COMMENT DRAGUER UN TOP-MODÈLE COMMENT DRAGUER
Transcription
COMMENT DRAGUER UN TOP-MODÈLE COMMENT DRAGUER
Dessislav Sabev COMMENT DRAGUER UN TOP-MODÈLE Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie Collection fondée par Laurier Turgeon et dirigée par Laurier Turgeon et Pierre Ouellet Cette collection réunit des études interdisciplinaires qui traitent des dynamiques interculturelles et des phénomènes de métissage passés et présents, d’ici et d’ailleurs. Elle accueille une large gamme de thèmes : les frontières culturelles, les médiations culturelles, la communication et la consommation interculturelle, les conflits interculturels et les transferts culturels. Les travaux sur la mondialisation tendent à expliquer l’expansion des économies et des cultures occidentales depuis un lieu central, l’Europe, vers les autres parties du monde. Cette approche centriste présente généralement les différences culturelles comme un obstacle à l’idéal de l’universalisme qui veut que le monde devienne un seul et même lieu. Les ouvrages de cette collection présentent le monde comme un lieu de contacts et d’échanges entre des groupes différents plutôt que comme un ensemble cohérent et unifié qui s’étend depuis un pôle central. Au lieu de définir les cultures comme des ensembles homogènes et fermés qui contribuent à construire des catégorisations ethnoculturelles, ils les étudient comme des entités ouvertes, interactives et mobiles dans le temps et dans l’espace. L’accent est mis sur le syncrétisme pour expliquer l’émergence de nouvelles formes culturelles. COMMENT DRAGUER UN TOP-MODÈLE Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie Dessislav Sabev COMMENT DRAGUER UN TOP-MODÈLE Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Photographie de la couverture : Terje Lindblom Maquette de couverture et mise en pages : Mariette Montambault ISBN 978-2-7637-8398-7 © Les Presses de l’Université Laval 2008 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 2e trimestre 2008 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) Canada, G1V 0A6 www.pulaval.com Table des matières Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XIII Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 PREMIÈRE PARTIE DU CORPS COLLECTIF AU CORPS INDIVIDUEL : LA SOLITUDE SÉMIOTIQUE DU SUJET SOCIAL . . . . . . . 9 Énoncer le projet social : le discours des « experts » . 11 L’« aquarium » : économie politique du corps collectif . . . . . 11 Modèle et acteur : argumentations morales . . . . . . . . . . . . . . 20 L’individualisation des valeurs politiques : liberté et indépendance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 La réussite individuelle : un « bien collectif » . . . . . . . . . . . 23 Le chômage : degré zéro de la liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 Le « Je » de la transition : construction notionnelle du corps individuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 La tentation biographique : introduction aux techniques du « je » post-communiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 VIII Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie « Une sélection se produit » : rôles du nouvel acteur et mises en scène de la transition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 À la (con)quête de l’identité perdue : comment redevenir trappeur ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 Le regard miroir : « J’aime réfléchir sur moi-même quand je suis nu » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Les deux corps : comparaison diachronique. . . . . . . . . . . . . . 38 La notion de « rapidité » et le rapport au temps post-collectiviste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 Temps social et temps biologique de la réussite individuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 « Ceux qui aiment dormir ne font guère carrière » : modulations du temps post-communiste . . . . . . . . . . . . . . . . 46 Anti-techno : le corps mobile contre l’institution . . . . . . . . . . 49 DEUXIÈME PARTIE HOMME-NATURE ET FEMME-CULTURE : LE CORPS SEXUÉ DE LA RÉUSSITE MASCULINE. . . . . . 57 « Le vrai homme sent la poudre à canon » : l’image du lutteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 L’émergence d’un nouveau groupe social. . . . . . . . . . . . . . . . 60 Le jaguar : chasser, manger, copuler. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 Conversion du capital et continuité de sens . . . . . . . . . . . . . . 65 De la « lutte des classes » au podium sportif. . . . . . . . . . . . . . 69 Anatomie sociale de l’athlète communiste . . . . . . . . . . . . . . . 71 Fortius : limite et « futur radieux ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 Pourquoi le champion doit être paysan . . . . . . . . . . . . . . . . 75 Qui lutte sur le tapis ? Le corps-frontière et la « jungle » . . . 79 Tradition et modernité du corps lutteur : la réactualisation du mythe épique . . . . . . . . . . . . . . . . 81 Longueur des cheveux et positivisme relatif : paramètres de l’accroissement corporel . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 Esthétique politique du cou balkanique. . . . . . . . . . . . . . . . 82 Le chanteur qui est une « dame » et le lutteur « à la crème glacée » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Table des matières IX Mike Tyson, le nouveau nom du héros traditionnel. . . . . . . . 89 Le travestissement textuel : 7/8, le rythme du folk, de la boxe et du sexe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92 Le travestissement contextuel : ce que « femme » veut dire . 98 « J’ai gagné, j’ai perdu et j’ai gagné de nouveau » : un récit de passage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 De l’aquarium à la Californie : le parcours du combattant. . 106 Sortir de l’aquarium : le rêve américain de Tzvetan Kostov . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 La traversée de la jungle : devenir Steve . . . . . . . . . . . . . . . 109 La continuité à travers les ruptures initiatiques . . . . . . . . . . . 112 Isolement, dépossession et solitude du héros . . . . . . . . . . . . 112 Liminalité et agrégation : le risque, valeur structurante du corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116 Capital physique versus capital scolaire. . . . . . . . . . . . 121 Le lutteur contre le nerd : la hiérarchie des corps . . . . . . . . . . 121 Comment l’économie planifiée biaise-t-elle l’horizon d’attente sexuelle : la femme entreprenante et l’intellectuel montréalais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124 Frissons 1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 Frissons 2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Pour consommation immédiate . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130 Anti-Hamlet : l’action avant le savoir . . . . . . . . . . . . . . . . . 130 Principes de l’amant rapide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 Le rapport sexuel, incorporation du rapport social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Le corps parfait de la femme modèle, lieu de l’optimisme social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Le corps effilé, vecteur de la différence . . . . . . . . . . . . . . . . 136 Miss Bulgaria et la marque corporelle du passage . . . . . . . . 138 Le monde incorporé dans le profil du mannequin bulgare . . 142 Homme – nature ; femme – culture ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 Le lutteur et le mannequin : négocier des corps opposés . . . . 148 X Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie Le dragueur régional à la conquête du monde : « Comment draguer Elle Macpherson ? » . . . . . . . . . . . . . . 148 La mobilité sexuelle : « sauter » par-dessus l’ordre des choses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152 Tedi et Greta : combattre le corps étranger pour rétablir l’ordre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 TROISIÈME PARTIE LE CORPS ÉLARGI : FAMILLE ET CULTURE MATÉRIELLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 Nouveaux usages des institutions traditionnelles : Église et famille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 Entre mobilité et ancrage : le « mariage de l’année ». . . . . . . 163 Les rites réactualisés de l’Église post-communiste. . . . . . . . . . 166 L’Église comme menace pour le corps collectif. . . . . . . . . . . 166 La passion de l’abbé Genadiy : le monastère comme repaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168 Investir dans la rupture : l’éducation des enfants. . . . . . . . . . 171 « Centre » et « périphérie » dans le paysage résidentiel de la mobilité sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 La quête du village réinventé : un retour à la périphérie ? . . 176 Cuisine d’été et izba : usages sociaux des cultures de subsistance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 Piscine et stade privé : l’infrastructure du réseau social . . . . 181 Le rêve de Cléopâtre : « être » dans la cité . . . . . . . . . . . . . . . 184 L’aménagement de l’espace privé, expression de nouvelles identités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 La Rome antique : métaphore de la mobilité post-communiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188 La voiture comme deuxième corps . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 L’auto-mobilité et les multiples corps du sportif . . . . . . . . . . . 193 Visite depuis le centre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 L’objet individualisé : la marque de la voiture, marque corporelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196 La Mercedes, lieu de la transition sociale . . . . . . . . . . . . . . . . 197 Table des matières XI L’objet au présent : établir les paramètres du nouveau corps. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198 Signifier le passé : le communisme en Mercedes . . . . . . . . . 199 Pour un nouvel avenir radieux : la Mercedes, cet objet du désir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201 Rentrer à la maison : l’automobile, moyen de transport entre deux réalités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204 Le 4x4, la nouvelle puissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206 Le Samouraï en attente du personnage . . . . . . . . . . . . . . . . 206 Le Wrangler, objet du récit identitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . 209 À la recherche de l’anonymat perdu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211 Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219 Remerciements C et ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines, de concert avec le Programme d’aide à l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Je tiens à remercier les institutions et les personnes qui ont apporté leur aide à différentes étapes de ce travail, et tout particulièrement la Fondation de l’Université Laval, le Département d’histoire et le Centre d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT) à l’Université Laval, ainsi que Laurier Turgeon, Anne-Marie Desdouits, Bernard Arcand, Denys Delâge, Jacques Mathieu, Marcel Moussette, Bogumil Jewsiewicki et Anne-Hélène Kerbiriou, tous de l’Université Laval ; Rose-Marie Lagrave et Miladina de l’École des hautes études en sciences sociales à Paris ; Ivaïlo Znepolsky de l’Université de Sofia ; Yulian Konstantinov de la Nouvelle Université bulgare, de même que Pierre Tétu de Québec, pour leurs conseils et encouragements. Finalement, le plus important : tous mes remerciements à la Direction du magazine Club M à Sofia et à Media Holding AD, propriétaire du journal Trud, qui m’ont permis d’utiliser leurs sources, sans lesquelles cette étude n’aurait pas vu le jour. Introduction L ’identité, cette façon de se situer dans le monde, est un projet ouvert et renouvelable. Ce livre traite de réécriture biographique, d’adaptation et de choix identitaires ; il parle de pratiques capitalistes dans des cultures paysannes, communautaires et – jusqu’à tout récemment – communistes. Contrairement à une tendance propre au contexte post-colonial où de nombreux groupes ethniques voient dans la « tradition » une ressource discursive capitale et un outil de négociation avec les centres de pouvoir, les héros de ce livre cherchent à briller par leur « nouveauté » et à afficher leur statut d’individus autonomes, seuls responsables de leur destin. CORPS INDIVIDUEL ET TRANSFORMATION SOCIALE Katherine Verdery voit dans l’ethnographie de l’Europe de l’Est la continuation d’un travail anthropologique mené depuis plusieurs décennies, c’est-à-dire la description de la pénétration du capital dans des modes non capitalistes de concevoir le monde1. À l’heure de la mondialisation, je propose une étude des rapports entre des modèles globaux – modèles économiques, mais aussi top-modèles, ou encore modèles nus présentés dans un magazine pour « le nouvel homme bulgare » – et les expériences concrètes de celui qui, longtemps coupé 1. Katherine Verdery, « The “new” Eastern Europe in an anthropology of Europe », American Anthropologist, 99 (4), 1997, p. 716. 2 Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie du monde occidental, veut devenir un capitaliste prospère. Je m’intéresse à la manière dont l’homme de la périphérie s’approprie et utilise les modèles « imposés » pour devenir acteur du changement. Géographiquement située dans la périphérie orientale du monde occidental et issue d’une culture paysanne et communautaire, avant de devenir carrément communiste, la Bulgarie des années 1990 est un cas particulièrement intéressant de ce rapport entre l’implantation d’une structure capitaliste et l’agenda de l’acteur local. C’est souvent à la marge de la légitimité officielle que l’acteur tisse les liens les plus contenus – les plus intimes – avec sa culture. Cette « intimité culturelle2 » fait acte de résistance au modèle étranger. Ainsi, ce qui est une déviation du modèle et qui doit donc être tu dans les images officielles est l’essence même de la communication interne, c’est-à-dire du sens partagé par tous les usagers d’une culture. Le changement social fait surgir cette « intimité » à la surface des images publiques3 et discerne les mécanismes par lesquels le « capitaliste » d’aujourd’hui se reconnaît dans les pratiques socialistes d’autrefois. Et c’est cette intimité-là qui ne change pas quand tout le reste change ; à travers de vieilles pratiques et de nouveaux acteurs, elle assure ce que d’autres appellent la « survie culturelle ». Cette intimité met en communication le corps physique et le corps social. Élément identitaire par excellence, bâti et transformé à travers des usages à la fois individuels et culturels, le corps physique exprime les transformations sociales au niveau le plus intime, celui des pratiques du soi. Anthony Giddens4 érige la construction de l’identité individuelle en problème structurant de la modernité et en tant que quête spécifique de l’acteur « moderne5 ». Alors que les systèmes sociaux traditionnels maintiennent l’unité du corps collectif à travers un système de sens commun qui transcende la vie individuelle (la religion en est l’exemple par excellence), la modernité, selon Giddens, place l’individu devant une multitude d’identités possibles et ouvre ainsi la quête de sens individuelle. Ainsi, le soi se construit dans un choix de références identitaires incorporées dans des récits biographiques fort 2. 3. 4. 5. Voir l’exemple de la corruption politique chez Michael Herzfeld, Cultural Intimacy : Social Poetics in the Nation-State, New York, Routledge, 1997. Herzfeld, « Afterword : Intimations from an Uncertain Place », dans Hermine De Soto et Nora Dudwick (dir.), Fieldwork Dilemmas. Anthropologists in Postsocialist States, Madison, The University of Wisconsin Press, 2000, p. 224. Anthony Giddens, The Consequences of Modernity, Cambridge, Polity Press, 1990 ; Modernity and Self-Identity, Cambridge, Polity Press, 1991. Giddens, The Consequences..., p. 4. Introduction 3 diversifiés et parfois contradictoires, en rapport à un environnement social en mutation6. Le projet communiste fut un projet « moderne », dans sa conception (« révolutionnaire ») de l’homme et du monde, que dans ses pratiques sociales. L’industrialisation, l’urbanisation, la scolarisation, l’égalité des sexes étaient les résultats concrets de la « modernisation socialiste ». Toutefois, la vie individuelle était incorporée à un grand récit collectif, celui de la « construction de la société communiste », appelé aussi « l’avenir radieux7 » dans la poétique de l’économie politique du communisme. Ainsi, la modernité urbaine du communisme en Bulgarie s’est paradoxalement basée sur un fond traditionnel rural8 formé par le corps collectif. Tout comme la religion et le système de valeurs traditionnel, la téléologie communiste a rempli de sens ce corps collectif qui se voyait d’autant plus stable et immuable qu’il transcendait la vie (et l’anxiété existentielle) individuelle. La chute du système communiste modifie profondément les représentations sociales à la fois du monde extérieur et de soi-même. La disparition du grand récit communiste décompose le corps collectif et met fin à son système de sens. Morphologiquement articulé et objectivement mesurable, le corps devient le centre du monde individuel. Dépossédé du refuge collectif, l’acteur post-communiste reconstruit le monde dans les paramètres de son corps physique. Tout comme l’identité, le corps physique est, lui aussi, un projet. Si, pour Frank, la modernité a conceptualisé le corps grâce au savoir scientifique et aux politiques de contrôle social9, il en reste qu’elle l’a aussi « émancipé10 » de la nature et du déterminisme social, en faisant un projet infini, objet de transformations qui échappe à toute certitude, biologique ou sociale. Le corps physique est à la fois sujet et objet du corps social. Il est une création individuelle tout en étant un produit culturel11. La représentation de la réussite individuelle post-communiste ne peut effectivement se construire qu’autour du corps, puisqu’elle articule le passage d’un corps collectif à un corps individuel et individualiste. 6. 7. 8. 9. 10. 11. Ibid., p. 215-244. Alexandre Zinoviev, L’avenir radieux, Paris, L’Âge de l’homme, 1978. Ivan Hadjiyski, Bit i dushevnost na nashia narod, Sofia, Bulgarski pisatel, 1974, p. 289 ; Haralan Alexandrov, « Le prix du succès : être entrepreneur en Bulgarie aujourd’hui », Ethnologie française, 2, 2001, p. 317-318. Arthur Frank, « For a sociology of the body : an analytical review », dans Mike Featherstone, Mike Hepworth et Bryan S. Turner (dir.), The Body : Social Process and Cultural Theory, Londres, Sage, 1991, p. 39-40. Giddens, Modernity..., p. 100. Voir Anthony Synnott, The Body Social : Symbolism, Self and Society, Londres et New York, Routledge, 1993, p. 4. 4 Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie LA BULGARIE : RUPTURES POLITIQUES ET CONTINUITÉ CULTURELLE Tassée dans le coin sud-est de l’Europe, la Bulgarie s’est toujours trouvée en situation de périphérie, de la sorte que son histoire a été fortement dépendante de processus politiques externes. C’est aussi une longue histoire d’adoption de modèles sociaux importés. Formée en 681 assez près d’un puissant centre politique que fut Constantinople, elle s’est trouvée dans la sphère d’influence byzantine12 avant de tomber sous la domination ottomane (1396) pour pas moins de cinq siècles. Retrouvant son indépendance lors de la guerre russo-turque (1878), la Bulgarie a vu son attachement affectif envers la Russie « libératrice » se déplacer rapidement vers des centres de puissance occidentaux, notamment l’Allemagne, dont elle fut l’alliée pendant les deux guerres mondiales. En 1944, la Bulgarie tombe sous la sphère d’influence de l’Union soviétique, dont elle devient le plus fidèle satellite. Le 10 novembre 1998, au lendemain de la chute du Mur de Berlin, un coup d’État au sommet du pouvoir met fin au règne du leader communiste Todor Zhivkov et marque le début d’une longue transition de la Bulgarie vers l’économie de marché. Ce changement est en relation, bien entendu, avec une nouvelle réorientation géopolitique. La Bulgarie fait partie de l’OTAN depuis 2004 et de l’Union européenne depuis 2007. Ce changement à l’intérieur du pouvoir, au profit d’une plus jeune génération issue du régime communiste, signifie également une continuité. Comment la transformation des capitaux par des stratégies de rupture organise-t-elle les pratiques quotidiennes de l’acteur du changement et comment affecte-t-elle les représentations sociales ? Issu d’une culture paysanne et projeté vers un modèle occidental, le « nouvel homme bulgare » s’inscrit dans un rapport centre/périphérie particulier. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la Bulgarie était un pays agricole. Des petits propriétaires de terre et de bétail formaient la majorité de la population. Cette forte relation identitaire à la terre a défini les valeurs traditionnelles de type « sédentaire », les valeurs du « paysan13 », à travers l’appartenance territoriale, la famille et la parenté, la maison, bref, tout ce qui évoque le « chez-soi ». Puis le régime socialiste a mis en œuvre une industrialisation extensive qui a provoqué d’importantes migrations de main-d’œuvre vers les villes entre les années 1950 et 1980. La migration de la périphérie 12. 13. La christianisation et, plus spécialement, l’adoption de l’orthodoxie comme religion officielle (863-864) en sont des résultats toujours en vigueur. Ivan Hadjiyski, Bit i dushevnost na nashia narod, vol. 1, Sofia, Bulgarski pisatel, 1974. Introduction 5 vers le centre a valorisé la mobilité géographique, sans toutefois permettre la mobilité sociale. Finalement, la libéralisation économique et le passage au capitalisme après 1989 ont ouvert la voie à l’initiative privée et à l’enrichissement de l’individu entrepreneur. L’entrepreneur local, qui vient d’émerger du corps collectif communiste, n’a pas de modèles traditionnels devant lui : c’est lui qui doit les établir. Pour ce faire, il est obligé de « bricoler », à partir des images globales et des normes de réussite locales14. La relation ambivalente entre le local et le global se traduit dans le rapport à l’espace. La mobilité sociale est ainsi inscrite dans un corps mobile qui se déplace perpétuellement entre « centre » et « périphérie ». Dans le présent texte, le centre est compris comme lieu de concentration de pouvoir administratif (politique) et économique (ressources). Héritier d’un système totalitaire fortement centralisé, le centre, en Bulgarie post-communiste, se situe traditionnellement dans les grandes villes – en premier lieu Sofia, la capitale – qui sont des centres à la fois administratifs et industriels. Plovdiv, ville natale d’une bonne partie de la nouvelle classe politique, et Varna, premier port du pays (sur la mer Noire), sont d’autres centres administratifs. Mais ce n’est pas le poids démographique qui est la principale caractéristique du centre. Je m’intéresse plutôt aux centres de pouvoir symbolique qui sont, en quelque sorte, des générateurs de représentations. Dans ce sens, le centre se caractérise surtout et avant tout par le discours : discours politique, discours gestionnaire, discours scientifique, etc. À l’opposé du centre se trouve un corps collectif que le discours marxiste appelait « les forces de production ». Dans la « périphérie » ainsi constituée, c’est la campagne qui retient tout particulièrement mon attention. Productrice de nourriture15 et de culture traditionnelle, elle est le lieu natal d’une partie considérable des acteurs de la réussite en Bulgarie post-communiste. Jusqu’aux années 1950, plus de 80 % de la population en Bulgarie vivait à la campagne, alors que dans les années 1990 il n’en restait plus que 30 %16 : modèle occidental de forte migration vers la ville, certes, cependant pourcentage de 14. 15. 16. Voir aussi Alexandrov, art. cit, p. 320-321, 325. David Bell et Gill Valentine opposent la ville à la campagne sur l’axe de la production alimentaire et de la consommation : « If the urban is about consumption, then perhaps more than any scale, the region is about food production » (Consuming Geographies. We are where we eat, Londres et New York, Routledge, 1997, p. 17). Avec 2 634 000 sur une population totale de 8 230 000 en 1998, la campagne bulgare n’a jamais été aussi peu peuplée depuis plus d’un siècle. Nacionalen Statisticheski Institut, Bulgaria’98 : socialno-ikonomichesko razvitie, Sofia, NSI, 1999, p. 10. 6 Comment draguer un top-modèle. Représentations corporelles de la réussite en Bulgarie population rurale nettement plus élevé que la moyenne européenne17. Cette nouvelle population urbaine n’a surtout pas rompu ses liens avec la campagne, comme l’a si bien démontré Gerald Creed18. Ces nouveaux citadins ont toujours été substantiellement assistés par les (grand-)parents qui sont restés à la campagne. Comment le nouveau modèle capitaliste se greffe-t-il sur ce fond culturel ? Comment cela change-t-il les stratégies des acteurs et le modèle capitaliste lui-même ? Et, dans ce sens, comment ramène-t-on le « global » dans des systèmes locaux traditionnels ? Le corpus qui suit veut éclairer cette mobilité entre lieux d’ancrage traditionnels et nouvelles valeurs, jonction où s’articule la quête identitaire post-socialiste. Le nouveau riche est au cœur de ce conflit, composant à la fois avec la modernité d’une mobilité mondialiste et avec l’encadrement culturel du local, géré par des valeurs traditionnelles. Cette étude est basée sur la confrontation empirique entre un travail de terrain extensif mené à travers le pays bulgare entre 1990 et 2000, et l’analyse d’un corpus de textes et d’images médiatiques (de la même période) qui traitent de la réussite individuelle et de tout ce qui touche et intéresse l’homme dans la réussite post-communiste. Le mensuel Club M, « le magazine des gens qui réussissent19 », paru en 1990, en constitue la source principale. « Magazine de l’homme nouveau20 », Club M est un magazine pour hommes. C’est au moins ce qui est inscrit sur la page couverture, bien qu’il reçoive souvent des lettres de lectrices. En 1993, la rédaction comptait neuf journalistes, dont trois femmes qui, en 1995, sont passées à quatre contre sept hommes. Je me suis intéressé au discours de Club M en tant qu’univers entier et cohérent, où la sexualité exprime un sens social autant que le fait le discours économique. Aussi, l’intérêt de ce magazine des temps nouveaux est qu’il n’est justement pas tout à fait nouveau. Avant 1989, le noyau de la rédaction travaillait à la revue communiste Bulgarie d’aujourd’hui, revue officielle éditée par le Ministère public, traduite notamment en français et exportée jusqu’au Canada21. J’utilise cette source pour l’étude comparative et diachronique des représentations de la réussite en 17. 18. 19. 20. 21. Le plus haut pourcentage de population rurale revient toutefois à la Roumanie : 47 %. Council of Europe, Recent demographic development in Europe, Bruxelles, 1997. Domesticating Revolution : From Socialist Reform to Ambivalent Transition in a Bulgarian Village, University Park, Pennsylvania State University press, 1998. Club M, 1, 1990, p. 3. Club M, 9, 1990, p. 4. La Bibliothèque de l’Université Laval en possède la collection complète, de 1970 à 1989. Introduction 7 Bulgarie. Ensuite, le quotidien Trud, le journal bulgare à plus grand tirage, m’a procuré quelques nouvelles pertinentes du monde de la réussite. Finalement, trois romans populaires parus en 199622 représentent une source extrêmement riche de représentations locales de la réussite. Ces trois « romans vulgaires », d’après le titre que leur donne l’auteur, portent des noms romains (Néron, Caligula, Messaline), mais les héros derrière ces surnoms sont des acteurs bien connus de la réussite post-communiste bulgare. L’intérêt ethnographique est suscité d’abord par le style hyperréaliste, quasi documentaire, de l’écriture. Non seulement les personnages sont-ils décrits avec une véracité déconcertante, mais la « fiction » a su anticiper la réalité : les meurtres des personnages dans le roman précèdent de quelques mois les meurtres des protagonistes réels, dans la « vraie vie ». En plus, la description de la culture corporelle, de la sexualité et de la culture matérielle des héros de Kalchev est un trésor inestimable pour l’ethnographie de la transition bulgare. Bourdieu classe les différents types de « capital » dans une grille « intérieur/extérieur », pour distinguer le « capital incorporé » (l’« habitus ») et le « capital objectivé » (les « propriétés » matérielles). Il place ces deux formes de capital au cœur du « principe de production de pratiques distinctives23 ». Le plan du présent livre est structuré dans cette logique. L’analyse des représentations de la mobilité sociale commence avec la production sociale du corps individuel (première partie du livre), s’attarde ensuite à l’accumulation/transformation du capital physique à travers des schémas sexués (deuxième partie), investit les différentes manifestations de l’« habitus » (troisième partie), pour aboutir à la relation entre le corps et l’objet (le « capital objectivé ») dans la culture matérielle du nouveau riche (dernière partie). 22. 23. Hristo Kalchev, Neron. Vulgaren roman, Sofia, 1996 ; Caligula. Canto furioso, Sofia, 1996 ; idem, Cikalat na Messalina. Vulgaren roman, Sofia, 1996. Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 127. PREMIÈRE PARTIE Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social Énoncer le projet social : le discours des « experts » L’« AQUARIUM » : ÉCONOMIE POLITIQUE DU CORPS COLLECTIF L a société communiste est un aquarium, affirme un article dans Club M1. « Sous le couvercle », les poissons n’ont pas à assurer leur survie : quand « on leur donne de la nourriture, d’en haut [otgore] : ils mangent ; on leur donne de l’air : alors ils respirent ». La métaphore de l’« aquarium » est fort réussie parce qu’elle représente une structure politique dans des référents spatiaux : espace clos et uniforme où le couvercle renferme de manière sécuritaire tout ce qui bouge dedans. Cette image résume dans des termes associés à la physique la condition sociale du corps collectiviste : une masse amorphe sans différentiation manifeste. Dans l’article, cette « situation particulière des gens dans la société totalitaire » est appelée « de l’impuissance acquise ». L’« impuissance acquise » est un concept important, dans la mesure où il représente le sujet communiste comme détourné de sa « nature », de sa force « innée », et (dé)formé par la société totalitaire. Cette « dénaturation » est définie comme un ensemble d’impacts négatifs sur les sujets qui, en conséquence, sont « déshabitués de prendre des décisions, de faire preuve d’autonomie 1. Georgi Asiov, « Kato ribki v Akvarium », Club M, 1, 1992, p. 12-13. 12 Première partie • Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social et d’initiative ». L’idée que « l’impuissance acquise n’est pas immanente à notre nation » se retrouve dans nombre d’éditoriaux des premières années démocratiques quand on croyait que le simple changement de structure transformerait le Bulgare post-communiste en capitaliste prospère. Le manque de liberté est le premier paramètre de l’« aquarium », celui qui définit le rapport entre l’individu et le système : « Dans la société totalitaire, l’homme n’a pas la liberté de faire sa vie selon ses propres capacités, ses désirs ni son goût [...]. Cela le soustrait à la responsabilité de penser et d’agir. Ce n’est pas lui qui choisit son éducation ni la matière de ses études, ce sont les “besoins objectifs” des régions ; et il ne choisit même pas l’appartement où il vit », dit l’expert éditorialiste2. En effet, l’économie planifiée du socialisme encadrait la vie de l’individu dès l’école et « programmait » ainsi son avenir professionnel. La fin des études était suivie de la dite « distribution » des jeunes professionnels, pour un temps défini, dans différentes régions du pays. Le système de distribution fait que l’individu ne choisit pas lui-même son travail, il est tout simplement envoyé dans telle ou telle entreprise, dans telle ou telle région. Un appartement lui est réservé dans la ville ou le village désigné qui, par principe, n’est pas son lieu natal. Ce n’est qu’après l’accomplissement de ses années de travail « par distribution », qu’il peut retourner travailler dans sa ville ou dans une autre, si besoin il y a. Dans les années 1980, cette « distribution » était généralement orientée du centre vers la périphérie, vers les régions qui manquaient déjà de ressources humaines après la migration industrielle vers les grandes villes, phénomène qui a marqué les premières décennies du régime communiste. Ainsi, les villes universitaires devenaient des centres de formation des jeunes cadres qui, ensuite, étaient répartis dans le pays, selon les besoins des régions. À son tour « désertée » par la main-d’œuvre locale, l’industrie recourait souvent à l’aide du village, à des travailleuses et des ouvriers de régions éloignées. La revue Zhenata Dnes (« La femme aujourd’hui ») du mois d’août 1975 rapporte une situation typique, celle de l’usine de textile (valnenotextilen kombinat) « Gueorgui Guenev » dans la ville de Gabrovo : « “Ces jours-ci, j’ai encore fait venir deux autobus de filles turques depuis les petits villages lointains des Rhodopes3 ; et voilà que les postes [de tisseuses] sont maintenant comblés, à l’usine”, dit 2. 3. Asiov, art. cit., p. 12. Il s’agit, en fait, de jeunes femmes de la minorité turque ou musulmane, habitant les régions peu peuplées des Rhodopes orientales, dans le sud de la Bulgarie. Énoncer le projet social : le discours des « experts » 13 le directeur du collectif de travail, le camarade Velin Ivanov4. » Une des ouvrières modèles de l’usine, l’héroïne du travail Ivanka Belberova, affirme de son côté que « depuis trois ans déjà, pas une seule personne de la région n’est venue travailler dans la filature » : « J’ai moi-même enseigné une fille d’ici, voilà cinq ans déjà. Depuis, on fait venir des filles d’autres régions, de coins éloignés. Il y a pas de mal, dans ça, je dis pas... Elles s’appliquent bien, les filles... Seulement voilà, elles travaillent [porabotiat] pendant un an ou deux, puis déménagent...5 ». Ces exemples démontrent trois aspects interconnectés du mécanisme social communiste à l’égard de l’individu (appelé plus souvent « travailleur »), à savoir la distribution planifiée, la mobilité géographique et l’interchangeabilité fonctionnelle. En effet, le contrôle total de l’État sur la main-d’œuvre, par le biais de la « distribution planifiée », amène le sujet communiste à une mobilité géographique qui n’aboutit guère, dans la majorité des cas, à une mobilité sociale. Ne découlant pas de la volonté individuelle, mais de celle de l’économie planifiée, c’est une mobilité « horizontale », rendue possible grâce à l’idée de « l’interchangeabilité » des sujets. Cette trajectoire individuelle « imposée » et non libre investit le « centre » d’un double pouvoir symbolique dans les représentations sociales. D’un coté, celui-ci est d’autant plus valorisé qu’il ne s’avère accessible qu’après cette période « de passage ». En conséquence étaitil devenu un lieu convoité par nombre de gens, un lieu « de rêve ». Au sommet de la hiérarchie des centres, Sofia, la capitale, était l’endroit le plus convoité et, de fait, le moins accessible. L’on ne pouvait s’installer à Sofia sans avoir obtenu un « permis de résidence » (zhitelstvo). D’un autre côté, la logique centraliste de (re)distribution dote le centre d’un énorme pouvoir décisionnel, et c’est sur quoi est bâtie l’image de l’« aquarium ». Privé de liberté et du droit de choisir, le sujet est soumis aux décisions d’un « centre » qui le déplace à travers l’espace géographique et social comme bon lui semble. Il se voit ainsi souscrit à une mobilité qui ne relève guère de lui mais du plan central6. Dans l’image de l’« aquarium », le centre décisionnel est incarné par le mécanisme invisible qui distribue la nourriture et l’air aux poissons. Ce « centre » est physiquement représenté « en haut », métaphore spatiale du pouvoir. Un « couvercle » étanche sépare la périphérie « d’en bas » de celle « d’en haut », laissant peu de jeu au sujet 4. 5. 6. Zhenata Dnes [périodique], 8, 1975, p. 10. Ibid. Dans ce sens, Ivaïlo Znepolsky dit que « le projet égalitaire glisse jusqu’à la dictature de la médiocrité », dans « À propos du Passé d’une illusion : Utopie et idéologie dans la pratique du socialisme réel », Les Temps modernes, 589, 1996, p. 176. 14 Première partie • Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social ordinaire, peu de chances de changer de place. La représentation géographique de l’espace social structure la représentation : il n’y a pas de liberté individuelle dans un espace couvert (« sous couvercle ») et, par extension, dans un espace fini, clos. La clôture devient le référent dominant du passé socialiste. Dans ces termes-là, la liberté individuelle n’est possible que vers le « haut » de la structure sociale, et gagne de l’importance en gagnant de l’altitude. Poursuivons ici la logique de superposition des « centres » dans l’image de l’« aquarium » : Ainsi, l’État, qui a usurpé le droit de disposer de tout, commence à dicter [à l’individu] non seulement à qui et à combien vendre sa voiture, mais aussi quelle fille ou garçon épouser et combien d’enfants ils doivent faire [...] Partout, ce n’était pas des idées, des initiatives et de la créativité qu’on demandait aux gens mais tout simplement l’exécution d’ordres, d’instructions et de recommandations qui venaient de quelque part en haut. Cela a l’air paradoxal, mais même Todor Jivkov avait son « otgore », [à savoir] Moscou7. On voit que la vie sous le communisme est représentée par un principal axe décisionnel qui, modulé successivement par plusieurs centres au niveau international, national et régional, traverse tout le champ social pour pénétrer finalement dans la sphère privée et intime (la famille), et jusque dans la chambre à coucher, dans l’obsession de tout contrôler, y compris la sexualité8. Ainsi, le centre est à la fois géographiquement concentré et discursivement diffus à travers l’espace social. C’est justement là que se situe son essence : le centre se (re)produit par le discours. Tout en se déclarant une « république des travailleurs », le pays communiste est géré par des gens qui sont nécessairement assez loin du monde du travail physique. Cela crée une nouvelle dichotomie entre centre et corps collectif, basée cette fois-ci sur le mode opérationnel : discursif chez le premier et corporel chez l’autre. Ivaïlo Znepolsky note l’« accumulation » du « capital des symboles » en mode socialiste : « l’origine modeste, l’appartenance au Parti, le refus de toute autonomie humaine, la fidélité au pouvoir communiste etc.9 », en fait, toutes stratégies discursives. L’organisation hiérarchique de la société est ainsi basée sur le discours. L’entreprise communiste est gérée, en effet, 7. 8. 9. Club M, 1, 1992, p. 13. Dans ce sens, plusieurs ethnographes de la sexualité communiste en Bulgarie définissent la masturbation comme acte de résistance, de révolte (Ivaïlo Dichev, « Erotika na komunizma », Vek 21, Sofia, 7, 16 mai 1990, p. 3) ou de « dissidence » (Anri Kisilenko, « Scriptophilia bulgarica », Ars Erotica, Sofia, 1992, p. 159172). « À propos... », p. 170. 15 Énoncer le projet social : le discours des « experts » par un discours scientifique et rationnel qui, paradoxalement, n’est pas loin de la conception tayloriste de l’entreprise10. Ainsi, le corps de production est divisé par la gestualité des positions hiérarchiques : la direction prend soin du travail de conception et de gestion, alors que l’ouvrier est dans la production matérielle. Par conséquent, l’économie centralisée se prête à des représentations anthropomorphes d’un éloquent potentiel graphique. FIGURE 1 Représentation anthropomorphe de la gestion économique communiste CENTRE DISTRIBUTION : Discours décisionnels (plan) Substance économique (« on leur donne de la nourriture ») CORPS COLLECTIF (production) Le centre du pouvoir représente la tête ; les membres « ordinaires » de la société (travailleurs, étudiants etc.) forment le corps ; et l’axe décisionnel (ou « distributionnel ») représente l’aorte qui alimente l’organisme de discours (« d’ordres, d’instructions et de recommandations ») et de substances matérielles (« nourriture »). Ici, le centre du pouvoir représente la tête (appareil discursif qui domine le corps social) ; les membres « ordinaires » de la société (travailleurs, étudiants, etc.) forment le corps ; et l’axe décisionnel (ou 10. Frederick Winslow Taylor, The Principles of Scientific Management, New York et Londres, Harper & Brothers, 1913. 16 Première partie • Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social « distributionnel ») représente l’aorte qui alimente l’organisme de discours (« d’ordres, d’instructions et de recommandations ») et de substances matérielles (« nourriture »). Le corps individuel est absent du discours décisionnel ; plus précisément, il n’a de sens social que faisant partie du corps collectif, régi par le « plan » venant de la « tête » et nourri par le « système sanguin » « distributionnel ». Tout comme dans le taylorisme, l’ouvrier communiste est conçu comme l’instrument discret d’une machine intégrale. Dans ce contexte, le sujet ne possède de valeur que fonctionnelle. Au-dessus de tout espace fonctionnel, le « couvercle » empêcherait l’individu d’échapper à sa fonction collective. Les stratégies individuelles doivent alors conduire le sujet à « se dissoudre » dans la collectivité anonyme, à « être semblable ». Il est ainsi condamné à la sécurité de l’indistinction. Quand on enlève ce sentiment de sécurité, on plonge dans la crise post-socialiste. La fin du système communiste soumet l’organisme social ainsi représenté à de dures épreuves. Le centre s’est gravement détérioré et a perdu son statut exclusif. En décembre 1989, le Parlement bulgare, sous la pression de la rue, a aboli l’article 1 de la Constitution communiste qui stipulait que la Bulgarie était une « république populaire et socialiste », dirigée par le Parti communiste. D’autres centres de pouvoir et de discours ont vite émergé. Le pluralisme politique a engendré la pluralité des discours publics. Tout cela allant de concert avec une libéralisation économique, basée sur l’idée de libre initiative dans une économie de marché. Une « décentralisation » des pouvoirs s’est donc mise en marche, redéfinissant radicalement les rapports sociaux. Il y a donc passage d’une structure pyramidale du pouvoir vers un réseau dispersé de rapports de force. Ceux-ci agissent désormais sur le plan horizontal aussi bien que sur la structure verticale de l’espace social. L’individu « autonome », érigé en modèle depuis des années, représente un « centre » en soi, c’est-à-dire un organisme indépendant ayant des responsabilités décisionnelles, du pouvoir politique et économique. S’il ne sait pas trop comment s’y prendre, les « experts » lui proposent des modèles occidentaux qui ont fait leurs preuves : « leur présent, c’est notre futur », disent-ils11. Heureusement, « le Bulgare est un bon imitateur... il adopte et reproduit vite ce qui lui a été montré comme modèle12 ». 11. 12. Asiov, art. cit., p. 13. Ibid. Énoncer le projet social : le discours des « experts » 17 En effet, le désir de réussite sociale fait partie du rêve d’être « européen » et « occidental », un rêve qui a toujours animé les habitants de la péninsule balkanique. Dans sa relation à l’Occident, l’homme balkanique n’a jamais été la partie active. Au contraire, l’histoire mondiale lui a toujours distribué des rôles de subordination ; ce sont les autres qui ont pris les décisions à sa place et qui ont projeté son destin. Par conséquent, l’Occident représente le seul modèle légitime : c’est seulement en tant qu’« Européen » que l’homme bulgare peut être le maître de son destin, un individu libre, actif et doté de pouvoir réel. « Et, un beau jour, quelque chose s’est produit en Europe. Et nous autres, bien que tassés aux confins du monde, nous l’avons ressenti et, bien que lentement et timidement, nous nous sommes ressaisis. Nous nous sommes quelque part souvenus que nous étions des Européens13. » Toutefois, l’histoire sociale après 1989 démontre que, au lieu de réjouir pleinement les membres ordinaires du corps collectif, ce changement inespéré du contexte les a plongés dans des problèmes plus complexes encore. Loin de se précipiter vers l’autonomie et la réussite individuelle, les gens sont restés en majorité passifs, comme s’ils attendaient la re-création d’un (nouveau) centre décisionnel qui redonnerait un sens officiellement sanctionné à leur trajectoire sociale. Au nouveau discours libéral et individualiste, le sujet ordinaire oppose souvent une utopie égalitariste, héritée de l’idéologie communiste qu’on croyait bel et bien morte14. Le corpus étudié nous présente une société aux valeurs très communautaires ; même l’édition communiste qu’est Bulgarie d’aujourd’hui trouve cet « appétit d’égalité » du Bulgare moyen un peu inapproprié en 198715. Après la fin de l’égalitarisme d’État, le corps collectif a continué à « survivre » dans un contexte économique qui n’était plus le sien et qui ne tenait guère plus compte de lui. Alors que le nouveau discours social parle de « nature », c’est dans la culture qu’il faut chercher les fondements de l’attitude du corps collectif. En fait, le système communiste s’est lui-même greffé sur des modèles holistes préexistants, et particulièrement sur l’idée de redistribution des biens au sein du groupe16. La culture traditionnelle 13. 14. 15. 16. Ibrishimov, art. cit., p. 28. Evgeniy Daïnov relève des thèmes « de gauche » dans le discours quotidien du Bulgare : « l’immobilité, la priorité du groupe sur l’individu, la peur de prendre des décisions individuelles, le fatalisme » (« “Liavo” i “diasno” v dneshna Balgaria », Stiftung für liberale Politik Friedrich-Nauman, Mahaloto na Darendorf, Sofia, Access, 1995, p. 177. Georgi Asiov, « Appétit d’égalité », Bulgarie d’aujourd’hui, 2, 1987, p. 6-7. Karl Polanyi, The Great Transformation, Boston, Beacon Press, 1957 [1944]. 18 Première partie • Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social bulgare s’est formée en contexte rural, sous occupation étrangère (ottomane), où la survie du groupe a dominé le système de valeurs. La culture communiste a réussi à s’implanter en raison de ce communautarisme local, et c’est pour cela que le capitalisme libéral a du mal à s’enraciner en Bulgarie. Le fait que le pays soit resté, jusqu’aux années 1960, majoritairement rural et jamais très riche a contribué à perpétuer l’idée de la priorité du collectif sur l’individu. La pratique du communisme n’a fait que renforcer ce sentiment. Un tel contexte ne favorise donc pas le détachement du « je » du corps collectif, perçu comme déviation de la norme et comme « trahison » par rapport au groupe d’origine. « Particulièrement sujet à caution est le succès, remarque à ce propos Znepolsky, car à des temps marqués par une abjection criminelle, tout succès peut être taxé de criminel. Par voie de conséquence, ceux qui n’ont pas réussi sont des gens purs, et les plus purs sont les ratés et les bons à rien17 ! » D’où la nostalgie de l’« aquarium », une nostalgie qu’on peut retrouver même dans Club M si on lit attentivement les lettres des lecteurs, ces même lecteurs qui sont supposés incarner les valeurs du nouvel homme libre et entreprenant. Ainsi, une lectrice de la petite localité de Zlatograd va jusqu’à évoquer l’identité nationale : « Des “Bulgares”, il n’y en a plus », s’attriste-t-elle et s’explique : « il n’en reste que quelques poissons par-ci par-là. Les requins ont mangé tout le reste. » Ici, la réussite individuelle est en contradiction, non seulement avec le bien collectif, mais aussi avec l’identité bulgare tout court. En effet, l’identité bulgare, d’après ce témoignage, ne peut survivre qu’en « aquarium ». L’« aquarium » étant un environnement sans prédateurs, tout « requin » économique, nonobstant sa nationalité, est forcément étranger. Cette vision du monde oppose a priori la « communauté » et l’entrepreneur. Dans un tel contexte social, ce dernier doit fabriquer son propre système de valeurs dans un vide culturel, balançant entre des traditions locales et des modèles globaux. Tout cela ne favorise pas le développement d’une culture capitaliste en terre bulgare. L’image de l’« aquarium » raconte la continuité du corps collectif et sa survie après la fin du système qui l’a produit : « En ce moment même, dans plusieurs institutions et entreprises bulgares, des milliers d’employés attendent la liquidation [de leurs entreprises] avec une résignation totale, sans rien faire, mais rien du tout, pour sauver leur peau. Ils ne comptent probablement que sur un miracle qui viendrait du “Ministère”, de Washington ou de Madrid18. » Ainsi les centres 17. 18. Ivaïlo Znepolsky, « La crise de la conception... », art. cit., p. 121. Club M, 1, 1992, p. 13. Énoncer le projet social : le discours des « experts » 19 changent, mais l’attente persiste. La Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), dont les sièges centraux se trouvent à Washington, sont devenus les gérants et les leviers financiers majeurs de l’économie nationale au cours de la transition. Le nom de « Madrid », de son côté, était entré dans la topographie imaginaire des Bulgares, au début des années 1990, de façon métonymique : il connote la résidence de l’ancien roi des Bulgares, Siméon II, exilé par le pouvoir communiste en 1946. En 2001, l’électeur bulgare a confirmé les doutes de l’auteur de l’article cité en portant au pouvoir la formation politique de l’ancien roi... L’« attente du miracle » est une figure intéressante dans les textes cités. Elle semble bien conceptualiser le discours – verbal et comportemental – du « nous » collectif après l’érosion du centre. La culture du miracle, historiquement enracinée en Bulgarie, défie le rapport de causalité au monde et situe le sujet à l’extérieur des forces décisionnelles. Dépossédé de projet téléologique (puisque dépossédé de la « tête »), le corps collectif ne croit pas en ses propres forces et semble substituer à l’ancien « avenir radieux » une panoplie hétérogène d’attentes sociales, de croyances ésotériques19 et de quêtes de solutions « miraculeuses ». Les « experts » abondent dans ce sens : « Aux yeux du Bulgare, la richesse est quelque chose de mystérieux qui n’a pas de rapport avec sa vie quotidienne » ; elle serait plutôt de l’ordre du « miracle », comme « la découverte d’un trésor [imàne20], l’héritage d’une grosse propriété, le hasard, la chance, la loterie, et ainsi de suite21 ». Cette culture du miracle soutient l’attente d’un changement favorable du contexte plutôt qu’une action individuelle. Elle perpétue l’idée que les dynamiques locales sont une fonction du global et dote les centres externes de pouvoirs miraculeux. Voilà le point de départ d’un nouveau discours social qui cherche à se dissocier du discours communiste par un jeu d’oppositions notionnelles : communisme/libéralisme, collectivisme/individualisme, passivité/activité, attente/action, artificiel/naturel, impuissance/force, acquis/inné. Les abstractions politiques sont ainsi traduites dans des termes organiques, quasi biologiques, signifiants pour l’imaginaire collectif. Elles sont traduites dans le langage du corps, et c’est ce corps physique qui s’avère le meilleur moyen pour exprimer le changement 19. 20. 21. Voir Iveta Todorova-Pirgova, « Langue et esprit national : mythe, folklore, identité », Ethnologie française, 2, 2001, p. 289. La découverte d’un trésor – imàne – est une représentation traditionnelle de la réussite, très présente dans la littérature – orale aussi bien qu’écrite – bulgare. Elle est aussi à la base de plusieurs légendes, croyances et pratiques ésotériques. Evgeniy Daïnov, « Chrez bogatstvo kam napredak » (À travers la richesse, vers le progrès), Club M, 6, 1996, p. 26. 20 Première partie • Du corps collectif au corps individuel : la solitude sémiotique du sujet social social. C’est dans ce corps que se rejoignent et se confrontent la structure et l’acteur. Les images de référence du « je » post-communiste viennent de ce fond local et les nouvelles images ne prennent leur sens que par rapport à un système culturel préexistant. D’où la double tâche du discours post-totalitaire : conceptualiser d’abord un « je » individuel et distingué du « nous » collectif, et lui « donner corps », faire de sa corporalité même le signe fondamental de la distinction sociale. MODÈLE ET ACTEUR : ARGUMENTATIONS MORALES Le refus du corps collectif de croire en la réussite individuelle accuse la singularité du « je » entrepreneur et dramatise son isolement culturel. Aussi, l’urgence sociale est-elle d’élaborer un discours à partir du « je » entrepreneur, un discours qui donnerait une légitimité publique à cet entrepreneur. C’est d’abord aux éditoriaux que revient la lourde tâche de légitimer ce qui a été depuis longtemps perçu comme « illégitime » : se distinguer du corps collectif. Édifiant et instructif, ce discours éditorial a une portée quasi didactique. Si bien qu’on pourrait le lire comme un discours initiatique, mettant en jeu un rite de passage. Le « soi-même » participe de façon active à la construction discursive du nouvel homme « libre », « autonome », « seul responsable de ses actes22 ». Cette envie de recréer le « soi-même » implique une double rupture : avec le corps collectif et avec son propre passé collectiviste. Ce n’est pas sans rappeler la formation de la petite bourgeoisie au tournant du siècle précédent. Hadjiyski définit ces acteurs comme des « personnes sans histoire » qui, grâce à l’élargissement des marchés d’exportation, « se créaient elles-mêmes à partir du néant, grâce aux seules qualités et efforts individuels23 ». L’individualisation des valeurs politiques : liberté et indépendance Les notions de « liberté » et d’« indépendance » ont été constitutives du discours euphorique au moment de la chute du régime communiste. Celles-ci s’inscrivent dans une longue tradition narrative, marquée par des luttes d’indépendance contre des oppresseurs étrangers (ottomans, jusqu’à la fin du XIXe siècle), ensuite pour la réunification du pays (début du XXe siècle). Même l’instauration du régime communiste, réalisée en 1944 grâce à l’offensive progressive de l’Armée Rouge (soviétique) vers Berlin, était représentée, dans le dis22. 23. Club M, 4, 1992, p. 5. Ivan Hadjiyski, « Poyavata na individualizma u nas » (L’apparition de l’individualisme chez nous), Filosofski pregled, 13 (3), 1941, ma traduction.