Le concept d`émergence en physique
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Le concept d`émergence en physique
Réunion philosophique du 21 avril 2007, à Toulouse LE CONCEPT D’ÉMERGENCE EN PHYSIQUE José-Philippe Pérez, professeur de physique à l’Université Paul Sabatier Introduction C’est le philosophe anglais George Henry Lewes qui, en 1875, introduisit le concept d’émergence, inspiré par l’exemple de la molécule d’eau, qui a des propriétés différentes de celles de ses composants atomiques l’oxygène et l’hydrogène. L’idée essentielle est que l’interaction de ces deux atomes est à l’origine de propriétés nouvelles, dites émergentes, car difficiles voire impossibles à prévoir. Évidemment, la question de l’émergence a, dans le passé, interpellé tous les grands philosophes anti-atomistes ou holistes, tels qu’Aristote et Liebniz, adeptes de la pensée synthétique et qui, à ce titre, estimaient nécessaire de privilégier les connections entre éléments plutôt que les éléments eux-mêmes. Nous nous proposons ici de développer ce concept d’émergence du seul point de vue du ”physicien-philosophe” en adoptant le plan suivant, découpé en trois grandes questions : Qu’appelle-t-on loi en physique ? L’univers est-il différent ou élégant ? La nature est-elle un puits sans fond ? I. QU’APPELLE-T-ON LOI EN PHYSIQUE ? I.1 Physique classique et physique quantique Il est simple et commode distinguer physique classique et physique quantique, même s’il est largement admis que la première peut être considérée comme une approximation de la seconde. En effet, compte tenu de la grande précision des prédictions de la physique quantique et surtout de la théorie quantique des champs, il vaut mieux admettre que ”tout est quantique” et que la physique classique n’est qu’une approximation de la physique quantique que l’on obtient en faisant tendre vers zéro la constante h = 6, 626 × 10−34 J.s. Rappelons que cette dernière fut introduite par Max Planck pour interpréter le rayonnement des corps. Parmi les physiciens, cette approximation est, à ma connaissance, contestée par personne au monde, sauf par · · · Robert Laughlin, actuelle figure de proue de l’émergence, éminent professeur de l’Université de Stanford et prix Nobel en 1988 pour ses travaux théoriques sur l’effet Hall quantique fractionnaire dans des hétérojonctions à semi-conducteurs) [1, page 56]. Einstein a montré que l’on admettait implicitement, en physique classique, quatre propriétés fondamentales [2] : i) la localisation spatiale des objets, ii) leur séparabilité, c’est-à-dire leur existence indépendante, iii) les propriétés intrinsèques des objets (masse, charge électrique, vitesse, etc.), iv) le principe d’action locale, selon lequel la vitesse de propagation d’une information d’un point à un autre de l’espace est inférieure ou égale à la constante d’Einstein c qui vaut approximativement 3 × 108 m.s−1 , ce qui permet d’intégrer la relativité restreinte dans la physique classique. 2 En physique quantique, seule la quatrième propriété est conservée, ce qui rend la physique quantique compatible avec la relativité restreinte (c’est la théorie quantique relativiste de Paul Dirac qui date de 1928). Précisons que le problème que tente actuellement de résoudre la physiciens, avec la théorie des cordes, jusqu’à maintenant sans succès, c’est précisément la compatibilité de la physique quantique avec la théorie relativiste de la gravitation d’Einstein ou relativité générale. Ainsi, les trois premières hypothèses sont rejetées par la physique quantique : les objets ne sont pas localisables, ne sont pas séparables et n’ont pas de propriétés individuelles, ce qui donne incontestablement à la physique quantique une dimension holiste et donc anti-atomiste. Notons que certains physiciens ont déjà franchi la pas en admettant que ”tout est onde”, le reste étant approximation, selon une formule de Zeh qui a fait du bruit :”No particles, no jumps, only waves”. Les particules dont nous sommes constitués ne seraient finalement que des états d’excitation de champ : pour le photon sans masse, c’est le champ électromagnétique ; pour les particules avec masse, ce sont des champs spécifiques de nature quantique. I.2 Qu’est-ce qu’une loi en physique ? En physique, on appelle loi une relation entre grandeurs qui soit universelle ou universalisable, c’est-à-dire une relation qui soit potentiellement indépendante de l’instant, du lieu, voire du mouvement de l’observateur. Elle ne peut donc pas être confondue avec une régularité contingente. Exemple Les trois lois de Kepler sur les planètes du système solaire ont effectivement un caractère universel : ce sont des lois expérimentales que l’on sait relier à la loi de l’attraction universelle de Newton. En revanche, le fait que le rapport de la masse d’une planète sur la masse du Soleil soit inférieur ou égal à 10−3 environ est une régularité contingente. Pour des exo-planètes gravitant autour d’une autre étoile, les lois de Kepler sont conservées, alors que le rapport analogue en masse n’est pas assuré ; en tout cas, rien dans la théorie ne l’impose. a) Lois fondamentales Certaines lois sont qualifiées de fondamentales lorsqu’elles apparaissent comme des lois de base ou de fond, à l’origine de l’interprétation de nombreux phénomènes. Elles se caractérisent par leur indépendance mutuelle et donc par leur petit nombre. Notons que l’énoncé des lois de la nature suppose qu’un être pensant existe et les justifie, c’est l’épistémologie, pour en tirer une vision de la nature sur la base des sciences, c’est la philosophie de la nature. Exemples 1) Grâce à la loi fondamentale de la dynamique, ou deuxième loi de Newton, et l’opposition des actions réciproques, on explique tous les phénomènes simples de mécanique à un ou deux corps, depuis le mouvement d’un ballon de foot dans l’air visqueux jusqu’à celui des satellites artificiels dans l’atmosphère raréfiée de la Terre, pourvu que la précision demandée ne soit pas excessive. 2) Avec les quatre équations de James Maxwell, on prévoit la presque totalité des phénomènes relevant de l’électromagnétisme, de l’optique et de l’électronique. 3) Les deux premiers principes de la thermodynamique intègrent tout ce que l’on sait sur les échanges énergétiques (travail et chaleur) et sur la manière la plus écologique qui soit de les gérer, avec, en prime, une relation objective entre le sens du temps qui s’écoule et l’augmentation de la création d’entropie dans tout système physique. 3 4) L’équation non relativiste de Schrödinger est une équation différentielle à laquelle satisfait une certaine fonction d’onde dont le carré du module donne la probabilité de localiser la particule considérée en un point de l’espace. b) Lois constitutives D’autres lois sont dites constitutives car directement en rapport avec la constitution du milieu considéré. Elles n’ont qu’une portée limitée. Exemples 1) La loi d’Ohm exprime la propriété des matériaux conducteurs de laisser passer le courant électrique selon une relation linéaire (de proportionnalité) entre l’intensité du courant qui les parcourt et la tension à leurs bornes. 2) La loi de Stokes donne l’expression de la force de frottement visqueux qu’exerce un milieu visqueux sur un corps, pourvu que la vitesse de ce corps soit suffisamment faible. I.3 La physique est-elle la science universelle ? a) L’ambition universaliste de la physique L’idée qui prédomine chez les physiciens, dans leur propre communauté et même au-delà (chimistes, mathématiciens, philosophes), est que les lois de la physique qu’ils élaborent, souvent avec l’aide des mathématiques, ont, sinon une portée universelle, une ambition universelle qui suffit au propre développement de leur discipline. En bref, toute loi physique se veut autant que possible universelle et cherche sa justification dans son domaine, exclusivement. En outre, ces lois doivent former un ensemble à la fois cohérent et non redondant : ni contradiction interne, ni redite. Il est instructif de noter que toutes les tentatives d’interprétation de phénomènes inexpliqués en astrophysique ou plus largement en physique (expansion de l’Univers, matière noire, énergie noire, mémoire de l’eau, etc.) par une physique exotique se sont jusqu’à maintenant avérées des échecs. Exemples 1) Les trois lois de Kepler sont justifiées par la loi d’attraction universelle de Newton. 2) La loi d’Ohm dans un conducteur métallique est décrite par une force de frottement visqueux ou mieux par les collisions des porteurs de charge avec les impuretés du réseau cristallin. 3) La loi de Stokes se justifie par la faiblesse du nombre de Reynolds (grande viscosité). b) Les sciences spécialisées La chimie et la biologie sont, en revanche, des sciences spécialisées, parce qu’elles s’appuient sur la physique. La chimie utilise largement la théorie atomique et donc la physique quantique pour expliquer les liaisons, l’électromagnétisme pour expliquer le comportement des molécules polaires, et la thermodynamique avec ses bilans énergétique et entropique pour prévoir l’existence de certaines réactions chimiques. Il est bien connu qu’en biologie, on se sert de l’électromagnétisme et de la thermodynamique, notamment celle des systèmes ouverts. Les sciences spécialisées puisent ainsi dans la physique tout ce dont elles ont besoin, contrairement à la physique qui est autonome, à l’outil mathématique près qu’elle contribue parfois à forger (développement du calcul tensoriel par Einstein, analyse spectrale par Fourier, distribution par Dirac et Heaviside, etc.). c) Conception du monde en strates La cohérence des lois de la physique voulue par les physiciens implique une conception du monde en strates selon la hiérarchie montante suivante, dans le sens d’une complexité croissante : 4 Strate 4 : êtres vivants Strate 3 : organismes Strate 2 : molécules Strate 1 : particules Toute strate se distingue d’une strate inférieure par l’apparition de nouvelles propriétés liées à l’interaction entre les différents composants microscopiques. Ces propriétés émergent précisément de cette interaction. Cependant, l’analyse montre que la complexité rend la prédiction difficile, voire impossible dans la pratique, en raison de la non-linéarité des équations des systèmes, de l’extrême sensibilité du comportement aux conditions initiales, enfin du caractère essentiellement probabiliste de la fonction d’onde en mécanique quantique. II. L’UNIVERS EST-IL DIFFÉRENT OU ÉLÉGANT ? Manifestement, dans son ouvrage ”Un univers différent”, Robert Laughlin a voulu s’opposer à la philosophie de l’ouvrage à succès de son collègue de l’Université Columbia à New-York, Brian Greene ”L’univers élégant”, spécialiste la théorie des cordes [3]. Ce dernier est un physicien théoricien, adepte du réductionnisme, c’est-à-dire de la doctrine visant, comme le dit Michel Bitbol à rendre compte de la grande variété des phénomènes naturels par un petit nombre d’entités élémentaires et de lois fondamentales [4] ; en bref, selon la formule claire de Jean Perrin, ”expliquer le visible compliqué par de l’invisible simple”. II.1 Le point de vue de Laughlin résumé par lui-même Les réponses rapides que donne Laughlin aux questions posées par ”La Recherche” [5] résument bien sa pensée, laquelle est amplement développée dans son livre [1]. L’auteur affirme que toutes les lois physiques sont uniquement de nature organisationnelle ! Aucune ne peut être déduite de principes physiques plus fondamentaux, ce qui revient à ne pas hiérarchiser les lois ! Du coup, la chimie lui apparaı̂t comme ”un énorme livre de recettes” ! Je ne suis pas sûr que les chimistes, dont il se sent si proche, soient de son avis, puisque la majorité d’entre eux, au contraire, s’efforcent de convaincre les autres scientifiques que, malgré la nature complexe des objets qu’ils étudient, les lois spécifiques de la chimie sont, elles aussi, ordonnées selon des règles rationnelles précises. Son argument principal, plusieurs fois répété, est tiré de l’importance des interactions entre les éléments constituants d’un système, de leur complexité et des difficultés à prédire le comportement des objets complexes. Comme exemple, il cite le plus souvent les solides cristallins, sa spécialité, dont les propriétés sont directement reliées au caractère triplement périodique de leur structure. Il affirme avec force qu’on ne peut déduire leurs propriétés de cette structure. L’argument est de poids, compte tenu de la complexité, mais je suis persuadé qu’un expert international du sujet, plus connu que lui dans ce domaine, le français Jacques Friedel, ne partagerait pas cet avis ; en effet, le travail de ce dernier a consisté à faire émerger les propriétés collectives des solides, des interaction entre atomes ou ions régulièrement espacés. Les résultats obtenus par ce dernier et par toute la communauté des physiciens du solide sont la preuve du succès de la méthode des physiciens sur le plan fondamental ainsi que sur le plan technique. De même, la diffraction d’une onde incidente, électromagnétique ou non, par un cristal est une éclatante justification de l’émergence rationnelle des propriétés issues de ces interactions. C’est plutôt banal de dire que le comportement d’une assemblée d’atomes est caractérisque, non pas de chaque atome, mais de leur comportement collectif. C’est précisément ce qu’ont 5 montré, de façon brillante, Maxwell et Boltzmann, à la fin du XIXe siècle, dans le cas des gaz en créant la physique statistique : on retrouve la loi expérimentale des gaz très dilués de Boyle-Mariotte et même celle de van der Waals pour les moins dilués, à partir des collisions entre particules. Effectivement, peu importe le comportement individuel des atomes devant l’accumulation statistique dû au grand nombre de particules. Évidemment, c’est surtout en biologie, science spécialisée de la vie, que la complexité des interactions rend la prévision difficile, car, il est vrai, dans ce domaine, rien jusqu’à maintenant n’a pu être mis en équation. Constatant cette grande difficulté dans la prédiction, en raison de la complexité, Laughlin l’interprète comme la fin du réductionnisme, lequel répétons-le consiste en une vision hiérarchisée des lois depuis le niveau fondamental microscopique jusqu’au niveau macroscopique, le lien se faisant par les interactions entre entités élémentaires et par la statistique. Cette fin du réductionnisme ne doit pas être confondue avec celle de la physique, comme l’ont envisagé de grands physiciens, notamment Richard Feynman (Prix Nobel en 1975, pour sa contribution à la synthèse électrofaible) et Leon Cooper (Prix Nobel en 1972 pour son interprétation de la supraconductivité) ; dans ce contexte, certains astrophysiciens, n’hésitent pas à envisager la Théorie du Tout, dans laquelle s’achèverait la dernière synthèse, celle de la physique quantique et de la relativité Générale. Avec la théorie de l’émergence, Laughlin propose au contraire d’abandonner une fois pour toutes la piste réductionniste pour expliquer et maı̂triser les phénomènes macroscopiques observés, ceux qui nous entourent et ceux créés par l’homme. II.2 Développement de la pensée de Laughlin Dans son ouvrage, Laughlin développe, avec une forte conviction, ses idées sur l’émergence, en répétant plus qu’il ne démontre, et en profitant de l’occasion pour nous livrer des anecdotes qui le confortent dans sa propre conception de la physique et de la vie. Nous avons retenu dans son argumentaire quelques phrases significatives, à contenu scientifique certain, mais à interprétation parfois discutable. 1. Loi de frontière Page 29 : ”Les lois importantes que nous connaissons, sans aucune exception, sont d’heureuses découvertes et non des déductions.” Commentaire : Certes, mais elles n’ont pas toutes le même degré d’universalité. Exemples 1) Les lois de Kepler se déduisent de loi fondamentale de la dynamique et de la force d’attraction universelle. 2) L’invariance de la vitesse de la lumière est une déduction et non une découverte : l’expérimentateur Albert Michelson est mort anti-relativiste en 1931, sans découvrir la relativité, qu’un jeune penseur Albert Einstein déduisit en 1905, non d’une expérience mais d’une géniale synthèse intellectuelle qui fait honneur à l’esprit humain. 3) On déduit la loi des gaz parfaits d’une analyse statistique des collisions. Mieux encore qu’expliquer, on prédit la valeur de la constante dans l’expression de l’entropie d’un gaz parfait (formule de Sackur-Tétrode), ce que confirme l’expérience. 2. Vivre avec l’incertitude Page 40 : ”... l’exactitude des constantes fondamentales est un effet collectif qui se produit en raison d’un principe d’organisation.” Commentaire : En physique, on admet l’existence de quelques constantes fondamentales, la constante d’Einstein c, la constante de Planck h, la constante de gravitation G, la charge 6 élementaire ou charge du proton e, la masse de l’électron me , la masse du proton, constantes que l’on trouve à l’échelon microscopique. Il existe d’autres constantes tel que le nombre d’Avogadro NA qui permet de passer du niveau microscopique, difficilement accesible, au niveau macroscopique qui est celui de nos observations. Le rapport h/e2 , construit à partir des constantes fondamentales universelles h et e, a les dimensions d’une résistance de valeur 25 812, 807 Ω ; aussi sert-il d’étalon de résistance. C’est cette résistance qui est mesurée dans l’effet Hall quantique (pas fractionnaire) mis en évidence par Klaus von Klitzing (Prix Nobel 1985). L’affirmation de la nature collective de ces constantes est incompréhensible ! Par exemple la masse de l’électron a une valeur déterminée que l’on mesure lorsque cette particule est seule en interaction avec un champ magnétique ; si l’électron est dans un semi-conducteur, on affecte cette masse d’un facteur égal à 0, 06, afin de prendre en compte les effets collectifs d’interaction de l’électron avec les ions du réseau cristallin. Quant à la constante universelle des gaz parfais R = kB NA , on la construit à partir du concept de température, lequel est une mesure de l’énergie cinétique des centres de masse des molécules, d’où la présence du nombre total N de particules. La présence de la constante de Boltzmann kB est simplement attribuée à une mauvaise définition historique de la température, que l’on n’a pas voulu changer par la suite pour des raisons pratiques. 3. Mont Newton Page 49 : ”L’avenir n’est pas totalement prédestiné”. Commentaire : Le déterminisme de la mécanique ne concerne évidemment que les systèmes simples. Dès que le système est complexe, même si les équations sont déterministes, émergent des effets de non-linéarité et de sensibilité aux conditions initiales, d’où l’imprédictibilité expérimentale. Page 53 : ”L’un des pires services à rendre à nos étudiants est de leur enseigner que la loi physique universelle est quelque chose qui doit être vraie... Commentaire : Et pourtant, si l’on veut qu’ils acquièrent un minimum de rigueur dans leur pensée, en physique ou ailleurs. Page 56 : ”Aujourd’hui encore, de nombreux physiciens s’obstinent à organiser des colloques présentant les lois de Newton comme une approximation de la mécanique quantique, valide lorsque la taille du système est grande.” Commentaire : Position vraiment originale et incompréhensible pour un scientifique éminent. S’est-il laissé emporté par sa conviction ? 4. Eau, glace et vapeur Page 72 : ”C’est l’organisation qui crée les lois et non l’inverse”. Commentaire : Vrai pour les lois macroscopiques mais pas pour celles qui ne concernent que les particules élémentaires. Qu’en est-il de l’émergence pour ces dernières ? 5. La chat de Schrödinger Page 73 : ”La science adapte les théories aux faits et non l’inverse” Commentaire : Certes, mais la théorie quantique des champs prévoit des valeurs très précises de grandeurs, au point que les expérimentateurs ne font que la vérifier en attestant la validité de cette théorie. Page 78 : ”Cet appareil d’observation fonctionne en transformant un signal quantique en signal classique par le truchement de l’émergence d’objets” 7 Commentaire : Cette transformation, introduite par les réductionnistes, est connue sous le nom de décohérence. Page 83 : ”La matière quantique est faite d’ondes de rien ” Commentaire : On les appelle onde de matière, mais ces ondes, comme les ondes électromagnétiques, n’ont pas besoin de support à la manière du son qui se propage dans l’air. Ceci pose manifestement un problème à Laughlin. 6. L’ordinateur quantique Page 94 ”Je souhaite bonne chance à ceux qui investissent dans l’ordinateur quantique” Commentaire : Cette prévision me semble bien imprudente. 7. Vin Klitzing Page 106 ”L’effet Hall quantique, en fait, est un magnifique exemple de perfection émergeant de l’imperfection”. Commentaire : L’apparition de sauts de résistance égaux à h/e2 , dans un semi-conducteur, lorsque la champ magnétique appliqué varie, n’est-elle pas plutôt la preuve d’un phénomène quantique directement déterminé par deux constantes fondamentales microscopiques ? Page 111 ”La loi physique est une règle de comportement collectif” Commentaire : Si tel était le cas, d’où émergerait donc la loi d’interaction électrique entre l’électron et le proton dans l’atome d’hydrogène ? 8. Trouvé pendant le dı̂ner Page 121 ”La vraie physique est presque toujours inductive” Commentaire : Les physiciens théoriciens ne fourniraient donc que des explications et jamais de prédictions ! Comment alors situer le travail de Paul Dirac en physique quantique relativiste ? En outre, ne déduit-on pas une loi théorique d’un résultat expérimental, comme le firent Arno Penzias et Robert Wilson pour le rayonnement du fond cosmologique (prix Nobel 1978) ? Page 130 ”L’idéologie réductionniste a une autre manifestation fascinante dans la théorie de la supraconductivité : ce que j’appelle l’idolâtrie de la théorie quantique des champs”. Commentaire : Et pourtant cette théorie est considérée en physique comme la plus efficace, connue par sa grande capacité à prédir des valeurs numériques remarquement précises des grandeurs physiques. 9. La famille nucléaire Page 140 : ”Ce trou est alors mobile et il agit en tout point comme un électron supplémentaire ajouté au silicium, mais de charge opposée. C’est l’effet antimatière.” Commentaire : N’y a-t-il pas confusion entre un trou dans un semi-conducteur et la particule libre le positron, mis en évidence par Carl Anderson en 1932 (prix Nobel 1936) ? Page 142 : ”Au lieu de mouvements collectifs, nous parlons de quasi-particules. ... En privé on jette le masque et on les appelle particules.” Commentaire : Il s’agit en réalité de quantum d’échange d’énergie entre une particule et le mouvement collectif d’un système (plasmon, phonon, etc.). Page 154 : ”Mais le plus important, c’est que les idéologies entravent la découverte;” Commentaire : C’est vrai pour tout le monde, Laughlin compris. 8 10. Le tissu espace-temps Page 157 : ”L’histoire du triomphe d’Einstein est si romantique qu’il est facile d’oublier qu’elle a été une découverte et non une invention.” Commentaire : Non, car elle n’est pas issue de l’expérience de Michelson, mais de la généralisation par Einstein du principe de relativité de Newton aux phénomènes électromagnétiques. Pages 164-165 : ”La croyance non fondée [à l’époque d’Einstein] était l’éther. Celle de notre époque, c’est la relativité elle-même ... Ce cher principe n’est pas du tout fondamental mais émergent.” Commentaire : Laughlin est convaincu que la propagation des ondes électromagnétiques ou des ondes de matière ont, comme le son, besoin d’un support matériel pour se propager. Veut-il réhabiliter l’éther ? 11. Le carnaval des babioles En préambule, Laughlin cite, curieusement sans commentaire, le point de vue de Feynman sur la fin probable de la physique avec ses lois fondamentales enfin réunifiées. Page 171 ”La simplicité dans la nature est l’exception et non la règle.” Commentaire : Certes, mais comment alors expliquer le succès actuel des prédictions de la science ? Page 176 : ”Si notre savoir sur la nanoéchelle explose en ce moment de façon inmaı̂trisable, à peu près tout son contenu est d’une parfaite futilité.” Commentaire : Le succès des nanosciences est pour lui l’expression de la puissance de séduction de la foi réductionniste (page 177) ! Cependant, les faits semblent lui donner tort. Page 181 : ”Du point de vue du chimiste, comprendre une chose signifie en général la fabriquer et l’observer, si possible avant tout le monde. Du point de vue du physicien, comprendre une chose signifie la classer dans une catégorie, ...” Commentaire : Manifestement, bien que physicien théoricien, le parti de Laughlin est celui d’un chimiste intéressé principalement par la recherche et le développement. 12. Le Côté Obscur de la Protection Page 188 : ”Mais les États, et leurs inquiétantes versions privées comme la Maffia, ne sont pas les seuls à offrir leur protection sous forme de lois imperméables aux influences déstabilisantes de l’extérieur : la nature le fait aussi.” Commentaire : Laughlin fait une analogie hardie entre les sociétés (États ou maffias), qui protègent les individus en masquant les caractères spécifiques de ces derniers, et les mouvements collectifs de particules, qui masquent les trajectoires individuelles. 13. Principes de vie Page 209 : ”...on devient puissant dans le monde des sciences en disant aux autres ce que l’on sait, et dans l’univers de la technologie en empêchant les autres de savoir ce que l’on sait.” Commentaire : C’est malheureusement vrai. Page 222 : ”L’inconnaissabilité du vivant pourrait être un phénomène physique ... compatible avec la loi réductionniste. ” Commentaire : Effectivement, la complexité peut aboutir à une absence totale de prédictibilté, dans l’animé plus encore que dans l’inanimé. 9 14. Guerriers des étoiles Page 234 : ”Le Parlement de l’Utah a alloué 5 millions de dollards à la recherche sur la fusion froide ... pour laquelle on aurait dilapidé, dans le monde entier, 50 à 100 millions de fonds publics.” Commentaire : De tels épisodes révèlent que la science à forte valeur marchande est souvent détournée de son but initial. Page 236 :”Les percées cruciales en science ont toujours été faites par des esprits intègres, qui ont suivi leur propre chemin, bravé l’autorité, et qui l’ont payé cher.” Commentaire : D’accord avec ces constations. 15. Table de pique-nique au soleil Page 255 : ”Émergence signifie développement de structures organisationnelles complexes à partir de règles simples... Émergence signifie impossibilité fondamentale de tout contrôler.” Commentaire : D’accord avec cette définition précise de l’émergence. 16. L’ère de l’émergence Pages 262-263, 276 : ”... la science est passée de l’ère du réductionnisme à l’ère de l’émergence... aujourd’hui, le paradigme dominant est organisationnel... Le passage à l’ère de l’émergence met fin au mythe du pouvoir absolu des mathématiques ... Nous ne vivons pas la fin de la découverte mais la fin du réductionnisme”. Commentaire : Des affirmations de Laughlin assénées avec conviction, en partie vraies. III. LA NATURE EST-ELLE UN PUITS SANS FOND ? Dans son commentaire sur l’ouvrage de Laughlin, Michel Bitbol commence par expliquer son titre, lequel pose le problème de la non-existence d’un niveau ultime et fondamental dans la théorie de l’émergence, d’où la question : ”l’émergence des lois n’implique-t-elle pas un niveau inférieur d’organisation d’où elles émergeraient.” La réponse que donnent ordinairement la plupart des physiciens est connue : lorsque les systèmes sont constitués d’un très grand nombre de systèmes élémentaires, leur comportement satisfait à des lois statistiques dans lesquelles les caractéristiques élémentaires ne jouent pas un rôle déterminant. C’est ainsi qu’on explique la réussite de la physique statistique en thermodynamique ; les résultats obtenus ne dépendent pas de la nature précise, élastique ou non élastique, des collisions entre particules. De même, les vitesses des molécules dans une boı̂te atteignent très vite une distribution statistique gaussienne, quelle que soit la distribution initiale des vitesses. C’est aussi comme cela qu’on explique la forme gaussienne du faisceau lumineux issu d’un laser : le nombre de réflexions de la lumière sur les miroirs de la cavité est celui du nombre d’opérations de convolutions d’une distribution rectangulaire par elle-même ; c’est précisément cela le ”principe de protection” qu’un statistitien attribuerait banalement au théorème de la limite centrale. Évidemment, c’est en biologie, avec la tentative d’expliquer la vie, que la confrontation avec la physique est la plus rude, en raison évidemment de la complexité des systèmes vivants. Il n’y a pas si longtemps, on pensait que les lois de la physique, précisément le deuxième principe de la thermodynamique, étaient en contradiction avec la vie, d’où la théorie du vitalisme vers les années 1920. J’ai entendu cela lorsque je faisais des études secondaires, vers la fin des années 1950 ! Elle fut abandonnée par les scientifiques, mais semble-t-il avec quelque nostalgie pour certains. À l’analyse, on pourrait se demander si l’émergence n’est pas un retour discret du vitalisme ? Dans ce même contexte, il a fallu beaucoup de temps aux scientifiques pour se 10 débarasser, en science, de l’interprétation finaliste des lois de la physique, tout cela parce que ces lois pouvaient aussi se mettre sous une forme variationnelle (principe de Fermat, principe d’Hamilton, etc.). C’est Poincaré qui clora ce débat, au début du XXe siècle. L’émergence n’est-elle pas un retour discret du finalisme ou de sa forme édulcorée qu’est l’intelligent design [1, p. 222] ? Concernant le deuxième principe de la thermodynamique, appliqué aux systèmes vivants, il est indispensable de rappeler que cette partie de la physique est la science qui généralise le concept d’énergie et introduit celui d’entropie c’est-à-dire d’évolution, en bref la science de ce qui se maintient et de ce qui change. Les systèmes vivants étant ouverts, ils échangent de l’entropie avec l’environnement, non seulement par transfert d’énergie sous forme de chaleur, mais aussi par transfert de matière, ce qui leur permet d’augmenter leur organisation interne sans être en contradiction avec ce principe. À la fin, Michel Bitbol résume bien les deux conceptions. i) La première est inspirée d’un programme réductionniste. ii) Dans la seconde, tous les niveaux seraient également émergents, souvent sans savoir de quoi, aussi fondamentaux les uns que les autres, où la physique, la chimie et tout le reste ne seraient qu’un ensemble de ”livres de recettes” sans liens, sinon celui de l’efficacité technique. Je ne suis pas étonné que Michel Bitbol ait choisi d’emblée la seconde conception sur son seul désir de se trouver dans une situation intellectuelle inédite. Notez le bon choix du titre de son article qui souligne d’emblée l’analogie d’une physique sans fondement et d’un puits sans fond. Conclusion Avec la théorie de l’émergence en physique, Robert Laughlin pose le problème de la pertinence scientifique de la voie réductionniste, et donc celui de son financement par la société. 1) Pour les réductionnistes, le nombre de lois élémentaires fondamentales qu’il reste à découvrir s’est considérablement réduit, au point que, pour eux, il ne resterait que quelques ultimes synthèses à effectuer. Comme ces dernières s’avèrent très coûteuses à la collectivité, la question de l’opportunité d’une telle recherche ultime, peut-être illusoire, se pose, sachant que ces moyens pourraient être plus efficacement investis dans la résolution de problèmes sociaux contemporains. 2) Pour les émergentises, dont notamment Laughlin avec une argumentation parfois discutable, les effets collectifs prédomineraient dès que les systèmes se complexifient, au point que les lois élémentaires ne joueraient plus de rôle essentiel, d’où le désintérêt de les approfondir. Dans ce contexte, Laughlin prédit un avenir optimiste aux physiciens, puisqu’une ère nouvelle s’ouvrirait à eux, celle de l’émergence d’une autre physique, plus globale, plus expérimentale, avec certainement davantage d’informatique et moins de mathématiques ! J’ai dit ailleurs que la relativité me plaisait parce qu’elle rompait avec la prétention hégémonique du référentiel absolu de Copernic, puis avec celle des référentiels galiléens, et que je voyais dans cette théorie une résurgence démocratique des objets et des idées : ”tous les systèmes de coordonnées sont propres à formuler les lois de la physique”. J’y vois un universalisme ordonné, philosphiquement enthousiasmant. Avec l’émergence, un pas supplémentaire me semble franchi, non pas dans la confusion démocratique, mais dans la prééminence de la relation collective sur le comportement individuel, dès que la complexité du système devient suffisante. Même si certaines des affirmations de Laughlin, par exemple celles concernant les constantes physiques fondamentales et la relativité, laissent perplexe, souhaitons grâce à l’émergence le renouveau de la physique. 11 Avec l’émergence, la fin de la physique ne serait plus d’actualité. Émettons le vœu que, du même coup, la fin de la pensée magique le soit, grâce notamment à une présentation de la physique moins formelle, moins éloignée du langage commun, bref moins inhumaine. Références [1] Robert B. Laughlin, Un univers différent, Fayard (312 pages), 2005, [2] Michael Esfeld, Philosophie des sciences, Presses polytechniques et universitaires romandes (286 pages), 2006 [3] Brian Greene, L’Univers élégant, Robert Laffont (470 pages), 2000 [4] Michel Bitbol, La nature est-elle un puits sans fond, La Recherche, 405, p. 30, 2007 [5] Robert B. Laughlin, Les lois physiques ressemblent à un tableau impressionniste, La Recherche, 405, p. 38, 2007