le marquage aspectuel de la simultaneite chez

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le marquage aspectuel de la simultaneite chez
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P. Leclercq
LE MARQUAGE ASPECTUEL DE LA SIMULTANEITE CHEZ DES
APPRENANTS QUASI-NATIFS FRANCOPHONES DE L’ANGLAIS DANS
UNE TACHE NARRATIVE
LECLERCQ Pascale
[email protected]
UMR 7023, Université Paris 8 Vincennes - Saint Denis
2 rue de la Liberté
93526 Saint-Denis Cedex
France
Abstract : This comparative study on the expression of ongoingness across languages
investigates how aspectual marking is used in narratives by French and English
native speakers, and near-native French learners of English, to express
simultaneity.
Notre étude part du constat que les apprenants d’une L2, même très avancés, peinent à
atteindre le niveau de compétence des locuteurs natifs. Nous postulons que cela est lié au fait
que les différentes possibilités grammaticales offertes par les langues influencent le locuteur
d’une langue donnée au moment de la sélection de l’information en vue de la verbalisation
(Levelt, 1989, Slobin, 2003). Nous nous intéressons donc à l’interface entre la perception du
monde et la verbalisation. En fonction des marqueurs grammaticaux présents dans leur
langue, les locuteurs vont focaliser leur attention sur tel ou tel élément de la réalité. La
verbalisation du monde diffère donc en fonction de la langue du locuteur, et des formes
linguistiques offertes par celle-ci (Slobin, 1996, von Stutterheim2003).
Pour tester cette hypothèse et voir dans quelle mesure les apprenants intègrent les moyens
offerts par la langue cible, nous avons mis au point un dispositif expérimental qui suscite
l’expression de l’aspect « en déroulement ».
Le choix de l’aspect est pertinent pour la comparaison du français et de l’anglais, car
l’anglais code l’aspect « en déroulement » morphologiquement sur le verbe, alors que le
français a recours soit au présent simple, soit à la périphrase « en train de » pour l’exprimer.
Nous supposons que ces divergences grammaticales ont des conséquences sur les choix
opérés au niveau conceptuel.
Notre analyse s’insère dans un projet européen sur l’acquisition des langues étrangères par
des apprenants de niveau avancé (Carroll, Lambert, Natale, Starren, von Stutterheim & al., à
paraître). Les mêmes supports expérimentaux sont utilisés à Heidelberg (Allemagne) et à
Nijmegen (Pays Bas) dans le cadre de ce projet pour comparer d’autres paires de langues qui
présentent un contraste au niveau du marquage aspectuel.
Nous utilisons deux tâches expérimentales dans notre travail de thèse. Les résultats de la
première expérience, une tâche de compte-rendu online de vidéo clips suscitant l’expression
de l’aspect « en déroulement », nous ont montré que « en train de » est employé par les
francophones à hauteur de 26% (contre 91% pour be + V-ing chez les anglophones), et que
cette périphrase n’est utilisée que pour rendre compte de certains types de situations : on ne
la trouve jamais pour décrire des situations de mouvement ou de déplacement, alors qu’elle
est fréquente avec les scènes montrant une activité orientée vers un but, ainsi qu’avec les
situations de simultanéité. Nous souhaitons donc affiner notre analyse de l’utilisation de
l’aspect « en déroulement » par les francophones apprenants de l’anglais et nous avons mis
sur pied un nouveau dispositif expérimental, constitué de clips publicitaires suscitant
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l’expression de la simultanéité, ce qui permet de tester les marqueurs adoptés par les
locuteurs francophones et anglophones natifs, et par les apprenants francophones de
l’anglais, lorsqu’il s’agit de faire un récit d’événements simultanés. Nous posons donc les
questions suivantes :
C Quels moyens linguistiques sont employés par les trois groupes de locuteurs (FrL1,
AngL1, FrL1 AngL2) pour exprimer la simultanéité ?
C Les préférences sont-elles divergentes selon les langues sources ?
C Le marquage aspectuel joue-t-il un rôle structurant pour l’expression de la
simultanéité ?
Nous cherchons désormais comment les locuteurs francophones et anglophones et les
apprenants francophones de l’anglais expriment la simultanéité : à l’aide de temporelles
(« en même temps que », while…), et/ou à l’aide du marquage aspectuel (« en train de »,
Ving). Ex.: “He is licking off the ketchup, and at the same time, his brother walks into the
room.” (Locuteur anglophone natif).
Ainsi on pourra voir dans quelle mesure les formes aspectuelles sont utilisées par les
locuteurs anglophones et francophones, et par les apprenants avancés francophones de
l’anglais, pour l’expression de la simultanéité.
1.
Méthodologie
Nous avons choisi d’avoir recours à une tâche de récit pour l’étude de la simultanéité. Dans
la tâche de compte-rendu online de notre première expérience, les locuteurs n’avaient en
effet pas le temps de planifier la verbalisation. Avec une tâche de récit au contraire les
locuteurs peuvent planifier la macrostructure de leur narration : nous souhaitons donc voir si
le marquage aspectuel joue un rôle de structuration de l’information dans le récit.
1.1. Présentation de la tâche
Notre tâche de récit est composée de 5 clips vidéo publicitaires, sans paroles ou avec un
message verbal minimal et non nécessaire à la compréhension de la situation. Ces cinq clips
sont intitulés Canal +, Saumon, Hotdog, Soupe et Supermarché. Les sujets visionnent les
publicités autant de fois qu’ils le souhaitent, afin de mémoriser la séquence d’événements.
Après avoir visionné une publicité, le sujet en effectue un récit, puis visionne la publicité
suivante et ainsi de suite.
1.2. Corpus
Pour cette tâche nous disposons de 12 locuteurs francophones natifs, de 20 locuteurs
anglophones natifs, et de 10 apprenants quasi-natifs francophones de l’anglais.
Tous ces locuteurs sont diplômés de l’université, ce qui garantit la comparabilité des
résultats ; les apprenants quasi-natifs francophones de l’anglais sont des enseignants certifiés
ou agrégés d’anglais. Les enregistrements ont été réalisés chez les sujets dans des conditions
informelles.
1.3. La simultanéité : une définition
Les situations présentées dans les clips du support ont été sélectionnées car elles présentent
des événements qui se déroulent de manière simultanée. Toutes ces situations présentent
deux protagonistes ou plus.
Il y a simultanéité lorsque deux (ou plus) événements prennent place dans le même intervalle
temporel. La simultanéité est perceptible lorsque ces deux événements se déroulent dans un
espace commun (au moins aux yeux de l’énonciateur). Les événements simultanés peuvent
n’avoir aucun lien entre eux ou être entremêlés. Nous nous intéressons donc à l’interface
entre la perception de deux événements simultanés par un locuteur et la manière dont il va
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représenter verbalement cette situation, en fonction des moyens grammaticaux/linguistiques
qui sont à sa disposition.
Les cinq clips de notre étude présentent deux événements (E1, événement cadre, et E2) ayant
lieu de manière simultanée. Certains événements sont itérés : c’est le cas dans les clips Soupe
et Saumon. Dans certains clips, E1 et E2 sont deux événements qui se déroulent en parallèle,
sans que l’un ne vienne perturber ou interrompre le déroulement de l’autre. C’est le cas pour
le clip « Saumon » où l’action du cuisinier qui prépare le repas (E1) et celle du chat qui
dérobe des tranches de saumons (E2) se déroulent en parallèle, sans que E1 n’interrompe E2.
Dans ce cas, on n’a pas de rupture événementielle.
Dans d’autres cas, un événement E2 vient interrompre un autre événement E1 : soit E2 met
un terme à E1, comme c’est le cas dans le clip Hotdog où le jeune garçon qui lèche le poster
(E1) est interrompu par l’irruption dans la chambre de son grand frère (E2), soit les deux
événements se déroulent ensuite en parallèle, comme dans le clip Canal+ où l’homme
continue de regarder la télévision (E1) après l’irruption des mécaniciens qui s’activent autour
de son canapé (E2). On parle, pour ces clips, de rupture événementielle. Dans le clip Canal+,
E2 est inclus dans E1 : les événements sont « emboîtés ». On peut donc résumer les
différents traits caractéristiques des clips de la manière suivante :
1. Pas de rupture événementielle : E1 // E2
2. Rupture événementielle (E2 interrompt E1) ; on peut alors distinguer trois cas :
o soit E2 met un terme à E1
o soit les deux événements continuent à se dérouler de manière parallèle,
sans que le terme de l’événement ne soit atteint
o Inclusion (E2 est inclus dans E1 : les événements sont « emboîtés »)
3. Itération (E2 est un événement complexe composé d’événements répétés)
Nous souhaitons évaluer l’impact de ces différents traits sur les choix des locuteurs au
moment de la verbalisation.
Clips
Canal +
Rupture
événementiel
le
+
E2 met un
terme à E1
E2 et E1 se
superposent
E2 inclus
dans E1
Itération
-
+
+
-
Saumon
-
-
+
-
+
Hotdog
+
+
-
-
-
Soupe
-
-
+
+
+
Supermarché
-
-
+
-
-
Tableau 1 - Caractéristiques des clips
Dans cette analyse, nous nous intéresserons particulièrement au trait « rupture
événementielle » : nous tenterons de déterminer si ce trait déclenche l’utilisation du contraste
aspectuel dans les récits des trois groupes de locuteurs.
1.4. Exemples de récits
C Récit oral FrL1, Clip Hotdog, sujet MAA
Alors on voit un garçon qui rentre de l’école, qui se précipite dans la cuisine et qui va ouvrir
son frigidaire, prendre un pot de moutarde et un pot de ketchup, ensuite il se fait un sandwich
très rapidement et il monte dans sa chambre en courant et en fait il dévore son sandwich et en
fait ça explose sur un poster d’une fille à moitié nue dans sa chambre, et donc en fait après il
se met en fait à lécher la moutarde qui a explosé sur le ventre de la fille, et juste à ce moment
là en fait il y a un garçon qui doit être sûrement son grand frère qui rentre dans sa chambre,
et qui lui fait un clin d’œil.
C Récit oral AngL1,Clip Hotdog, sujetS22
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So a young boy comes home, maybe about fourteen, and he throws his bag on the floor. And
then he goes into the kitchen and he finds some hotdogs, some ketchup, some mustard, and
he makes a hotdog. He goes upstairs to his bedroom, and while he is eating his hotdog, he
squirts some of the mustard and ketchup onto a poster on his bedroom wall. He goes to lick
off the ketchup, and the mustard, and while he is doing this, his brother walks into the room
and thinks he is licking the poster and starts to tease him.
C Récit oral FrL1 AngL2, Clip Hotdog, sujet ETI
Ok, so there’s a young boy coming back from school, a young teenager, throws his bag as he
goes into the house, goes into the kitchen, takes some ketchup or either mustard or
mayonnaise, I can’t remember, and he makes a hotdog, loads of mayonnaise, loads of
ketchup, then he goes into his room, starts eating it, bites it, and some of the sauce spurts on
some kind of poster of a sexy woman half naked, and then he goes to the poster and starts
licking it, to lick the sauce, and as he’s licking the sauce his brother, well, his brother I think
comes in and makes fun of him, and he’s all shy, and he didn’t expect that basically.
1.5. Caractéristiques des récits
1.5.1.
Les adverbiaux temporels
Tous les récits contiennent des adverbiaux temporels, qui permettent de marquer la
concomitance à travers la rupture temporelle (« tout d’un coup »), l’ouverture d’un cadre
temporel au sein duquel prennent place une série d’événements (« pendant que »), ou la
successivité (« et puis »). Dans ce dernier cas, le contexte (notamment le marquage
aspectuel) nous permet de déduire s’il s’agit de successivité ou de simultanéité.
Adverbiaux
Rupture temporelle (%)
Intervalles parallèles (%)
Séquentialité (%)
Juxtaposition (%)
Pas de simultanéité (%)
Itérativité (%)
Autres (%)
Fr L1
N=12
33,2
15
23,4
11,7
1,7
8,2
6,7
Ang L1
N=20
17,1
18,3
39,4
7,2
/
8,3
6,7
Fr L1 Ang L2
N=10
14
28
42
8
/
4
4
Tableau 2 - Les compléments adverbiaux temporels (5 clips)
Ces chiffres révèlent une nette préférence des anglophones pour l’expression de la
séquentialité, alors que les francophones privilégient l’expression de la rupture temporelle.
Quant aux apprenants, comme les anglophones, ils emploient majoritairement les adverbes
exprimant la séquentialité, toutefois ils emploient les compléments adverbiaux marquant
l’ouverture de deux intervalles parallèles (« at the same time », « while ») de manière
beaucoup plus importante que les deux groupes de locuteurs natifs.
Nous verrons comment les adverbiaux temporels sont employés en complément du
marquage aspectuel.
1.5.2.
Temps et aspects
Dans l’immense majorité des récits recueillis, les verbes sont au présent. Toutefois on
observe l’emploi de formes aspectuelles à certains endroits du récit. On distingue le
marquage aspectuel morphologique, comme V-ing en anglais, du marquage lexical de
l’aspect (« en train de ») en français. Dans cette langue, c’est le présent simple qui est
employé : l’utilisation de « en train de » dans un récit peut alors avoir une valeur contrastive.
En anglais, le temps du récit est, selon les clips, le présent simple (clip Hotdog) ou le présent
be + V-ing. Ainsi, dans les récits du clip Hotdog, au présent, l’emploi de V-ing sera
interprété comme contrastif. Au contraire, dans les récits du clip Supermarché,
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majoritairement à la forme be + V-ing, c’est le présent simple qui recevra une lecture
contrastive.
L’utilisation du contraste aspectuel à des fins de structuration du récit a déjà été montrée
dans de nombreuses études, comme celles de Hopper (1979) sur le russe, de Givón et
Bickerton sur les créoles hawaiien et guyanais (cités par Wenzell, 1989), de Lambert,
Carroll, von Stutterheim (2003), de Chuquet (1994), Schmiedtova 2004, etc. On peut donc se
demander si le contraste aspectuel entre formes non marquées (présent simple) et formes
aspectuelles (be + V-ing, « en train de ») fonctionne de la même manière en français et en
anglais pour rendre concomitants les événements E1 et E2.
L’analyse de notre corpus nous donne les résultats suivants pour le contraste aspectuel :
Fr L1
Ang L1
Fr L1Ang L2
Hotdog
25%
65%
90%
Supermarché
42%
47%
60%
Canal +
42%
72%
70%
Saumon
50%
37%
40%
Soupe
58%
55%
40%
Tableau 3 - Le contraste aspectuel : résultats
2.
Analyse des résultats
2.1. Résultats Fr L1
En français, on relève des formes progressives contrastives à hauteur de 50% dans quatre des
cinq clips de notre étude. Les récits des francophones sont toujours au présent simple,
l’emploi de « en train de » est donc nécessairement contrastif. Ce chiffre nous semble très
élevé : en effet, nous avons trouvé dans une première expérience de compte-rendu online de
vidéo clips suscitant l’emploi des formes progressives, un taux de « en train de » de 26%,
contre 91% de formes en V-ing chez les anglophones. Il semble donc que la fréquence
d’utilisation de cette périphrase soit faible. Le taux de 50% relevé dans notre corpus pourrait
donc confirmer notre hypothèse de départ selon laquelle la simultanéité suscite l’emploi de
« en train de ».
Parmi les quatre clips pour lesquels « en train de » est fortement utilisé, on relève trois clips
sans rupture événementielle (Saumon, Soupe et Supermarché), et un clip avec rupture
événementielle (Canal+). Quant au clip Hotdog, qui suscite peu l’emploi de « en train de », il
comporte le trait rupture événementielle.
Le critère « rupture événementielle » ne semble donc pas être déterminant en français pour
susciter l’emploi de « en train de ». Par contre, le fait d’avoir E1 et E2 superposés, se
déroulant en parallèle, comme c’est le cas pour Saumon, Soupe, Supermarché et Canal+,
semble entraîner l’emploi du contraste aspectuel chez les francophones (voir tableau 1).
On peut néanmoins se demander pourquoi le taux de formes progressives est plus faible dans
le clip Hotdog. Comme le fait remarquer Chuquet (1994), une succession d’événements brefs
envisagés dans leur globalité est généralement rendue par le présent simple ; les événements
présentés dans ce clip étant très courts (le jeune garçon a à peine commencé à lécher le
poster lorsque son grand frère entre dans la chambre), il est donc logique d’employer le
présent et non le progressif qui envisage les événements sous l’angle de leur déroulement.
On a vu dans l’analyse du corpus Clips que le critère « durée » de la scène influe sur
l’utilisation de « en train de ». Ainsi le clip Hotdog, qui présente une succession rapide
d’événements brefs, n’invite-t-il pas à l’utilisation de « en train de ».
Cela ne semble pas être le cas en anglais : nous verrons dans le paragraphe suivant que les
anglophones natifs utilisent V-ing de manière contrastive à hauteur de 65% dans cette scène.
Nos résultats confirment ceux trouvés à partir de notre première tâche expérimentale de
compte-rendu online : « en train de » semble largement employé dans les situations de
simultanéité, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’activités orientées vers un but (préparer
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le repas, remplir le caddy) et d’événements ayant une certaine durée. Il s’agit de voir dans
quelle mesure la faible utilisation de « en train de » pour signaler la rupture événementielle,
comme c’est le cas dans le clip Hotdog, est compensée par un recours important aux
adverbes de rupture temporelle.
2.2. Résultats Ang L1
Chez les anglophones, tous les récits sont à la forme en V-ing sauf dans Hotdog : en effet, ce
clip présente une série d’actions rapides se succédant les unes aux autres : le présent simple
en combinaison avec des verbes à deux états (de type « enter », dont le sémantisme implique
à la fois le début et la fin de l’événement) est donc préféré. Pour ce clip, V-ing est utilisé de
manière contrastive à hauteur de 60%. Dans les quatre autres clips, on trouve
majoritairement le présent progressif, et c’est le présent simple qui est employé pour marquer
le contraste.
On observe que les clips qui ne présentent pas de rupture événementielle (Supermarché,
Saumon, Soupe) ont un contraste aspectuel plus faible (respectivement 47, 37 et 55%). Par
contre, les clips avec rupture événementielle (Canal +, Hotdog) présentent un contraste
aspectuel très fort (respectivement 72 et 65%).
Le critère de rupture événementielle semble donc pertinent pour les anglophones mais pas
pour les francophones. Il s’agit de voir comment les adverbes sont employés par ces sujets en
combinaison avec le contraste aspectuel pour les deux clips avec rupture événementielle.
2.3. Résultats Fr L1 Ang L2
Les apprenants suivent de très près le schéma de marquage aspectuel des anglophones : dans
les clips Saumon et Canal +, on relève des taux de contraste aspectuel identiques chez les
anglophones et les apprenants. Dans les clips Supermarché et Hotdog, ils dépassent même le
taux de contraste aspectuel relevé chez les anglophones natifs, même si dans le clip Soupe ils
emploient le contraste aspectuel de manière légèrement inférieure aux taux observés chez les
deux groupes de locuteurs natifs. Dans tous les cas, les apprenants s’écartent largement de la
norme des locuteurs francophones natifs, et utilisent le contraste aspectuel de manière très
similaire aux anglophones. Notre groupe d’apprenants quasi-natifs semble non influencé par
les usages de Fr L1 pour le marquage du progressif.
2.4. Compléments adverbiaux dans les Clips présentant une rupture
événementielle (Hotdog, Canal+)
Nous allons maintenant observer ce qui se passe pour les trois groupes de locuteurs en ce qui
concerne l’emploi des compléments adverbiaux dans les deux clips qui présentent une
rupture événementielle : Hotdog et Canal+. On a vu que les francophones emploient peu « en
train de » avec Hotdog, mais qu’ils l’utilisent beaucoup avec le clip Canal+. Il s’agit
désormais d’analyser l’usage qui est fait des adverbes de rupture temporelle dans les récits de
ces deux supports.
Adverbiaux
Rupture temporelle
Intervalles parallèles
Séquentialité
Juxtaposition
Pas de simultanéité
Fr L1
N=12
66,5%
8,5%
25%
Ang L1
N=20
20%
25%
40%
10%
5%
Fr L1 Ang L2
N=10
60%
30%
10%
Tableau 4 - Compléments adverbiaux, clip Hotdog
En ce qui concerne le clip Hotdog, on observe que tous les énoncés contiennent des
adverbiaux temporels ; les francophones privilégient l’emploi des adverbes de rupture
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temporelle (« et là », « à ce moment-là », « tout à coup »…) alors que les anglophones ont
plutôt recours à la séquentialité (« then »). En revanche, les apprenants francophones de
l’anglais choisissent également les adverbiaux de rupture temporelle, dans les mêmes
proportions que les autres francophones (60%/66,5%).
Adverbiaux
Rupture temporelle
Intervalles parallèles
Séquentialité
Juxtaposition
Pas de simultanéité
Fr L1
N=12
58%
16,5%
8,5%
8,5%
8,5%
Ang L1
N=20
40%
20%
30%
Fr L1 Ang L2
N=10
10%
30%
40%
20%
10%
Tableau 5 - Compléments adverbiaux, clip Canal+
Dans le clip Canal+, les francophones préfèrent largement (58%) les adverbes exprimant la
rupture temporelle, tout comme les anglophones (40%), qui marquent néanmoins beaucoup
plus la séquentialité (30%). Quant aux apprenants, ils se détachent des schémas suivis par les
deux groupes de locuteurs natifs en n’ayant presque jamais recours aux adverbes de rupture
temporelle, et privilégient l’expression de la séquentialité et des intervalles parallèles.
On observe donc que les francophones, qu’ils aient ou non recours au contraste aspectuel
pour marquer la rupture événementielle (clips Canal+ et Hotdog), emploient très fortement
les adverbes de rupture temporelle (Hotdog : 66,5%, Canal+ : 58%).
Les anglophones qui marquent très fortement le contraste aspectuel dans ces deux clips,
n’ont pas systématiquement recours aux adverbes de rupture temporelle (la séquentialité
l’emporte avec 40% dans le clip Hotdog). On observe en effet que les anglophones
privilégient les adverbes exprimant la séquentialité, en combinaison avec un contraste
aspectuel fort.
Quant aux apprenants, ils suivent les schémas des locuteurs anglophones pour le marquage
aspectuel, mais utilisent les adverbes temporels soit comme les francophones (Hotdog) soit
d’une manière qui leur est propre (Canal+), en n’employant pas d’adverbes de rupture
temporelle.
3.
Conclusion
Les anglophones marquent la rupture événementielle avant tout par le contraste aspectuel, en
combinaison avec des adverbes exprimant la séquentialité. Les francophones au contraire
emploient les adverbes de rupture temporelle, avec ou sans contraste aspectuel. Il semble
donc que la forme en V-ing, grammaticalisée, soit bel et bien employée pour structurer les
récits des anglophones lorsqu’il s’agit de rendre compte d’événements simultanés ; « en train
de » semble aussi jouer un rôle structurant dans ces récits pour les situations se déroulant en
parallèle, qu’il y ait ou non rupture événementielle.
Les apprenants très avancés francophones de l’anglais se détachent nettement du schéma
francophone de marquage aspectuel, et tendent à se rapprocher du modèle anglophone. Par
contre le bilan est plus nuancé en ce qui concerne l’emploi des adverbes temporels : les
apprenants continuent parfois à les employer de manière francophone (clip Hotdog), alors
que dans d’autres circonstances (clip Canal+), les choix des apprenants divergent de ceux des
deux groupes de locuteurs natifs, ce qui semble plaider en faveur d’une interlangue des
apprenants avancés. Si le marquage aspectuel ne leur pose pas de réel problème, les
apprenants très avancés semblent néanmoins encore influencés par leur langue maternelle en
ce qui concerne la structuration des récits. Ce domaine semble donc très résistant aux
remaniements conceptuels opérés par les locuteurs d’une L2, même très avancés.
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8
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