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Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées Quelles réponses à la criminalité? Tribune libre à Alain BAUER Professeur titulaire de la Chaire de Criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers, New York et Beijing conférence-débat tenue à Toulouse le 18 avril 2015 GREP Midi-Pyrénées 5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6 Tél : 05 61 13 60 61 Site : www.grep-mp.fr 1 2 Quelles réponses à la criminalité? Tribune libre à Alain BAUER Professeur titulaire de la Chaire de Criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers, New York et Beijing Je suis professeur de criminologie : je ne sais pas si je suis une espèce en voie d’apparition ou de disparition, car je suis l’unique représentant « officiel » de cette discipline en France. C’est une curiosité qui n’est pas seulement liée à la nature même du sujet (la criminologie, qui serait uniquement une discipline pour fasciste retardé, qui essayerait de contourner la légitime aspiration de la classe ouvrière à la révolte) : c'est un sujet scientifique reconnu à peu près partout dans le monde, qui permet d’étudier la relation entre un ou des auteurs, une ou des victimes et des circonstances. Le débat criminologique en France fait rire le reste du monde. Quand j'explique le débat criminologiste français à mes collègues étrangers, ils rient longuement avant de constater que je ne suis pas en train de raconter une blague, mais une histoire vraie : c’est le moment où ils passent du mouchoir à rire au mouchoir à pleurer. Cela fait cependant partie des enjeux du débat et si vous le souhaitez, on y reviendra. Le criminologue a une mission relativement simple : il n’est pas là pour arrêter les criminels, ni pour les juger ; sa relation avec les criminels, c’est de les comprendre. C’est un peu particulier, car c’est un débat clinique. Nous sommes là pour comprendre ce que les criminels font, pourquoi ils le font, comment ils le font, ce qui change, ce qui évolue et ce qui est en rupture. Ceci nécessite un immense travail, qui est peu fait, puisque la criminologie est interdite de cité dans notre système universitaire, grâce à un dispositif assez rare puisque la France est quasiment (je crois) le dernier État où une autorité centrale étatique décide de ce qui est autorise à être enseigné et de ce qui est interdit. La France est un des derniers pays à avoir un 3 dispositif centralisé qui décide de ce qui est une science et de ce qui ne peut pas l’être. Je dois vous dire très honnêtement que la question criminologique est le dernier avatar d’une longue série, dont je vais vous faire rapidement une petite histoire. La Sorbonne (à laquelle j’ai appartenu en tant que juriste et dont j’ai été le Viceprésident) a décidé au XIIIe siècle, puis au fil des siècles, que seuls pouvaient s’enseigner dans ses murs le droit canon, le droit administratif, la théologie et la médecine non intrusive (on pouvait regarder mais ne pas ouvrir). François 1 er, un beau matin, se dit que les langues étrangères pourraient être une discipline intéressante. La Sorbonne dit « non, jamais ! », voila pourquoi François 1er a créé l’Institut nationale des langues orientales. Un peu plus tard, au moment de la Révolution, l’Abbé Grégoire se dit : « Il me semble que la chimie, la physique, la machine à vapeur, … cela pourrait être intéressant ! ». La Sorbonne dit « non, jamais ! »… et on a créé le Conservatoire Nationale des Arts et Métiers. JeanBaptiste Say, un matin dit : « quand même l’économie et la gestion, voila des choses que l’on pourrait enseigner ». La Sorbonne dit « jamais »… et Jean-Baptiste Say, commis aux écritures et spécialisé dans le commerce de grains, devient le premier professeur de gestion du pays… et pendant très longtemps le seul. Emile Boutmy eut la même idée avec les sciences politiques, connut le même Niet Sorbonnard, et, bien que spécialiste des colonnes des temples grecs, créa Sciences Po…. La criminologie n’est donc que le dernier d’une très longue série d’enseignements de sciences et de techniques refusé par le système universitaire parce que cela le perturbait. Il y a également eu le journalisme, les sciences de l’environnement et même le droit pénal, qui n’était qu’un avatar du droit civil et dont on se demandait pourquoi on devrait l’enseigner alors qu’au moins les contrats, les obligations, la succession et la filiation étaient des vrais sujets. Nous sommes donc dans une situation que je qualifierai de ni pire, ni meilleure que les autres, mais qui n’a pas beaucoup évolué dans le temps. La criminologie a donc été scientifiquement définie par Emile Durkheim : « Nous constatons l'existence d'un certain nombre d'actes qui présentent tous ce caractère extérieur que, une fois accomplis, ils déterminent de la part de la société cette réaction particulière appelée peine. Nous faisons de ces actes un groupe sui generis. Nous appelons crime tout acte puni et nous faisons du crime l'objet d'une science spéciale: la criminologie ». En terme de sciences sociales, la question a bien été posée il y a 150 ans, mais elle est toujours en débat. Pas un débat idéologique majeur sur la bonne ou la mauvaise criminologie, mais un débat d’incultes majeurs : est-ce que l’on peut parler de ce sujet ? Parler du crime, cela reviendrait à traiter de la question criminelle comme si elle existait de manière autonome, alors qu’en fait pas du tout, c’est criminaliser les mouvements sociaux pour dire que tout agitateur social est donc un délinquant. Au nom de cette défense du révolutionnaire supposé, on ne peut pas parler de la 4 criminalité puisque tout criminel est d’abord un révolutionnaire. Je schématise un peu bien sûr, car le débat est un peu plus compliqué, et c’est donc sur ce chemin que je voudrais que vous m’accompagniez. Il faut savoir qu’en matière criminelle, en général, moins on en sait, plus on en parle fort. Moins on est capable d’expliquer quelque chose, plus on vous dit que c’est une vérité révélée, une théorie officielle, une obligation morale. En vérité, les outils dont nous disposons (et pas seulement en France) sont relativement nouveaux, ténus et ouvrent beaucoup d’espaces à la vision personnelle des choses plus qu’à la démonstration scientifique du sujet. Je vais commencer par vous dire ce que l’on sait (cela va être rapide), ensuite ce que l’on croit, et peut-être enfin traiter de ce que l’on cherche. Nous allons nous attarder sur quelques sujets que j’ai prédéfinis, non pas à partir de réponses à la criminalité, mais plutôt à partir des dernière nouvelles du crime et du terrorisme. Etat de la criminalité En fait, on ne sait pas grand-chose de l’état de la criminalité puisque, jusque dans les années 50, on n’avait pas d’outils de décompte de la criminalité. Il existait un seul recensement : le décompte des condamnations. C’était un peu réduit. A partir des années 50, on va créer un outil qui permet de savoir ce que la police fait, ce qu’elle enregistre et prend en compte. Cet outil existe vraiment depuis les années 70 mais il a trois « légers » défauts : -Il est partiel : il ne prend en compte que les crimes et les délits, soit entre 3 et 4 millions par an. Les contraventions (dont c’est le premier des éléments de l’infraction pénale) ne sont pas prises en compte. Elles sont de l’ordre de 25 millions. Nous ne parlons donc que de la plus petite partie de ce que l’on fait, 3 ou 4 millions sur 28 ou 29 millions. On me dit que c’est du stationnement et de la circulation, c’est vrai, mais pas seulement. Depuis 1972, nous avons un processus voté par le parlement et appliqué par le gouvernement de droite (à l’époque) qui est la dépénalisation, parce que l’on avait trop de crimes et de délits. Il se trouve donc dans les contraventions d’anciens crimes et d’anciens délits, dont les violences conduisant à moins de 7 jours d’interruption de travail. Ce ne sont donc pas que des contraventions et que des feux rouges. Dans un nombre important de cas (non totalement estimé mais d’environ 1 million), les contraventions concernent donc aujourd'hui d’anciens crimes et délits avec une partie de violence. Ce n’est pas rien, cela représente entre 1/4 et 1/3 de ce que l’on enregistre. -Il est parcellaire : on ne prend en compte que les crimes et les délits constatés et déclarés. Vous me direz que c’est normal, car si les gens viennent porter plainte c'est alors qu'on enregistre les faits. Cependant, quand on décide de ne pas enregistrer les faits, cela crée un souci. De plus, quand les victimes ont trop peur pour porter pleine, c'est un autre souci. -Il est partial : quand on est responsable local dans la police ou dans la gendarmerie, on y est en général pour 3 ans. En étant nouvellement nommé en 5 milieu d’année (en police ou en gendarmerie), je remplace mon prédécesseur qui vient enfin d’être muté dans un endroit plus proche de sa famille et plus ensoleillé que Bobigny. Mon prédécesseur a donc obtenu des résultats remarquables qui expliquent cette promotion, et il m’a laissé un petit tas de sable, c’est-à-dire un nombre relativement important de faits qu’il a pu oublier de passer de l’entrée en machine à l’enregistrement en machine. Il faut savoir que rien ne se perd, mais tout se stocke. Je viens d’arriver et je vais donc commencer par prendre ce stock, les enregistrer et avoir une très mauvaise première année. Ce n’est pas grave, c’est la faute de mon prédécesseur. La 2ème année, je n’ai plus de stock et normalement mes résultats vont être bons, sauf catastrophe, cela ne peut que s’améliorer. Année 3 : j’ai quand même envie d’être muté dans un endroit plus sympathique et plus ensoleillé et je vais donc créer un tas de sable. Cela signifie que l’ensemble de l’outil statistique policier n’est pas fait pour dire la vérité, ce n’est pas un outil scientifique, c’est un outil politique. Tout le monde a un seul intérêt : que cet outil montre un mouvement à la baisse. Il y a la baisse grâce à la non prise en compte et aux non enregistrements, mais grosso-modo rien ne disparaît vraiment mais tout s’étale. Je sais que de trois ans en trois ans, j’ai des distorsions techniques et des variables qui ne sont pas totalement climatologiques, pas liées à la température, mais plutôt à ma promotion personnelle et mon suivi de carrière. Evidemment, tout le monde fait et sait cela, au niveau local, départemental, régional, au niveau du ministre, etc. Ce processus-là rend l’outil statistique sans intérêt. Cependant, comme rien ne se perd et qu’au bout de trois ans, j’arrive à tout digérer, ce qui n’a aucune utilité d’un point de vue ponctuel commence à réapparaître malgré tout sur le long terme. Lorsque je regarde la courbe de la criminalité sur 10, 15 ou 20 ans, ce qu’elle me cache de près, elle me le montre de loin. C’est le moment où, au lieu d’utiliser un microscope, je prend un télescope, ou l’inverse parce que, chaque fois, ce qui m’était caché, réapparaît. Cet outil statistique a un autre souci. Au-delà des entrées (au nombre de 107 pour la police et 16 000 pour la gendarmerie), on est obligé de faire un outil compliqué pour agréger les données et avoir un outil national fiable. On prend 1/3 de « faits gendarmerie » et 2/3 de « faits police », puis 95% du territoire couvert par les gendarmes et 55% de la population pour la police et on mixe le tout en essayant de dire ce qu’il se passe en France métropolitaine. Les politiques ont décidé d’avoir un outil plus simple qui est ce que j’appelle « le chiffre unique magique ». il s’agit d’un seul chiffre dans lequel on noie les vols d’élastiques et les homicides. Comme il y a beaucoup plus de vols d’élastiques que d’homicides, le fait que les homicides augmentent ne se voit plus si le nombre de vols d’élastiques baisse. On additionne à la fois des atteintes aux biens et des atteintes aux personnes, plus des escroqueries économiques et financières (notamment sur internet). Si on retient un seul chiffre, avec un nombre d’homicide faible (d’ailleurs, la France est un pays où l’on meurt de moins en moins par homicide : environ 700 par an), comme par contre les vols et escroqueries s'élèvent à plusieurs centaines de milliers, il suffit que les escroqueries augmentent ou baissent de 10% pour qu'une augmentation de 50% des homicides 6 soit invisible. On crée aussi des agrégats : atteinte aux biens, atteinte aux personnes, escroqueries économiques et financières Dès que l’on regarde dans les agrégats, on découvre des choses très intéressantes. Par exemple, l’atteinte aux biens s’appelait avant délinquance sur voie publique. Or l’élément majeur de la délinquance sur voie publique était constitué par les cambriolages. Je ne sais pas si vous voyez souvent des cambriolages de voie publique, mais pour moi, en général, c’est plutôt dedans ! On les mettait là parce qu’on ne savait pas où les mettre ailleurs. De plus, cela montrait, en les mettant là, les efforts des assureurs et des citoyens eux-mêmes pour réduire la fréquence des cambriolages par mise en place de serrure, d’alarmes, etc. Du coup, c’était un bon agrégat, alors même qu’il agrégeait des choses n’ayant aucun sens. Autre exemple, dans l’agrégat d’atteinte aux personnes, il y avait le non-paiement de pension alimentaire. Je veux bien que cela soit une violence sociale, mais c’est rarement une violence physique. Ces outils n’ont pas été faits pour calculer, mais ils ont été faits pour communiquer. La communication est un art difficile surtout quand elle est là pour ne pas dire voire mentir. Nous avons donc peu d’outils qui nous permettent de savoir. Ceci a été vrai jusqu’à 2007, où il a été décidé par Nicolas Sarkozy, sur la base d’un rapport mixte PS-UMP, de créer une enquête nationale de victimisation. L’enquête de victimisation sert a demander aux gens ce qu’ils ont subi, et non pas aux policiers ce qu’ils ont enregistrés. C’est une enquête aussi vaste que le recensement aujourd'hui, et elle a permis de découvrir l’écart entre le réel connu par les services et le réel vécu par les victimes, très important : pas tellement du fait de la police, mais du fait qu’une importante partie des victimes ne viennent pas déposer plainte. Il y a un acteur essentiel dans cette affaire, mais dont on ne parle pas souvent : l’assureur, qui n’est pas un bienfaiteur naturel de l’humanité, ce n’est pas son métier. Il fait une relation simple entre la prime et le dommage et il est là comme un capitaliste, pour gagner de l’argent, ou conne mutualiste, pour contrôler que cela ne coûte pas trop cher à ses adhérents. Pour ce faire, il a inventé une variable d’ajustement : la franchise. Il vous oblige à porter plainte pour être pris en charge par l’assurance, mais en même temps, il vous dit qu’en-deçà d’un certain montant, vous ne serez pas remboursé. Du coup, si la franchise est à 10€, jusqu’à 9,99, il est assez rare que les personnes aillent passer des heures dans un commissariat pour témoigner en sachant qu'elles ne seront pas remboursées. On a donc une faible visibilité sur les atteintes aux biens. On pensait, en revanche, que l’on avait une plus forte visibilité sur les atteintes aux personnes : les violences physiques. Mais, grâce à l’enquête de victimisation, on a découvert que l’on a beaucoup plus de gens qui déclarent les violences faites à leur voiture qu’à leur conjoint. Entre 70 et 90% pour les véhicules, alors que l’on est à 9% pour les violences intrafamiliales. La peur, la honte, la crainte, l’accueil au commissariat (notamment en cas de violences sexuelles) n’incitent pas à la déclaration. 7 Nous découvrons donc l’ampleur de ce que nous ne savons pas, grâce à l’enquête de victimisation. Les gens nous disent qu’ils n’ont pas déclaré, mais qu’ils ont été victimes. Nous voyons donc les écarts considérables, non pas sur les atteintes aux biens (dont nous pensions que c’était le sujet essentiel), mais sur les violences aux personnes avec des gens qui vivent et subissent ces violences au quotidien ; et pour l’essentiel, des femmes, des enfants et des populations étrangères. Nous avons là un souci net, mais l’intérêt général, ce n’est pas que le chiffre baisse, c’est qu’il augmente, parce que, s’il y a plus de plaintes, la puissance publique est amenée à traiter ce problème. Cela a été le cas de l’inceste, il y a 20 ans, quand la question s’est posée avec la mise en place de la déclaration obligatoire des agents sociaux et des agents éducatifs. Pour savoir ce qu’il se passe en matière criminologique, il ne faut pas attendre que les victimes agissent ou que les policiers constatent, il faut aussi inciter à la déclaration lorsqu’il s’agit de violences physiques et sexuelles. Nous avons donc une faible visibilité et faible connaissance des faits. Nous nous sommes rendus compte d’un deuxième phénomène : si nous savions peu de chose de la victimisation, c’est que nous ne voulions pas le savoir. J'ai cherché à voir à partir de quel moment s’était produit le choc criminologique. Sur la courbe de la criminalité, en faisant la distinction entre l'atteinte aux biens, l'atteinte aux personnes et les escroqueries (que je mets de côté), entre 1950 et 1972, l’encéphalogramme de la criminalité française est plat, avec 500 000 criminels par an. A partir de 1972 jusqu’à 1994, il y a une poussée majeure qui nous amène à plus de 3 millions de faits. Puis, entre 1994 et 2001, la courbe fait le yoyo, et remonte jusqu’à 4 millions de faits en 2001, au moment où la crise économique s’interrompt et où le chômage baisse. Ce chiffre maximum apparaît au moment de la fin du gouvernement Jospin, juste avant les présidentielles. Un autre chiffre : entre 1950 et 1994, c’est-à-dire pendant 40 ans, les violences physiques connaissent un tracé quasiment plat : moins de 100 000 agressions par an. Depuis 1994 jusqu’à nos jours, le chiffre a quintuplé, avec plus de 500 000 victimes par an. Pour la première fois dans l’histoire du pays, la victimisation physique collective des personnes devient un sujet plus important que la criminalité générale, en termes de mouvement (pas en termes de quantité : il y a fort heureusement moins d’atteintes aux personnes que d’atteintes aux biens). Pourquoi ? Ce que l'on croit savoir Je viens d’atteindre le niveau maximum de ce que l'on sait, donc, à partir de maintenant, je ne vais vous parler que de ce que je crois ou ce que je cherche. Nous avons trouvé une très curieuse et très intéressante coïncidence : l’année 1994 est l’année où mon acteur secret (l’assureur) a décidé d’agir. Il en a assez des vols de voitures et des cambriolages, cela coûte cher, malgré les franchises. Il va donc imposer la prévention passive : des antivols Neiman dans les voitures, des autoradios non extractibles, des coupe-circuits, des serrures NFA2P dans les appartements, des sas aux entrées des banques, de la télésurveillance, des alarmes, etc. Il le fait avec l’efficacité habituelle : « Si vous ne faites pas cela, l'assurance coutera 20% de plus ! 8 Voire même : je ne vous assure pas». C’est donc très incitatif, et à partir de 1994, le nombre de cambriolages et le nombre de vols de véhicules s’effondrent littéralement… et le nombre d’agressions physiques explose. Pourquoi ? Nous avons une hypothèse qui serait que, peut-être, le petit délinquant, perturbé dans son activité quotidienne classique et cherchant désespérément une activité lucrative quand le tour de vis fut venu, s’est réorienté sur autre chose. Certains sont probablement devenus honnêtes ; c’est rare mais cela arrive. D’autres, par contre, se sont dit : « il y a deux sanctuaires, maison et voiture, où pourrais-je m’ébattre en liberté ? ». Il y a un endroit formidable qui est la voie publique : entre la maison et la voiture. Parce que nous sommes « humanistement » très en avance, sur la voie publique nous avons inventé la carte de crédit avec distributeur automatique de billets, et le téléphone portable. Il y a aujourd’hui 45 millions de cartes de crédit et presque 50 millions de téléphones portables en circulation en France. « Si je ne peux plus attaquer la voiture, ni entrer dans le logement, par contre le téléphone et le distributeur de billets, c’est à ma portée ». Pour cambrioler et pour voler, on faisait surtout attention à ce que les propriétaires ne soient pas là, car les propriétaires crient, se débattent et peuvent vous identifier. Là, on n’a pas le choix, car pour voler «utilement» la carte de crédit ou le téléphone, il faut que le propriétaire soit présent. Il venait de se créer, par transfert d’une activité qui est toujours le vol, un processus qui inclut désormais la victime, non pas comme spectatrice mais comme actrice de sa propre victimisation. Cela va bouleverser totalement les relations entre les victimes et la sécurité. Avant, on disait aux victimes de changer la serrure, de mettre une alarme, d’acheter une nouvelle voiture, qu'il fallait renforcer la sécurité. Et les victimes le faisaient parce que l’autorité leur disait de le faire, et parce qu’ils se sentaient euxmêmes coupables d’avoir mal fermé une porte, d’avoir laissé un sac, etc. Ils acceptaient donc le dispositif lorsque l’assureur imposait des choses. Soudain, l’explosion de la victimisation physique provoque un phénomène du même type que l’explosion du chômage dans les années 70. Le chômage, après la crise de 1974, est considéré au début comme un concept lointain, puis cela devient le chômage, puis le chômage devient les chômeurs, qui ont une identité et un visage. Les chômeurs se rapprochent de votre sphère amicale et familiale, et vous-même vous êtes concerné. Cela devient la première préoccupation des citoyens, non seulement en France, mais aussi dans l’Europe des quinze. En matière de criminalité, c’est la même chose. L’insécurité devient la violence, la violence devient des victimes, les victimes sont dans votre sphère amicale, familiale et tout le monde connaît quelqu’un qui s’est fait plus ou moins brutaliser pour se faire prendre son sac à main. C’est devenu la première préoccupation, d’abord à égalité avec le chômage, puis au-dessus de lui, dans toute l’Union Européenne. Le transfert a eu lien entre 1994 et 1998. En quelques années l’insécurité, qui était un sujet parfaitement secondaire, est devenue la première préoccupation des citoyens. C’est cette victimisation collective qui change tout. Avant, la victimisation était un phénomène très local. Pour que je sois « victimisé », il fallait que le m’identifie personnellement 9 à la victime. Un violeur, tueur fou, assassinait des jeunes filles brunes d’environ 30 ans à Perpignan, cela n’empêchait pas des jeunes femmes blondes d’aller faire leurs courses à Toulouse. Il y avait un petit sentiment de solidarité lointain, mais pas plus. Là, si tout les porteurs de téléphones et porteurs de cartes de crédit en allant dans la rue peuvent être victimes, parce qu’ils savent que quelqu’un de leur entourage l’a déjà vécu, il se crée, non pas une psychose collective, mais un climat collectif de victimisation ; alors peut s'exprimer une demande de sécurité inédite. Je ne l’exprime pas aux assureurs, ni aux vendeurs de voiture, ni aux syndics, mais en direction de l’État, parce que je suis sur la voie publique. Mais l’État ne le voit pas, Quand l’assureur, qui ne lui avait rien demandé, avait exigé que l’on renforce la protection passive, l’Etat trouvait même cela très bien puisque c’était toujours ça de moins de cambriolages et de vols de voiture à traiter. D’ailleurs, il ne les traitait pas, car cela aurait demandé des moyens considérables, qu'on ne trouvait presque jamais rien, et que, finalement, cela n'était si important, car enfin il n’y avait pas mort d’homme ! Tout d’un coup, le processus change brutalement et l’État, qui ne peut plus rester dans le silence, fait ce qu’il sait faire dans ces cas-là : il procède par le dispositif qui s’appelle négation–ignorance–éjection, autrement dit : « ce n’est pas vrai, ce n’est pas grave et surtout ce n’est pas de ma faute ». -Ce n’est pas vrai : vous exagérez, c’est une psychose, vous regarder trop la télévision : TF1 et M6, ce n’est pas bon pour vous. -Ce n’est grave, du moins pas autant que vous le pensez : vous exagérez beaucoup. -Je n’y peux rien. A ce moment-là, il y a un opérateur sur le marché politique qui dit : « C’est très grave, c'est très vrai et moi, je sais qui c’est : il est basané avec les cheveux crépus ». Aux élections, en 1984, 1989, 1994, 2002, il répète : « j’ai la réponse à votre question, pas parce que c’est une meilleure réponse, pas parce que c’est la bonne réponse, mais parce que c’est la seule ». Tout les autres nient et il y en a un qui dit : « c’est vrai et c’est grave, donc écoutez-moi ! ». Ainsi, la criminalité, en termes de mouvement collectif social, va basculer vers un espace purement politique : la sécurité et l’immigration. C’est devenu le sujet de préoccupation essentiel sur lequel va se construire une réponse xénophobe et raciste, mais surtout une réponse par rapport au vide. Au bout d’un moment, les plus sensibles à cela disent qu’il est en train de se passer quelque chose, donc on ne va pas réfléchir, mais plutôt copier. Mais entre l’original et la copie, les électeurs choisissent toujours l’original. Même si ce qui se dit est inexact. Il faut un temps d’adaptation pour que le système politique localement, nationalement et au niveau européen se préoccupe de l’insécurité. Comment traite-ton de l’insécurité quand on ne l’a pas étudiée ? Dans notre métier, nous considérons que la vie criminelle est assez simple ; elle fonctionne comme un espace clinique. Il faut un diagnostic, un pronostic et enfin un débat thérapeutique. La France est le pays où nous avons les meilleurs thérapeutes du monde, mais il y a zéro diagnostic. 10 Le fait d’arriver à soigner le malade relève uniquement de la prière, de la bénédiction ou du miracle, parce que nous ne savons pas de quoi nous parlons. Il faudrait quand même regarder la réalité du sujet criminologique. Les homicides Y-a-t-il une hyper-criminalité en France ? Nous n’avons qu’un seul indicateur fiable depuis 500 ans : ce sont les homicides. En matière d’homicides, la France est à son plus bas niveau historique. Jamais, quasiment, nous n’avons eu aussi peu d’homicides, que ce soit en nombre absolu ou par rapport à la population réelle. Nous avons réduit massivement notre niveau « d’homicidité », ce qui est une bonne nouvelle. Nous sommes l’un des pays les plus sûrs au monde, du point de vue de l’homicide. Cependant, si les homicides baissent, les tentatives d’homicides augmentent. J’ai deux réponses possibles : soit notre niveau médical s’est tellement élevé que l’on arrive à sauver plus de gens, soit les criminels tirent de plus en plus mal. Ce sont des options, mais elles n’ont pas été vérifiées par la science. Les agressions Après avoir augmenté et beaucoup baissé, elles augmentent à nouveau, depuis les années 90. Je ne sais pas si elles augmentent uniquement parce que c’est surtout des vols avec violence, ou à cause de la relation sociale qui s’est tellement dégradée que l’on frappe d’abord et que l’on discute ensuite. Elles augmentent, certes, pas au niveau où elles étaient dans les années 20, 30 ou 40, mais à un niveau qui est supérieur à celui des années 60 ou 70. Les agressions sexuelles et les viols Je ne sais pas dire s'ils augmentent ou pas en réalité, parce que je ne sais pas si c’est la conséquence de la révélation aujourd'hui de tout ce qui était caché avant quand les femmes, hommes et enfants avaient trop honte pour venir le déclarer, ou s’il y a une vraie augmentation.. Même dans des pays comme les États-Unis, qui ont les mêmes problèmes que nous avec l'enregistrement des plaintes, en particulier des femmes victimes, la réalité est que nous avons une immense difficulté à savoir si on est encore dans le phénomène de libération de la parole ou s’il y en réalité une forte augmentation. Nous ne savons pas. On sait qu’il y a plus d'agressions sexuelles que ce que l'on connait : 9 plaintes pour 100 agressions, d'après les enquêtes de victimisation. On sait aussi que la moitié de la victimisation est à la maison, que l’ennemi est dedans et pas dehors. En revanche, on ne sait pas s’il y en a plus qu’avant, moins ou autant qu’avant. Il va nous falloir encore quelques années pour stabiliser l’outil et en tirer des conclusions. Les infractions économiques et financières Alors là, c’est simple, avec l’arrivée d’internet, il y a eu une augmentation massive des escroqueries économiques et financières, sans vol de la carte de crédit, mais par intrusion sur internet. 11 L'application du code pénal Ceci est notre paysage et comme vous le voyez, il est hétéroclite, complexe, différent, et il ne peut donc pas se traiter par : « Tout répression, tout prévention ou tout dissuasif ». Or notre problème est que nous faisons typiquement dans le prêt-àporter et que nous avons du mal avec le sur-mesure. Comme on ne veut pas savoir, (puisque savoir, cela oblige à changer l’outil), c’est évidemment encore plus perturbant : on fait donc n’importe quoi. Pour prendre un exemple, notre code pénal français, qui est un ouvrage formidable, né de générations successives entre le code criminel, le code napoléon… est en fait assez simple : c'est « prison pour tous et pour tout ». Quoi que vous fassiez, dans le code pénal, la prison est là ; elle est la réponse à tout. Pas un magistrat ne pourrait donner des peines de prisons fermes à toutes les activités pour lesquelles la prison ferme est prévue par le code. Ce n’est pas un code pénal, visant à réinsérer ou dissuader, c’est un code moral, un code de punition morale, il veut donner des leçons. Il est donc inapplicable, et les juges ne l’appliquent pas. La quasi-totalité des peines de prison ferme en France sont délivrées avec sursis. Tu risque dix ans, on te condamne à cinq, que tu ne feras pas. Cela manque de clarté, et c'est valable pour tout : atteinte aux biens, atteinte aux personnes, etc. Le pire, c’est qu’en 1970, après avoir longtemps ignoré les appels de nos amis américains sur le trafic de stupéfiants, nous avons adopté la loi de 1970, qui dit qu’il n’y a pas de distinction entre des victimes malades ou consommateurs, et des dealers ou des trafiquants, elle les considère tous comme des trafiquants. Tu fumes un joint ou tu exportes 12 tonnes de cocaïne : même punition. Nous arrêtons donc des dizaines de milliers de fumeurs de joints… qu’on ne met pas en prison. Nous les arrêtons, car cela à une influence sur un outil statistique dont je ne vous aie pas encore parlé : le taux d’élucidation. Le fumeur-consommateur permet un 100% parfait. Je te prends en train de fumer, je sais qui tu es et je te poursuis, donc 100%. Nous faisons ce que l’on appelle des crânes. Il y a deux catégories de populations suffisamment nombreuses pour faires des crânes : les immigrés clandestins et les fumeurs-consommateurs. Les gendarmes sont encore beaucoup plus forts, ils ont inventé une technique exceptionnellement efficace concernant le vol de chéquier. Quand un chéquier est volé mais qu'on le retrouve, il contient 50 formules de chèques donc on a réussi 50 élucidations. Voyez où va se nicher le souci du détail et l’inventivité statistique. Comme disaient les frères Goncourt : « la statistique est la première des sciences inexactes ». Et dans le domaine de la drogue, on a donc intérêt à poursuivre les personnes. Evidemment, on ne va pas les mettre en prison pour avoir fumé un joint, mais on a toujours la procédure. Elle permet de dire que l’on a arrêté beaucoup de monde, avec un taux d’élucidation élevé… et un taux de condamnation faible. Encore que cela dépend : ce que je vous dit est vrai à Bobigny (où on s’excusera peut être même de vous avoir interpellé) mais peut-être différent à la Roche-sur-Yon, où vous pouvez prendre six mois. Peu à peu, vous avez des circulaires pénales des procureurs qui disent : « jusqu’à dix grammes, on ne poursuit plus, etc. ». Nous faisons tous semblant de croire que la loi de 1970 sert à quelque 12 chose : pourtant c’est la loi la plus répressive d’Europe, et nous sommes le pays où il y a le plus de consommation et d’augmentation de la consommation en Europe. Sachez pourtant que j’appartiens à la catégorie qui pense qu’il faut punir et réprimer les consommateurs de stupéfiants, mais devons-nous punir comme ce que nous faisons pour l’alcool ou sous la forme de la loi de 1970 ? Quand la loi a changé en 1920, elle n’a pas changé pour des motifs répressifs, mais pour des motifs médicaux. A l’époque, le plus grand dealer français était l’État, avec la Régie française de l’opium, une sorte de Seita du cannabis, qui allait de champ de pavot en champ de pavot en Indochine. L’invasion de la Chine contre l’impératrice Tseu-Hi ne se fait pas pour libérer de pauvres missionnaires catholiques, mais simplement parce que l’impératrice vient de décréter la prohibition de la consommation et de la vente d’opium en Chine, alors que les principaux bénéficiaires en étaient les puissances occidentales. Le ministre du budget dit, devant le Sénat, où il se fait retoquer par une assemblée composée de sénateurs républicains, médecins et francmaçon (coalition inédite pour l’époque) : c’est 25% des recettes extrabudgétaire de l’Etat que vous allez nous faire perdre. Ce n’est pas la prohibition qui a gagné, c’était la médecine, la prévention et le fait de traiter des sujets. Pourquoi y-avait-il autant de consommateurs ? Parce que tous les gazés de 14-18 étaient traités avec des produits opiacés. Le Coca-Cola que vous aimez tant n’est que la copie conforme d’un vin qui s’appelait le vin Graziani, un vin pétillant avec de la coke. Le CocaCola est le seul produit de grande consommation autorisé dans le monde occidental fabriqué avec de vraies feuilles de coca. Nous nous adaptons donc très bien aux dures réalités de la vie quand le commerce prend le dessus sur l’humanitaire, mais c’est un vrai sujet. Nous avons donc un processus qui vise seulement à faire du chiffre et pas à résoudre le problème. Nous avons un code pénal qui vise à punir et emprisonner, et non à résoudre le problème criminel. Tout notre outil est donc créé pour ne pas répondre aux questions et il y réussit très bien. La question du diagnostic devient centrale, mais vous n’avez personne pour le faire. Qui ausculte la criminalité ? Personne ; nous ne savons pas de quoi nous parlons, ou bien peu de choses. Nous arrivons donc à dire beaucoup de bêtises sur ces questions. La montée de la violence Notre problème aujourd’hui, c’est la violence et en particulier les violences intrafamiliales, sur lesquelles l’analyse est facile, puisque l’auteur et la victime sont connus et vivent ensemble, mais que nous ne savons pas traiter. Le jour où on les traitera, il y aura 500 000 cas supplémentaires. L’intérêt public est justement que le chiffre augmente, et que l’on traite non pas le quantitatif, mais le qualitatif. Les Anglo-saxons le font. Ils ne parlent pas de taux d’élucidation, mais de taux de succès. Je suis partisan d’une contrainte pénale, car je préfère qu’il y ait une contrainte pénale qui existe plutôt qu’une condamnation avec sursis qui ne sert à 13 rien. Personne ne veut vraiment traiter de la chaîne pénale, que l’on devrait appeler processus pénal, parce que les magistrats ne devraient pas être enchaînés; mais en contrepartie, ils ne doivent pas se croire libres de ne jamais poursuivre au nom d’une idée farfelue, selon laquelle ils ont devant eux, non pas des auteurs, mais des victimes. La question du passage à l’acte Partout ailleurs, on admet bien qu’un criminel est un criminel et que la question du passage à l’acte est essentielle pour comprendre sa motivation (c’est notre métier). Est-ce que c’est le besoin ? L’envie ? Le plaisir ? - Le besoin : je vole du pain pour vivre, mais je ne suis pas un criminel, je suis un révolutionnaire, j’exerce une violence contre une violence plus grande encore qui est une société qui m’empêche de manger. C’est ce qui nous permet de passer du statut de sujet à celui de citoyen c’est une violence utile, nécessaire et positive : Jean Valjean, Les misérables. - L’envie : je n’ai qu’un vélo, je veux voler une voiture. Nous ne sommes plus dans la mort d’homme, nous ne sommes plus dans le sujet de la survie. Nous sommes dans le sujet de la « conformisation » à la société de consommation. Il peut y avoir des circonstances atténuantes et des circonstances aggravantes. Il faut cependant traiter le vol, il ne faut pas le considérer comme une soudaine compensation à l’idée de notre responsabilité en tant qu’ancienne puissance coloniale. C’est ce que l’on peut écouter dans des congrès de syndicats de magistrats. - Le plaisir : je tue et je viole parce que la pulsion est irrésistible. Je suis un ennemi de la société et cette dernière doit se défendre et donc m’isoler, pas m’éliminer. Nous ne savons pas faire ce métier, parce que soit nous sommes dans une logique extrême qui est l’excuse absolutoire : personne n’est jamais responsable car la société est méchante, soit une théorie aussi stupide et extrémiste : tout le monde est coupable ; qui vole un œuf, vole un bœuf. Entre ces deux extrêmes, la France avant les années 1970 n’a aucun mode d’expression. Il faut attendre Sébastien Roche qui pense que le principe de complexité mériterait d’être pris en compte. Hugues Lagrange pose la question : qui sont les criminels ? Le sujet est compliqué, car il y a deux églises ultra orthodoxes qui disent que si tu n’es pas d’accord avec nous, tu es éliminé, tu es exclu, tu ne pourra spas enseigner, ta science ne pourra pas exister, etc. Ce problème est au cœur du débat sur la réalité des problématiques criminelles et la capacité à répondre à la question : quelle est la manière de faire face à une criminalité qui change et qui évolue ? Crimes organisés, mafias organisées et finance criminelle Pendant longtemps, nous avons cru que le criminel était un individu isolé, il y a même parfois une certaine fascination pour certains criminels, des policiers qui écrivent des livres sur eux, etc. Peu à peu l’individu est devenu bande, la bande est 14 devenue gang. Nous avons la chance que les Français et les Américains aient inventé la criminalité moderne, à peu près en même temps. En 1900-1920, vous voyez l’apparition à Chicago d’un côté et à Marseille de l’autre, de la première industrialisation criminelle, en même temps que la première mondialisation. La première mondialisation, ce sont des bateaux à vapeur, donc plus de transport, plus de relations, plus de connexions et donc plus de trafic de stupéfiants, d’opium, de fausses monnaies, et de proxénétisme. A Chicago, l’homme qui invente cela est Alphonse Capone et il décide que le temps est venu que le crime fonctionne comme une entreprise : intégration verticale et horizontale, incentive pour le petit personnel, développement des zone de chalandise, investissement dans la recherche et le développement, etc. Il s’agit de toutes les règles de l’économie de marché, sauf pour la concurrence qui est réglée de manière un peu plus définitive. A Marseille, Carbone et Spirito, deux jeunes qui se sont rencontrés à Beyrouth et en Egypte, décident de faire de même. Pour la première fois, parce qu’ils contrôlent le port, ils décident de faire du trafic d’opium, des fausses piastres, du proxénétisme et ils prennent le contrôle de la ville. Cicero, banlieue de Chicago, et Marseille deviennent les deux pôles de création de la première mondialisation criminelle industrielle. Capone tombera grâce au fisc, Carbone et Spirito tomberont grâce à la Résistance (qui va les bombarder) et aux Allemands (qui vont perdre la guerre). Revoyez Borsalino & Co. Ce n’est pas un film, presqu’un documentaire. Sont donc nés les premiers conglomérats industriels, qui fonctionnent selon les mêmes règles qu’une entreprise, et qui commencent à embaucher des chimistes pour la coke et des gestionnaires pour les finances, car ils ont beaucoup d’argent. Par ailleurs, avec la prohibition, Capone fait le trafic de l’alcool, et en plus il prend le contrôle des casinos et des blanchisseries automatiques à Chicago. Leur chiffre d’affaires était relativement exceptionnel pour du lavage de vêtements, parce que cela permet d’écouler (de blanchir) tout l’argent des bars clandestins. Capone va comprendre que, la prohibition allant se terminer, il lui fallait se recentrer, et il va devenir le principal distributeur de lait à Chicago, qui rapporte plus en marge, puisque cela coûte moins cher en corruption, en attaques de centres de distribution et en pertes en ligne. C’est le premier à blanchir vraiment, par la blanchisserie et par le lait, son activité criminelle ; avant de tomber pour fraude fiscale. Ce sujet reste encore d’actualité, puisque c’est encore ce que l’on a trouvé de mieux pour faire tomber les criminels. Cette industrialisation criminelle va amener un changement majeur de processus et qui va nous amener à un sujet essentiel : que fait-on de l’argent ? C’est le moment où l’on va voir apparaître, pour la première fois, un concept que nous avons inventé nous-mêmes : les off-shore. Il va, en effet, falloir envoyer l’argent quelque part. Avant, on l’envoyait à Cuba, ce n’était pas trop loin des États-Unis et on pouvait y aller avec une mallette. A partir de 1994, dans le monde entier, la dérégulation va commencer. Ce matin, entre 70 00 et 80 000 milliards de dollars se sont réveillés et se sont demandés ce qu’ils allaient faire dans tous les off-shore de la planète. Cet 15 argent est essentiellement composé d’argent sale et comme dirait Coluche : « plus ou moins sale ». C’est moins blanc que blanc, mais ce n’est pas toujours totalement noir. Pour l’essentiel, c’est de la fraude fiscale. Comme ce tuyau énorme existe, tout le monde a décidé de se connecter dessus. En France, cela s’appelle de l’optimisation fiscale, car cela fait plus joli ! Cependant, ce n’est que de la fraude, l’optimisation n’existe pas. Dans ce tuyau, on a d’abord connecté la corruption puisque nous (et d’autres) devons vendre nos armes. Il a les commissions et rétro-commissions. Et les criminels se sont dit : pourquoi pas nous ? Des criminels s'y sont donc branchés aussi, et un tout petit peu les terroristes. On pense souvent que l'off-shore, ce sont les Bahamas, les Caïmans et quelques autres endroits exotiques, mais il se trouve que dans l'offshore, il y a aussi le in-shore, comme la City de Londres, par exemple, ou l’Autriche, ou le Delaware (État américain dont le sénateur est devenu le Viceprésident des États-Unis). Tous les off-shore n’ont aucune armée, à part la Suisse, qui n’est plus ce qu’elle était… Le jour où les grandes puissances diraient : « maintenant c’est fini », cela s'arrêterait dans la minute, mais les in-shore, c’est plus compliqué, car c’est là où il y a l’argent qu'il ne faut pas voir. Dans la réalité, tout ceci existe parce que nous le tolérons, que nous estimons que nous en avons besoin et parce que sur le même tuyau, il y a plusieurs branchements. Tant que nous ne traitons pas de ces branchements, nous ne traitons pas du problème réel. Cet argent, que fait-il ? Rien, parce qu’il ne peut pas réapparaître, on ne peut pas le blanchir, c’est compliqué ou cela coûte cher, donc il spécule. Tous les gouvernements du monde sont à la tête d’une espèce d’immense paquebot qui reçoit des vagues terribles avec des tonneaux mal accrochés à l’intérieur. Qui a pris le contrôle des banques off-shore ? Vous pensez que les criminels mettent leur argent dans des banques avec des vrais banquiers et qu'ils leur font confiance ? Non, le criminel contrôle parfois aussi le banquier ou le trader, parce que ce dernier sniffe, qu’il a peur, ou que le criminel a des moyens que le banquier n’a pas. Il se trouve que, dans les années 90, il s’est passé aux États-Unis et au Japon (deux pays sans aucune structure étatique) l’opération suivante. Des hommes sont arrivés et sont allés voir le directeur des caisses d’épargne américaines (il y en avait des milliers, à l’époque) pour obtenir de lui, sous pression, 90 milliards de dollars. Le plus grand hold-up de l’histoire. La même année, les Yakuzas font la même chose et vont voir des petites banques hypothécaires et récupèrent 120 milliards. En 1990, 210 milliards de dollars ont été siphonné de l’économie mondiale ; le Japon ne s’en est jamais remis, alors que les États-Unis ont fait marcher la planche à billets pour compenser. Pour la première fois, les bandits ont été face à un magot qu'ils n’auraient jamais pu imaginer. Ils ont décidé d’embaucher les meilleurs gestionnaires, financiers et traders. Nos amis Colombiens se sont mis à faire pareil (Pablo Escobar pesait entre 1 à 2 milliards de chiffre d’affaires annuel au sommet de sa gloire) et ils sont passés à l’industrie. Le petit commerçant est devenu Carrefour, plus Auchan et plus Leclerc. Aujourd’hui, il est en situation d’être l’égal d’un État. 16 Au Mexique, les États du nord sont sous le contrôle des narcotrafiquants et pas de la police. La réalité est la prise de contrôle et l’arrivé de la criminalité organisée financière, comme un acteur majeur de l’espace criminel. Du coup la banque, qui était initialement une victime, s’est dit, devant tant d’argent, qu’elle pourrait peutêtre participer à l’investissement, et est devenue complice. On découvre régulièrement que des banques américaines ont blanchi des centaines de milliards de dollars des narco mexicains ou colombiens, et je n'arrive plus à tenir le compte des grandes banques condamnées sévèrement pour des activités illicites liées à la grande criminalité. Cybercriminalité, cyberterrorisme…. D'abord, au départ, «cyber» n'a jamais voulu dire informatique, mais complexe. C'est un terme inventé par un auteur de science-fiction pour décrire une société complexe. Un cybermonde est un monde complexe, pas forcément informatisé. Mais aujourd'hui, c'est bien l'informatique qui est le support de cette complexité. Il y a ici une grande confusion car on mélange le cybercrime, dont le but est de voler, le cyberespionnage dont le but est d'espionner sans se faire prendre, la cyberguerre dont le but est de détruire, et le cyber terrorisme dot le but est de se faire voir. Quatre domaines très différents donc, ce qui crée de la confusion. En ce qui concerne le cybercrime, cela a commencé dans une prison américaine en 1974 où un détenu chargé de la comptabilité d'une banque avait détourné tous les centimes de chaque opération. Et un journaliste a alors écrit un article célèbre sur l'avenir du cybercrime : et je vous assure que cet avenir c'est vous ! Dans 99,99% des cas c'est vous qui aidez les criminels à vous voler. Quand vous répondez à une petite annonce pour vous aider à faire repousser vos cheveux, ou augmenter votre organe reproducteur masculin ou vos organes mammaires féminins, quand vous répondez à la pauvre veuve nigériane qui vous écrit personnellement bien que ne vous connaissant pas, au nom de Dieu pour vous demander quelques milliers de dollars… on ne sait pas comment gérer la bêtise, car nous sommes victimes mais très bêtes. Et ce sont plusieurs milliards de spams quotidiens de ce genre qui circulent. Et si 0,00001% seulement répondent, cela fait beaucoup de victimes… de leur bêtise, qui seront peut-être indemnisés un jour, mais qui ont bien mérité ce qui leur arrive, en définitive ! Mais il y a quand même des arnaques sophistiquées auxquelles certains succombent de bonne foi, mais c'est très rare Le vrai sujet aujourd'hui, c'est le cyberterrorisme et le cyber espionnage. On a aujourd'hui des outils très perfectionnés qui permettent d'écouter d'entendre, de voir des choses censées rester cachées. Et la protection ici c'est le développement des antivirus, et c'est la prise de conscience que le téléphone ou l'ordinateur ne sont pas des outils de communication fiables! Ce qu'il y a de commun entre ces 4 formes de cybernuisances, c'est le hacker, qui présente souvent une façade de respectabilité (et n'a pas toujours conscience de la 17 nature criminelle de ses activités hi-tech). Mais on traite ici de sujets complètement différents, et qu'il faut traiter de façon très différente. Concernant le terrorisme, nul n'est capable de le définir : pendant la deuxième guerre mondiale, les Résistants étaient appelés terroristes par les Allemands (et réciproquement), c'est un terme galvaudé. Ce qui est important ici, c'est de définir l'objectif des terroristes. Quand l'ETA politico-militaire fait sauter l'Amiral Carrero Blanco premier ministre du Général Franco, dictateur de son état, c'est un acte de résistance : c'est répréhensible de tuer des gens, mais personne ne va pleurer sur Carrero Blanco. Quand la même ETA fait sauter une caserne de la garde civile en 1978, après la démocratisation de l'Espagne, ce n'est pas bien, mais l'objectif est acceptable car il vise les gens chargés de la répression. Mais quand l'ETA fait sauter u supermarché à Barcelone, elle devient une organisation terroriste, car aucun des clients du supermarché n'est en mesure de répondre aux revendications de l'ETA. Quand on raconte cela aux victimes on se fâche avec tout le monde. Mais criminologiquement c'est satisfaisant : c'est l'objectif qui fait la différence, ce n'est pas la bombe ni l'étiquette. Le problème, c'est que l'on continue de regarder le terrorisme aujourd'hui comme s'il n'avait pas changé. Jusque dans les années 80, le terrorisme était essentiellement un terrorisme d'État : à Washington ou à Moscou, il y avait quelqu'un qui appuyait sur les boutons, envoyait des papiers ou de l'argent, créait des camps d'entrainement, gérait des moyens de transport, décidait des actions… Sans l'accord d'une des superpuissances il ne se passait pas grand-chose. Après89 et la chute de l'une des superpuissances, on a vu disparaître le terrorisme d'état et apparaître le terrorisme actuel, que l'on appelle Al-Qaida (et s'appelle en fait Front International islamique de lutte contre les juifs et les croisés : c'est moins vendeur mais plus précis). C'est nous qui avons créé Al-Qaida, pour lutter contre les Russes en Afghanistan! C'est un Golem qui nous a échappé, et dont on n'aurait jamais pensé qu'il pourrait devenir aussi monstrueux! Et on a oublié un moment particulier qui s'est passé en 1995 en France (où on a inventé le nom et le concept de terrorisme, et aussi les opérateurs). En 1995, Khaled Kelkal est le premier hybride : petit délinquant connu des services de police, il est recruté par le GIA islamique pour commettre des attentats en France. Et tout le monde est pris par surprise, personne ne l'a vu venir, on n'imaginait pas ce cas de figure. C'est le début d'une série (un épisode semblable se passe à Roubaix), mais comme dans un premier temps il ne se passe plus rien, on n'en prend pas conscience et on le considère comme un épiphénomène dont on ne s'occupe pas. Et cela dure jusqu'à 2012 avec les attentats de Toulouse de Mohamed Merah, qui est la copie conforme de Kelkal. Merah était bien repéré, mais on n'avait pas compris de qui il s'agissait. C'est que nos services de surveillance ont su se greffer de grandes oreilles, mais on ne leur a pas ajouté de cerveau. Et on ne sait pas traiter les informations que nous produisons et qui nous submergent. Et 2015, Kouachi et Kalibali, c'est encore la même chose : des gens repérés et suivis depuis plusieurs années, et qui enfument la 18 police. Et c'est encore pire dans le cas de Kouachi, qui est plus que connu, il est célèbre : il est le patron de La Grande Borne, c'est lui le caïd à la prison de Fresnes, il est l'artificier du groupe terroriste Belkacem (c'est donc un des leaders du groupe)… et quand il sort de prison, personne ne le suit ni ne s'intéresse à ce qu'il fait! Il n'aurait même pas besoin de cacher. Notre problème, c'est de comprendre qu'on est passé d'un terrorisme singulier à un terrorisme pluriel. Que les terroristes ne sont pas comme on aimerait qu'ils soient, mais comme ils sont. Or nous sommes obsédés en Occident (pas seulement en France) par les espions rouges : c'était stable, compréhensible, fiable. Ils devaient être remplacés par les espions jaunes. En fait on est face à une pluralité d'opérateurs, complétés par le dernier arrivé, incontrôlable, le «lumpen-terroriste», qu'on ne sait pas bien voir et repérer, car il est totalement spontané, en général connu pour des problèmes psycho-pathologiques, et qu'il agit spontanément et impulsivement : à moins de l'enfermer préventivement, ce qui est impensable, on ne peut pas le neutraliser. C'est donc cette pluralité que nous essayons de comprendre, mais cela suppose de changer la culture monomaniaque de l'espion traditionnel, vers plus d'analyse : la collecte d'informations est bien faite, les réactions sont exceptionnelles, mais l'analyse est insuffisante et très faible. Si la loi «renseignement« dont on discute actuellement répond à une partie des problèmes qui se sont révélés depuis quelques années, elle ne répond pas à l'essentiel : comment faire quelque chose de toute cette information. Car, après chaque catastrophe terroriste, depuis un demi-siècle, on crée une commission d'enquête (officielle ou secrète, publique ou restreinte) qui se termine toujours par les mêmes conclusions. D'abord, on savait tout ou presque tout. Ensuite, on n'a pas compris ce que l'on avait découvert (les Américains disent : we did not connect the dots, on n'a pas relié les points). Et enfin on affirme que ça ne se reproduira plus! (jusqu'à la fois prochaine bien sûr…). En fait, dans 99% des cas, les opérations de terrorismes pourraient déjà être empêchées, non pas par de nouvelles mesures d'intrusion dans les libertés, mais par une meilleure capacité d'analyse des informations que l'on a collectées. Et c'est pour moi le sujet essentiel à traiter, ce que la loi en cours ne fait pas vraiment. En matière de conclusion En criminologie, nous avons un grand maître, Sherlock Holmes, qui disait (sous la plume de Conan Doyle) : une fois l'impossible supprimé, ce qui reste, même invraisemblable, doit être la vérité. A l'époque, souvent, ce qui restait si mystérieux et invraisemblable se résumait par «Cherchez la femme!» Mais bizarrement, aujourd'hui, en matière de terrorisme, on a décidé que ce qui est invraisemblable est impossible. Et nous nous sommes victimisés tous seuls! C'est qu'en fait, dans la réalité du quotidien, en ce qui concerne l'essentiel de la criminalité ou le terrorisme, nous pourrions être parfaitement informés si nous faisions les mêmes efforts en matière de criminologie qu'en matière de cardiologie. Et l'optique clinique est le seul moyen de résoudre le problème posé. 19 Vous avez évoqué tout à l'heure mes fonctions de conseiller des hommes politiques. Le premier homme politique dont j'ai été le conseiller était Michel Rocard, et j'ai été consulté depuis de tous les Ministres de l'intérieur de tous bords politiques (car ce n'est pas moi qui les choisis, mais le peuple, en principe). Vous avez aussi parlé de mon côté gastronome, et il y a une relation entre criminologie et gastronomie : l'élément qui fait le lien, c'est le choix du mode de cuisson. le 18 avril 2015 (A la demande d'Alain Bauer, nous ne présentons pas ici le débat passionnant et d'une grande liberté qui a suivi cette conférence) Alain BAUER est Professeur titulaire de la Chaire de Criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers (depuis 2009). Il a notamment été le conseiller de Michel Rocard en 1988, il a été consulté par les divers ministres de l’intérieur et le président de la République française Nicolas Sarkozy sur les questions de sécurité et de terrorisme. Alain Bauer a également été grand maître du Grand Orient de France de 2000 à 2003, et a fait partie des fondateurs de SOS-Racisme en 1985. Alain Bauer est l'auteur de nombreux ouvrages sur la franc-maçonnerie et sur la criminalité. Il est depuis 2013 membre du comité scientifique de la Revue française de criminologie et de droit pénal. Il est également éditeur de l'International Journal of Criminology depuis 2014. 20