Me voici donc seul sur la terre […] »,Entretien de L`Hebdo

Transcription

Me voici donc seul sur la terre […] »,Entretien de L`Hebdo
« Me voici donc seul sur la
terre […] »
Moment de grand bonheur que celui passé à écouter une heure
durant Alain Grosrichard nous entretenir à Genève de « JeanJacques entre deux morts ». Les rêveries du promeneur
solitaire dont il a procuré récemment l’édition avec François
Jacob en étaient l’occasion[1]. La circonstance était propice
pour faire retour à Rousseau cette fois lu en clinicien, comme
l’a indiqué Jacques-Alain Miller, au moment de donner la
réplique à l’orateur. Des extraits de la « Deuxième
promenade » colligés dans un tiré à part à l’usage des
congressistes nous faisaient tenir le fil de la lecture. Je ne
puis en donner ici, on le comprendra, qu’un écho très affaibli
qui n’en répercutera guère, avec mes mots, que l’argument
clinique réduit à l’essentiel.
Rousseau témoigne de « la plus étrange position où se puisse
trouver un mortel »[2] : celle de se retrouver étranger à
l’humanité au point de se considérer comme le seul humain
parmi les hommes, eux qui n’auraient d’humain que l’apparence,
voire qui ne seraient que des machines comme l’a suggéré J.-A.
Miller. On aura tout lieu ici de lire l’expérience de « mort
du sujet » que Rousseau aura traversée et qu’il décrit très
précisément comme un « saut de la vie à la mort »[3]. Il y
percevra aussi bien le stigmate de son destin : être celui
« qu’une génération tout entière s’amuserait d’un accord
unanime à enterrer tout vivant […] »[4], et, précisément,
sujet rivé dans l’espace de l’entre deux morts, de la mort
symbolique qu’il subit avant même l’autre mort qui mettra un
terme à la vie.
Contre le « complot universel »[5] dont il se considérait en
permanence l’objet, Rousseau s’est regimbé. « Mais cette fois,
écrit-il à l’automne 1776, j’allai plus loin »[6]. Rousseau se
résout en effet à conclure : cet accord universel de tous
visant à sa perte et qui attente à sa réputation, n’est pas
seulement « le fruit de la méchanceté des hommes »[7], « Il
tient du prodige »[8]. C’est l’œuvre de Dieu lui-même et son
décret. La formule est frappée, qui résume la position du
sujet : « Dieu est juste, il veut que je souffre et il sait
que je suis innocent »[9]. Tel est l’axiome, et le sentiment
intérieur tout à la fois, qui le consolent et le rendent à la
sérénité. On y lira le consentement du sujet à être non pas
tant l’objet de la jouissance de Dieu « Dieu est juste », que
l’objet de son vouloir, et, en cela, de sa distinction « il
veut que je […] ». Élection dont il révère le mystère, et dont
sa propre souffrance, loin d’être châtiment de Dieu « il sait
que je suis innocent », est le signe « il veut que je
souffre ».
C’est assez. Car cela, à soi seul, suffit à lui garantir la
rédemption de son être « d’horreur de la race humaine »[10].
Ainsi l’ordre du monde sera rétabli, où le sujet recouvrera
son nom de dignité pleine et entière : « tout doit à la fin
rentrer dans l’ordre, et mon tour viendra tôt ou tard »[11].
Tel est le sort que le Promeneur solitaire se voit assigner
par le décret du Ciel. Sa déréliction d’être d’exception placé
ici-bas hors de l’humanité, déréliction qui est aussi le lieu
et la substance de sa jouissance (ses « ravissements» et ses
« extases »[12] de solitaire absolu), est appelée à trouver
dans « l’Être parfait qu’il adore »[13] la clôture de son
achèvement.
[1] Rousseau J.- J., Les Rêveries du promeneur solitaire –
cartes à jouer, Paris, Œuvres complètes, Classiques Garnier,
2014, tome XX – 1776-1778, édition d’Alain Grosrichard et
François Jacob.
[2] Ibid., « Deuxième promenade », p. 147.
[3] Ibid., « Première promenade », p. 133.
[4] Ibid.
[5] Ibid., « Deuxième promenade », passim, p. 161.
[6] Ibid., p. 161.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid., « Deuxième promenade », p. 161.
[10] Ibid., « Première promenade », p. 133.
[11] Ibid., « Deuxième promenade », p. 161.
[12] Ibid., p. 147-148.
[13] Ibid., p. 161.
Entretien de L’Hebdo-Blog
avec le comité de pilotage
des 45es Journées de l’ECF
Il y a trois semaines vous découvriez, le très beau texte de
Marie Christine Bruyère sur le couple étonnant que formait
Marceline Loridan-Ivens avec Joris Ivens, « Oublier pour se
souvenir ». Celui-ci signait l’entrée du thème des Journées
dans notre Hebdo-Blog. Aujourd’hui, le rythme s’accélère, et
c’est une interview du comité de pilotage des 45es Journées
que nous vous proposons de découvrir. L’Hebdo-Blog remercie
chaleureusement Virginie Leblanc, Damien Guyonnet et Camilo
Ramirez de s’être prêtés à nos questions, pour nous engager
vers ces Journées qui promettent de nous surprendre Encore !
On est un couple, on est en couple, on
mais faire couple ! D’un coup d’un seul ce «
révéler une comédie à l’œuvre derrière
fréquemment évoqué comme un invariant. « Faire
ce pas là une véritable subversion ?
fait l’amour,
faire » semble
Le couple si
couple » n’est-
Faire couple pose la question des liaisons inconscientes qui
réalisent le véritable fondement d’un couple. Avec qui, avec
quoi fait-on la paire ? La question envisagée depuis
l’expérience de la cure est celle du couple sous transfert.
Elle sera explorée dans sa diversité actuelle pour interroger
comment la société, la famille entrent en jeu dans l’économie
de la jouissance. L’expression « faire couple » est de Lacan,
elle évoque l’idée de réalisation, la nécessité d’un travail,
comme le propose Christiane Alberti dans l’argument des
Journées : faire couple exige un travail (comme on dirait, au
sens de Freud, le travail du deuil) c’est aussi bien une
tempérance dans le calcul des jouissances. Le faire fait écho
également à cette autre formulation de Lacan, savoir-y-faire,
qui elle-même se distingue bien du savoir-faire. Comme nous
disons avec Lacan savoir-y-faire avec son symptôme, nous
dirons, en restant fidèles à son enseignement, faire couple.
Et là, il est question de surprise et d’embrouilles.
Drames amoureux, compagnonnages fidèles, ou infidèles,
nouveaux couples, couples d’un nouveau genre ( avec un objet ?
ou faire couple tout seul ? ) couples parentaux, couples
érotiques, couples illégitimes, couples inconscients, couples
célèbres, couples infernaux… Ce thème nous donne le vertige
tant il convoque à la fois les passions de l’être, ses
mirages, et le symptôme. Sur fond de quel discours, de quelle
épistémè en convoquez-vous l’actualité ?
Sur fond du discours analytique, bien sûr. Si les branches de
l’arbre comme vous le dites, sont multiples, le tronc lui est
très précis : comment fait-on couple aujourd’hui ? C’est une
question qui déborde celle de l’amour car nombreuses sont les
façons de se lier à un partenaire, de faire nœud avec lui,
elles ne passent pas nécessairement par l’amour et sont tout
autant des formes vivantes de faire symptôme à deux. Comment
ce « faire couple » se produit-il ? Sous quelles conditions
tient-il, ou pas ? C’est précisément dans le cadre de la
relation analytique, relation à deux, toujours, que chacun
peut aborder comment ça tient, à quoi ça tient.
La clinique analytique nous sera donc très précieuse pour y
répondre, mais comme l’illustre la conception du blog des
Journées, elle ne sera pas notre seul prisme. Des témoignages
venus des horizons les plus divers viendront nous enseigner
sur ces formes toujours uniques, forgées par les parlêtres,
pour cheminer dans la vie deux par deux. Les Journées comptent
bien jeter quelques lumières sur la persistance de ce chiffre
dans notre civilisation, décidément : à l’ère du narcissisme
et de l’individualisme triomphant comme des Uns tout seuls, le
duo se porte étonnamment bien, et ce, bien au-delà du conjugo.
Alone, d’accord, mais Together !
L’année dernière vous nous avez tenus en éveil jusqu’aux
Journées au rythme endiablé de journaux, vidéos, témoignage,
textes… Est-ce que cette année vous nous réservez de nouvelles
surprises ? Pourriez-vous en donner la primeur à L’Hebdo-Blog
?
Bien évidemment, et comme ce sont de vraies surprises nous ne
donnerons ici que quelques indices ! Notre affiche a été
révélée le 3 avril et le blog a été lancé le 11 mai.
Désormais, toutes les semaines (à l’exception de la pause
estivale), nous proposerons aux internautes de faire couple
avec nous…
Le blog des Journées a été entièrement refait. Il se veut plus
pratique, plus simple d’utilisation, mais également plus
beau !
D’autres surprises viendront du côté des supports audiovisuels employés pour diffuser au plus grand nombre ce riche
et gai tourbillon qu’est la préparation des Journées. Il nous
semble essentiel de continuer à forger de nouvelles formes de
propagation du discours analytique dans ce que la psychanalyse
a de plus vivant. Là réside sans doute l’un des indices du
succès remporté l’année dernière : réinventer la façon de
faire rayonner le discours analytique, tout en gardant la
rigueur qui lui est propre.
Vous évoquez la diversité des supports qui sont les nôtres.
Sur le net bien sûr, mais également à travers tous les
événements qui sont organisés à Paris et dans les régions. Les
deux mouvements sont importants. Ils font couple, pour ainsi
dire.
Enfin, une grande surprise vous attend très prochainement…
Vous le verrez, celle-ci signera plus encore notre ancrage
dans l’époque, notre souci constant de nous adresser à
l’opinion au sens large et enfin, notre désir de maintenir
Lacan et son enseignement toujours plus vivants.
Impossible de penser les J45 sans les mettre en perspective
avec l’événement étonnant et détonant des J44. On serait tenté
de se dire : « parce que nous avons créé un événement nous
avons la formule magique. » Quelle serait-elle, cette
formule ? Mais surtout à quoi tient-elle ?
Le secret réside sans doute dans la façon d’accueillir chaque
année toutes ces nouveautés qui décomplètent l’idée d’avoir
trouvé la clé du succès l’année précédente ! Certes il y a un
vent de nouveauté qui souffle sur les Journées de l’ECF depuis
deux ans, mais il ne gardera sa puissance rafraîchissante qu’à
condition de refuser la tentation du même.
La formule magique pourrait se résumer en un seul mot : désir.
Et pas de désir sans l’Autre, comme vous le savez. Ce que nous
souhaitons c’est que chacun puisse être entraîné dans ce
mouvement : depuis l’organisation bien sûr, mais également
lisant les articles ou en découvrant nos vidéos ;
participant activement à la diffusion, ou simplement
assistant aux journées préparatoires. À chacun sa manière
se sentir concerné par ces Journées. Et à chacun son rythme.
en
en
en
de
Finalement, nous n’avons pas du tout le sentiment de
recommencer. La seule chose qui se répète c’est la nécessité
de pénétrer et de se laisser pénétrer par le thème que nous
avons choisi, de le faire vibrer à l’orée de l’enseignement de
Lacan, et de le faire entrer en résonance avec notre époque.
Souvenez-vous de ce tweet de Jacques-Alain Miller au moment du
lancement du blog : « La psychanalyse épouse son époque ».
Voilà finalement la formule magique !
Bienvenue à Gattaca ou les
figures de l’identité
Projection réalisée le 28 mars 2015
à Nice
en présence de Gérard Wajcman
Qu’est-ce que l’identité? Cette question se pose en filigrane
du film Bienvenue à Gattaca[1], car, en effet, la croisée du
destin des héros les conduit à échanger leurs identités. Un
contrat se lie entre Vincent qui devient Jérôme et Jérôme qui
devient Eugène, dans une mise en scène planifiée transgressive
visant l’assomption d’un désir commun : rejoindre les étoiles.
Ce film d’anticipation montre une société transhumaniste dans
laquelle l’identité des sujets est devenue subordonnée à leurs
profils génétiques. Dans le cadre de cette société sous
contrôle, le repérage identitaire tient une place charnière et
dévoile les relations qu’entretiennent image et réalité
biologique.
Si l’image ne révèle que partiellement l’identité d’un sujet
et peut être un leurre, elle demeure ce qui marque l’entrée de
tout sujet dans un « Je » social via l’expérience du miroir,
étape psychique au fondement de la reconnaissance du sujet par
l’Autre dans une nomination singulière. C’est l’identification
du sujet à l’Autre de son image.
Lors de sa venue à Nice le samedi 28 mars 2015, Gérard Wajcman
a relevé ce point du film où l’identification du héros est en
jeu, pour évoquer plus largement la question de la
reconnaissance identitaire dans le lien social. Les
coordonnées du sujet sont en pleine mutation, ce qui soulève
plusieurs questions d’ordre épistémologique. À travers quoi le
sujet se reconnaît-il? De quelles marques son identité estelle constituée ? Les experts de la police scientifique nous
montrent depuis longtemps que l’identification d’un suspect se
fait grâce aux traces biologiques qu’il laisse sur la scène,
traces qui font apparaître l’identification oculaire comme
archaïque et peu fiable. Ce sont des progrès, qui, dans ce
contexte précis, permettent de se rapprocher de la réalité des
faits en évitant l’écueil de certaines erreurs judiciaires.
Cependant, réalité, vérité et réel ne se recouvrent pas
toujours et la prolifération de ces techniques dans toutes les
strates de la société généralisent l’évacuation de la
dimension du regard, ce qui n’est pas sans incidence clinique.
Si l’image du sujet n’est plus ce qui le représente de prime
abord, la perception par l’œil humain n’est plus nécessaire à
sa discrimination la plus fondamentale. La discrimination
s’opère donc ailleurs.
Le jugement d’attribution décrit par Freud
[2]
se déplace de
l’expérience perceptive de l’objet au réel du génome
imperceptible à l’œil nu mais qui s’impose à tous. Les
dimensions symbolique et imaginaire telles qu’elles
s’articulent traditionnellement via la parole et le regard
s’effacent au profit d’un savoir sur l’invisible matière qui
nous constitue, qui devient la référence absolue. Le monde
froid de Gattaca met l’accent sur une définition de l’Homme
prédéterminée par son réel génétique en éradiquant la
dimension du
nous indique
abstrait qui
sens unique
génétique,
contingence,
ses effets
préhistoire
[3]
corps parlant. Or « l’Autre c’est le corps »
Lacan. Ici le corps est le réceptacle d’un code
fait Loi, la génétique, dont la certitude fait
et n’appelle aucune interprétation. La chaîne
composée de ses lettres fixes, exclut la
la dimension psychique de l’être parlant et tous
de subjectivité ainsi relégués au rang de
humaine.
Ainsi l’identité du sujet est-elle multiple et sa définition
varie selon qu’elle se réfère au genre, à la culture ou la
fonction, qu’elle s’inscrive dans un discours sociologique,
anthropologique ou biologique. La psychanalyse permet de
mettre en lumière la disjonction entre l’image du sujet, à la
fois masque et support identitaire, et la vérité intime de son
être. Bienvenue à Gattaca nous introduit à une réflexion sur
la faille autour de laquelle le désir du sujet est à l’œuvre,
marquant son rapport au monde, son style, son identité
singulière face au réel opaque de son propre mystère.
[1] Niccol A., Gattaca, USA, 1997, France, 1998 sous le titre
Bienvenue à Gattaca.
[2]
Freud S, « La négation » (« Die Verneinung ») (1925),
Résultats, idées, problèmes, tome II, Puf, 1998, p.136-137.
[3]
Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du
fantasme », leçon du 30 mai 1965, inédit.
« Victime réelle ? »
Le 11 mai, l’ACF-Belgique invitait, pour préparer PIPOL 7, le
psychanalyste israélien Khalil Sbeit, membre de la NLS, à
converser avec Gil Caroz sur le thème « Victime réelle ? » At-on accès au réel de la victime ? Telle était la question
qui sous-tendait cette rencontre. Elle fut animée par JeanDaniel Matet, directeur de PIPOL 7.
La conversation avec Khalil Sbeit n’a laissé personne indemne,
tant cette soirée fut traversée par une recherche vive des
conditions nécessaires pour se rendre à l’impossible rencontre
du réel de l’autre, éclairée par la rencontre des sonorités
des langues étrangères, française, anglaise, hébraïque.
Khalil Sbeit, psychanalyste israélien à Haïfa, fait partie de
la minorité palestinienne dite « arabe-israélienne ». Il a mis
au travail la question : « Quel est le destin du symptôme, le
nom clinique pour la vérité en termes freudiens, dans la
réalité politique, telle qu’elle existe dans les territoires
palestiniens et dans les conditions de l’occupation ? »
Il a organisé des réunions avec Palestiniens et Israéliens,
que le conflit départage, pour faire le pari de parler
ensemble du symptôme, dont la singularité est recouverte par
ce même conflit et par l’écran du destin tragique des occupés.
Khalil Sbeit nous a exposé sa thèse concernant le trauma :
l’éthique de la psychanalyse « rend possible la traversée du
fantasme et le détachement des éléments de jouissance liés
ensemble dans la rencontre avec l’expérience traumatique tirée
de la position de la personne affligée comme victime /
objet ». Elle permet au sujet une traversée de son fantasme en
y repérant les éléments de sa jouissance, ce qui lui donne
chance de se distinguer de la position de victime, à laquelle
il se trouve jusque-là comme assigné.
Gil Caroz y a ajouté que la chute des identifications liées au
Nom-du-Père, dans l’analyse, est la condition de possibilité
de converser avec l’autre, chacun étant marqué par des idéaux
puissants opposés. Une perte est ici la condition de la
conversation.
Patricia Bosquin-Caroz a précisé que cette perte est liée au
désinvestissement libidinal des identifications, en résonance
avec « la responsabilité subjective qui touche aux
conséquences de ce “destin” », à entendre comme trauma, comme
ce qui a fait événement.
Pour Khalil Sbeit, la reconnaissance de l’événement est ainsi
nécessaire à l’extraction subjective du poids de l’expérience
traumatique. La « reconnaissance », celle qui dit : « Cela a
eu lieu », est une condition de l’extraction de la jouissance
condensée à cet endroit, mais celle qui demande « pardon
d’avoir commis des erreurs » ne permet aucunement de résorber
ce qui est en jeu, voire risque même de nourrir insidieusement
ce qui n’est pas comptable. Le symbolique ne peut résorber
complètement le réel en jeu du trauma, qui laisse une trace
indélébile sur le corps : à chacun de savoir y faire !
La condition du lien avec l’autre ne relève d’aucune
compassion, qui prétendrait recouvrir le réel singulier de
chacun, mais bien plutôt d’un savoir : le réel de chacun n’est
en rien partageable.
Le discours analytique est le refuge par excellence pour celui
qui veut se déshabiller de « la cape du symptôme collectif »
afin d’affronter son sinthome et parier sur un regain de vie.
Khalil Sbeit nous a transmis une trajectoire : réfugié
meurtri, il a trouvé à se loger dans le discours analytique et
est devenu celui qui invente de nouveaux abris pour d’autres.
Écho de l’ACF-Île-de-France
La psychanalyse dans la cité
Le mardi 19 mai s’est tenue l’assemblée consultative de l’ACFÎdF sous la présidence de Christiane Alberti. Cette AC a
permis de ponctuer la transition entre l’ancien et le nouveau
comité régional. À cette occasion, Marie-Hélène Brousse,
invitée à nos débats, nous a livré en avant-première le
sommaire détaillé du numéro 90 de La Cause du désir.
Cette rencontre fut l’occasion pour le nouveau comité régional
de proposer une intervention à plusieurs voix donnant lieu à
des échanges variés et rythmés. Une grande partie du débat
s’est concentré sur le syntagme « la psychanalyse dans la
cité ».
Le comité régional souhaite en effet donner une impulsion
forte à cet aspect du travail dans l’Île-de- France :
librairies et cinémas de quartier sont déjà démarchés pour
tisser des partenariats qui suivent leurs programmations.
Ainsi, le film Selma de Ava DuVernay a été suivi, lors de sa
séance du 7 mai au Ciné 220 de Brétigny-sur-Orge, d’un débat
avec le public orchestré par deux de nos collègues ; la
librairie Antoine de Versailles recevra le 4 juin deux des
auteurs de La Cause du désir pour présenter le numéro « Corps
de femme ».
Dans la même perspective : des médiathèques du 91 sollicitent
notre intervention pour animer des échanges destinés à un
large public (proposition de deux séances en octobre et
décembre aux Ulis sur le thème « parents/ados » et un possible
réseau de quatorze médiathèques !). Un lycée du 94 verrait
d’un très bon œil qu’un psychanalyste de notre champ
intervienne en classe de philosophie pour faire vivre avec nos
signifiants l’œuvre de Freud et le retour opéré par Lacan sur
celle-ci. À Saint-Cloud, le collège Charles Gounod ouvrira ses
portes à nos collègues du bureau de ville, une conférence sera
donnée par un membre de l’École le mardi 9 juin à l’adresse
des profs et des parents d’élèves sous l’intitulé : « Ados,
victimes des réseaux sociaux ou non ? ». Ajoutons à cela les
séances de Café psychanalyse déjà bien ancrées à Châtillon et
à Bourg-la-Reine par exemple.
Enfin, pour faciliter le travail de terrain, un flyer est à
l’étude pour que nous puissions laisser une « carte de
visite » de l’ACF-ÎdF à nos partenaires potentiels.
Les remontées de terrain nous donnent à penser que beaucoup,
parmi les acteurs de la cité, sont prêts à s’ouvrir à
l’orientation lacanienne. Est-ce le signe d’un début de retour
du mouvement de balancier qui prédisait la fin de la
psychanalyse ? C’est ce que nous voulons croire et c’est ce
que nous développerons (entre autre) lors du mandat en cours.
Régulièrement, des échos de l’ACF-ÎdF seront proposés à
l’équipe de rédaction de l’Hebdo-blog, pour que chacun puisse
mesurer les choses et… participer à l’aventure ?
Relatos salvajes : le refus
acharné d’être victime
Victime – s’en servir, s’en sortir ! Sous ce titre, la soirée
intercartels du lundi 8 juin prochain, organisée par L’Envers
de Paris et l’ACF-IdF questionnera les usages de la position
de victime, mais aussi les façons de s’en sortir. Nous y
entendrons six exposés de cartellisants, produits de cartels
fulgurants constitués depuis quelques mois en préparation à la
rencontre PIPOL7. Chacun, de sa place, tentera de démontrer
comment un sujet peut utiliser ce signifiant dans une logique
singulière servant d’appui à la jouissance du corps parlant.
Guy Briole, invité d’honneur, présidera les échanges et
animera la soirée. Nous vous y attendons. Pour vous faire
patienter, voici un texte de Marcelo Denis issu de l’un de ces
cartels fulgurants.
Le dernier film de D. Szifron, Relatos Salvajes[1], sorti en
Argentine en 2014, se compose de six histoires contemporaines
unies par un fil rouge que nous pourrions nommer ainsi : un
refus radical du statut de victime.
1. Un homme, dont on apprendra qu’il s’est vécu en position
de victime pendant de longues années, décide de se
venger. Il réunit dans un avion tous ses supposés
bourreaux et prend les commandes de l’appareil pour le
faire s’écraser…
2. Dans un restaurant d’autoroute, une serveuse et une
cuisinière voient débarquer un client particulier: le
coupable de la faillite et du suicide du père de la
serveuse. Un dialogue s’engage entre les deux femmes sur
la conduite à tenir. La jeune serveuse veut lui dire
quelque chose, pour la cuisinière les mots ne suffisent
pas, elle décide de l’empoisonner…
3. Sur une route déserte, deux automobilistes se croisent,
chacun venant incarner la figure de l’Autre jouisseur.
S’ensuit une lutte à mort entre eux, aucun des deux ne
voulant être victime de l’Autre.
4. Un ingénieur en explosifs, père de famille, se retrouve
victime de la fourrière. Sa femme le confronte alors au
réel de sa jouissance : « culpabiliser l’Autre de
tout », tandis que la logique bureaucratique se dévoile
dans sa bêtise et son obscénité. Se voyant tout perdre,
il fait exploser le centre d’encaissement des amendes.
Le sujet retrouve sa dignité en prison…
5. En rentrant d’une soirée arrosée, un adolescent renverse
et tue une femme enceinte. Qui est la victime ? La femme
enceinte écrasée par une voiture ? L’adolescent à qui on
ne laisse pas assumer sa responsabilité ? Ou encore,
celui qui accepte d’être coupable à sa place ?
6. Lors d’un mariage en grande pompe, la mariée apprend que
non seulement son mari l’a trompée, mais que, de plus,
sa maîtresse est à son mariage. Refusant d’être une
victime accablée, elle passe à l’acte. Résolue à mener
la fête à ses dernières conséquences, la victime
supposée devient bourreau…
Dans cette lutte pour s’émanciper de la tyrannie de l’Autre,
le sujet ne reculera pas devant l’extrême, voire la mort,
serait-ce la sienne propre. Le film met en scène
l’insupportable que peut être la position de victime
lorsqu’elle objective le sujet dans son rapport à la
jouissance. Réduit à une position de victime dont l’Autre
pourrait se servir et jouir, le sujet peut être confronté à sa
propre mort subjective. C’est lorsqu’ils touchent ce point
d’insupportable que les personnages de Szifron passent à
l’acte. C’est en tant que déjà morts qu’ils ne reculent pas à
choisir le combat à mort avec l’Autre. Si la pulsion en jeu
dans leur subjectivité peut se trouver saturée par le statut
de victime, elle peut aussi s’en extraire soudainement. Ce
film illustre finalement comment, devant la présentification
de son être d’objet, un des derniers recours du sujet peut
être le choix d’exister par cette prise de risque qui peut
aller jusqu’à la mort. Ce qui reste visé, au-delà d’une
éventuelle mort réelle, c’est avant tout la mort de l’être
victime. Szifron met en jeu le réel du corps dans un passage à
l’acte qui semble s’apparenter à un dire sauvage.
[1]. Littéralement « Récits sauvages », diffusé en français
sous le titre : Les nouveaux sauvages. Nous avions publié un
premier texte sur ce film, de Victor Rodriguez, dans la
rubrique Arts et Lettres de L’Hebdo-Blog du 26 avril dernier.
The Case Against Adolescence
de Robert Epstein
ADOMANIA, ADOBASHING, WHAT ELSE ?
Après s’être méfiés des ados, voilà qu’aujourd’hui les
adultes les envient. Le mouvement américain bien nommé
« Mortified » incite des adultes en mal de réconciliation
avec eux-mêmes, à lire en public des passages embarrassants
de leur journal intime d’adolescent pour « expurger leur teen
[…] voire le revendiquer »[1]. Mais l’opprobre a-t-elle pour
autant disparu ? Robert Epstein, découvert pour nous par
Jacques-Alain Miller, propose sur ce point une thèse décidée
qui n’est pas sans conséquences politiques. Alexandre Stevens
rectifie.
[2]
Lors de la troisième journée de l’Institut de l’Enfant ,
Jacques-Alain Miller a présenté l’adolescence comme une
construction à partir de perspectives qui ne se recouvrent pas
–
chronologique,
biologique,
comportementale,
cognitive,
sociologique ou encore artistique. Une construction peut
toujours être défaite et il fait remarquer l’entrain
communicatif avec lequel Robert Epstein déconstruit le concept
même d’adolescence. C’est ce qu’exprime précisément le soustitre de l’ouvrage : « Rediscovering the Adult in Every
Teen »[3].
R. Epstein affirme sa thèse dès le premier chapitre « Le Chaos
et la Cause ». Ce n’est que depuis la fin des années 1800 que
ce temps de la vie est isolé du monde des adultes dans le but
de traiter la supposée difficulté de l’adolescence et le
désordre de ces jeunes. Or, soutient-il, c’est le contraire
qui se produit : ce décalage, loin de traiter les problèmes
des adolescents, les produit. La « crise » de l’adolescence
que nous pouvons observer est la conséquence imprévue de cette
prolongation de l’enfance. Jamais en effet au cours de
l’histoire, il n’y a eu autant de lois ou de règlements qui
restreignent les choix des teenagers – selon le terme anglais
qu’il préfère visiblement à celui d’adolescent. C’est qu’en
effet il reproche à notre société occidentale, surtout
américaine, de considérer les ados à partir seulement de la
chronologie, de l’âge.
Ces restrictions qui touchent les teens sont porteuses parfois
de paradoxes insensés, comme celui-ci : dans certains États
américains, des hommes politiques veulent interdire de fumer
aux moins de 21 ans, sous prétexte qu’avant cet âge on n’a pas
un jugement assez clair sur les conditions de santé. Mais dans
le même temps des dizaines de milliers de jeunes américains de
18 ans sont envoyés au feu en Iraq sans qu’on pense que leur
jugement serait insuffisant pour mesurer que cela pourrait
leur être néfaste.
R. Epstein dénonce les incohérences du système. En ce sens, il
renverse quelques évidences du discours courant. Tous les ados
sont-ils capables de prendre seuls leurs responsabilités ?
Non, bien sûr. Mais tous les adultes non plus et certains
jeunes y arrivent parfaitement. Il va plus loin : c’est parce
qu’on pense qu’ils sont incapables d’être responsables qu’ils
ne prennent souvent pas les décisions qu’ils seraient, sinon,
aptes à prendre. Bref, on infantilise trop les teens. Il
propose d’ailleurs un test d’infantilisation pour que chacun
puisse la mesurer. Penser les ados moins capables que les
adultes, rappelle, selon lui, qu’il y a peu, de nombreux
Américains pensaient les noirs inférieurs aux blancs et les
femmes plus faibles que les hommes.
Il examine en détail la série des « troubles » des adolescents
et les limites qu’on leur impose. L’amour et la sexualité
sont-ils plus raisonnablement assumés par les adultes ?
Pourquoi penser qu’une fille de 13 ans serait inapte à décider
librement d’avoir des relations sexuelles avec un garçon de
25, si elle y tient ? R. Epstein va loin dans sa perspective
et le sait, car il prend la précaution de dire qu’il ne peut
répondre simplement à cette question dans ce qu’est la société
américaine aujourd’hui. Il répond cependant que même si on lui
en refuse le droit, une fille de 13 ans est bien capable de
ses choix sur ce plan. De même pour le mariage. Il croit dans
les sentiments réciproques, c’est-à-dire qu’il croit au
rapport sexuel.
Et puis pourquoi les teens ne pourraient-ils pas décider de
fumer, de boire, de conduire s’ils ont démontré qu’ils peuvent
le faire. On dira qu’ils ne sont pas encore assez
raisonnables ? Mais combien d’adultes ne conduisent-ils pas
après avoir bu ? Il en est de même pour l’armée et le risque
pris en s’y engageant. D’ailleurs l’histoire de France ne
serait pas ce qu’elle est si Jeanne d’Arc n’avait pu porter
les armes.
Aucune raison de biologie cérébrale, ni de mesure cognitive
(test de QI) ne permet de penser que les adolescents seraient
insuffisamment développés. Et les lois religieuses vont dans
le même sens : Marie a eu Jésus à l’âge de 13 ans, Jésus
enseignait au temple à 12 et chez les Juifs la Bar Mitzvah a
lieu peu après la puberté. D’ailleurs si les teens des USA
sont les plus tourmentés du monde, rien de tel n’existait chez
les aborigènes australiens où le passage de l’enfance à l’état
adulte se faisait par un simple rite peu après la puberté.
Pour R. Epstein, tous les troubles des adolescents tiennent à
leur infantilisation. La preuve lui en est donnée deux fois
par Freud : d’abord Sigmund n’a pas vraiment considéré le
concept d’adolescence, mais insisté seulement sur la vie
adulte et l’infantile ; ensuite Anna, qui a reçu de son père
une instruction très stricte pendant son adolescence, a décrit
les troubles des teens et les siens propres ! Voilà la
preuve : Freud ne croit pas à l’adolescence, mais en a produit
les troubles chez sa fille en l’infantilisant.
Cette
déconstruction
de
l’adolescence
qu’opère
ainsi
R. Epstein attire une certaine sympathie. Et on peut même y
trouver certaines positions proches des nôtres dans les cinq
idées de base qu’il propose : chacun est unique ; les
compétences individuelles valent plus que les a priori qu’on
peut avoir ; chacun a un potentiel irréalisé ; les étiquettes
diagnostiques type DSM sont dangereuses.
De plus, quand il décrit le développement et les drames de
l’adolescence comme n’étant pas déterminés par la seule
transformation hormonale, nous ne pouvons qu’être d’accord
avec lui. Toutefois pas pour la même raison ! Il dénonce
l’infantilisation des ados qu’il met à l’origine des
phénomènes de l’adolescence, alors qu’avec Lacan nous
considérons l’adolescence comme un symptôme de la puberté dès
lors que tout cela ne se produirait « pas sans l’éveil de
[4]
leurs rêves » .
Chez R. Epstein, il n’y a aucun réel rencontré par le sujet.
La puberté y est plutôt un moment symbolique particulier. Pour
le reste tout est calculable par des tests, qu’il nous propose
d’ailleurs, test d’infantilisation et surtout tests de
compétences. Il ne s’agit bien sûr pas de donner toutes les
libertés aux ados. Au contraire il s’agit d’évaluer les
compétences de chacun d’entre eux. Comme il le dit très
simplement : « maintenant nous devons prendre un nouveau point
de vue sur les teens en les évaluant sur la base de leurs
compétences
individuelles
[5]
» .
Le
test
de
compétences
deviendrait ainsi le nouveau rite de passage dans nos sociétés
occidentales ?
Certes la société va résister à le suivre sur cette voie, ditil, spécialement pour des raisons économiques parce que
l’invention du terme « adolescent » a donné lieu
développement de tout un marché à leur intention.
au
Mais enfin il n’est pas difficile de saisir que si tant
d’adultes sont finalement aussi infantiles et peu responsables
que certains teens, mieux vaudrait évaluer tout le monde. Le
projet sympathique d’un peu de liberté calculée pour les
jeunes pourrait bien se transformer en une obscène évaluation
généralisée.
[1] ELLE du 22 mai 2015.
[2]
Le 21 mars 2015.
[3] Epstein R., The Case Against Adolescence : Rediscovering
the Adult in Every Teen, Quill Driver Books, 2007.
[4]
Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », Autres Écrits,
Paris, Seuil, 2001, p. 561.
[5]
« now we need to take a fresh look at teens, evaluating them
based on their individual abilities ».
Match Point!
En plein vent
Après l’interview avec le Copil des J-45, l’Hebdo-Blog a
invité la directrice des Journées, Christiane Alberti, à nous
dire ce que lui inspirait le thème de la rencontre. C’est
tambour battant et en connexion directe avec l’époque qu’elle
nous apprend que plus ça change plus c’est pareil, mais pas
tout à fait quand même…
« Il y a tout de même quelque chose qui a changé. La sexualité
est quelque chose de beaucoup plus public. […] La sexualité,
c’est toutes sortes de choses, les journaux, les habillements,
la façon dont on se conduit, la façon dont les garçons et les
filles font ça, un beau jour, en plein vent, sur le marché. »
(Lacan, Mon enseignement, p. 28) Nous sommes peu avant 68, et
là encore Lacan anticipe notre temps, éclairant certains
effets de l’avènement du virtuel dans le rapport entre les
sexes.
Je partirai du lancement sur le marché des e-rencontres d’une
application mobile (Tinder) qui fait défiler sous vos yeux des
portraits de filles et de garçons sur lesquels vous pouvez
cliquer, au gré de vos standards et autres fixations
inconscientes, J’aime/J’aime pas. Lorsque la captation est
réciproque, il y a « Match ! ». C’est dans la poche ! Vous
pouvez dès lors fixer un rendez-vous à celui ou celle qui vous
a « aimé » le temps d’un instant. Ce n’est pas obligatoire,
puisque vous pouvez vous contenter du nombre de matchs
réalisés, en vertu d’un alignement de l’ordre érotique sur une
comptabilité qui semble prévaloir sur les rencontres
effectives. Combien ? semble être pour certains le seul
intérêt de l’affaire, comme pour Victor, nostalgique de la
période où « ça débitait pas mal ».
Si on ne se laisse pas gagner par le dégoût hystérique,
plusieurs choses retiennent l’attention dans les témoignages
des utilisateurs de Tinder, tels que France Ortelli et Thomas
Bornot les ont recueillis dans leur film Love me Tinder.
Où es-tu ?
On se rend sur Tinder « parce que tout le monde est là, tout
Paris y est ! » Tinder est d’abord un lieu : nécessité de
situer l’Autre dès lors qu’il a disparu. On le cherche et on
le trouve : l’application mobile a pris la place du marché.
L’Autre organise les rapports entre les sexes parce que le
rapport sexuel fait précisément défaut. L’Autre qui arrangeait
les mariages selon les semblants de la tradition, les
médiations convenues, est ici remplacé par l’application, mais
il s’agit toujours d’un arrangement par un Autre de pacotille.
L’Autre de Tinder, comme dans la tradition, organise les liens
selon les canons masculins, paternels, scopiques : « on voit
une jolie fille, on clique, on l’a ! » Enfin la vraie vie ?
C’est fait !
La temporalité est au premier plan dans les propos des
protagonistes. Le scénario de la rencontre étant déjà écrit,
prescrit par l’application elle-même, « on sait déjà que cela
se terminera au lit, alors autant accélérer le mouvement, ce
sera fait ! »
N’est-ce pas le rêve de beaucoup d’hommes ? Brûler toutes les
étapes, éviter tous les préliminaires gagnés à la sueur de son
art de la séduction pour arriver tout de suite à la première
fois et réduire ainsi le temps qui nourrit l’inquiétude, voire
l’angoisse de ce qui sera.
Disons que le montage pulsionnel se fait autrement, suivant
une autre temporalité : on baise d’abord, on voit ensuite. Le
symbolique a changé le tempo, on danse le rock and roll à
l’envers, un signe et hop ! Cela n’en demeure pas moins un
montage. La sexualité a beau être en en plein vent, le sexe
fait toujours « trou dans la vérité ». On n’en sera pas
quitte.
ça visse exuelle
On pourrait lire cette subjectivité du temps, la
multiplication des rencontres sans lendemain, comme une
banalisation de l’acte sexuel « qui n’a pas plus d’importance,
dit-on, que de boire un verre d’eau » (Lacan, Mon
enseignement, p. 33).
La soi-disant indifférence n’est-elle pas à lire plutôt comme
une défense que le jeu de mot de Lacan épingle clairement : ça
visse exuelle. L’équivoque du vissé fait résonner le réprimé
interne à la sexualité elle-même : c’est le contraire de
« sans importance ».
Vraies et fausses rencontres
Vouloir en finir au plus vite, n’est-ce pas court-circuiter
l’angoisse, le trouble que suscite l’imprévu, et trouver ainsi
une parade à la rencontre réelle, en tant qu’elle fait fond
sur l’impossible ?
Que ce soit convenu par un clic ou arrangé par la tradition,
le plus dur reste à faire au sens où la vraie rencontre reste
à consommer. Faire couple nécessitera d’en passer par le
symptôme qui en son principe nous isole. Sur ce plan, l’Autre
sera toujours de pacotille. Reste la contingence. Pas de faire
couple sans rencontre préalable. Cupidon a toujours les yeux
bandés et tire ses flèches au hasard !
Écho de l’ACF-Île-de-France
Selma au Ciné 220
Au cœur de Brétigny-sur-Orge, le cinéma du centre-ville, le
Ciné 220, accueille depuis quelques temps l’ACF-Île-de-France
pour la projection de films sur l’autisme. Cette année nous
avons inauguré une nouvelle manière d’exister dans la ville.
Sensible au thème des prochaines Journées PIPOL, la
responsable du cinéma nous a proposé d’intervenir après la
projection de Selma, d’Ava DuVernay, programmé en mai dans la
série des « soirées-débat » du Ciné 220.
Ces « soirées-débat » sont planifiées pour l’année autour de
films choisis par la responsable du cinéma. Le public, des
habitants de Brétigny essentiellement, peut s’y abonner ou
venir librement. Certains viennent voir le film sans même
savoir qu’il sera suivi d’un débat…
Selma relate un événement dont on fête le cinquantième
anniversaire cette année. En mars 1965, environ deux ans après
l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy et deux ans après le
célèbre discours « I have a dream » prononcé le 28 Août 1963
par Martin Luther King, sont menées trois marches partant de
Selma en direction de Montgomery, dans l’état de l’Alabama.
Ces marches de protestation aboutiront au « Voting Rights
[1]
Act » que le Président Johnson fit adopter .
Il s’agissait donc là d’échanger avec un public « toutvenant » ! Défi relevé par France Jaigu et Xavier Gommichon.
Le public s’est passionné pour l’éclairage de F. Jaigu
concernant le parti pris de la cinéaste. À partir d’une scèneclé, F. Jaigu a mis en évidence le changement de position du
Pasteur King : lors de la seconde marche, face au barrage
policier, les manifestants s’agenouillent, prient, puis font
demi-tour, renonçant ainsi à se faire victime, à choisir la
fonction de martyr.
En
ouvrant
la
conversation
avec
les
paires
« victime/bourreau », « bon/méchant », Xavier Gommichon a
suscité des réflexions et des questions dans le public, dont
certaines témoignent que quelque chose du discours de la
psychanalyse « a pris » dans le public. En voici un bel
exemple : « Quand on se dit victime, n’y trouve-t-on pas
quelque bénéfice ? » !
[1] Le Voting Rights Act (Loi sur les droits de vote) est une
loi du Congrès des États-Unis qui a été signée par le
président Lyndon Johnson le 6 août 1965. Bien qu’en théorie
les Afro-Américains disposaient du droit de vote depuis 1870,
e
e
depuis le vote des 14 et 15 amendements de la constitution
des États-Unis, le droit de vote dans certains États du sud
était subordonné à la réussite à un test de type scolaire qui
avait pour objectif d’empêcher le vote des Noirs, même pour
ceux qui avaient certainement les aptitudes requises. De plus,
une taxe était souvent requise avant de voter, que la plupart
des Noirs n’avaient pas les moyens de payer.
Le Voting Rights Act supprima, entre autres, ces restrictions
et permit donc à toute la population noire de voter. Le
président George W. Bush a signé son extension pour vingt-cinq
ans, le 27 juillet 2006.
L’enfant et son je de mots
L’institution pour accueillir ses
inventions
Le 11 avril 2015, Véronique Mariage a été invitée par l’ACF
Voie Domitienne et le groupe Kaliméros du Nouveau Réseau
Cereda à Toulouges (Pyrénées Orientales). Sylvie Baudrier
retrace ici les enseignements de cette rencontre animée par
Éric Bérenguer à propos de l’Autre et ses déclinaisons dans
l’enseignement de Jacques Lacan.
Chez Lacan, l’Autre apparaît toujours associé à un autre
signifiant qui le qualifie, le représente. Pas de sujet sans
l’Autre. Sa réflexion sur ce point conduit Véronique Mariage à
indiquer que le propre de l’humain est d’être pris dans le
langage et d’être sujet de sa parole. Mais pour que le rapport
du sujet à l’Autre et au monde se structure, il faut un
consentement initial fondamental. Très tôt l’enfant prend
position et construit son Autre. Pour sa survie, il a à
accepter d’en passer par la demande. Il y a pourtant des
sujets qui n’y consentent pas. C’est un réel qui reste obscur.
Dans la clinique des sujets psychotiques, on peut se
demander : qui parle et d’où ça parle pour eux ?
V. Mariage nous invite à saisir la langue singulière, privée,
d’Evanne, sept ans, un des héros du film de Mariana Otero, À
ciel ouvert.
Au travers des séquences du film choisies par V. Mariage, nous
avons découvert des moments cliniques extrêmement importants
saisis sur le vif par M. Otero, alors même qu’elle n’avait pas
le projet d’intégrer ce garçon dans son film. Avant le
tournage, Mariana était inexistante pour lui. Ce sera une
rencontre inédite et imprévue qui l’amènera à en décider
autrement, la cinéaste parle à ce propos du plus beau « regard
caméra » qu’elle ait filmé. Pendant les trois mois de
tournage, la parole, le corps et la jouissance se nouent chez
Évanne. À l’atelier musique, Évanne s’agite, tournoie.
L’intervenante tente d’organiser le mouvement. Évanne fait
caca, il le dit et sort pour être changé. Il consent à une
perte et d’en passer par la demande, par l’autre qui s’en
occupe… Une deuxième scène : c’est le bazar, Évanne court dans
tous les sens, crie, se jette par terre. Il accepte la
proposition de l’intervenante d’écrire les paroles de la
chanson : « Le chaperon rouge a crié sur le loup parce que tu
voulais sa galette, sa galette a pas voulu que je la mange,
alors je l’ai mangée et il m’a dit voilà. » Après un désordre
complet du corps, une énonciation, pas ordonnée par la
grammaire, se trace. L’écriture organise son corps, l’apaise.
Ce corps non organisé, un contenant qui déborde comme la tasse
qu’il remplit de chocolat jusqu’au débordement dans la
première séquence, se rassemble. Ça ne déborde plus, dans une
séquence suivante il sert les autres enfants à table. Évanne
s’appuie sur le discours de l’autre pour se construire un moi,
c’est ce qui lui donne un corps. Lors de la dernière séquence,
on peut saisir un moment d’énonciation chez l’enfant.
Évanne est assis dans son lit, il dessine et colorie sur ses
genoux. Il entrevoit Mariana et sa caméra. Il marmonne une
ritournelle, À la claire fontaine. Évanne regarde la
caméra : « Tu connais la chanson ? » Mariana ne sait pas trop.
Il répète la comptine avec exactitude puisqu’elle ne sait pas
trop : « “À la claire fontaine … il y a longtemps que je
t’aime, jamais je ne t’oublierai”. C’est ça, dit-il en faisant
un geste de la main, t’as perdu les paroles ! ». Il
poursuit : « Est ce que t’as un papa ? » Le sujet pose alors
ses questions, ordonne qui est qui, un cadre imaginaire
s’organise, structuré par l’autre de la ritournelle qu’il a
choisie. C’est la fin du tournage. La phrase, maintenant
adressée, trouve son capitonnage dans l’Autre, et pas
n’importe lequel, précise V. Mariage, un Autre qui ne sait
pas, qui est troué. Son corps trouve une assise dans l’Autre.
Il entérine un Autre pas complet, il a perdu les paroles. Il
continue à questionner Mariana sur ce qui pourrait bien lui
manquer, un papa ? Dans la relation de transfert pointe la
dimension de l’amour qui s’appuie sur un manque, conclut
V. Mariage. « … Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne
t’oublierai. »

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