Extrait des Mélanges

Transcription

Extrait des Mélanges
MELANGES
EXTRAITS
DES MANUSCRITS
DE Mme NECKER.
TOME TROISIEME
PARIS
CHARLES POUGENS, Imprimeur-Libraire,
Rue Thomas-du-Louvres, N.° 246.
AN VI. (1798, vieux style.)
p. 120-121 :
M. de Buffon répète plusieurs fois, dans le cours de ses ouvrages, qu'on ne peut connoître les
objets que par comparaison, et qu'ainsi l'on ne se forme aucune idée des choses qui n'ont point de
semblables dans la nature. Cette assertion, juste sous quel que points de vue, pourroit ne l'être pas
en entier. Il est bien vrai qu'en comparant un animal avec un animal, j'acquiers une idée plus nette
de l'un et de l'autre ; mais il est encore plus vrai que le parallèle de deux choses opposées, et qui ne
peuvent soutenir aucune, sorte de comparaison, nous fait beaucoup mieux connoître les objets ;
ainsi j'aurois une idée moins parfaite de la matière, si je n'avois pas conçu l’existence des esprits ;
et je me formerois moins l'idée de l'ame ou de l'esprit, si je n'avois pas connu la matière. Qoiqu'un
être soit seul dans la nature, on peut cependant s'en former une idée : cette idée est seule aussi, elle
n'est composée ni de rapports, ni de contrastes. Mais enfin, les objets qu'on, apprend à connoître par
comparaison, sont surtout ceux qu on peut mettre en opposition ; ce qui répand beaucoup plus de
lumière que les rapports de ressemblance. Si donc je compare un animal avec un autre de la même
espèce, mon attention ne se fixera pas sur mille détails que des différences absolues m’auroient fait
apercevoir. Ainsi l'on apprend, dans la littérature angloise, à mieux connoître les avantages et les
défauts de la nôtre ; ainsi l'on écrit rarement bien une langue, quand on n’en possède pas plusieurs
autres.
p. 253-255 :
Lettre que m'a écrite M. de Buffon, deux jours avant sa mort.
Il l'a dictée à son fils, après s'être fait lire l'Introduction du livre de M. Necker sur les Opinions religieuses. Il n'a rien
écrit ni rien lu depuis ce moment-là.
Mon père mé dicte, madame, ce qu’il voudroit bien être en état de vous écrire de sa main.
« Ah ! superbe introduction ! Ce ne sont point de vains argumens, mais des vérités constantes
que l'auteur développe avec une force qui n'appartient qu'à lui. Y a- t- il ; en
effet, aucun ordre social dans lequel le souverain et son peuple ne doivent être de même opinion
religieuse, quelle que soit cette religion ; et notre grand homme, plus attaché à la sienne, a eu toute
raison de la donner pour exemple, en disant même comment il a été conduit, après le vide des
affaires, à des spéculations plus élevées. Je puis lui promettre en effet trois sortes d'immortalité : la
première, celle dont il ne doute pas, et qui par un élans sublime porte son ame dans cette immensité
dont elle est propre à faire partie ; la seconde immortalité sera celle que l'histoire donnera à M.
Necker, comme administrateur regretté de la nation entière ; et enfin, la troisième immortalité de
mon éloquent ami, sera celle d'un écrivain qui n'a pas eu de modèle, et dont le cœur l’ame se
réunissent pour le bonheur des hommes.
Cette partie m'a d'autant plus touché qu'il y réunit les vertus de ma sublime amie, que je n'ai
cessé de respecter et d'admirer comme un don divin, et dont elle seule avoit été favorisée par le
souverain être. »
J’ai présenté la plume à mon père, et il a encore eu la force de signer.
p. 317-318 :
M. de Buffon critique ce vers
Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.
On ne peut, dit-il, comparer le jour avec un fond. C’est de ce rapport des mots, auquel on ne fait pas
assez d’attention, que naît souvent la perfection du style.
Je crois, disoit M. de BUFFON, que le siége des sensations de l’homme est dans le cerveau, mais
il est dans la moelle épinière des animaux : voyez certains singes, voyez le mouvement de la queue
dans le chien quand il caresse son maître, et peut-être celui de la queue du lion qui va dévorer sa
proie. Je ne pourrai jamais exprimer la peine que ce grand homme me fait éprouver en montrant
d’un côté tant de force et de sensibilité, et de l’autre tant de penchant à rapprocher l’homme des
animaux, et les animaux de la machine.