La philosophie de l`éducation en sciences de l`éducation
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La philosophie de l`éducation en sciences de l`éducation
PhænEx 10 (2015) : 1-12 © 2015 Normand Baillargeon La philosophie de l’éducation en sciences de l’éducation : un témoignage NORMAND BAILLARGEON Je souhaite faire état de mon expérience de philosophe ayant œuvré dans un département universitaire de sciences de l’éducation au Québec (à quoi mon propos se limite) durant plus d’un quart de siècle. Je le fais en étant motivé non par je ne sais quelle vanité que rien au demeurant ne justifierait, mais simplement parce que cette expérience me parait étayer deux idées que je pense importantes, qui méritent d’être portées à l’attention de quiconque se préoccupe de l’état de notre système d’éducation et des débats qu’il suscite. La première de ces idées est que la philosophie de l’éducation est une discipline trop profondément négligée, tant par les philosophes que par les gens œuvrant en sciences de l’éducation et par les décideurs des politiques publiques. La deuxième est que cette négligence peut avoir, et a bien souvent, des conséquences déplorables, voire dramatiques. En espérant que j’aurai su convaincre à tout le moins de la plausibilité de ces deux idées, je terminerai ce texte en suggérant quelques pistes d’action susceptibles de corriger cet état de fait. I. Un parent pauvre : la philosophie de l’éducation Il est important de rappeler qu’il existe, dans la pensée occidentale à laquelle je me restreins ici, une longue et très riche tradition de pensée philosophique sur l’éducation (cf. Baillargeon, Histoire philosophique). Par commodité, j’en distinguerais trois composantes. Pour commencer, plusieurs philosophes majeurs de cette tradition, s’ils n’ont pas fait de l’éducation le thème central ou un des thèmes centraux de leur réflexion, ont tout de même passablement écrit sur ce sujet, laissant souvent des textes qui demeurent stimulants et de nature à nourrir une réflexion philosophique contemporaine sur l’éducation. Aristote (même si son traité sur l’éducation est hélas perdu, il nous reste de lui de nombreuses pages sur ce sujet), saint Augustin, Thomas d’Aquin, Montaigne, Érasme, Locke, Kant, Condorcet, Hegel, Fichte, Marx, Alain, Bertrand Russell, Hannah Arendt, Michel Foucault et Noam Chomsky fournissent des exemples de ce type de contribution à la philosophie de -2PhænEx l’éducation. Il y en a d’autres, et on pourra en outre vouloir ajouter à cette liste des auteurs qui sont parfois, mais pas toujours, associés à la tradition philosophique, comme Rabelais ou Ivan Illich. D’autre part, il existe aussi, toujours dans la tradition occidentale, un certain nombre d’auteurs qui sont d’abord connus pour être des innovateurs en pédagogie, mais dont le travail prend solidement appui sur des fondements philosophiques, c’est-à-dire sur une vaste et synthétique conception de ce qu’est et de ce que doit être l’éducation, et qui est même incompréhensible sans elle. Ces œuvres hybrides, appartenant à la fois à la pédagogie ou la didactique et à la philosophie de l’éducation, ne sauraient être négligées par les philosophes, non seulement parce qu’elles ont, pour certaines d’entre elles au moins, exercé une profonde influence, mais aussi parce qu’elles articulent des positions philosophiques en donnant à en contempler les tenants théoriques et les aboutissants pratiques. Des auteurs comme Isocrate, Quintilien, Comenius, J. H. Pestalozzi, F. Fröbel, Russell (qui, comme on sait, en plus d’écrire sur l’éducation en philosophe, posséda et dirigea une école), A. S. Neil, et E. D. Hirsch sont des penseurs ayant apporté ce type de contribution au domaine qu’on aurait grand tort de ne pas connaître si on souhaite faire sérieusement de la philosophie de l’éducation. Toutefois, il existe aussi quelques philosophes, peu nombreux il est vrai, qui ont fait de l’éducation un objet de réflexion privilégié, et chez qui elle occupe une place prépondérante. C’est le cas, par exemple, d’un auteur autrefois très influent en éducation et en psychologie, et qu’à mon avis on a le grand tort de ne plus lire aujourd’hui : Johann Friedrich Herbart. Néanmoins, il est généralement reconnu que trois noms, auquel j’en ajouterai un quatrième, dominent cette tradition : Platon, J.-J. Rousseau, J. Dewey et R. S. Peters. Je présume que si les trois premiers noms sont connus de tous, le dernier l’est moins, ou pas du tout, ce qui est un indice de quelque chose ce que je veux déplorer ici — mais j’aurai l’occasion d’y revenir. Ce que chacun de ces auteurs met en jeu est ce que je propose d’appeler une vision synthétique et cohérente de l’éducation, par quoi j’entends une compréhension de sa nature, de ses fins, de ses moyens propres et des modalités de sa distribution. J’ai suggéré, par commodité, de présenter une telle vision de l’éducation comme s’articulant sur la triple base cohérente d’une épistémologie, d’une anthropologie et d’une théorie politique, toutes trois déployées sur un plan normatif. Il est généralement admis de nommer ces visions de l’éducation proposées par Platon, Rousseau et Dewey ses modèles libéral, romantique et instrumentaliste, respectivement. Ce triple héritage, s’il n’est pas entièrement oublié, est à des degrés divers méconnu et négligé au Québec, aussi bien en sciences de l’éducation qu’en -3Normand Baillargeon philosophie — et quoique la situation soit bien différente dans les deux disciplines. En philosophie1, la philosophie de l’éducation est généralement perçue comme une sorte de parent pauvre. On ne lui reconnaît d’ordinaire ni l’importance des disciplines philosophiques traditionnelles (épistémologie, métaphysique, éthique, etc.) ni celle des autres branches de la philosophie appliquée à laquelle on pourrait l’assimiler, comme l’éthique appliquée, la philosophie de l’environnement ou la philosophie expérimentale. Ma propre expérience confirme ce que donne à penser à la fois la place (ténue, voire inexistante) que la philosophie de l’éducation occupe dans les départements universitaires et celle qu’on lui accorde dans les publications académiques : la philosophie de l’éducation y est peu pratiquée; les problèmes qui s’y traitent ou qui devraient s’y traiter le sont dans d’autres contextes ou de manière incidente (par quoi je veux dire qu’on traitera de la question de la justice dans la distribution de l’éducation dans un cours sur J. Rawls, ou de la conception libérale de l’éducation, mais sans la nommer, à l’occasion d’un cours sur Platon, etc.); et nombre des auteurs évoqués plus haut ne sont que très rarement étudiés dans le cadre d’une formation de base en philosophie, voire jamais pour certain d’entre eux. Je l’ai donné à entendre, et le moment est venu de le préciser : la situation est différente dans le monde anglophone. En Grande-Bretagne, au début des années 1960, un philosophe analytique appelé Richard Stanley Peters, que j’ai évoqué plus haut, entouré de brillants collaborateurs, a entrepris de réanimer la philosophie de l’éducation qu’il jugeait être souvent devenue une stérile régurgitation des idées de la tradition, en y apportant cette exigence de clarification conceptuelle qui caractérise la tradition analytique (cf. Peters, Dearden et al., Hirst)2. Un mouvement semblable avait à peu près simultanément été amorcé aux États-Unis par Israel Scheffler, et conjointement, ces deux penseurs ont donné naissance à la philosophie analytique de l’éducation. Je suis de ceux qui pensent que de nombreux héritiers de cette importante école de pensée, sous l’impact de courants de pensée plus récents comme le postmodernisme ou le poststructuralisme, ont largement 1 La situation diffère dans le monde francophone et dans le monde anglophone, comme je le préciserai plus loin. 2 Outre ces références, cf. trois revues : le Journal of Philosophy of Education, publiée par la Society of Philosophy of Great-Britain (http://www.philosophy-of-education.org/), Educational Philosophy and Theory, publiée par la Philosophy of Education Society of Australasia (http://www.blackwell-synergy.com/rd.asp?code=EPAT&goto=journal), et Theory and Research in Education, publiée depuis mars 2003 (http://tre.sagepub.com/). -4PhænEx abandonné la perspective rationaliste et les exigences de clarté et de rigueur qui la caractérisaient à l’origine. Mais pour le besoin de mon propos, il suffira ici de noter que les écrits de Peters et de ses collaborateurs sont à peu de choses près complètement inconnus en langue française. En fait, et on me corrigera si je me trompe, je pense être la seule personne qui ait traduit et publié des extraits substantiels des textes de Peters, de Paul Hirst et de quelques autres des penseurs majeurs de la philosophie analytique de l’éducation (cf. Baillargeon [dir.], L’éducation). Dans les sciences de l’éducation, cette fois, la situation n’est guère plus reluisante. Si je m’en remets à ma propre expérience, je dirais que le champ de la philosophie de l’éducation, largement déserté par les philosophes, est occupé dans un territoire appelé « fondements de l’éducation » par des gens formés en éducation. Les récents développements de la discipline y sont pour l’essentiel inconnus3, les contributions des philosophes et celles des pédagogues-didacticiens sont, sinon réduites à de simples noms, du moins exposées de manière plutôt superficielle. Ce que je veux dire par là sera mieux compris si je l’exprime ainsi : je suis convaincu qu’au Québec, il est non seulement possible, mais tout à fait courant et banal de terminer sa formation en enseignement, voire même ses études supérieures en éducation, en ne sachant guère que les noms de gens comme Isocrate, Quintilien, Comenius, J. H. Pestalozzi ou F. Fröbel; en n’ayant jamais lu des gens comme saint Augustin, Thomas d’Aquin, Montaigne, Érasme, Locke, Kant, Condorcet, Hegel ou Fichte; et en n’ayant qu’une connaissance très superficielle de Platon, de Rousseau ou de Dewey — et, pour les raisons que j’ai dites, Peters et consorts sont presque toujours inconnus, ne serait-ce que parce qu’ils sont à peu près inaccessibles à qui ne lit pas l’anglais. Il y a sans doute quelques exceptions à tout cela, mais voici, au mieux de ma connaissance et pour le Québec, le portrait qui me semble le plus juste de la situation actuelle de la philosophie de l’éducation en général, dans les sciences de l’éducation et dans la formation des maîtres en particulier. Ce ne serait pas une entreprise dénuée d’intérêt que de se demander pourquoi il en est ainsi. Parmi les facteurs qu’il conviendrait alors d’envisager, il y aurait le fait que, lors de la passation de la formation de maitres de l’école normale à l’université, pour des raisons que je présume tenir essentiellement à l’appropriation de la banque de cours, les facultés d’éducation, en s’inspirant de l’expérience américaine où existaient et où 3 Bruce Maxwell, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, est ici une exception notoire. -5Normand Baillargeon existent toujours le domaine des « foundations of education », ont réussi à faire nommer « fondements de l’éducation » ce qui relève en réalité de la philosophie de l’éducation, excluant ainsi la philosophie de ce qui était de son expertise. Nul doute que la philosophie de l’éducation serait dans un état bien différent si cela n’avait pas été le cas. Mais pour m’en tenir à mon sujet, je veux plutôt m’attarder aux conséquences de cet état de fait sur la théorie de l’éducation et sur les politiques publiques en éducation. II. De déplorables conséquences Si son ampleur reste à préciser, ce que j’ai décrit signale bien une indéniable perte mémorielle. Il se pourrait, bien entendu, que celle-ci soit de peu d’importance, voire même qu’elle soit un bienfait. Je pense pour ma part, pour plusieurs raisons que je vais à présent exposer, que cette perte mémorielle a des conséquences qui sont parfois dramatiques. Mais avant toute chose, et indépendamment de ses conséquences, c’est intrinsèquement, je veux dire pour elle-même, que cette perte est déplorable. À ce propos, je dois souligner combien il est particulier de devoir aujourd’hui se porter à la défense de l’importance de la transmission d’une tradition de pensée critique au sein même de l’institution, l’université, à laquelle il revient de l’assumer, et qui se définit en grande partie précisément par cette transmission — et de le faire à propos d’un domaine, l’éducation, qui est tout particulièrement caractérisé par la permanence de débats et de discussions critiques sur ses objets, ses moyens et ses finalités, en un mot : par la permanence, en somme, tout au long de son histoire, d’une réflexion de type critique et philosophique de l’éducation sur elle-même. Que cette défense soit aujourd’hui devenue nécessaire est à mes yeux un indice de plus de la transformation en cours de l’université; j’y reviendrai plus loin, d’autant que cette transformation n’est pas sans rapport avec les perspectives d’avenir du travail philosophique en éducation. Une conséquence de cette perte mémorielle est peut-être justement de perdre de vue certaines des caractéristiques de cette réflexion qui la rendent irremplaçable. J’en soulignerai deux. La première caractéristique est que le concept d’éducation est l’exemple même d’un de ces concepts que W. B. Gallie a proposé de désigner comme « essentiellement contestés », par quoi il faut comprendre qu’ils sont susceptibles de plusieurs définitions plausibles, mais concurrentes. La fréquentation de la tradition philosophico-pédagogique, -6PhænEx qui exige de se livrer à une certain gymnastique intellectuelle pour comprendre telle ou telle des idées ou pratiques reposant sur des conceptions concurrentes de l’éduction, est sans doute le meilleur moyen de prendre la mesure de ce que signifie et implique le fait que le concept d’éducation soit essentiellement contesté. La deuxième caractéristique est qu’on oublie alors trop facilement à quel point l’éducation est non seulement une réalité complexe, mais aussi d’une complexité particulière parce qu’elle met nécessairement en jeu tout à la fois des positions empiriques et des positions normatives, et ce sur un grand nombre de plans : anthropologique, épistémologique et politique, pour m’en tenir à la classification que j’ai proposée. Encore une fois, la fréquentation de la tradition est irremplaçable pour l’apprécier. Elle nourrit une grande exigence de clarification conceptuelle pour des idées à forte charge normative, exigence qui pourrait définir la philosophie elle-même. Ce qui s’ensuit, possiblement ou de facto, se laisse facilement déduire. Je commencerai par le montrer à propos de cette récente réforme de l’éducation entreprise au Québec, véritable pépinière de questions et de problèmes pour la philosophie de l’éducation. Il est de plus en plus admis qu’elle fut une erreur et sans doute même une profonde erreur, surtout pour les élèves qu’elle prétendait d’abord aider, à savoir les élèves en difficulté. Mais elle n’était pas seulement en contradiction avec l’essentiel de ce que la science et la recherche pertinentes permettent de soutenir sur l’apprentissage et sur l’enseignement : elle mettait aussi en jeu une conception particulière de l’éducation, par bien des aspects éloignée d’une conception libérale. Or, celle-ci, même si elle a eu ses partisans et ses détracteurs, n’a que très rarement fait l’objet pour elle-même d’une discussion serrée en questionnant la pertinence ou la cohérence philosophiques, et cela pour des raisons qui me semblent tenir en partie à ce que cette tradition dont j’ai parlé et, avec elle, le caractère essentiellement contesté du concept d’éducation et ce qu’il implique, restent peu connus. On le constate nettement en ce qui a trait à la conception de l’apprentissage, au concept de compétence et à l’idée d’apprentissage par projet qu’on y défendait, tout cela puisait largement ses sources dans une vision progressiste de l’éducation et dans une épistémologie instrumentaliste dont Dewey a été le concepteur et à quoi il a donné ses formulations canoniques : or, à peu près rien de tout cela n’est entré dans les discussions sur la réforme ni, bien entendu, dans les nombreuses critiques philosophiques qu’on avait pourtant adressées à ces idées. Je veux insister sur ce que coutent pareilles négligences. D’abord, le concept de compétence avait justement fait l’objet de sérieuses et très élaborées analyses critiques en éducation, qui auraient grandement enrichi les débats sur la réforme si on les avait portées à l’attention des -7Normand Baillargeon participants (cf. Barrow). Ensuite, le concept de compétence transversale, qu’il était possible de sévèrement critiquer à partir des résultats des sciences cognitives, avait lui aussi, dans le cadre de discussions philosophiques récentes sur le projet d’enseigner la pensée critique, fait l’objet d’une attention qui aurait dû inciter, pour ne pas dire plus, à la plus grande vigilance dans son utilisation (cf. McPeck). Cette fois encore, les débats sur la réforme auraient gagné à tenir compte de cette littérature. Un autre enjeu théorique qui a été longuement médité en philosophie de l’éducation, mais qui n’a pas été soulevé dans notre conversation collective sur la réforme au moment et au lieu où il devait l’être, est celui de la possibilité pour l’enseignement d’être endoctrinant. Sans présumer de ce qu’il eût été sage de conclure, je soutiens que le cours d’éthique et de culture religieuse et celui d’histoire, donnés dans une perspective d’éducation à la citoyennetés sont à l’évidence des sujets à propos desquels toute la question de l’endoctrinement aurait absolument dû être soulevée. Ces points occultes, et je multiplierais sans mal les exemples, sont aussi l’indice d’une difficulté à appréhender que certains concepts posent des problèmes d’une nature particulière qui ne se résolvent que par clarification conceptuelle à portée normative. Deux dangers guettent qui ne le saisit pas. Le premier est une forme de dogmatisme aveugle à cette indétermination des concepts et à leur besoin de se justifier, dogmatisme qui sera encore plus dangereux et pernicieux si on laisse des institutions ou des groupes en position d’autorité définir le dogme qui s’imposera. Je ne pense pas aller trop loin en disant que c’est ce qui s’est passé, et que c’est ce qui se passe encore souvent en éducation, où le ministère québécois de l’Éducation, du Loisir et du Sport, ou des personnes ou groupes en positon d’autorité (souvent parce qu’ils sont subventionnés), ont pu imposer leurs idées sans avoir eu besoin de les justifier. Je crois aussi que c’est ce qui explique que certains domaines de réflexion philosophique sont plus fréquentés que d’autres, voire exclusivement, ainsi que la perspective à travers laquelle ils sont abordés : je pense ici à l’éthique ou à la citoyenneté. Le deuxième danger est, paradoxalement, une forme de relativisme épistémologique qui conclut que tout se vaut du fait que les concepts en jeu peuvent et doivent être débattus. J’ai beaucoup écrit sur ce constructivisme radical qui a alimenté une part importante de la réforme de l’éducation et je n’y reviendrai pas ici (cf. Baillargeon, « Constructivisme radical »). Mais il me paraît clair que de telles positions ne sont pas pour rien dans un certain mépris de la rationalité et de la science qui a caractérisé la réforme et son adoption. -8PhænEx En bout de piste et pour résumer l’essentiel de ce que je soutiens, je pense que la perte mémorielle que j’ai identifiée conduit à l’oubli de certains concepts, de certaines problématiques et de certains des modes de réflexion qui leur sont propres, et que ces oublis sont non seulement en soi déplorables, mais aussi qu’ils appauvrissent substantiellement notre conception et notre pratique de l’éducation. Si on m’accorde ce diagnostic, voici quelques propositions qui pourront aider à remédier à cette situation. III. Quelques propositions Le plus simple, face à ce genre de problème, est d’imaginer un curriculum; le plus difficile est de le faire adopter, puis de l’implanter correctement. Je n’ai aucune idée de ce qu’il faut faire pour le faire adopter, mais j’ai quelque chose à dire sur le curriculum et sur son implantation. Il faudrait, en éducation, insuffler aux enseignantes et aux enseignants une solide dose de véritable philosophie de l’éducation spécifiquement pensée pour eux. Cela devrait se faire par deux cours obligatoires et par l’un ou l’autre de deux cours au choix. Le premier cours obligatoire serait un cours d’introduction à la philosophie de l’éducation, consacré aux auteurs classiques jusqu’à l’école analytique et aux problèmes usuels de la philosophie de l’éducation (les concepts essentiellement contestés et les définitions de l’éducation et des concepts afférents; l’autorité d’éduquer; les responsabilités des éducateurs; le curriculum; la question de l’égalité; le statut de la recherche en éducation; etc.). Le second cours obligatoire serait un cours d’histoire de la pédagogie, donné dans une perspective philosophique. Il serait consacré aux pédagogues-didacticiens philosophes, aux fondements des techniques et des méthodes préconisées et aux débats qu’ils suscitent. Les deux cours à option proposés seraient les suivants : un cours portant sur les théories de la connaissance et l’enseignement; et un cours portant sur la philosophie politique de l’éducation. Les contenus de ces cours se laissent aisément déduire à partir de leurs intitulés. Mais en les décidant et en les implantant, de graves écueils devront être évités. Voici, à mon sens, les trois principaux. Le premier est que ces cours s’adressent à des enseignantes et à des enseignants, c’est-à-dire à des praticiens. Ils doivent donc être donnés dans une perspective qui n’est pas celle de la simple érudition, mais avec un souci de démonstration de la pertinence du sujet pour la pratique. Je ne milite évidemment pas contre l’érudition et je ne plaide pas pour une philosophie de l’éducation qui se veut toujours utile, pratique et qui propose des recettes. Mais lorsqu’on veut enseigner à des praticiens une discipline aussi abstraite, complexe et difficile que la philosophie de -9Normand Baillargeon l’éducation, il y a bien une sorte de renversement de la charge de la pertinence par quoi le professeur doit pouvoir montrer la pertinence de ce qu’il enseigne. Le deuxième écueil est en quelque sorte l’envers du précédent : ces cours, destinés à des praticiens, doivent être de véritables cours de philosophie. Ce n’est souvent pas le cas actuellement, et sous un intitulé qui ressemble à de la philosophie, on ne retrouve trop souvent que bien peu de véritable philosophie. Pour éviter ces deux écueils, je plaide pour que ces cours soient confiés à des personnes compétentes en philosophie de l’éducation, mais qui ont aussi une expérience de l’enseignement. Le troisième écueil est celui de l’ignorance des sciences pertinentes. C’est une des choses les plus importantes que je voulais dire en ces quelques pages. Une philosophie de l’éducation digne de ce nom, plus encore si elle ambitionne d’être pertinente pour la pratique et d’éclairer les enjeux et les débats actuels en éducation, ne peut en aucun cas être pratiquée à l’écart de la philosophie actuelle et de la philosophie de l’éducation récente telle que Peters et les autres l’ont souhaitée. Mais elle doit également s’alimenter aux sciences qui éclairent aujourd’hui l’éducation, à la recherche qui y est menée et encore au sciences qui l’étudient, à la sociologie (de l’éducation), à l’économie (de l’éducation), à la psychologie (de l’éducation), mais aussi et surtout aux sciences cognitives. En somme, ce que je propose — pour employer une analogie que j’espère éclairante — est que la philosophie de l’éducation soit sur ce plan et avec son objet dans un rapport semblable à celui que la meilleure philosophie de l’esprit entretient avec le sien, puisque dans ce domaine on ne conçoit pas qu’un éclairage philosophique sur les problèmes de l’esprit puisse être pertinent sans être au fait de la recherche scientifique en cours. Je n’insisterai pas sur les retombées positives que je pense légitime d’attendre de la diffusion de la philosophie ainsi conçue auprès des futurs maîtres : on les déduira aisément de ce qui a été soutenu dans les pages qui précèdent. Mais je voudrais tout de même, pour conclure, avancer deux autres arguments en leur faveur. Le premier est que le type de travail intellectuel que je propose ici se fait en lisant des livres, en pensant, en écrivant, en s’efforçant de méditer des questions complexes et des concepts en mal de clarification et à forte charge normative. En cherchant à produire des synthèses, ce type de travail, qui n’a nul besoin de subventions de recherche, qui se fait avec de quoi lire et écrire, est ce qui doit se faire à l’université. Je ne dis pas que c’est le seul type de travail qui doive s’y faire; mais c’est un type de travail qui doit s’y faire et même un type de travail qui, à quelques rares exceptions près, ne peut se faire que là. Or, les transformations actuelles de l’université le rendent de plus en plus dévalorisé, et travailler à lui - 10 PhænEx donner sa place, c’est, de surcroît, travailler à défendre une certaine idée de l’université. Le deuxième argument, et je terminerai ce témoignage sur cette note personnelle, est que les étudiantes et les étudiants apprécient beaucoup le type de cours donné dans la perspective que j’ai dessinée et ce type de questionnement, et loin de le décrier comme de la vaine théorie ou de la spéculation sans grand intérêt, ils en voient au contraire parfaitement la pertinence et l’apprécient. C’est peut-être qu’ils et elles ont compris que s’il est une chose que l’on peut tenir pour assurée, c’est que refuser de faire de la philosophie de l’éducation, c’est se condamner à en faire de la mauvaise… Textes cités BARROW, Robin, Understanding Skills. Thinking, Feeling, And Caring, London, Ontario, Althouse Press, 1990. DEARDEN, R. F., P. HIRST et R. S. PETERS, Education and the Development of Reason, Londres, Routledge, 1972. GALLIE, W. B., « Essentially Contested Concepts », Proceedings of the Aristotelian Society, New Series, vol. 56, 1955-1956, p. 167-198. 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