À propos du livre de Philippe Mengue, Marcher - L`HEBDO-BLOG

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À propos du livre de Philippe Mengue, Marcher - L`HEBDO-BLOG
À propos du livre de Philippe
Mengue,
Marcher,
courir,
nager. Le corps en fuite[1]
« Nous ne savons pas ce que c’est que d’être vivant
sinon
[2]
seulement ceci, qu’un corps cela se jouit » , dit Lacan. Le
« se jouir » du corps mis en acte dans la gymnastique, le
saut, la course prend avec la marche une dimension Autre que
les philosophes et les poètes ont repérée. Comment l’avoir ce
[3]
corps qui « fout le camp à tout instant » ? Et ira-t-on
jusqu’à dire que certains sports ouvrent à une quasi extase
mystique ? C’est ce qu’ose Philippe Mengue, lu pour nous par
Serge Cottet.
Le livre de Philippe Mengue propose une réflexion
philosophique sur le corps sportif, thème plutôt délaissé par
les philosophes ; la stimulation de la pensée par le corps en
mouvement n’est pourtant pas étrangère à une certaine
tradition philosophique qui fait l’éloge de la marche, des
voyages, des ascensions au contact de la nature pour élever la
pensée au sens propre comme au figuré. De grands noms y sont
associés : Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche, et d’autres…
L’auteur procède à la relecture des textes fondamentaux qu’il
réinterprète dans un style deleuzien où domine le concept de
ligne de fuite ; l’éloge qu’il fait de la marche couvre aussi
tout un pan de la littérature nomade ; notamment celle des
Américains de la Beat Generation, tel Kerouac.
C’est avec précision que nous sont rappelées les confidences
de Nietzsche sur le corps, les pensées du corps, « le corps
philosophe ». Nietzsche écrit en marchant et marche en
pensant. P. Mengue établit précisément le temps consacré au
trajet classique de Nietzsche, par exemple le tour de toute la
baie de Santa Margherita pour établir, montre en main, qu’il
ne pouvait effectivement écrire sur ses feuilles de carnet
qu’en marchant. Contre Flaubert qui ne pouvait qu’écrire
assis, Nietzsche affirme que « seules les pensées que l’on a
en marchant valent quelque chose ». Les références à la
physiologie du penseur, parfois même la réduction d’un système
philosophique à un corps malade, ne sont pas des réflexions à
l’emporte-pièce ou des métaphores. Le grand large, l’air pur
loin de la ville, doivent être les sources d’une pensée
nouvelle qu’engendre la grande santé : « Dans les montagnes
solitaires ou tout proche de la mer, là où même les chemins se
font songeurs. » [4]
C’est dans cette perspective que P. Mengue examine les motifs
des grands penseurs partisans des ascensions montagnardes
comme autant de métaphores de l’élévation de l’âme vers Dieu,
tel Pétrarque. D’un penseur à l’autre, la stimulation de la
pensée n’est pas toujours le motif de longues marches. Peu de
rapport en effet, entre Nietzsche et le Kerouac de Sur la
route. Il s’agit parfois, de penser le moins possible.
P. Mengue consacre de belles pages à Rousseau et ses Rêveries
du promeneur solitaire, notamment la cinquième. La marche est
chez celui-ci un pur « laisser-aller » du corps comme de
l’esprit : « Dans mes voyages je ne sentais que le plaisir
d’aller »[5]. Le pur plaisir d’exister dans la rêverie ; voilà
ce que la marche suscite, faite de sensations et de
sentiments. Là, on ne ressent « aucune fatigue de pensée » et
même on y est « sans être obligé de penser »[6]. C’est le
sommet de la présence à soi de la pensée et de l’être,
commente P. Mengue : « On laisse à tout cela suivre sa marche,
et l’on jouit sans agir », écrit Rousseau[7].
Une belle analyse est consacrée à Rimbaud, piéton céleste, où
P. Mengue convoque à nouveau Deleuze avec le concept de
déterritorialisation. Marche infinie dans les déserts du
Harar, non sans but mais gardant sa raison d’être en elle-
même, le voyage n’en étant qu’une « rationalisation
secondaire »[8]. À la suite d’Henry Borel et d’Henry Miller,
P. Mengue réunit les deux Rimbaud, celui des déserts et
Rimbaud le poète, réconciliés, l’aventurier marchant dans le
soleil : « J’ai marché, réveillant les haleines vives et
tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se
levèrent sans bruit. »[9]
À la fin de ce parcours littéraire, on a le sentiment que
l’expérience du détachement l’emporte sur l’exercice de
stimulation de la pensée ; la fuite du corps fait balancer
l’aliénation lacanienne du côté de l’être et non de la
pensée : « ou je ne pense pas ou je ne suis pas » ; car on
n’est jamais aussi assuré de son être que pour autant on ne
pense pas.
C’est alors, dans la troisième et la quatrième partie, que
l’essai prend peu à peu un tour mystique. On passe alors du
vagabondage à l’extase, notamment dans la description du corps
sportif. P. Mengue s’attache spécialement aux sports de glisse
opposés au sports dynamiques (où l’essentiel est de faire
produire par le corps une énergie pour lancer, sauter, etc.).
Au contraire, les sports de glisse sont loin de toute
compétition commandée par l’exploit, comme de tout enjeu de
performance. Ils mettent en jeu un désir sans objet ou, mieux,
sont sans objectif : voler, nager, n’intéressent que la
jouissance du corps ; ils sont les plus propres à engendrer ce
que P. Mengue nomme un sentiment non d’infinitude mais
d’indéfinitude qui semble abolir les limites du corps. Nulle
transcendance pourtant à attendre des mouvements mêmes du
corps, la glisse pure met en jeu des lignes de force ou de
fuite qui illustrent le devenir animal de Deleuze (devenir
poisson, oiseau, etc.) : « Avec la glisse, c’est une sorte de
devenir oiseau qui semble l’emporter. Car c’est vraiment avec
l’oiseau que les courants sont utilisés (ascendants ou
descendants) et pour cela l’aile volante ou mieux le
deltaplane, le parapente, accomplissent au mieux ce devenir
oiseau de l’homme. Icare. »[10] De belles pages consacrées à
la natation détaillent cette ascèse : la brasse, le crawl et
bien sûr, paradigme de ce fantasme, le dauphin ou le papillon.
Faisant l’expérience d’une certaine euphorie engendrée par
l’exercice sportif, P. Mengue n’hésite pas à qualifier de
quasi mystiques ces noces du corps avec l’ivresse des
profondeurs comme dans le film Le grand bleu d’Éric Besson,
une extase sans dieu : un rite de l’immanence sans sacrifice.
Une expérience laïcisée certes, mais qui n’empêche pas
l’auteur de lui assurer la fonction de « service divin » (mot
de Nietzsche). On pense à la transe des derviches tourneurs.
Cette intuition se trouve confirmée par l’exclusion du corps
érotique tant la jouissance obtenue relève de la fatigue, du
détachement plutôt que d’un quelconque organe. On retrouve le
sentiment océanique du moi dans un rapport fusionnel avec
l’élément (air, vent, eau). Il n’échappe pas à l’auteur, grand
lecteur de Freud et de Lacan, que cette recherche de l’extrême
dans l’exténuation se branche sur la pulsion de mort[11]. P.
Mengue qui répugne au conflit de doctrine est partisan des
synthèses ; on est là entre Maître Eckart et le Freud de
l’ « Au-delà du principe de plaisir », Lacan voisine avec
Deleuze sur la qualification du désir en jeu dans cette
expérience. On peut regretter que le dernier Lacan ne soit pas
sollicité : le corps joycien ou l’autisme de la jouissance
paraissent plus adéquats pourtant à ce dont il s’agit.
L’activité en question met en effet en fonction un corps
séparé du langage, autant que du phallus et de l’autre.
Retraçant son cheminement intellectuel, P. Mengue qui fit sa
thèse sur Sade à Paris VIII avec Deleuze, affirme que le
boudoir sadien constitua pour lui un premier pas pour un
rendez-vous avec « les corps-langage » contre l’austérité
kantienne[12]. La trajectoire trouve ainsi sa logique dans
l’au-delà du corps morcelé vers le corps autistique.
Quoiqu’il en soit, à la veille d’un congrès sur le corps
parlant dans sa tension avec sa jouissance, l’analyse de
Philippe Mengue est on ne peut plus précieuse ; elle marque la
scission entre un corps parlant phallicisé par l’exploit avec
un corps taiseux qui « se jouit ».
[1] Mengue P., Marcher, courir, nager. Le corps en fuite,
Paris, Éditions Kimé, 2015.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil,
1975, p. 26.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris,
Seuil, 2005, p. 66.
[4] Nietzsche F., Le gay savoir, cité par Mengue P., Marcher,
courir, nager. Le corps en fuite, op. cit. p. 17.
[5] Rousseau J.-J., Rêveries du promeneur solitaire, cité par
Mengue P., op.cit., p. 117.
[6] Rousseau J.-J., ibid., cité par Mengue P., op.cit., p.
120.
[7] Rousseau J.-J., ibid., cité par Mengue P., op.cit.
[8] Mengue P., op. cit., p. 108.
[9] Rimbaud, Illuminations, cité par Mengue P., op. cit., p.
109.
[10] Mengue P., op. cit., p. 137.
[11] Mengue P., op. cit., p. 180.
[12] Mengue P., op. cit., p. 13.
Linguistique contemporaine –
Une « certitude » sur les
origines du langage
« In natura non datur saltus », l’axiome de Leibniz est
invalidé pour le langage. Le linguiste Bernard Vitorri, tout
en se réclamant de Darwin et en s’appuyant sur la
paléontologie, tente cependant d’établir une raison endogène
à ce qui serait un saut permettant le surgissement d’une
langue-mère universelle. Il cherche la démonstration de cette
thèse. Se rapprochant de l’hypothèse freudienne du père de la
horde, B. Vitorri en trouve la raison dans un événement
certain, agissant par « exemplarité négative » et qui se
serait transmis, ensuite, phylogénétiquement.
Avec Lacan, la chose se logifie, se complique et se
simplifie. Pascal Pernot montre qu’avec le corps parlant, son
enseignement éclaire de façon nouvelle cette question.
Dans son enseignement de cette année 2014-2015, Éric Laurent a
cité laconiquement le linguiste Bernard Vitorri pour son
article « À la recherche de la langue originelle ». Faisant
partie d’un recueil collectif, Les origines du langage[1], le
texte de B. Vittori témoigne de la relance d’une question que
les linguistes avaient pris l’habitude de rejeter hors de leur
champ. Sur quoi s’appuie la thèse qui permettrait à la
linguistique, attachée à la distinction entre science du
langage et énigme des origines, de s’aventurer à articuler les
deux ? Sur la rencontre d’une nouvelle archéologie
préhistorique avec le cognitivisme, leur mélange avec la
génétique des populations, l’approche statistique de
l’évolution des langues.
Jean-Louis Dessales, Pascal Picq et Bernard Vitorri écartent
d’abord les précédentes tentatives. La « fresque
traditionnelle de l’hominisation » (la bipédie permettant la
descente du larynx et le développement du cerveau, la
libération de la main ouvrant à l’usage de l’outil et le
recours à la relation langagière pour rendre collectif cet
usage dans l’activité de la chasse) est considérée comme
obsolète. Bien qu’elle ne soit pas attribuée, on y reconnaîtra
la thèse « du geste et la parole »[2] d’un Leroi-Gourhan ayant
marqué son époque.
Puis vient la critique des modernes et du module inné de la
grammaire universelle de Chomsky. Il a le mérite d’exclure de
fait la question des origines mais, n’étant pas réfutable,
elle est tenue pour non scientifique. La version du gène du
langage, FOXP2[3], est aussi rejetée : trop réductionniste.
Le nouveau vient d’une complication du côté de la préhistoire
et de son rapprochement avec le traitement statistique de
l’évolution phonologique. Finie l’opposition simple entre la
branche homo (habilis, sapiens, …) et les australopithèques ou
grands singes. L’orang-outan se révèle cognitivement plus
évolué que les anciens hominidés. L’évolution n’est donc pas
linéaire, mais en mosaïque. Le langage délinéarise
l’évolution. Les auteurs soulignent que l’étude des migrations
montre un saut réalisé il y a cent mille ans par un groupe
comptant au plus quelques milliers d’individus qui ont
supplanté les autres sapiens et Néandertal aux capacités
cérébrales pourtant plus développées. Ce groupe s’est répandu
sur toute la planète. Le linguiste nord-américain Greenberg, à
partir de la génétique des populations et des possibilités
d’évolutions phonologiques, fait l’hypothèse d’une base
initiale de quelques protolangues évoluant vers nos cinq mille
langues actuelles. Son disciple Rahlen pousse jusqu’à postuler
une unique langue-mère. Vitorri et Dessales ne contredisent
pas cette allégation sans preuve. Mais, pour la discuter, il
leur faut construire son étayage scientifique : la version
langue-mère doit être logiquement démontrée.
Ils cherchent une raison endogène responsable de ce saut qui
ne suit pas l’évolution biologique. Ils échafaudent des thèses
« compatibles » avec l’évolutionnisme darwinien. La
« communication adaptée » remplace le biologique dans le
schéma darwinien conservé.
Curieux constat : ils ne mentionnent jamais Tylor qui,
prestement, dès 1865[4], opposait à Darwin et à sa formule,
reprise de Leibniz, « la nature ne fait pas le saut »,
l’objection
radicale
du
langage,
hétérogène
à
l’évolutionnisme. Tylor, en linguistique, a ouvert une brèche
dont Lévi-Strauss, en le citant en exergue de sa thèse,
souligne l’importance. Pour Tylor, le langage dépend d’un
« arbitraire », terme dont Saussure se saisira. L’énonciation
peut
aboutir
à
autre
chose
que
ce
que
visait
l’intentionnalité. Pour le langage donc, pas d’origine à
chercher du côté d’une intentionnalité. Cependant, la raison
endogène que poursuivent nos auteurs s’appuie sur celle-ci. À
cet égard, Vitorri met l’accent sur la fonction « narrative ».
Durant une crise, on aura évoqué un ancêtre qui aurait jadis
causé dommage au groupe en enfreignant un interdit. Par
« exemplarité négative » cela aura eu pour conséquence
d’assurer la réussite adaptative du groupe. S’en suivent la
sacralisation de celui qui a jadis peut-être été tué pour
avoir violé les interdits, et, dans le présent, la contrainte
pour chacun de les respecter. On aura « choisi » de répéter le
schéma. Ce modèle n’est pas sans rappeler celui d’Atkinson,
inspirateur du mythe freudien historique avec sa transmission
phylogénétique depuis le père de la horde. Ce mythe attendait
la logicisation par Lacan de l’articulation de l’exception à
la castration pour tous.
Vitorri, pour l’instauration d’une « scène verbale » et d’un
« cadre spatio-temporel », pense que la raison endogène est
une cause historique événementielle. Elle lui paraît une
nécessité. Pour lui, c’est elle qui pourrait assurer la
scientificité d’une éventuelle langue-mère universelle.
C’est dans une même perspective que P. Dessales s’oriente à
partir de cette question darwinienne : pourquoi les individus
qui parlent se reproduisent-ils mieux que les autres ? Grâce à
la communication, à l’argumentation, ils créent des coalitions
plus efficaces. P. Dessales le dit ainsi : « la communication,
c’est la politique, apanage de l’homo sapiens ».
Nos linguistes contemporains se montrent très proches du Freud
scientiste de Moïse et le monothéisme lorsque P. Dessales
affirme à propos du mythique événement historique : « nous
devons prendre conscience [qu’un] phénomène majeur […] s’est
ainsi produit dans le passé de notre lignée. Il s’agit d’un
événement certain même si nous ne savons pas encore le
dater ». Cette « certitude » tout autant non réfutable que
celle de Chomsky ne ruine-t-elle pas la « scientificité » de
l’approche des origines du langage que cette linguistique
contemporaine cherchait à établir ?
Cette thèse s’appuie sur une supposition historique extérieure
à la linguistique. La scientificité serait garantie grâce à
une seconde supposition concernant sa transmission
phylogénétique et son intégration dans un schéma
évolutionniste. Il est frappant de constater l’écart avec le
traitement de la question par Lévi-Strauss qui s’appuie sur
Tylor et Troubetzkoy. À la version mythique du même détour par
un événement historique « explicatif » qu’il critique chez
Freud, Lévi-Strauss oppose que les données propres à la
phonologie sont intrinsèquement suffisantes pour fonder
l’originelle efficacité du langage.
« Les phénomènes mettant en cause la structure la plus
fondamentale de l’esprit humain n’ont pas pu apparaître une
fois pour toutes. Ils se répètent […] au sein de chaque
conscience. […] L’ontogénèse ne reproduit pas la phylogénèse
ou le contraire ». Le phénomène « s’est produit parce qu’il se
produit continuellement ». La linguistique « seule », dit-il,
est « parvenue au point où l’explication synchronique et
l’explication diachronique se confondent »[5].
La référence de Lévi-Strauss à Tylor est ici une réponse
négative à la question que pose L. B. Ritvo[6] : Freud s’estil vraiment distancié de l’influence de Darwin ?
Lacan, lui, a réarticulé doublement la question. Jacques-Alain
Miller a mis en exergue comment Lacan, après avoir inscrit
l’aliénation du sujet dans les chaînes signifiantes du
langage, est passé, dans son dernier enseignement, au
questionnement de ce qui fait, pour le parlêtre, l’originaire
et l’original de son mode de jouir dans cette aliénation : la
percussion de son corps par un signifiant hors chaîne, un
élément sonore désarrimé. Ainsi Lacan redéfinit-il le langage
comme secondaire « élucubration de savoir » sur le flot sonore
de ce qu’il nomme lalangue particulière à chaque corps
parlant ; ainsi traite-t-il le point d’origine comme rencontre
ex nihilo avec lalangue.
Il s’agit alors de saisir l’impact du cristal de lalangue sur
le corps au-delà du mythe de la pulsion freudienne comme il
s’agissait auparavant de saisir la logique de l’aliénation
dans les lois du langage au-delà du mythe originel du père.
[1] Dessales J.-L., Picq P. & Victorri B., Les origines du
langage, Paris, Le Pommier, Le collège de la cité, 2010.
[2] Cf. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Paris, Albin
Michel, 1964-65.
[3] Ce gène, FOXP2 (Headfork box P2), a été étudié comme
«
facteur
de
transcription
»,
cf.
http://lecerveau.mcgill.ca/flash/a/a10/a10m/a10mlan/a10mlan.ht
ml
[4] Tylor E. B., Researches into the early history of mankind
and the development of civilization, 1 st edition, Chicago,
1865, 2nd edition, London, John Murray, Albemarle Street, 1870.
[5] Lévi-Strauss C., Les structures élémentaires de la
parenté, Paris, Mouton, 1967, p. 563-564.
[6] Cf. Ritvo L. B., L’ascendant de Darwin sur Freud, Paris,
Gallimard, 1990.
Rendons à Innocent III…
Dans ce rappel historique passionnant, Guy Trobas retrace la
genèse de l’accession de l’amour au statut de signifiant
maître dans le couple.
Si le jeune cardinal-diacre Lothaire de Segni, après son
élection à l’unanimité comme Pape, s’est vu imposer de se
nommer Innocent (Innocentius) ne nous y trompons pas : rien à
voir avec ce que ce mot peut connoter pour nous du caractère
naïf ou inoffensif d’une personne – connotation en effet
apparue quelques siècles plus tard. En cause plutôt la pureté
de sa vie qui lui était imputée une dénotation forte du terme
latin innocencia – et peut-être la référence à ses deux
prédécesseurs du même nom qui se sont illustrés dans des
luttes doctrinales et politiques pour promouvoir l’autorité
papale. De fait, durant sa papauté (1198 – 1216), Innocent III
fût un pape énergique et décidé – un « Pape de combat ».
D’abord sur le plan théologique, tant pour la consécration de
points
de
doctrine
(notamment
la
Trinité,
la
transubstantation, et le mariage), que dans ses conséquences
en matière de lutte contre les hérésies (croisade contre les
cathares, codification de l’Inquisition). Ensuite sur le plan
politique, avec tout particulièrement la mise au pas des
gouvernants de l’Europe chrétienne devant la théocratie
pontificale, sans compter le lancement de la peu glorieuse IVè
croisade (sac de Constantinople).
Son Grand Œuvre, qui a conjugué les deux plans précédents,
c’est le quatrième Concile de Latran (11/1215), l’un des deux
plus prolifiques en matière de droit canonique. Prolifique et
porteur d’une coupure induite par une novation inouïe au
regard de tout ce qui avait existé dans les cultures que nous
connaissons. Ses effets, qui ont mis du temps à se
concrétiser, sont à présent au cœur de ce que nous appelons le
couple, et plus largement, des « structures complexes de la
parenté » (Levi-Strauss).
De quoi s’agit-il ? Du mariage chrétien comme sacrement. En
quoi est-ce une novation, dans la mesure où toutes les
cultures ont réglé la conjugalité et où certains théologiens
ainsi que le Pape Lucius III en avaient esquissé déjà les
contours comme sacrement ? Ce qu’Innocent III introduit
canoniquement à Latran IV c’est non seulement sa consécration
doctrinale comme l’un des sept sacrements de l’Église, un
sacrement indissoluble, mais aussi ses règles pour qu’il soit
authentifiable comme tel. Et c’est là le nouveau qu’il s’agit
de mettre en relief. Un mot le résume : le consentement à
l’orée même de l’engagement, consentement qui fait « parfait »
le mariage et non pas sa « consommation ». Insistons : à la
simple union de deux corps est substituée l’union de deux
volontés sous les espèces d’un consentement mutuel qui doit
être libre et public, dit de vive voix dans un lieu ouvert
(une église), et avec des bans qui l’annoncent. La règle
doctrinale est telle, en son principe, que des mariages forcés
ou contraints sont déclarés nuls, non advenus, et n’ont pas,
de ce fait, à être annulés. Nous sommes loin du consensus
romain ! Mais la novation ne s’arrête pas là puisque la femme
accède à un statut autre que l’objet d’échange, un statut qui
lui donne, comme sujet, une égalité, certes théorique, avec
l’homme. Et l’opérateur de ce « miracle » est l’amour.
Certes, cet amour n’est pas laïc, encore moins saurait-il être
« concupiscent » – des règles strictes encadrent la sexualité
des mariés. Cet amour du couple qui suscite l’alliance de deux
dons de soi est en effet censé se sublimer selon le modèle de
l’amour christique de l’Église qui incarne le dessein d’amour
de Dieu pour l’humanité. Passion oui, mais spirituelle ! Ceci
étant, ce concept implique bien, dans sa logique, un
renversement, une coupure par rapport à celui des structures
élémentaires de la parenté qui avait laissé – « sagesse » dit
Lacan – l’amour en dehors des circuits de l’échange des
femmes. Il faut dire que dans l’époque médiévale les multiples
variations concrètes de cet ordre symbolique dérivaient dans
diverses voies de ravalement, dont le rapt.
C’est justement dans ce contexte que la puissante vague, au
e
XII siècle, des discours des troubadours et autres poètes, de
l’amour courtois, des cathares, sans compter les premiers
romans laïcs et autres fabliaux, promeuvent un renversement et
un antagonisme idéologique qui vient opposer la règle de
l’amour, avec la force de son versant passionnel centré sur
l’amour de l’amour, aux pratiques féodales du « matrimonial »
placé plus ou moins sous le signe du christianisme. Retenonsen le symbole dans un jugement en 1174 de la Comtesse de
Champagne qui fait prévaloir la liberté de cet amour sur celui
du « devoir » d’amour dans le mariage.
Innocent III, qui dans un traité juste antérieur à sa fonction
papale, avait démontré une attention particulière à
l’affection dans le couple, a bien perçu, au-delà des
désordres intempestifs (notamment endogamiques) des pratiques
du mariage, la portée subversive des discours précédents au
point de les qualifier d’hérétiques et ce d’autant qu’une de
leur source d’inspiration était albigeoise. Latran IV
manifeste clairement sa volonté offensive de contrer sur le
plan justement de l’amour, le danger de tels discours d’où
l’instauration tant institutionnelle que sacralisée de l’
affectio maritalis dans le mariage.
Ce n’est pas passé comme lettre à la poste. Notamment la
priorité absolue du consentement s’est heurtée à de fortes
résistances de haut en bas des liens sociaux. Les pouvoirs en
place n’ont pas été les derniers à vouloir se démarquer du
droit canon. Ne rentrons pas dans les détails mais remarquons
simplement ici que des effets majeurs de discours, dus à cet
acte de Innocent III, ont travaillé en profondeur les sociétés
européennes les siècles suivants. Leurs traces sont
innombrables outre une inflexion, disons, tensionelle, des
rapports entre les hommes et les femmes : des usages
linguistiques dans l’amour aux aménagements de la maisonnée,
des mœurs communs ou aristocratiques aux représentations
artistiques (je l’avais illustré avec la peinture flamande
dans une intervention aux Journées de l’ECF sur l’Envers des
familles, en 2006), des écrits romanesques et philosophiques à
la réflexion sur le droit, bref, ces remaniements discursifs
vont trouver une amplification patente chez les philosophes
des Lumières et, dans cette même dynamique, travailler la
Révolution française. C’est bien celle-ci qui va consacrer la
suprématie du droit civil sur le droit canon en matière de
mariage : institution du mariage civil dans le Constitution de
1791 et du divorce par consentement mutuel dans la loi de
juillet 1792.
L’expression de « consentement mutuel » est ici décisive. Elle
marque ce qui est repris du droit canon du mariage en termes
de liberté et d’égalité mais le nouveau droit séculier ajoute
à la première la possible dissolution du « contrat » de
mariage et lui enlève sa valeur de validation sacramentelle.
Et à la seconde il ajoute le retrait de toutes les obligations
faites à la femme dans la conjugalité. Bien que le signifiant
amour – qui pourtant aimantait tous les esprits voire les
paroles des Constituants – ne figure pas dans les deux actes
précédents, il est patent que, malgré son élision derrière le
signifiant consentement mutuel, il est celui qui symbolise
tout un remaniement discursif. C’est un signifiant devenu
maître.
Que la Restauration soit revenue sur le divorce rétabli en
1884, mais seulement en 1975 pour le consentement mutuel –, ne
change rien au fait majeur que l’efficace de ce S1 a suscité
un effet de discours tel qu’il a fini par produire une
véritable mutation des modalités selon lesquelles se forment
et se vivent les couples dans ou hors le mariage. Parmi
celles-ci avançons l’articulation entre la chute de l’autorité
paternelle qui était « de principe » dans les traditions du
mariage, y compris dans le supposé consensus romain, et la
rivalité des sexes qui est bien une logique nouvelle entre
eux. L’avènement de l’amour comme S1 est fondateur d’une
nouvelle considération de la femme qui n’a pas fini de faire
son chemin révolutionnaire !
Que Innocent III y soit pour quelque chose peut évidemment
surprendre. Posons que ce soit « à l’insu de son plein gré »,
pour nous autoriser à reprendre la connotation plus tardive du
terme d’innocent.
Ce qui est frappant, pour conclure, c’est que la
sécularisation de l’amour n’a pas évacué la dimension d’idéal
brûlant que sa version canonique tentait de promouvoir – elle
l’a amplifiée. Au début cela a concerné le petit nombre, le
grand faisant son affaire des transgressions, susceptibles
d’être confessées ou non, absoutes ou non. Mais cet idéal de
l’amour laïc, déjà repérable dans les propos des
Révolutionnaires, jusqu’à un Engels, a été ensuite adopté par
le grand nombre et ses illusions qui élident l’objet a voilé
dans « l’habit »[1] de l’amour se payent de bien des
souffrances – angoisse, dépression, et autres ravages –, dont
le traitement n’est pas du ressort du confesseur. Les
psychanalystes en savent quelque chose.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil,
1975, p. 12.
The Case Against Adolescence
de Robert Epstein
ADOMANIA, ADOBASHING, WHAT ELSE ?
Après s’être méfiés des ados, voilà qu’aujourd’hui les
adultes les envient. Le mouvement américain bien nommé
« Mortified » incite des adultes en mal de réconciliation
avec eux-mêmes, à lire en public des passages embarrassants
de leur journal intime d’adolescent pour « expurger leur teen
[…] voire le revendiquer »[1]. Mais l’opprobre a-t-elle pour
autant disparu ? Robert Epstein, découvert pour nous par
Jacques-Alain Miller, propose sur ce point une thèse décidée
qui n’est pas sans conséquences politiques. Alexandre Stevens
rectifie.
[2]
Lors de la troisième journée de l’Institut de l’Enfant ,
Jacques-Alain Miller a présenté l’adolescence comme une
construction à partir de perspectives qui ne se recouvrent pas
– chronologique, biologique, comportementale, cognitive,
sociologique ou encore artistique. Une construction peut
toujours être défaite et il fait remarquer l’entrain
communicatif avec lequel Robert Epstein déconstruit le concept
même d’adolescence. C’est ce qu’exprime précisément le soustitre de l’ouvrage : « Rediscovering the Adult in Every
Teen »[3].
R.
et
ce
de
Epstein affirme sa thèse dès le premier chapitre « Le Chaos
la Cause ». Ce n’est que depuis la fin des années 1800 que
temps de la vie est isolé du monde des adultes dans le but
traiter la supposée difficulté de l’adolescence et le
désordre de ces jeunes. Or, soutient-il, c’est le contraire
qui se produit : ce décalage, loin de traiter les problèmes
des adolescents, les produit. La « crise » de l’adolescence
que nous pouvons observer est la conséquence imprévue de cette
prolongation de l’enfance. Jamais en effet au cours de
l’histoire, il n’y a eu autant de lois ou de règlements qui
restreignent les choix des teenagers – selon le terme anglais
qu’il préfère visiblement à celui d’adolescent. C’est qu’en
effet il reproche à notre société occidentale, surtout
américaine, de considérer les ados à partir seulement de la
chronologie, de l’âge.
Ces restrictions qui touchent les teens sont porteuses parfois
de paradoxes insensés, comme celui-ci : dans certains États
américains, des hommes politiques veulent interdire de fumer
aux moins de 21 ans, sous prétexte qu’avant cet âge on n’a pas
un jugement assez clair sur les conditions de santé. Mais dans
le même temps des dizaines de milliers de jeunes américains de
18 ans sont envoyés au feu en Iraq sans qu’on pense que leur
jugement serait insuffisant pour mesurer que cela pourrait
leur être néfaste.
R. Epstein dénonce les incohérences du système. En ce sens, il
renverse quelques évidences du discours courant. Tous les ados
sont-ils capables de prendre seuls leurs responsabilités ?
Non, bien sûr. Mais tous les adultes non plus et certains
jeunes y arrivent parfaitement. Il va plus loin : c’est parce
qu’on pense qu’ils sont incapables d’être responsables qu’ils
ne prennent souvent pas les décisions qu’ils seraient, sinon,
aptes à prendre. Bref, on infantilise trop les teens. Il
propose d’ailleurs un test d’infantilisation pour que chacun
puisse la mesurer. Penser les ados moins capables que les
adultes, rappelle, selon lui, qu’il y a peu, de nombreux
Américains pensaient les noirs inférieurs aux blancs et les
femmes plus faibles que les hommes.
Il examine en détail la série des « troubles » des adolescents
et les limites qu’on leur impose. L’amour et la sexualité
sont-ils plus raisonnablement assumés par les adultes ?
Pourquoi penser qu’une fille de 13 ans serait inapte à décider
librement d’avoir des relations sexuelles avec un garçon de
25, si elle y tient ? R. Epstein va loin dans sa perspective
et le sait, car il prend la précaution de dire qu’il ne peut
répondre simplement à cette question dans ce qu’est la société
américaine aujourd’hui. Il répond cependant que même si on lui
en refuse le droit, une fille de 13 ans est bien capable de
ses choix sur ce plan. De même pour le mariage. Il croit dans
les sentiments réciproques, c’est-à-dire qu’il croit au
rapport sexuel.
Et puis pourquoi les teens ne pourraient-ils pas décider de
fumer, de boire, de conduire s’ils ont démontré qu’ils peuvent
le faire. On dira qu’ils ne sont pas encore assez
raisonnables ? Mais combien d’adultes ne conduisent-ils pas
après avoir bu ? Il en est de même pour l’armée et le risque
pris en s’y engageant. D’ailleurs l’histoire de France ne
serait pas ce qu’elle est si Jeanne d’Arc n’avait pu porter
les armes.
Aucune raison de biologie cérébrale, ni de mesure cognitive
(test de QI) ne permet de penser que les adolescents seraient
insuffisamment développés. Et les lois religieuses vont dans
le même sens : Marie a eu Jésus à l’âge de 13 ans, Jésus
enseignait au temple à 12 et chez les Juifs la Bar Mitzvah a
lieu peu après la puberté. D’ailleurs si les teens des USA
sont les plus tourmentés du monde, rien de tel n’existait chez
les aborigènes australiens où le passage de l’enfance à l’état
adulte se faisait par un simple rite peu après la puberté.
Pour R. Epstein, tous les troubles des adolescents tiennent à
leur infantilisation. La preuve lui en est donnée deux fois
par Freud : d’abord Sigmund n’a pas vraiment considéré le
concept d’adolescence, mais insisté seulement sur la vie
adulte et l’infantile ; ensuite Anna, qui a reçu de son père
une instruction très stricte pendant son adolescence, a décrit
les troubles des teens et les siens propres ! Voilà la
preuve : Freud ne croit pas à l’adolescence, mais en a produit
les troubles chez sa fille en l’infantilisant.
Cette déconstruction de l’adolescence qu’opère ainsi
R. Epstein attire une certaine sympathie. Et on peut même y
trouver certaines positions proches des nôtres dans les cinq
idées de base qu’il propose : chacun est unique ; les
compétences individuelles valent plus que les a priori qu’on
peut avoir ; chacun a un potentiel irréalisé ; les étiquettes
diagnostiques type DSM sont dangereuses.
De plus, quand il décrit le développement et les drames de
l’adolescence comme n’étant pas déterminés par la seule
transformation hormonale, nous ne pouvons qu’être d’accord
avec lui. Toutefois pas pour la même raison ! Il dénonce
l’infantilisation des ados qu’il met à l’origine des
phénomènes de l’adolescence, alors qu’avec Lacan nous
considérons l’adolescence comme un symptôme de la puberté dès
lors que tout cela ne se produirait « pas sans l’éveil de
[4]
leurs rêves » .
Chez R. Epstein, il n’y a aucun réel rencontré par le sujet.
La puberté y est plutôt un moment symbolique particulier. Pour
le reste tout est calculable par des tests, qu’il nous propose
d’ailleurs, test d’infantilisation et surtout tests de
compétences. Il ne s’agit bien sûr pas de donner toutes les
libertés aux ados. Au contraire il s’agit d’évaluer les
compétences de chacun d’entre eux. Comme il le dit très
simplement : « maintenant nous devons prendre un nouveau point
de vue sur les teens en les évaluant sur la base de leurs
[5]
compétences individuelles » . Le test de compétences
deviendrait ainsi le nouveau rite de passage dans nos sociétés
occidentales ?
Certes la société va résister à le suivre sur cette voie, ditil, spécialement pour des raisons économiques parce que
l’invention du terme « adolescent » a donné lieu au
développement de tout un marché à leur intention.
Mais enfin il n’est pas difficile de saisir que si tant
d’adultes sont finalement aussi infantiles et peu responsables
que certains teens, mieux vaudrait évaluer tout le monde. Le
projet sympathique d’un peu de liberté calculée pour les
jeunes pourrait bien se transformer en une obscène évaluation
généralisée.
[1] ELLE du 22 mai 2015.
[2]
Le 21 mars 2015.
[3] Epstein R., The Case Against Adolescence : Rediscovering
the Adult in Every Teen, Quill Driver Books, 2007.
[4]
Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », Autres Écrits,
Paris, Seuil, 2001, p. 561.
[5]
« now we need to take a fresh look at teens, evaluating them
based on their individual abilities ».
Foucault – le pouvoir : une
fiction de l’être
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L’espace intérieur
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