Dépasser la « construction des identités » ? Identification, image

Transcription

Dépasser la « construction des identités » ? Identification, image
4179_03_xp_p098_176*
L
P O I N T
16/02/06
11:09
Page 134
C R I T I Q U E
Dépasser la « construction des identités » ?
Identification, image sociale, appartenance
Martina Avanza et Gilles Laferté
PP.
134-152
Ouvrages commentés
BRUBAKER, Rogers. 2001. «Au-delà de l’identité»,
Actes de la recherche en sciences sociales, n° 139: 66-85.
« L’identification des personnes. Genèse d’un
travail d’État ». 2004. Colloque international,
EHESS, 30 septembre-1er octobre – à paraître :
Paris, Belin (Socio-Histoires).
Dans le cadre de ce point critique, il ne
s’agira pas de discuter de textes portant sur
un même objet mais, au contraire, d’articuler
des travaux aux propos différenciés : un texte
théorique de Rogers Brubaker, des travaux
sur la sociohistoire de la bureaucratie de
l’Ancien Régime à nos jours réunis par
Gérard Noiriel, une sociologie des images
régionales du XVIIIe au XXe siècle par JeanClaude Chamboredon et Annie Méjean, une
ethnographie des jeunes ruraux dans les
campagnes contemporaines par Nicolas
Renahy. À partir de ces textes, nous souhaitons revenir sur les diverses notions qui les
animent : « identification » chez Noiriel,
« image sociale » chez Chamboredon et
Méjean, « appartenance » chez Renahy. Nous
aimerions montrer que ces notions permettent, non pas prises isolément, mais traitées
conjointement, de dépasser le concept, à
notre sens fortement problématique,
d’« identité ».
Notre insatisfaction face à celui-ci, y
compris dans sa version constructiviste scien134
CHAMBOREDON, Jean-Claude et Annie MÉJEAN.
1985. « Récits de voyage et perception du
territoire : la Provence, XVIIIe siècle-XXe siècle »,
Territoires, n° 2 : 1-105.
RENAHY, Nicolas. 2005. Les gars du coin. Enquête
sur une jeunesse rurale. Paris, La Découverte.
tifiquement la plus légitime («la construction
des identités»), est sans doute caractéristique
d’une génération scientifique que l’on pourrait appeler «les enfants critiques de la révolution constructiviste des sciences sociales »
ou, tout au moins, des usages routinisés de la
thématique de la construction sociale. Notre
propos s’enracine en effet dans une réflexion
collective de jeunes chercheurs conduite
depuis quatre ans au sein d’un séminaire1.
Bien que partant de terrains très différents
(Avanza 2003 et s. d., Fontaine s. d., Hodack
2004, Laferté 2002, Mariot 1999, Zalc
2002), nous éprouvions tous un même
malaise face au vocabulaire dominant utilisé
pour exprimer l’inscription des individus et
des groupes sur les territoires : « identité »,
« patrimoine », « tradition », « mémoire », cet
ensemble de mots semblait «attraper» beaucoup trop de choses à la fois, nous privant
d’outils plus fins de description. Mais c’est le
terme d’« identité », celui qui bénéficiait et
bénéficie toujours du plus grand succès, qui
concentrait de la manière la plus nette notre
Martina Avanza et Gilles Laferté Dépasser la « contruction des identités » ?…
16/02/06
11:03
Page 135
P O I N T
malaise collectif. Né de ce constat et des
réflexions communes qu’il a occasionnées,
l’objet de ce papier est triple.
Le premier, à la suite de Rogers Brubaker, est de prolonger l’analyse des problèmes
politiques et scientifiques posés par l’usage du
concept d’identité dans les sciences sociales
aujourd’hui. Tout en soulignant les avancées
que la littérature sur la « construction des
identités» a permises depuis les années 1980,
nous reviendrons sur les impasses contemporaines dans lesquelles une relative routinisation de cette problématique a conduit.
Le second objectif est de proposer trois
concepts alternatifs à celui d’identité, produits et contrôlés par les sciences sociales au
cours des vingt dernières années: identification, image, appartenance. Ces concepts permettent de sérier les phénomènes sociaux que
le terme d’identité agrège dans son indétermination.
Le troisième est de suggérer de nouvelles
pistes de recherche par l’articulation de ces
trois concepts.
Le double sens d’identité :
la dénonciation essentialiste
des constructivistes
Selon Rogers Brubaker, la notion d’identité a été forgée aux États-Unis dans les
années 1960, prioritairement autour de
l’ouvrage La construction sociale de la réalité de
Peter Berger et Thomas Luckman (1966) et
des travaux d’Erving Goffman (1963). Elle
prend alors une consonance constructiviste et
interactionniste. L’identité est un construit,
pas une donnée. Mais, au-delà d’une exigence scientifique, la notion d’identité s’est
également forgée dans un contexte politique
précis, dominé par les revendications identitaires (comme celle du mouvement noir américain des Blacks Panthers) figeant la notion.
Dans ces usages communs de la notion
C R I T I Q U E
d’identité, pour que la revendication qu’elle
incarne pèse sur la scène publique, il ne s’agit
plus de présenter son identité comme une
construction, mais, au contraire, comme une
donnée intangible, non négociable. Cette
compréhension de la notion implique qu’il
n’y a pas d’acteur producteur d’identité. Dans
le langage courant, l’identité préexiste et servirait donc à exprimer ce qui chez soi ou les
autres ne bougerait pas.
Cette conception fixiste de l’identité n’est
pas propre à la sphère politique: selon Rogers
Brubaker, elle informe également d’importantes branches de la littérature scientifique
sur les sexes, la race, l’appartenance ethnique,
le nationalisme. La notion d’identité y est
employée d’une manière réifiante. Rogers
Brubaker souligne donc la polysémie du
terme, entre version «dure» et «faible», qu’il
classe implicitement entre le «mauvais essentialisme» des acteurs politiques et d’une partie des scientifiques et le « bon constructivisme» des scientifiques rigoureux.
Si la critique de Rogers Brubaker
s’adresse surtout à la littérature anglosaxonne dans le contexte politique nordaméricain, on pourrait en dire tout autant
pour la France où l’on retrouve, dès les
années 1970, ce conflit entre usages communs et usages scientifiques, entre conception forte et faible de l’identité dans les
mondes scientifiques. Du côté de la version forte de l’identité dénoncée alors
comme conception essentialiste par les
constructivistes – il s’agit bien d ’une
dénonciation puisque personne ne se
revendique essentialiste (Hacking 2001 :
35) – le terme « identité » est employé par
les mouvements régionalistes porteurs
d ’une « revendication d ’identité ». La
notion sert à dire et à fixer ses spécificités
en affirmant une continuité historique, une
culture « plus vraie », plus authentique, plus
ancienne, plus profonde que la « culture
nationale » jugée artificielle2.
Genèses 61, décembre 2005
135
L
4179_03_xp_p098_176*
4179_03_xp_p098_176*
16/02/06
11:03
Page 136
L
P O I N T - C R I T I Q U E
Pierre Bourdieu (1980) réagit contre ce
qu’il perçoit également comme l’essentialisme des mouvements régionalistes. Pour
lui, les identités sont à comprendre dans une
lutte de pouvoir dont l’enjeu, par le contrôle
d’une langue d’autant plus performative que
son locuteur occupe une position d’autorité,
est la définition et le contrôle des frontières
et des groupes sociaux. Les institutions et les
agents qui, grâce à leur position dans une
structure sociale, réussissent à s’imposer dans
cette forme particulière de lutte de classement, disposent de la capacité à faire et
défaire les groupes.
Au début des années 1980, le mot
« identité » a incarné, dans un monde scientifique plus ou moins proche de Pierre
Bourdieu, une rénovation constructiviste et
historiciste des sciences sociales dépassant
l’ancien concept de culture – perçu alors
comme anhistorique et peu sociologique.
Les travaux d’Anne-Marie Thiesse (1991,
1997, 1999) sur les identités régionales et
nationales, dont la matrice conceptuelle est
issue de ces années (Anderson 1983, Gellner 1983, Hobsbawm et Ranger 1983),
représentent de notre point de vue le plein
épanouissement des gains heuristiques que
la notion a permis. Travaillant sur les stratégies d’acteurs, sur la production de discours sur la région et la nation, démontrant
l’historicité d’un modèle de construction
culturelle de la nation datant du XIXe siècle,
produit prioritairement dans les mondes
érudits (la « check list »3 identitaire composée d’une langue, d’un drapeau, d’un folklore, d’une musique, d’une gastronomie…),
soulignant par une étude comparatiste large
la diffusion différée en Europe de ce
modèle, Anne-Marie Thiesse et d’autres
auteurs (Bertho-Lavenir 1980, Martel
1992, Guillet 1999) portent toute une veine
de travaux sur la nation et la région qui
dénaturalisent ce qui était auparavant perçu
comme des réalités atemporelles.
136
Cependant, les usages scientifiques de la
notion ne sont pas du tout unifiés. En
témoigne tout d’abord le séminaire « identité » de Claude Levi-Strauss qui débouche
sur une impasse : l’identité serait « une sorte
de foyer virtuel auquel on doit se référer pour
expliquer certaines choses, mais qui n’a pas
d’existence réelle» (Levi-Strauss 1977 : 332).
Et, plus encore, la parution de Identité de la
France de Fernand Braudel (1986), largement
critiquée comme essentialiste (Noiriel 1988 :
50-67). On retrouve encore aujourd’hui ces
tentations réifiantes sous des dérivés comme
« régionalité » (Dossetto 2003) ou encore
« basquité » (Bidart 2003). Le constat établi
par Rogers Brubaker pour les États-Unis
vaut donc pour la France. Opposés entre
usages communs et scientifiques, brouillés au
sein même des mondes savants, les sens du
terme identité semblent trop ambigus, trop
écartelés, pour satisfaire aux exigences de
l’analyse scientifique.
Mais nous voudrions aller plus loin dans
la critique et montrer que même les utilisations les plus rigoureusement constructivistes
du terme, largement dominantes aujourd’hui
en sciences sociales, posent problème.
Les limites politiques
et analytiques de la « construction
des identités »
Pour se détacher du sens commun et
s’assurer que les identités sont toujours un
produit social et historique – mais on pourrait en dire autant des notions de tradition,
de mémoire ou de patrimoine – une des voies
possibles consiste à redynamiser ces notions
en les inscrivant directement dans un processus. Plusieurs auteurs empruntent ce chemin
en utilisant des expressions comme « politique de mémoire » (L’Estoile 2001),
«construction des identités» (Thiesse 1999),
« Fabrique des lieux » (2000), « entrepreneur
Martina Avanza et Gilles Laferté Dépasser la « construction des identités » ?…
16/02/06
11:03
Page 137
P O I N T
d’identité» (Saada 1993), «inventeurs de traditions » (Dimitrijevic 2004). Ou encore le
processus est signifié par l’ajout d’un suffixe,
comme avec « patrimonialisation » (Rautenberg et al. 2000). Cependant, ces expressions
constructivistes, si elles écartent certaines difficultés, en soulèvent de nouvelles que l’on
peut présenter sous trois formes: une posture
dénonciatrice aux conséquences politiques
fâcheuses ; un obstacle épistémologique plaçant prioritairement le regard du côté de la
production des « identités » au détriment de
leur réception et de leur appropriation ; un
désenchantement relativiste peu soucieux de
l’institutionnalisation du social.
Une posture dénonciatrice
En parlant d’« invention des traditions »
ou de « construction des identités », c’est-àdire en associant des termes qui font référence à deux registres opposés, d’un côté celui
de l’immuable, du spontané, de l’intime,
voire du sacré – pour l’identité, la mémoire et
la tradition – et de l’autre, celui de la
construction, de l’invention, de la politique,
de la fabrique, ces formules constructivistes
produisent un choc des termes. Les deux
registres, irrémédiablement séparés, font
rapidement passer pour «fausses» les identités, les traditions, les mémoires analysées par
le chercheur (Cavazza 2003 : 113). Dire à des
enquêtés que leur identité est construite ou le
fruit d’une stratégie, risque fort d’être compris comme la remise en cause d’une imposture, puisque eux-mêmes la perçoivent
comme naturelle ( Jackson 1989) conduisant
certains chercheurs à ignorer sciemment le
point de vue indigène (Handler 1985).
Cette question est particulièrement sensible dans des contextes coloniaux et postcoloniaux, où les tenants de l’«invention de la
tradition» ou de la «construction des identités», ont été accusés d’étendre la domination
des blancs et de saper la légitimité culturelle
des élites indigènes (Briggs 1996). En Océa-
C R I T I Q U E
nie, par exemple, dans les années 1970-1980
marquées par l’accession à l’indépendance de
nouveaux États et par la radicalisation des
mouvements nationalistes, la légitimité des
luttes anticoloniales s’est appuyée sur des discours identitaires revalorisant les «traditions»
océaniennes. L’anthropologue Roger Keesing
(1989) a été le premier à étudier ce processus
en termes d’«invention de la tradition». Ses
travaux ont suscité de vives critiques en
Océanie, dont celle de l’anthropologue
hawaïïen Haunani-Kai Trask selon lequel les
anthropologues blancs « cherchent à nous
priver du pouvoir de définir qui nous
sommes, ce que nous sommes et comment
nous devons agir politiquement et culturellement» (Trask 1991 : 162). Pour Trask, cette
délégitimation a des conséquences très
concrètes : il affirme que la marine militaire
américaine s’est servie des travaux de
l’anthropologue Jocelyn Linnekin (1983) sur
l’invention de la tradition hawaïenne pour
justifier les opérations de bombardement sur
l’île de Kaho’olawe. Les activistes indigènes
tentaient de s’opposer aux essais militaires
américains en affirmant que cette île avait
une signification identitaire particulière, mais
leurs « traditions » étant inventées, cet argument n’a pas été retenu valide. Le risque politique des analyses en termes de «construction
des identités » est alors de considérer que,
puisque tout est «socialement construit», rien
n’est essentiel, inévitable, tout est déconstructible, révisable. Le concept de construction
sociale serait alors l’outil « ironique » de
dévoilement voire de négation de la réalité
des objets sociaux indésirables (Hacking
2001).
Un obstacle épistémologique
Ces incidences politiques fâcheuses se
redoublent de difficultés analytiques. La plupart des recherches qui parlent aujourd’hui de
la « construction des identités » se limitent à
l’analyse des discours. C’est typiquement le
Genèses 61, décembre 2005
137
L
4179_03_xp_p098_176*
4179_03_xp_p098_176*
16/02/06
11:03
Page 138
L
P O I N T - C R I T I Q U E
cas pour l’étude du régionalisme en France.
Dans un premier temps, on ne peut que se
féliciter des travaux qui se démarquent nettement de l’historiographie des années 1970
tout imprégnée d’une étude de la «conscience
régionale » et des particularismes locaux
(Région et régionalisme… 1976). À partir
d’une critique de cette approche (Charle
1980), les travaux engagés depuis les années
1980 se centrent prioritairement sur les écrits
des érudits, des écrivains, sur les études des
folkloristes construisant l’imaginaire régional
au XIXe et XXe siècle (Bertho-Lavenir 1980,
Guillet 1999, Thiesse 1991). Ces travaux
pionniers privilégiaient le vocabulaire de
l’image, de la représentation, du stéréotype et
n’utilisaient qu’avec prudence le vocabulaire
de l’identité. Néanmoins ces auteurs parlent
trop rapidement de « l’invention de la Bretagne» (Bertho-Lavenir 1980) ou encore de la
«naissance de la Normandie» (Guillet 1999),
donnant à croire que le discours suffisait à les
faire advenir et oubliant de questionner la
réception de ces discours au sein des divers
groupes sociaux. Bref, ces formules sont à
notre sens presque «trop» constructivistes. Au
fil des années, ce champ d’étude a abondamment utilisé le vocabulaire de l’identité, alors
qu’il s’agissait pour l’essentiel de travaux portant sur les représentations. Reprenant ce
modèle, il suffit d’analyser les catégorisations
des administrations, des historiens locaux, des
géographes vidaliens ou des guides touristiques pour croquer, par exemple, les «identités de pays en Touraine du XVIe au XXe siècle»
(Schweitz 2001).
Le mot même d’identité, qui désigne
communément aussi bien la construction
d’un discours – souvent par les élites – que
l’autoaffirmation individuelle, conduit trop
souvent le chercheur à prendre les discours
des institutions d’encadrement pour les pratiques des identifiés. Or, il nous semble que
tant que les «identités produites» ne sont pas
intériorisées, réappropriées comme autodéfi138
nition de soi par les populations à qui on les
impose, on ne peut pas parler d’identité ni de
traditions, mais plus simplement d’image du
groupe, image constituée par des entrepreneurs qui se font représentants du groupe. Le
vocabulaire de l’identité fonctionne en l’état
comme un obstacle épistémologique plaçant
prioritairement le regard du côté des discours, de la production, permettant de faire
l’économie de l’étude des pratiques, de l’intériorisation, de la réception des discours et des
représentations.
C’est tout l’apport des travaux d’AnneMarie Thiesse (1997) dans Ils apprenaient la
France, et de Jean-François Chanet (1996)
sur l’école républicaine, qui détaillent les
rouages de l’institution étatique chargée
d’inculquer les discours désormais largement
connus sur la région, à travers l’étude de la
pédagogie, des manuels scolaires, de la sociologie des instituteurs… Ils montrent que les
discours sur l’« identité régionale » n’ont pas
été assimilés et adoptés magiquement par les
supposés «Bretons», «Normands», etc.: des
institutions d’encadrement se sont chargées
de les diffuser, de les prescrire. De telles
démarches étant trop rares, l’histoire du
régionalisme reste essentiellement une histoire des représentations élitistes du territoire.
Un désenchantement relativiste
Dans les recherches sur la construction
des identités, le chercheur se satisfait trop
rapidement d’une formule valorisant sa capacité de dévoilement d’un invisible social (vous
croyez suivre une «tradition millénaire», mais
en fait elle est de création contemporaine) au
détriment, d’une part, d’une analyse visant à
rendre les actions des acteurs et leurs arguments compréhensibles et, d’autre part, d’une
explication des transformations sociales. Or,
comme le soulignent Christine Hamelin et
Éric Wittersheim (2001 : 11-23) : « plutôt
que de s’employer à dénoncer l’illusion de
continuité entre le présent et le passé
Martina Avanza et Gilles Laferté Dépasser la « construction des identités » ?…
16/02/06
11:03
Page 139
P O I N T
qu’entretiennent les traditions, on peut se
demander si l’anthropologie au contraire ne
devrait pas s’intéresser à ce qui rend cette
continuité tangible, concevable, voire légitime pour les acteurs sociaux eux-mêmes. »
Bref, maintenant que nous concevons que
tout est construit, il s’agit plutôt de comprendre comment une nation, région ou ethnie, tout «inventée» soit-elle, a pu s’affirmer
comme principe de définition de soi pour un
groupe d’individus.
En s’imprégnant de la croyance d’un tout
constructible/déconstructible, on s’interdit de
comprendre ce qui, dans l’activité sociale, est
perçu comme un ordre naturel, cristallisé. On
nivelle ainsi les hiérarchies inhérentes au
social, sombrant dans un désenchantement
relativiste où le social perd de sa rigidité, de
sa contrainte. Comme le souligne Rogers
Brubaker, si l’identité est fluide, construite et
multiple, alors comment expliquer le pouvoir
et le pathos de la « politique identitaire » ?
Pourquoi ne peut-on pas inventer partout et
rapidement une région, une nation ou une
ethnie? Pourquoi la proclamation continuelle
de l’identité européenne laisse-t-elle toujours
la définition de soi comme européen si fragile
auprès des «Européens» eux-mêmes?
Pour mesurer les possibilités de construction d’un groupe ou d’un territoire, pour
comprendre pourquoi certains « discours
identitaires» prennent et d’autres pas, il faut
reprendre une compréhension institutionnalisée du monde social en tenant compte de
plusieurs éléments et, d’abord, du poids des
institutions politiques. Il est évident qu’un
discours identitaire véhiculé par une institution forte, comme l’État, à travers des instruments puissants d’inculcation, comme l’école,
a plus de chance de s’affirmer, de «prendre»
dans le social, qu’un discours véhiculé par des
entrepreneurs ne pouvant pas compter sur un
support institutionnel. Il faut ensuite tenir
compte de la structure socioéconomique, car
elle aussi contribue à la détermination des
C R I T I Q U E
«identités». À titre d’exemple, la nationalisation de la société française, notamment l’établissement de la catégorie d’étranger par
opposition à celle de national, est une conséquence de la régulation du marché du travail
pour les industries (Noiriel 1988). Ou encore
l’identification des petits commerçants étrangers en France est directement liée à la crise
économique des années 1930 (Zalc 2002).
Enfin, il est important de considérer l’autorité sociale des individus ou des groupes qui
sont à l’origine de ces discours identitaires.
C’est ce à quoi invitait Pierre Bourdieu
quand il précisait que l’analyse des discours
sur la région ne vaut que ramenée à l’autorité
sociale du locuteur (Bourdieu 1980 : 66).
D’évidence, le pouvoir de faire et défaire les
groupes n’est pas distribué de manière homogène et les élites (encore faudrait-il préciser
quelles élites: culturelles, économiques, politiques4) le monopolisent souvent quant les
groupes populaires en sont dépourvus.
Il semble donc important de mesurer la
capacité discursive de construction du social à
l’aune des structures sociales 5 ou de ce
qu’Émile Durkheim appelait les institutions
sociales6. La bonne mesure constructiviste
serait un constructivisme institutionnel et
structurel. Or le terme d’identité, par ses largesses polysémiques, permet trop souvent
d’économiser un travail spécifique sur les institutions sociales. Pour aborder également la
question de l’appropriation des discours et
des pratiques « identitaires » par les populations désignées, il nous semble indispensable
de sérier les sens de « identité » afin d’isoler
des processus sociaux bien distincts.
Sérier les multiples sens
du terme « identité »
Quelles pistes suivre pour continuer la
« description en concept » (Passeron 1995)
du monde social ? En reprenant une distincGenèses 61, décembre 2005
139
L
4179_03_xp_p098_176*
4179_03_xp_p098_176*
16/02/06
11:03
Page 140
L
P O I N T - C R I T I Q U E
tion classique, on peut alors se référer à deux
types de concepts : d’un côté les catégories
indigènes ou encore ce que Pierre Bourdieu
nomme les catégories de la pratique et, de
l’autre, les catégories scientifiques, la langue
commune des savants professionnels, que
l’on peut appeler aussi avec Paul-André
Rosental des « concepts auto-référencés »
(Rosental 2002).
Comme le souligne Rogers Brubaker,
«identité», avant d’être un terme scientifique,
est un mot clé dans le langage vernaculaire de
la politique contemporaine. En suivant les
conseils de Max Weber qui proposait d’abandonner les concepts obscurs, dont l’opacité
résulte de leur double statut d’instrument
d’analyse et d’arme pour la lutte politique
(Weber 1965 : 206-210), il nous semble préférable de réserver le terme d’identité à une
catégorie de la pratique et de définitivement
l’abandonner comme catégorie scientifique.
L’accès d’un terme au statut de concept indigène suppose de suivre, par une attitude
compréhensive, les multiples usages dont il
fait l’objet. Il faut donc, sur le terrain, dans
les archives, prendre le mot « identité » au
sérieux (Clifford 2000), voir la diversité des
sens que lui donnent les enquêtés.
Mais pour l’analyse et la comparaison des
terrains, retrouvons des concepts autoréférencés aux traditions plus unifiées dans la discipline. Rogers Brubaker a proposé avant nous
des termes qui pourraient être substitués à
«identité» mais qui, malheureusement, nous
semblent peu pertinents dans un contexte
scientifique francophone. Il faudrait remplacer «identité» par trois «groupes terminologiques » : « identification et catégorisation » ;
«autocompréhension et localisation sociale»;
« communalité, connexité, groupalité » (ces
groupes étant ensuite eux-mêmes subdivisés).
Sans rentrer ici dans le détail des définitions
de Brubaker, il nous semble qu’une telle multiplication rend ce lexique difficilement
employable. Bien plus, le sens de certains de
140
ces termes, pour le coup fortement détachés
du langage commun, est assez peu intuitif, ce
qui peut conduire à des mécompréhensions
futures. Enfin, et c’est sans doute l’argument
central pour rejeter cette proposition conceptuelle, il s’agit là de formalisations issues de la
littérature anglo-saxonne et très peu utilisées
en France. À l’exception des termes «identification » et « catégorisation », sur lesquels
nous rejoignons en partie les analyses de Brubaker, les termes « communalité »,
«connexité», «groupalité» ou encore «localisation sociale», ne suggèrent aucune filiation
scientifique à nombre de chercheurs francophones : ils sont comme suspendus dans un
vide scientifique. Or, tout l’intérêt de
concepts autoréférencés, c’est justement de
convoquer une tradition scientifique identifiable pour que la langue scientifique soit
rapidement compréhensible par la communauté des pairs7. La langue scientifique doit
rester simple et positionnée. De notre point
de vue, et du moins dans le contexte scientifique francophone, les trois concepts d’«identification », d’« image sociale » et d’« appartenance », avec lesquels nous souhaitons sérier
les indéterminations du mot « identité »,
répondent à ces exigences.
Identification
Comme le souligne Rogers Brubaker,
« identification » est un terme dépourvu des
connotations réifiantes d’« identité » car il
implique un processus (et non un état) toujours incertain. Le résultat de ces luttes
d’identification n’est pas une « identité »,
puisqu’elle est constamment rejouée, renégociée. En France, le terme est largement associé aux travaux de Gérard Noiriel sur l’identification des citoyens-nationaux et des
étrangers (Noiriel 1991 : 155-180 ; 1993 ;
1998). Les usages multiples dont il a depuis
fait l’objet ont, dans le contexte hexagonal,
conservé au terme son unité initiale, qui
s’inscrit principalement dans une socio-
Martina Avanza et Gilles Laferté Dépasser la « construction des identités » ?…
16/02/06
11:03
Page 141
P O I N T
histoire de l’État : le colloque ici discuté
s’intitule bien « L’identification des personnes. Genèse d’un travail d’État ». Plus
spécifiquement encore, le concept renvoie à
une sociologie du pouvoir bureaucratique à
travers l’analyse, d’une part, du travail de
catégorisation par le droit et, d’autre part, des
techniques administratives et policières de
contrôle à distance des populations. Les
identifications ainsi produites déterminent
des catégories d’ayants droit : un national
aura le droit de vote alors qu’un étranger n’en
disposera pas. Les pratiques policières, les
recensements et classifications statistiques
des populations, l’état-civil, les doubles des
actes et copies pour preuve, les tampons, les
papiers d’identité, la production statistique,
les fichiers informatiques… sont les objets
privilégiés de ce type d’approche qui se centre
sur ces processus pratiques et techniques, les
processus de « mise en carte des identités ».
Nombre d’auteurs qui contribuèrent au colloque reprennent canoniquement cette veine
de recherches : Ilsen About s’intéresse à
l’identification des criminels au tournant des
XIXe et XXe siècles à travers la constitution du
fichier central du service d’identité judiciaire;
Clifford Rosenberg s’arrête sur le carnet
anthropométrique des nomades et sur la carte
de séjour des étrangers; Pierre Piazza détaille
la mise en place de la première carte d’identité (« Vos papiers » 2004) et John Torpey
(2005) celle du passeport.
L’un des enjeux du terme «identification»
est désormais sa possible diffusion à d’autres
objets. Cette extension semble particulièrement bien maîtrisée dans une analyse qui
concerne l’Ancien Régime (Denis et Milliot
2004). Au siècle des Lumières, lors d’un
voyage, et pour éviter d’être confondus avec
les mendiants et vagabonds, les travailleurs
montraient à la police des papiers prouvant
leur appartenance à une communauté localisée. Ces certificats, délivrés par le curé de la
paroisse, par les maîtres aux ouvriers, ou par
C R I T I Q U E
des autorités locales (gouverneur, intendant,
lieutenant général de Police…) étaient fournis
par des autorités qui connaissaient directement la personne, la réalité de son statut. Les
auteurs analysent comment une identification
directe par les autorités locales a été transmise
à distance à d’autres autorités, par l’intéressé
lui-même, sur la foi d’un papier. Tout un travail sur la certification de ce papier pouvait
alors commencer de la part des autorités, avec
son corollaire, le travail sur la production de
faux. Pour Gérard Noiriel, cet âge de la surveillance reste perçu comme l’origine d’un
mouvement d’identification à distance généralisée à son apogée sous Vichy. C’est bien
l’horizon bureaucratique de l’État sous
l’Ancien Régime qui permet cet usage ouvert
du concept d’identification (« Vos papiers »
2004: 2-3). Les auteurs qui appliquent cette
problématique à d’autres périodes engagent
une histoire à rebours en partant à la
recherche de catégorisations juridiques et de
prémisses bureaucratiques et administratives
même pour des périodes lointaines. Il en est
ainsi avec les communications de Jean-Marie
Bertrand sur l’identification des personnes
dans les cités grecques ou encore de Julien
Morsel sur la période médiévale («L’Identification des personnes…» 2004).
L’État, cependant, ne détient nullement
le monopole du pouvoir bureaucratique : les
syndicats, les partis, les organismes sociaux
ou encore les grandes entreprises multiplient les pratiques identificatrices. Ouvrir
l’espace des institutions identificatrices permet de comprendre les identifications multiples par des organisations concurrentes,
voire au sein d’une même organisation aux
services et institutions diversifiés. Brubaker
suggère que la multiplicité des institutions
identificatrices est déjà bien étudiée dans la
littérature anglo-saxonne. Charles Tilly
(1998) a ainsi montré que la catégorisation
remplit une fonction organisationnelle cruciale dans tous les types de contextes
Genèses 61, décembre 2005
141
L
4179_03_xp_p098_176*
4179_03_xp_p098_176*
16/02/06
11:03
Page 142
L
P O I N T - C R I T I Q U E
sociaux : familles, entreprises, écoles, mouvements sociaux, etc.
Mais alors, jusqu’à quel point peut-on
élargir l’usage du terme « identification » ?
Faut-il limiter son emploi à des organisations
bureaucratiques – même si elles ne sont pas
étatiques – comme peuvent l’être les partis
politiques, qui comptabilisent et administrent
leurs « encartés », ou les grandes entreprises,
qui ont des fichiers du personnel? Ou peuton élargir l’usage du terme «identification» à
des groupes sociaux fondés sur l’interconnaissance dans lesquels le contrôle ne s’effectue
pas à distance (grâce à des techniques
bureaucratiques) mais au gré des interactions
entre les membres? Le groupe de parenté, ou
le groupe de pairs, peuvent-ils produire des
identifications? On comprend la difficulté à
déterminer quelle est l’institution identificatrice dès lors qu’il n’y a plus de technique
écrite d’identification. De même, la détermination d’ayant droit, qui est au cœur de la
production de l’identification bureaucratique,
devient moins lisible dans un cadre plus
étendu de la notion. Pourtant, de notre point
de vue, le débat gagnerait à s’engager plus
frontalement sur l’extension du terme. Nous
faisons alors l’hypothèse que l’identification
pourrait qualifier toute action sociale où
l’attribution identitaire est extérieure, s’exerçant sur un individu, dans le cadre d’une institution sociale, selon une technique codifiée.
L’un des tours de force de l’usage français
du concept est de réduire la polysémie du
verbe « identifier » en réservant le vocable
«identification» à une situation où l’identificateur est extérieur, hors interaction. Le
risque que l’on court à étendre la notion vers
l’identification directe reste la participation
de l’individu, dans le cadre relationnel du
face-à-face, à sa propre identification. Or, il
semble important d’émettre des réserves
quant aux usages plus « individualisés » de
l’identification, au sens de « s’identifier à »,
également employé dans la littérature anglo142
saxonne et repris par Rogers Brubaker.
Entrer dans la logique de l’auto-identification, suppose de comprendre l’appropriation
par les groupes sociaux des catégories identificatrices, ce qui recouvre un processus bien
différent d’une labellisation sociale externe.
Comprendre l’auto-identification oblige à
saisir les trajectoires individuelles, les diverses
socialisations subies, en un mot les appartenances à des groupes sociaux. L’autoclassement des individus relève de notre point de
vue d’une logique de l’appartenance.
Image sociale
Le second concept autoréférencé qui
pourrait se substituer au terme « identité »
est celui d’image sociale. Malheureusement,
ce concept n’a pas l’assise scientifique de
celui d’identification dans la mesure où son
texte pour nous fondateur : « Récits de
voyage et perception du territoire : la Provence (XVIIIe siècle-XXe siècle) », de JeanClaude Chamboredon et Annie Méjean, est
resté très confidentiel.
Réalisée au moment de la relecture
constructiviste du concept d’identité, cette
recherche prévient déjà des difficultés de ce
«concept obscur». Pour sérier les problématiques de l’identité locale, les auteurs préfèrent distinguer une «logique de la représentation », la « construction des images », d’une
« logique de l’appartenance » (Chamboredon
et al. 1985 : 63). Ils différencient nettement
d’un côté la production par quelques agents
dominants de symboles homogénéisants, de
stéréotypes organisant la perception des territoires et des groupes, et de l’autre côté, une
logique de l’individu, de l’autochtone, dont
les rapports à un collectif ou un territoire sont
très variables selon ses multiples socialisations. Le concept d’image concerne alors
l’étude de la production sociale des discours,
de symboles figurants les groupes et les territoires, une logique de la «publicité» – au sens
de rendre public – voire de la politisation des
Martina Avanza et Gilles Laferté Dépasser la « construction des identités » ?…
16/02/06
11:03
Page 143
P O I N T
groupes et des territoires. Forme stéréotypée
des regards posés sur un territoire, les guides
de voyage et guides touristiques constituent
le corpus scientifique privilégié. Autant la
sociologie de l’identification est une sociologie de la pratique administrative qui a besoin
d’archives des administrations, autant la
sociologie de l’image est une analyse des
catégories discursives à partir d’imprimés,
catégories ramenées à une sociologie des
locuteurs.
Concernant l’image de la Provence, JeanClaude Chamboredon et Annie Méjean
détaillent la rotation des styles de perception
du territoire, selon les périodes, selon les
catégories sociales. Ils distinguent au tournant du XIXe siècle au moins quatre regards
qui, par épuration, vont converger pour former un regard touristique codifié ensuite
dans les guides du début du XXe siècle. Tout
d’abord, le voyage mondain, marqué par une
sociabilité bourgeoise vis-à-vis de la société
locale, disparaît à mesure de la séparation
entre espace social touristique et espace local
faisant du regard touristique un regard extérieur, étranger, contemplatif. De même, le
voyage de l’agronome-économiste, soucieux
de l’étude des ressources du pays, décline face
à l’institutionnalisation de bureaucraties et de
statistiques spécialisées dans l’observation des
données productives. Par ailleurs, l’autonomisation de la science «libère» le voyage érudit de considérations savantes. Le regard touristique gardera tout de même du voyage
érudit un goût pré-ethnographique pour le
folklore, la cuisine, les costumes ou l’habitat.
C’est alors le voyage artistique qui façonne le
mieux le regard touristique contemporain
privilégiant points de vue et spectacles naturels. La perception touristique est bien socialement et historiquement positionnée dans
une histoire de styles discursifs sur les territoires et les groupes sociaux, discours à la fois
institués et évolutifs. De même, l’ensemble
de ces discours sont positionnés dans l’évolu-
C R I T I Q U E
tion des structures sociales. Cette démarche
reste pour nous emblématique d’un constructivisme contenu à l’aune des structures et institutions sociales.
À partir de cette sociohistoire des catégories de perception des territoires, l’étude
s’intéresse alors à la modification à la fin du
XIXe et au début du XXe siècle des représentations concernant le territoire provençal pour
en faire un discours touristique. Ce travail
progressif des guides conduit à la délimitation d’un espace à parcourir incluant les
monuments phares et les paysages typiques,
avec une valorisation de la côte, une exotisation de la végétation devenue luxuriante. Le
paysage typique provençal ainsi produit fait
disparaître toute image industrielle au profit
d’activités comme la pêche et la cueillette.
Cette conformité à l’exigence touristique
passe également par l’ensauvagement ethnique des résidents des territoires touristiques en marge de l’espace urbain et productif. Ces populations décrites comme
pauvres au XVIIIe et XIXe siècles, sont désormais célébrées comme originales, indigènes,
riches d’un folklore typique, prénational
(courses de taureaux, bravades, processions…). Ces représentations des groupes
sociaux et du territoire sont progressivement
naturalisées, notamment par les discours géographiques vidalien et géologique. Progressivement, les guides opposent alors une Provence des sites naturels, celle du littoral
(Fréjus, Nice, Cannes…), à une Provence historique, romaine médiévale (Bas-Rhône, Avignon, Arles, Aix…), distinguant villes séjours
et villes musées.
Ce que beaucoup aujourd’hui s’empresseraient de nommer la « construction de
l’identité provençale » ou « l’invention de la
Provence », Jean-Claude Chamboredon et
Annie Méjean se contentent de le présenter
comme la différentiation progressive des
registres discursifs et de l’image de la Provence. Ce qu’ils perdent en sensationnel, éviGenèses 61, décembre 2005
143
L
4179_03_xp_p098_176*
4179_03_xp_p098_176*
16/02/06
11:12
Page 144
L
P O I N T - C R I T I Q U E
tant une posture dénonciatrice et surplombante, ils le gagnent en rigueur scientifique,
ne confondant pas les représentations des
élites avec la socialisation des groupes
sociaux. La construction d’une image sociale
n’est bien que la production de discours et de
représentations, discours et représentations
aux possibles limités, inscrits dans les
registres d’entendement d’une époque. Ces
images sociales successives de la Provence ne
sont nullement des catégorisations bureaucratiques ou techniques – le concept d’image
recouvre bien un processus distinct de celui
d’identification – mais bien plutôt l’agrégation de discours stéréotypés sur les régions
appliqués à la Provence.
Appartenance
Identification – attribution catégorielle –
et image – production discursive – décrivent
des actions qui visent à homogénéiser les
groupes et les territoires. Parce que ces actions
sont le produit d’entrepreneurs aux positions
sociales spécifiques, administrateurs des
populations ou représentants des groupes,
parce qu’elles s’inspirent de répertoires de
techniques, de symboles ou de perceptions
préconstituées, elles réduisent les rapports des
individus aux groupes et aux territoires en
quelques traits saillants. Ainsi, une analyse de
l’identification des ouvriers étudierait prioritairement les catégories édifiées, au sein de
l’administration, dans l’interaction entre
science et action publique (les catégories de
l’Insee, les politiques sociales…). Une
recherche sur l’image des ouvriers s’attarderait
plus spécifiquement sur le travail de représentation des mondes populaires au sein des syndicats et des partis politiques. Travailler sur les
identifications et les images, c’est bien souvent étudier des élites sociales en lutte pour
imposer leur vision du monde à un ensemble
social plus large. Par contre, travailler sur des
appartenances, comme l’a fait Nicolas
Renahy, implique de partir du «bas», des pra144
tiques des identifiés ou représentés pour comprendre comment ils s’approprient, refusent,
acceptent ces identifications et ces images.
En suivant au plus près un groupe d’une
dizaine de jeunes ruraux, des «gars du coin»,
Nicolas Renahy se concentre en effet sur les
appartenances ouvrières et locales dans un
petit village industriel bourguignon de six
cents habitants composé en grande majorité
d’ouvriers. La logique de l’appartenance suit
les modes d’insertion des individus dans les
différents groupes d’appartenance (famille,
ouvriers, copains), autour de l’usine, du football, du bar ou de la maison. L’appartenance
relève de la participation des individus à la
chose collective, au groupe, qu’il soit politique, syndical, familial, amical, participation
à la fois produite et productrice des socialisations multiples des individus (Chamboredon
et al. 1985). L’appartenance n’est pas une
prescription externe à l’individu, comme le
sont l’identification et l’image, mais correspond à sa socialisation. Il s’agit d’une autodéfinition de soi ou encore d’un travail d’appropriation des identifications et images
diffusées au sein d’institutions sociales auxquelles l’individu participe. Ainsi, à l’inverse
des logiques d’identification et d’image
homogénéisant les individus sur une scène
sociale et autour d’une appartenance prédominante – on ne parle alors plus d’individus
mais de Français, d’ouvriers ou de consommateurs – la particularité des socialisations à
l’échelle d’un individu fractionne en autant
de scènes sociales les lieux d’expression de
leurs appartenances diversifiées.
Les quelques travaux qui s’inscrivent
dans cette filiation, également issue de JeanClaude Chamboredon, développent des
méthodes «micro» pour l’analyse des multiappartenances que ce soit dans les mondes
populaires (Weber 1989) ou dans les milieux
bourgeois (Zalio 1999). Reprenant cette
veine de recherches, Nicolas Renahy conduit
une ethnographie monographique. Signe de
Martina Avanza et Gilles Laferté Dépasser la « construction des identités » ?…
16/02/06
11:03
Page 145
P O I N T
la fragmentation propre à la logique d’appartenance, sur son terrain, l’auteur ne distingue
pas moins de trois générations en trente ans,
et donc au moins trois modes centraux
d’appartenance des individus au groupe villageois et ouvrier.
La première génération, celle qui accède
au marché de l’emploi avant le milieu des
années 1970, s’inscrit dans un mode paternaliste d’appartenance ouvrière et villageoise,
mode décrit rétrospectivement par les
ouvriers comme merveilleux, un monde où
tout ou presque s’acquiert à travers l’appartenance à l’entreprise. Le marché de l’emploi
est favorable et les pères trouvent facilement
un poste aux fils dans l’usine. À l’école du village, où les copains sont exclusivement fils
d’ouvriers, le maître oriente les élèves dans les
divers services de l’usine selon leurs compétences scolaires. Le logement est fourni par
l’entreprise. La valorisation de la virilité
ouvrière passe par le club de football de
l’entreprise. Le catéchisme et les pratiques
religieuses sont encadrés par la famille du
patron. Le syndicat et la municipalité sont
tenus par les cadres de l’entreprise.
Aujourd’hui, ce modèle survit dans l’usine
pour les ouvriers très qualifiés – une aristocratie ouvrière âgée et déclinante condamnée
à terme par l’introduction de la numérisation
dans la production – et pour les ouvriers spécialisés – comme une figure repoussoir de la
docilité ouvrière.
À la suite du rachat de l’entreprise familiale par un groupe régional en 1972, rachat
qui coïncide avec la crise économique des
années soixante-dix et l’arrêt des embauches,
puis avec la fermeture complète de l’usine en
1981, c’est tout un système qui se grippe, brisant un monde de dynasties ouvrières. Socialisée dès la petite enfance à la reproduction
ouvrière mais butant sur une usine fermée,
perdant ainsi la clé d’entrée de la dernière
porte qui pourrait sceller les appartenances
ouvrières, la génération qui arrive sur le mar-
C R I T I Q U E
ché de l’emploi après la fin des années 1970,
est condamnée au déménagement sans y être
préparée. Ses rares membres sédentaires (rencontrant massivement le chômage ou réfugiés
dans les secteurs du bâtiment ou des commerces régionaux) participent à l’édification
d’une mémoire locale ouvrière, une « image
ouvrière» à la mesure de leur distanciation à
l’appartenance ouvrière villageoise canonique
des générations précédentes. Cette image se
développe au sein d’associations municipales
créées à cet effet dans une logique d’encadrement de cette population ouvrière. Cependant, l’insertion professionnelle éloignée, différée et dispersée des nouvelles générations
au gré des déménagements, et le recrutement
de non-locaux (notamment les cadres) par les
entreprises locales, précipitent la dissociation
entre le lieu de résidence et le lieu de travail,
cassent les lieux de reproduction ouvrière,
retardent et fragilisent l’établissement en
ménage. On comprend bien ici à quel point
l’appartenance n’est en rien une image ou une
identification. Cette génération des jeunes
ruraux des années 1980 ne dispose plus des
conditions sociales de l’accès au marché du
travail industriel local, et ne peut plus
s’approprier l’image ouvrière diffusée par les
structures syndicales ou encore proposée, au
sein de la famille, par les aînés. Identifiés
administrativement comme chômeurs, ils
appartiennent pourtant aux mondes ouvriers,
mais éprouvent toutes les difficultés pour s’en
approprier l’image valorisée.
Alors que le marché de l’emploi industriel se développe à nouveau dans les années
1990, ceux qui devraient pouvoir y entrer ont
connu une socialisation ouvrière et villageoise
moins tenue, aux institutions fragilisées. En
effet, le collège de la ville voisine n’est plus un
centre de recrutement de l’usine comme
l’était l’école primaire du village, mais, au
contraire, avec la rencontre d’autres mondes
sociaux, un lieu d’émancipation de la prime
socialisation. Ce désir de sortie de la condiGenèses 61, décembre 2005
145
L
4179_03_xp_p098_176*
4179_03_xp_p098_176*
16/02/06
11:15
Page 146
L
P O I N T - C R I T I Q U E
tion ouvrière propre à la génération des
«80% au bac» (Beaud 2002) se conclut souvent par un contact douloureux avec la culture légitime qui précipite ces enfants dans la
désocialisation ouvrière et l’échec scolaire. Le
métier ouvrier, de plus en plus spécialisé, et la
figure ouvrière, assimilée au chômage des
aînés, font de l’usine le bas de l’échelle
sociale. Pour ces jeunes, « ouvriers, c’est pas
[plus] la classe». Ceux qui restent marquent
leur distanciation en refusant le port de la
blouse, préférant le tee-shirt au travail, parlent désormais avec honte de leurs parents,
vivent leur statut d’ouvrier comme temporaire et gardent la volonté de regarder
ailleurs. La «féminisation des mœurs» remet
en cause le modèle patriarcal prégnant dans
les ménages ouvriers. Seuls le club de foot et
les sapeurs-pompiers semblent rester des institutions socialisatrices de valeurs ouvrières
masculines. L’attachement au village de ces
jeunes ouvriers ruraux se renforce à la mesure
d’un échec scolaire et professionnel en ville et
se concrétise par une dépendance vis-à-vis de
la maisonnée familiale, où l’on peut au moins
bénéficier des services domestiques maternels
en attendant de rencontrer une femme
d’autant plus difficile à conquérir que la
situation professionnelle reste précaire, ou de
la ressource ultime d’un travail temporaire
d’ouvrier spécialisé (OS) à l’usine obtenu par
le réseau familial. Cet attachement se matérialise dans des relations amicales peu nommées comme telles, dans une sociabilité festive fortement consommatrice de stupéfiants,
autodestructrice, à l’abri des regards, proche
des pratiques estudiantines urbaines, entre
«collègues», terme indigène désignant désormais les copains d’enfance à la trajectoire
sociale chaotique comparable, terme qui
figure l’importance du référent professionnel,
pourtant ici impossible, de ces mondes populaires. Le groupe amical et cette sociabilité
incompréhensible pour les autres générations
semblent constituer pourtant une des seules
146
institutions sociales nouvelles et stabilisées
pour se définir un rôle masculin et viril dans
cette «bohème populaire».
Ce mode de sociabilité destructrice est
bien une appartenance populaire non revendiquée publiquement, nous pourrions dire
une appartenance non identifiée, sans image.
Et c’est bien là tout le crédit que l’on peut
porter à Nicolas Renahy : avoir développé
une méthodologie compréhensive capable de
produire une image de mondes sociaux
aujourd’hui sans parole, terrés dans une hécatombe sociale dont ils sont les victimes honteuses. Privés de représentants politiques et
syndicaux, ces mondes populaires et ruraux
n’ont plus que ce chercheur pour en forger
une image.
Des concepts à articuler
Parmi l’ensemble des travaux qui croisent
les thématiques ici discutées, plusieurs rendent compte de la production d’identifications, très peu d’images sociales et quelquesuns d’appartenances, très rarement des trois.
Plus dommageable, les veines de recherche
ainsi dégagées ont tendance à considérer que
le processus social qui les intéresse est le
monopole d’une seule institution : l’identification serait un processus d’attribution identitaire étatique ; l’image sociale, prioritairement analysée pour le régionalisme, serait le
produit des élites ; l’appartenance, en
revanche, est particulièrement bien étudiée
dans le cadre de la sociabilité des milieux
populaires. Nous voudrions insister ici sur le
fait que ces processus sociaux analysés initialement dans le cadre d’institutions ou de
groupes sociaux spécifiques ne leur sont pas
exclusifs – une entreprise peut être identificatrice; les catégories populaires peuvent également produire des images sociales ; on peut
décrire les multiples appartenances des
mondes bourgeois comme celles des mondes
Martina Avanza et Gilles Laferté Dépasser la « construction des identités » ?…
16/02/06
11:03
Page 147
P O I N T
ouvriers – et ne constituent nullement leur
mode unique d’action. Pour évoquer l’État,
par exemple, celui-ci ne produit pas seulement des identifications, mais également des
images sociales – par exemple Marianne – et
aussi des appartenances – ainsi à un corps de
fonctionnaires.
Bien plus, ces processus sociaux interagissent entre eux. Armé de cet outillage
conceptuel sériant l’identité en identification
(attribution catégorielle), image sociale (production discursive) et appartenance (socialisation individuelle), le principal chantier
réside désormais dans l’articulation de ces
trois concepts. Certains travaux s’y sont déjà
engagés.
Ainsi, on peut voir comment les identifications étatiques peuvent jouer contre les
appartenances. Pour Vincent Denis et Vincent Millot (2004), la diffusion des idées
libérales au siècle des Lumières incite le pouvoir royal à construire une identification à
distance éloignée du contrôle par les corporations, les paroisses et autres groupements
locaux. L’identification à distance permet
alors de dépasser les appartenances locales.
Pierre Piazza (« L’identification des personnes… » 2004) souligne comment des
entrepreneurs d’images des groupes sociaux
entrent en conflit avec l’État et ses catégories
d’identification. La mise en place de la première carte d’identité rencontre l’hostilité des
représentants des milieux populaires qui la
regardent comme une réminiscence du livret
ouvrier et du symbole de dépendance à
l’égard des patrons. Mais sur un temps long,
du XIXe siècle à aujourd’hui, la carte d’identité
est passée du statut d’instrument prioritairement perçu comme un outil d’identification à
celui de preuve de l’appartenance nationale.
L’ensemble de ces travaux suggère de s’interroger plus systématiquement sur les conditions sociales qui font qu’une identification
ou une image sociale deviennent une appartenance et inversement. Nicolas Mariot et
C R I T I Q U E
Claire Zalc (ibid.) analysent à la fois l’identification nazie des Juifs à Lens (ville alors sous
contrôle des autorités allemandes de
Bruxelles) et les lettres adressées par les Juifs
eux-mêmes, sur ordre de la préfecture, pour
se déclarer en tant que Juifs. On mesure ici
de manière paroxystique comment l’appartenance à la judéité, vécue sous un mode pluriel, composite, articulé aux autres appartenances nationales (française notamment), ne
recoupe en rien l’identification juive nazie
mais que, dans le même temps, c’est bien
cette dernière qui s’impose. Dans un contexte
moins dramatique, Yasmine Siblot (ibid.)
souligne comment les identifiés peuvent
jouer de la multiplication des identifications
étatiques et administratives. Sur un même
terrain, l’auteur relève les identifications de la
poste, de la mairie, de la caisse d’allocations
familiales, de la sécurité sociale empilant des
identifications administratives non sécantes,
parfois concurrentes: identification nationale
(français/étrangers), familiale (enfant naturel,
parent isolé…) ou bancaire (compte sous
tutelle, livret A). L’échelle de l’analyse ici
retenue – les interactions aux guichets entre
fonctionnaires et administrés – permet de
déplacer le regard et de pénétrer dans une
« dynamique des identifications ». Selon les
ressources sociales et la connaissance du système des différents administrés, ceux-ci réussiront ou non, à situation sociale identique, à
modifier leurs identifications administratives
et, ainsi, à obtenir ou non le droit de résidence ou des aides financières. On retrouve
au cœur même de la pratique bureaucratique
catégorielle une autre conception de l’identification, une vision interactionniste, dans le
face-à-face direct.
L’échafaudage conceptuel ici proposé
gagnerait à être testé sur les questions de
genre. De prime abord, en se référant au
travail de George Chauncey (1994), on
pourrait décrire la réponse des homosexuels
à l’identification répressive des autorités par
Genèses 61, décembre 2005
147
L
4179_03_xp_p098_176*
4179_03_xp_p098_176*
16/02/06
11:03
Page 148
L
P O I N T - C R I T I Q U E
une absence complète de production
d’image publique les amenant à vivre leur
appartenance homosexuelle dans ce que
l’on nommera rétrospectivement le « placard ». Il s’agit d’un réseau de bars, de promenades, d’amitiés propre à une scène
sociale coupée des autres, dans le cadre plus
général d’une économie des sentiments qui,
dans les États-Unis des années 1950, séparait nettement les sphères publique et privée. La modification de la conscience de soi
propre à la génération des années 1960
autour d’une injonction à être « soi-même »,
à être « authentique », impose à la nouvelle
génération de joindre ses multiappartenances, d’unifier ses autoaffirmations de
soi, auparavant très différenciées selon les
scènes sociales, autour d’une appartenance
majeure, ici l’homosexualité. Cette modification intime des formes acceptables
d’appartenance pour soi, conduit cette
jeune génération à se donner les moyens
d’être socialement cohérente en produisant
alors une image publique de l’homosexualité, pour pouvoir se montrer soi-même sur
l’ensemble de ses scènes sociales, pour renverser l’identification négative de la période
précédente. Cette image publique viendra
directement s’affronter aux modes d’appartenance de la génération précédente
d’homosexuels sommés de se présenter
prioritairement comme homosexuels.
On retrouve une logique proche de celle
qui a été analysée en France pour les cadres
(Boltanski 1982), dont la réalité sociale existe
dans la période des années trente aux années
soixante prioritairement par la mobilisation,
la politisation dont ils font l’objet, par les discours et les images forgés par leurs divers
porte-parole. Ce n’est qu’ensuite que le droit
vient naturaliser cette lutte sociale et identifie
la catégorie « cadres ». C’est la réussite de
l’entreprise d’image qui produit l’identification, présentée ici comme enregistrement des
luttes sociales.
148
Ainsi, désormais dans le débat scientifique, il s’agit moins d’étudier des identités
construites pour les dénaturaliser que de
s’interroger sur les diverses forces de
contrainte et d’institutionnalisation des
structures sociales qui portent les multiples
identifications, images sociales et appartenances et qui entrent en lutte dans ce jeu
perpétuel de découpage catégoriel et imaginaire du monde social. Ouvrir le concept
d’identité en trois, offre l’extrême avantage
de démultiplier les institutions sociales en
interaction dans cette fabrique des identifications, images et appartenances, déshomogénéisant d’autant plus des phénomènes trop
souvent perçus comme monolithiques, voire
téléologiques. Il s’agit désormais de comprendre les interdépendances complexes
entre les multi-appartenances de chacun des
individus, la multiplicité des institutions
identificatrices, le travail de représentation
par les images des différents groupes sociaux
qui, dans leur collusion ou leur concurrence,
produisent collectivement des découpages
sociaux toujours renégociés et dont le résultat correspond rarement aux intentions initiales des acteurs engagés.
Il serait vain de croire qu’un concept
puisse durer. Chaque renouvellement
conceptuel porte ainsi un avantage heuristique qui est condamné un jour à l’essoufflement, à mesure du brouillage de son sens,
soit dans la sphère scientifique, soit dans la
sphère publique, voire dans les deux. À l’évidence, l’introduction du terme « identité »
dans les années 1970 et 1980 a permis de
dépasser, aux États-Unis comme en France,
une compréhension essentialiste des phénomènes culturels désormais surannée.
Aujourd’hui, ce mot paraît pourtant usé, tant
il couvre scientifiquement et politiquement
des sens trop larges. Le concept d’«identification» tire tout son avantage d’un usage très
restrictif en France, qui limite sans doute une
usure prématurée. En même temps, nous
Martina Avanza et Gilles Laferté Dépasser la « construction des identités » ?…
16/02/06
11:03
Page 149
P O I N T
souhaiterions étendre son champ d’application, ce qui permettrait de comparer des
actions sociales en dehors du cadre limité de
l’action étatique. Le terme d’«image sociale»
est peut-être trop neutre, banal presque, pour
s’imposer. C’est sa modestie qui en fait la
rigueur. Celui d’« appartenance » semble
connaître un regain d’usage dans la sphère
publique, ce qui peut le condamner dans un
avenir proche à un essoufflement prématuré.
C R I T I Q U E
Quoi qu’il advienne, il garde jusqu’à présent
une véritable unité scientifique dans des
mondes pourtant divers, renvoyant toujours à
l’individu socialisé, dans la durée, à des
groupes et des territoires (Coninck 2001 ;
Dieckhoff 2004 ; Ganne 2000 ; Narciso
1999 ; Rouland 1997 ; « Identités, appartenances, revendications identitaires… » 2003),
ce qui nous permet de croire en ses qualités
heuristiques pour quelque temps encore.
Ouvrages cités
ANDERSON, Benedict. 1996 [1983].
L’imaginaire national. Paris, La Découverte
(éd. orig. Imagined Communities, Reflection
on the Origin and Spread of Nationalism.
London, Verso).
AVANZA, Martina. 2003. « Une histoire
pour la Padanie. La Ligue du Nord et l’utilisation
politique du passé », Annales, vol. 58,
n° 1 : 85-107.
— s. d. Les « purs et durs de la Padanie ».
Ethnographie du militantisme indépendantiste
de la Ligue du Nord (Italie), 1999-2001,
thèse de sciences sociales en cours, EHESS.
BEAUD, Stéphane. 2002. 80 % au bac ?… et après ?
Les enfants de la démocratisation scolaire.
Paris, La Découverte.
BERGER, Peter et Thomas LUCKMANN. 1986
[1966]. La construction sociale de la réalité.
Paris, Meridiens Klincksieck,
(éd. orig. The Social Construction of Reality :
A Treatise its the Sociology of Knowledge.
New York, Anchor Books).
BERTHO-LAVENIR, Catherine. 1980.
« L’invention de la Bretagne. Genèse sociale
d’un stéréotype », Actes de la recherche en sciences
sociales, n° 35 : 45-62.
BIDART, Pierre. 2003. « Héritage, dynamique
et tension au Pays basque français »,
Ethnologie française, n° 3 : 443-450.
BOLTANSKI, Luc. 1982. Les cadres :
la formation d’un groupe social. Paris, Minuit.
BOURDIEU, Pierre. 1980. « L’identité
et la représentation. Éléments pour une réflexion
critique sur l’idée de région », Actes de la recherche
en sciences sociales, n° 35 : 63-72.
BRAUDEL, Fernand. 1986. L’identité de la France,
Paris, Arthur-Flammarion.
BRIGGS, Charles L. 1996. « The Politics
of Discursive Authority in Research
on the “Invention of tradition” »,
Cultural Anthropology, vol. 11, n° 4 : 435-469.
CAVAZZA, Stefano. 2003. « Territoire
et identité », Études rurales, n° 163-164 : 109-131.
CHAMBOREDON, Jean-Claude et al.
1985. « L’appartenance territoriale comme
principe de classement et d’identification »,
Sociologie du Sud-Est, n° 41-44 : 61-86.
CHANET, Jean-François. 1996. L’école républicaine
et les petites patries. Paris, Aubier.
CHARLE, Christophe. 1980. « Questions à propos
d’un colloque : région et conscience régionale »,
Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 35 : 37-43.
CHAUNCEY, George. 2003 [1994]. Gay New York
(1890-1940), Paris, Fayard (éd. orig. Gender,
Urban Culture, and the Making of the Gay Male
World, 1890-1940. New York, Basic Books).
CLIFFORD, James. 2000. « Taking Identity
Politics Seriously : “The Contradictory,
Stony Ground…” », in Paul Gilroy,
Lawrence Grossberg et Angela MCROBBIE (éd.),
Genèses 61, décembre 2005
149
L
4179_03_xp_p098_176*
4179_03_xp_p098_176*
16/02/06
11:03
Page 150
L
P O I N T - C R I T I Q U E
Without Guarantees : Essays in Honour
of Stuart Hall. Londres, Verso : 94-112.
CONINCK, Frédéric de. 2001. L’homme flexible
et ses appartenances. Paris, L’Harmattan.
DENIS, Vincent et Vincent MILLIOT. 2004.
« Police et identification dans la France
des Lumières », Genèses n° 54 : 4-27.
DIECKHOFF, Alain. 2004. La constellation
des appartenances: nationalisme, libéralisme
et pluralisme. Paris, Presses de Sciences po.
DIMITRIJEVIC, Dejan (éd.). 2004. Fabrication
des traditions. Invention de modernité. Paris, MSH.
DOSSETTO, Danièle. 2003. « La région en signes.
Localisme en Provence et en Italie
provençalophone », Ethnologie française,
n° 3 : 399-408.
« Fabrique des lieux ». 2000.
Genèses, n° 40 : 2-107.
FONTAINE, Marion. s. d. Les politiques
de sociabilité sportive dans le bassin minier
de Lens, 1934-1956, thèse d’histoire en cours,
EHESS.
GANNE, Bernard. 2000. « Appartenances,
ou 40 ans d’une vie d’entreprise »,
CNRS Audiovisuel/Autres Regards.
GELLNER, Ernst. 1989 [1983].
Nations et nationalisme. Paris, Payot
(éd. orig. Nations and Nationalism.
Ithaca, Cornell University Press).
GOFFMAN, Erving. 1975 [1963]. Stigmate.
Les usages sociaux des handicaps. Paris, Minuit
(éd. orig. Stigma : Notes on the Management
of Spoiled Identity. Englewood Cliffs,
Prentice-Hall).
GUILLET, François. 1999. « Naissance
de la Normandie (1750-1850). Genèse
et épanouissement d’une image régionale »,
Terrain, n° 33 : 145-156.
HACKING, Ian. 2001. Entre science et réalité.
La construction sociale de quoi ?
Paris, La Découverte.
HAMELIN, Christine et Éric WITTERSHEIM.
2002. « Au-delà de la tradition »,
in Christine Hamelin et Éric Wittersheim (éd.),
Au delà de la tradition. Pouvoirs, églises et politique
150
culturelle dans le Pacifique, Cahiers du Pacifique
sud contemporain n° 2,
Paris, L’Harmattan : 11-23.
HANDLER, Richard. 1985. « On Dialogue
and Destructive Analysis : Problems in Narrating
Nationalism and Ethnicity) », Journal
of Anthropological Research, n° 41 : 171-182.
HOBSBAWM, Eric et TALCOT Ranger. 1983.
Invention of Tradition. Cambridge, Cambridge
University Press.
HODAK, Caroline. 2004. Du théâtre équestre
au cirque : une entreprise si éminemment nationale.
Commercialisation des loisirs, diffusion des savoirs
et théâtralisation de l’histoire en France
et en Angleterre (c1760-c1860), thèse d’histoire
nouveau régime, EHESS.
« Identités, appartenances, revendications
identitaires, XVIe-XVIIIe siècle ». 2003.
Colloque international 24 et 25 avril,
université de Paris X-Nanterre.
JACKSON, Jean. 1989. « Is There a Way to Talk
about Making Culture without Making
Enemies ? », Dialectical Anthropology,
n° 14 : 127-143.
KEESING, Roger. 1989. « Creating the Past :
Custom and Identity in the Contemporary
Pacific », Contemporary Pacific, n° 1 : 19-42.
LAFERTÉ, Gilles. 2002. Folklore savant et folklore
commercial : reconstruire la qualité des vins
de Bourgogne. Une sociologie économique de l’image
régionale dans l’entre-deux-guerres,
thèse de sociologie nouveau régime,
EHESS (à paraître sous le titre La Bourgogne
par ses vins : image d’origine contrôlée.
Paris, Belin, 2006).
L’ESTOILE, Benoît de. 2001. « Le goût du passé »,
Terrain, n° 37 : 123-138.
LEVI-SRAUSS, Claude. 1977. L’identité, séminaire
interdisciplinaire, Paris, Puf.
LINNEKIN, Jocelyn. 1983. « Defining Tradition :
Variations on the Hawaiian Identity »,
American Ethnologist, n° 10 : 241-252.
LÖFGREN, Orvar. 1989. « Nationalization
of Culture », Ethnologica Europea, n° 19 : 5-23.
MARIOT, Nicolas. 1999. « Conquérir unanimement
les cœurs ». Usages politiques et scientifiques des rites :
Martina Avanza et Gilles Laferté Dépasser la « construction des identités » ?…
16/02/06
11:03
Page 151
P O I N T
C R I T I Q U E
le cas du voyage présidentiel en province
(1888-1998), thèse de sciences sociales
nouveau régime, EHESS.
SAADA, Emmanuelle. 1993. « Les territoires
de l’identité. Être juif à Arbreville »,
Genèses, n° 11 : 111-136.
MARTEL, Philippe. 1992. « Le Félibrige »,
in Pierre Nora (éd.), Les lieux de Mémoires.
Paris, Gallimard, t. 3, vol. 2 : 567-611.
SCHWEITZ, Daniel. 2001. Histoire des identités
de pays en Touraine (XVIe-XXe siècle). Aux origines
de la France des Pays. Paris, L’Harmattan.
NARCISO, Pizzaro. 1999. « Appartenances,
places et réseaux de places ». Sociologie et sociétés,
vol. 31, n° 1.
THIESSE, Anne-Marie. 1991. Écrire la France :
le mouvement littéraire de langue française
entre la Belle Époque et la Libération.
Paris, Puf.
— 1997. Ils apprenaient la France : l’exaltation
des régions dans le discours patriotique.
Paris, MSH.
— 1999. La création des identités nationales.
Europe, XVIIIe-XXe siècle. Paris, Seuil.
NOIRIEL, Gérard. 1988. Le creuset français.
Histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècle.
Paris, Seuil.
— 1991. La Tyrannie du national, Paris,
Calmann-Lévy.
— 1993. « L’identification des citoyens : naissance
de l’état-civil républicain », Genèses, n° 13 : 3-28.
— 1998. « Surveiller des déplacements ou
identifier les personnes ? Contribution à l’histoire
du passeport en France de la Première à la
Troisième République », Genèses, n° 30 : 77-100.
PASSERON, Jean-Claude. 1995. Le modèle
et l’enquîte. Les usages du principe de rationalité
dans les sciences sociales. Paris, EHESS.
RAUTENBERG Michel, André MICOUD,
Laurence BÉRARD et Philippe MARCHENAY.
2000. Campagnes de tous nos désirs. Patrimoine
et nouveaux usages sociaux. Paris, MSH.
TILLY, Charles. 1998. Durable Inequality.
Berkley, University of California Press.
TORPEY, John. 2005. L’invention du passeport.
États, citoyenneté et surveillance, Paris, Belin.
TRASK, Haunani-Kai. 1991. « Natives
and Anthropologists : The Colonial Struggle »,
Contemporary Pacific, n° 3 : 159-177.
« Vos papiers ». 2004. Genèses, n° 54 : 2-89.
WEBER, Florence. 1989. Le Travail à-côté.
Étude d’ethnographie ouvrière.
Paris, Inra-EHESS.
Région et régionalisme en France du XVIIIe siècle
à nos jours. 1976. Paris, Puf.
WEBER, Max. 1965. Essai sur la théorie
de la science. Paris, Plon.
ROSENTAL, Paul-André. 2002. « Territoire
et parenté », communication au séminaire
« Du local au national, Histoire sociale
et culturelle des appartenances », 13 mai,
ENS, Laboratoire de sciences sociales.
ZALC, Claire. 2002. Immigrants
et indépendants. Parcours et contraintes.
Les petits entrepreneurs étrangers
dans le département de la Seine (1919-1939),
thèse d’histoire nouveau régime,
université de Paris X.
ROULAND, Norbert. 1997. « Citoyenneté
en France. La pluralité des appartenances »,
Le Monde diplomatique, octobre : 31
ZALIO, Pierre-Paul. 1999. Grandes familles
de Marseille au XXe siècle. Paris, Belin.
Genèses 61, décembre 2005
151
L
4179_03_xp_p098_176*
4179_03_xp_p098_176*
16/02/06
11:03
Page 152
L
P O I N T - C R I T I Q U E
Notes
1. Cet article est un produit collectif qui emprunte aux
réflexions construites au sein du séminaire «Du local au
national, histoire sociale des appartenances » organisé
depuis 2001 au Laboratoire de sciences sociales (ENSEHESS) par Martina Avanza, Marion Fontaine, Caroline Hodak, Gilles Laferté, Nicolas Mariot et Claire
Zalc.
2. Ces réflexions doivent beaucoup à notre fréquentation
du séminaire d’Anne-Marie Thiesse, « La construction
culturelle des identités: régions, nations, Europe», tenu à
l’EHESS de 2000 à 2002.
3. La notion est empruntée à Orvar Löfgren (1989).
4. Nous nous permettons à ce propos de renvoyer à notre
travail sur la Ligue du Nord (Avanza 2003). Ce parti, qui
veut réécrire l’histoire pour donner à son projet indépendantiste une légitimité historique, se heurte à l’absence
en son sein d’intellectuels. Les cadres du parti engagés
dans l’écriture d’une histoire pour la Padanie (terme qui
désigne l’Italie septentrionale dont le parti demande
l’indépendance) appartiennent en général aux élites éco-
152
nomiques et ne peuvent s’imposer face aux historiens de
métier.
5. La notion de structure renvoie plus spécifiquement à
la hiérarchie sociale, aux positionnements, à la détention
de propriétés sociales, des groupes sociaux et des individus.
6. Les institutions sociales sont à la fois des relations
sociales rigidifiées dans un organisme, une organisation,
mais plus généralement des liens sociaux, des univers de
représentation, des dispositions cristallisées qui s’imposent aux individus.
7. Illustrons d'une citation les difficultés de compréhension qu’implique l’imposition d’un vocabulaire scientifique neuf: «Lorsque l’autocompréhension, qui consiste
dans le sentiment diffus d’appartenir à une nation particulière, se cristallise en un sentiment puissant d’appartenance à un groupe fermé, il est probable que cela ne
dépend pas d’une connexité relationnelle, mais bien plutôt d’une communalité imaginée avec force et ressentie
avec intensité» (Brubaker 2001 : 79).
Martina Avanza et Gilles Laferté Dépasser la « construction des identités » ?…