une certain gymnastique intellectuelle pour
comprendre telle ou telle des idées ou pratiques reposant sur des
conceptions concurrentes de l’éduction, est sans doute le meilleur moyen
de prendre la mesure de ce que signifie et implique le fait que le concept
d’éducation soit essentiellement contesté.
La deuxième caractéristique est qu’on oublie alors trop facilement à
quel point l’éducation est non seulement une réalité complexe, mais aussi
d’une complexité particulière parce qu’elle met nécessairement en jeu tout
à la fois des positions empiriques et des positions normatives, et ce sur un
grand nombre de plans : anthropologique, épistémologique et politique,
pour m’en tenir à la classification que j’ai proposée. Encore une fois, la
fréquentation de la tradition est irremplaçable pour l’apprécier. Elle nourrit
une grande exigence de clarification conceptuelle pour des idées à forte
charge normative, exigence qui pourrait définir la philosophie elle-même.
Ce qui s’ensuit, possiblement ou de facto, se laisse facilement
déduire. Je commencerai par le montrer à propos de cette récente réforme
de l’éducation entreprise au Québec, véritable pépinière de questions et de
problèmes pour la philosophie de l’éducation.
Il est de plus en plus admis qu’elle fut une erreur et sans doute
même une profonde erreur, surtout pour les élèves qu’elle prétendait
d’abord aider, à savoir les élèves en difficulté. Mais elle n’était pas
seulement en contradiction avec l’essentiel de ce que la science et la
recherche pertinentes permettent de soutenir sur l’apprentissage et sur
l’enseignement : elle mettait aussi en jeu une conception particulière de
l’éducation, par bien des aspects éloignée d’une conception libérale. Or,
celle-ci, même si elle a eu ses partisans et ses détracteurs, n’a que très
rarement fait l’objet pour elle-même d’une discussion serrée en
questionnant la pertinence ou la cohérence philosophiques, et cela pour
des raisons qui me semblent tenir en partie à ce que cette tradition dont j’ai
parlé et, avec elle, le caractère essentiellement contesté du concept
d’éducation et ce qu’il implique, restent peu connus.
On le constate nettement en ce qui a trait à la conception de
l’apprentissage, au concept de compétence et à l’idée d’apprentissage par
projet qu’on y défendait, tout cela puisait largement ses sources dans une
vision progressiste de l’éducation et dans une épistémologie
instrumentaliste dont Dewey a été le concepteur et à quoi il a donné ses
formulations canoniques : or, à peu près rien de tout cela n’est entré dans
les discussions sur la réforme ni, bien entendu, dans les nombreuses
critiques philosophiques qu’on avait pourtant adressées à ces idées.
Je veux insister sur ce que coutent pareilles négligences. D’abord, le
concept de compétence avait justement fait l’objet de sérieuses et très
élaborées analyses critiques en éducation, qui auraient grandement enrichi
les débats sur la réforme si on les avait portées à l’attention des
-7Normand Baillargeon
participants (cf. Barrow). Ensuite, le concept de compétence transversale,
qu’il était possible de sévèrement critiquer à partir des résultats des
sciences cognitives, avait lui aussi, dans le cadre de discussions
philosophiques récentes sur le projet d’enseigner la pensée critique, fait
l’objet d’une attention qui aurait dû inciter, pour ne pas dire plus, à la plus
grande vigilance dans son utilisation (cf. McPeck). Cette fois encore, les
débats sur la réforme auraient gagné à tenir compte de cette littérature.
Un autre enjeu théorique qui a été longuement médité en philosophie
de l’éducation, mais qui n’a pas été soulevé dans notre conversation
collective sur la réforme au moment et au lieu où il devait l’être, est celui
de la possibilité pour l’enseignement d’être endoctrinant. Sans présumer
de ce qu’il eût été sage de conclure, je soutiens que le cours d’éthique et
de culture religieuse et celui d’histoire, donnés dans une perspective
d’éducation à la citoyennetés sont à l’évidence des sujets à propos
desquels toute la question de l’endoctrinement aurait absolument dû être
soulevée.
Ces points occultes, et je multiplierais sans mal les exemples, sont
aussi l’indice d’une difficulté à appréhender que certains concepts posent
des problèmes d’une nature particulière qui ne se résolvent que par
clarification conceptuelle à portée normative. Deux dangers guettent qui
ne le saisit pas.
Le premier est une forme de dogmatisme aveugle à cette
indétermination des concepts et à leur besoin de se justifier, dogmatisme
qui sera encore plus dangereux et pernicieux si on laisse des institutions ou
des groupes en position d’autorité définir le dogme qui s’imposera. Je ne
pense pas aller trop loin en disant que c’est ce qui s’est passé, et que c’est
ce qui se passe encore souvent en éducation, où le ministère québécois de
l’Éducation, du Loisir et du Sport, ou des personnes ou groupes en positon
d’autorité (souvent parce qu’ils sont subventionnés), ont pu imposer leurs
idées sans avoir eu besoin de les justifier. Je crois aussi que c’est ce qui
explique que certains domaines de réflexion philosophique sont plus
fréquentés que d’autres, voire exclusivement, ainsi que la perspective à
travers laquelle ils sont abordés : je pense ici à l’éthique ou à la
citoyenneté.
Le deuxième danger est, paradoxalement, une forme de relativisme
épistémologique qui conclut que tout se vaut du fait que les concepts en
jeu peuvent et doivent être débattus. J’ai beaucoup écrit sur ce
constructivisme radical qui a alimenté une part importante de la réforme
de l’éducation et je n’y reviendrai pas ici (cf. Baillargeon,
« Constructivisme radical »). Mais il me paraît clair que de telles positions
ne sont pas pour rien dans un certain mépris de la rationalité et de la
science qui a caractérisé la réforme et son adoption.
-8PhænEx
En bout de piste et pour résumer l’essentiel de ce que je soutiens, je
pense que la perte mémorielle que j’ai identifiée conduit à l’oubli de
certains concepts, de certaines problématiques et de certains des modes de
réflexion qui leur sont propres, et que ces oublis sont non seulement en soi
déplorables, mais aussi qu’ils appauvrissent substantiellement notre
conception et notre pratique de l’éducation. Si on m’accorde ce diagnostic,
voici quelques propositions qui pourront aider à remédier à cette situation.
III. Quelques propositions
Le plus simple, face à ce genre de problème, est d’imaginer un
curriculum; le plus difficile est de le faire adopter, puis de l’implanter
correctement. Je n’ai aucune idée de ce qu’il faut faire pour le faire
adopter, mais j’ai quelque chose à dire sur le curriculum et sur son
implantation.
Il faudrait, en éducation, insuffler aux enseignantes et aux
enseignants une solide dose de véritable philosophie de l’éducation
spécifiquement pensée pour eux. Cela devrait se faire par deux cours
obligatoires et par l’un ou l’autre de deux cours au choix.
Le premier cours obligatoire serait un cours d’introduction à la
philosophie de l’éducation, consacré aux auteurs classiques jusqu’à l’école
analytique et aux problèmes usuels de la philosophie de l’éducation (les
concepts essentiellement contestés et les définitions de l’éducation et des
concepts afférents; l’autorité d’éduquer; les responsabilités des éducateurs;
le curriculum; la question de l’égalité; le statut de la recherche en
éducation; etc.). Le second cours obligatoire serait un cours d’histoire de
la pédagogie, donné dans une perspective philosophique. Il serait consacré
aux pédagogues-didacticiens philosophes, aux fondements des techniques
et des méthodes préconisées et aux débats qu’ils suscitent. Les deux cours
à option proposés seraient les suivants : un cours portant sur les théories
de la connaissance et l’enseignement; et un cours portant sur la
philosophie politique de l’éducation. Les contenus de ces cours se laissent
aisément déduire à partir de leurs intitulés. Mais en les décidant et en les
implantant, de graves écueils devront être évités. Voici, à mon sens, les
trois principaux.
Le premier est que ces cours s’adressent à des enseignantes et à des
enseignants, c’est-à-dire à des praticiens. Ils doivent donc être donnés dans
une perspective qui n’est pas celle de la simple érudition, mais avec un
souci de démonstration de la pertinence du sujet pour la pratique. Je ne
milite évidemment pas contre l’érudition et je ne plaide pas pour une
philosophie de l’éducation qui se veut toujours utile, pratique et qui
propose des recettes. Mais lorsqu’on veut enseigner à des praticiens une
discipline aussi abstraite, complexe et difficile que la philosophie de
-9Normand Baillargeon
l’éducation, il y a bien une sorte de renversement de la charge de la
pertinence par quoi le professeur doit pouvoir montrer la pertinence de ce
qu’il enseigne. Le deuxième écueil est en quelque sorte l’envers du
précédent : ces cours, destinés à des praticiens, doivent être de véritables
cours de philosophie. Ce n’est souvent pas le cas actuellement, et sous un
intitulé qui ressemble à de la philosophie, on ne retrouve trop souvent que
bien peu de véritable philosophie. Pour éviter ces deux écueils, je plaide
pour que ces cours soient confiés à des personnes compétentes en
philosophie de l’éducation, mais qui ont aussi une expérience de
l’enseignement.
Le troisième écueil est celui de l’ignorance des sciences pertinentes.
C’est une des choses les plus importantes que je voulais dire en ces
quelques pages. Une philosophie de l’éducation digne de ce nom, plus
encore si elle ambitionne d’être pertinente pour la pratique et d’éclairer les
enjeux et les débats actuels en éducation, ne peut en aucun cas être
pratiquée à l’écart de la philosophie actuelle et de la philosophie de
l’éducation récente telle que Peters et les autres l’ont souhaitée. Mais elle
doit également s’alimenter aux sciences qui éclairent aujourd’hui
l’éducation, à la recherche qui y est menée et encore au sciences qui
l’étudient, à la sociologie (de l’éducation), à l’économie (de l’éducation), à
la psychologie (de l’éducation), mais aussi et surtout aux sciences
cognitives.
En somme, ce que je propose — pour employer une analogie que
j’espère éclairante — est que la philosophie de l’éducation soit sur ce plan
et avec son objet dans un rapport semblable à celui que la meilleure
philosophie de l’esprit entretient avec le sien, puisque dans ce domaine on
ne conçoit pas qu’un éclairage philosophique sur les problèmes de l’esprit
puisse être pertinent sans être au fait de la recherche scientifique en cours.
Je n’insisterai pas sur les retombées positives que je pense légitime
d’attendre de la diffusion de la philosophie ainsi conçue auprès des futurs
maîtres : on les déduira aisément de ce qui a été soutenu dans les pages qui
précèdent. Mais je voudrais tout de même, pour conclure, avancer deux
autres arguments en leur faveur.
Le premier est que le type de travail intellectuel que je propose ici se
fait en lisant des livres, en pensant, en écrivant, en s’efforçant de méditer
des questions complexes et des concepts en mal de clarification et à forte
charge normative. En cherchant à produire des synthèses, ce type de
travail, qui n’a nul besoin de subventions de recherche, qui se fait avec de
quoi lire et écrire, est ce qui doit se faire à l’université. Je ne dis pas que
c’est le seul type de travail qui doive s’y faire; mais c’est un type de
travail qui doit s’y faire et même un type de travail qui, à quelques rares
exceptions près, ne peut se faire que là. Or, les transformations actuelles
de l’université le rendent de plus en plus dévalorisé, et travailler à lui
- 10 PhænEx
donner sa place, c’est, de surcroît, travailler à défendre une certaine idée
de l’université.
Le deuxième argument, et je terminerai ce témoignage sur cette note
personnelle, est que les étudiantes et les étudiants apprécient beaucoup le
type de cours donné dans la perspective que j’ai dessinée et ce type de
questionnement, et loin de le décrier comme de la vaine théorie ou de la
spéculation sans grand intérêt, ils en voient au contraire parfaitement la
pertinence et l’apprécient. C’est peut-être qu’ils et elles ont compris que
s’il est une chose que l’on peut tenir pour assurée, c’est que refuser de
faire de la philosophie de l’éducation, c’est se condamner à en faire de la
mauvaise…
Textes cités
BARROW, Robin, Understanding Skills. Thinking, Feeling, And Caring,
London, Ontario, Althouse Press, 1990.
DEARDEN, R. F., P. HIRST et R. S. PETERS, Education and the
Development of Reason, Londres, Routledge, 1972.
GALLIE, W. B., « Essentially Contested Concepts », Proceedings of the
Aristotelian Society, New Series, vol. 56, 1955-1956, p. 167-198.
HIRST, Paul H., « Liberal Education and the Nature of Knowledge », in
HIRST, Knowledge and the Curriculum. A Collection of Philosophical
Papers, Londres, Routledge, 1974.
MCPECK, John E., Teaching Critical Thinking. Dialogue and Dialectic,
Londres/New York, Routledge, 1990.
PETERS,
Richard
Stanley,
« Education
as
R. D. ARCHAMBAULT, Philosophical Analysis
Routledge, London, 1965.
Initiation »,
in
and Education,
Quelques ouvrages de l’auteur en philosophie de l’éducation
BAILLARGEON, Normand, Chroniques des années molles, Montréal,
Leméac, 2014.
—, « Le constructivisme radical et les sept péchés capitaux de la
réforme », in R. COMEAU et J. LAVALLÉE (dir.), Contre la réforme
pédagogique, Montréal, VLB, 2008, p. 59-84.
- 11 Normand Baillargeon
—, Contre la réforme. La dérive idéologique du système d’éducation
québécois, Montréal, P.U.M., 2009.
—, Histoire philosophique de la pédagogie, vol. 1 : De Platon à Dewey,
Montréal, éd. Poètes de Brousse, 2014; vol. 2 à paraître en 2015.
—, Je ne suis pas une PME. Plaidoyer pour une université publique,
Montréal, éd. Poètes de Brousse, coll. Essai libre, 2011.
—, « Les leçons d’un gâchis », in M. CHEVRIER, Contre l’école-Machine,
Montréal, Multimondes, 2010, p. 25-40.
—, Légendes pédagogiques. L’autodéfense intellectuelle en éducation,
Montréal, éd. Poètes de Brousse, 2013.
—, Liliane est au lycée, Paris, Flammarion, coll. Antidote, 2011.
—, « Noam Chomsky : défense et illustration du bon usage de la liberté
académique », in Collectif, L’université contemporaine : un bateau à
la dérive?, SPUQ (UQÀM), série « Analyses et discussions », n° 8,
2006, p. 7-19.
—, « Pour la gratuité de l’université : une perspective normative », in
G. NADEAU-DUBOIS (dir.), Libres d’apprendre : plaidoyers pour la
gratuité scolaire, Montréal, Écosociété, 2014.
—, Turbulences. Essais de philosophie de l’éducation, Québec/Paris,
P.U.L./Herman, 2013.
BAILLARGEON, Normand (dir.), L’éducation, Paris, GF, coll. Corpus,
2011.
—, Éducation et liberté. Anthologie, vol. 1 : 1793-1918, Montréal, Lux,
2005.
—, La recherche et la création universitaires à la recherche d’ellesmêmes, SPUQ (UQÀM), série « Analyses et discussions », 1994.
BAILLARGEON, Normand et Bernard LEFEBVRE (dir.), Histoire et
sociologie : positions épistémologiques et propositions pédagogiques,
Montréal, éd. Logiques, 1996.
CHOMSKY, Noam, Permanence et mutations de l’université, trad.
collective, prés. N. Baillargeon, Québec, P.U.Q., 2010.
- 12 PhænEx
—, Pour une éducation humaniste, trad. M. Dennehy, préface
N. Baillargeon, Paris, L’Herne, 2010.
—, Réflexions sur l’université, dir. et prés. N. Baillargeon, Paris, éd.
Raison d’agir, 2010.