Sample 1 - Marjorie Moulineuf

Transcription

Sample 1 - Marjorie Moulineuf
Voilà ce qui va se passer
Marjorie Moulineuf
Préambule
« Je n’ai jamais eu vraiment de personnalité ni d’imagination. Seulement des humeurs, des films et
des séries télé que j’aime. Chaque jour est comme une page blanche sur laquelle j’écris toutes mes
réalités. Je suis capable d’écrire des inepties, des mensonges, de brûler les pages ou d’éteindre la
télé. »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
Partie 1 - JANVIER : tout doit commencer
1
« Janvier est mon mois de l’année préféré. D’une façon générale, j’aime tous les mots commençant
par la lettre J et surtout les prénoms. Peut-être parce que derrière les prénoms en J se cachent des
destins tragiques, mais incroyables. Les J célèbres se font abattre comme John Kennedy ou John
Lennon, meurent par strangulation comme Judas et encore plus bêtement comme Jim Morisson,
Jimmy Hendrix, Jeff Bucley ou ma préférée Janis Joplin ».
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
― Hello Sweetie.
Élisabeth Parker enfouit sa tête sous son oreiller pour ne pas entendre.
Un jour férie, je ne devrais pas avoir à mettre mon réveil. Personne n’obtient de rendez-vous le
premier janvier avec une banque. Les gens normaux commencent à peine à dessoûler ou vont se
coucher à cette heure-ci.
Élisabeth avait passé le réveillon seule. En compagnie de Betty et Jarvis, mais sans aucun humain à
embrasser ni vœu à formuler au douzième coup de minuit.
Le réveil répéta son message.
― Hello Sweetie !
― Putain, Betty, je t’ai déjà dit d’arrêter de faire ça !
Élisabeth avait horreur du ton que prenait son téléphone portable pour la réveiller.
― Faire quoi ?
Elle repoussa son oreiller et se redressa dans son lit. Déjà en colère, les yeux à peine ouverts.
― Bah ça ! HellOOOO ! dit-elle en imitant Betty. T’as une façon de le dire... On dirait que tu as la
bouche ouverte comme une actrice de films... Laisse tomber ! C’est écœurant avant le café. Tu ne
peux pas dire simplement bonjour, comme tout le monde ? Et arrête de m’appeler Sweetie !
― Tu as choisi le son de ma voix. Je ne comprends pas, je trouve que c’est plus mignon et plus
doux qu’Élisabeth, répondit l’application mobile.
― Continue comme cela et je t’appelle Jessie. Ton véritable nom !
Élisabeth sortit de son lit grincheuse et coupa le sifflet au programme d’alarme à répétitions du
téléphone. Elle secoua la tête toute seule, en signe de désaccord.
Il va vraiment falloir que je fasse quelques réglages en rentrant de la banque. Elle commence à me
taper sur les nerfs à réajuster, toute seule, ses paramètres et ses préférences. Mignon ! Pfff...
Élisabeth avait conçu son application mobile de manière à avoir l’illusion de discuter avec un être
humain. Betty était paramétrée pour répondre avec des subtilités, autrement que par oui et non.
Sauf si on le lui demandait expressément, elle ne répondait pas avec toute la précision dont elle était
capable. Betty passait haut la main le test de Turing qui consiste à ne pas pouvoir détecter si l’on
discute avec une vraie personne ou une machine. Même Élisabeth oubliait parfois qu’elle discutait
avec un programme informatique et la traitait comme une amie.
À ses débuts, comme une encyclopédie, Betty étalait ses connaissances avec beaucoup de détails et
chiffres à l’appui. Élisabeth avait le sentiment à chaque question d’être totalement stupide.
Le programme prévoyait d’utiliser des interjections, les ah, euh, les hésitations et les imprécisions
qui ponctuent une véritable conversation.
Betty était dotée d’une mémoire à long terme. Elle apprenait de chaque élément de réponses
fournies précédemment. À l’instar de sa créatrice, sa conscience électronique pouvait se montrer
insolente, moqueuse et grossière.
Après un tour dans la salle de bains, Élisabeth entra dans la cuisine. Le cadavre de Judas gisait à
même le sol de la cuisine.
Oh, non ! Pas encore !!! Je ne peux pas être stupide à ce point-là !
Les morceaux étaient éparpillés dans tous les coins.
Élisabeth soupira, dépitée devant le carnage de la nuit. Elle shoota dans l’arme du crime et envoya
valdinguer le tournevis cruciforme à l’autre bout de la pièce.
― Pfff... Comment je vais faire réchauffer mon café, maintenant ? Betty, pourquoi tu m’as laissé
démonter le micro-onde ? On en est à combien déjà ?
― Six ! C’était Judas 6. J’en ai commandé un autre, normalement on l’aura demain, répondit Betty
à haute voix. Je ne peux pas t’empêcher de faire des choses, mais je peux te convaincre d’en faire
d’autres, ajouta-t-elle tout bas, pensant être inaudible dans l’oreillette d’Élisabeth.
― Quoi ?
― Le prochain sera livré demain, si tout va bien !
― Oui, j’ai entendu ! J’ai cru que tu avais dit autre chose.
― Non, tu as peut-être des acouphènes à cause de l’oreillette que tu portes en permanence, répondit
son programme en toute mauvaise foi.
Betty était programmée pour aider Élisabeth à prendre des décisions à partir d’éléments objectifs et
observables pour en déduire des conséquences logiques.
Tous les « Judas » successifs avaient succombé à la paranoïa de la jeune femme. Tous démantelés,
réduits en pièces détachées. Lorsque Élisabeth était très nerveuse, elle accusait les micro-ondes
d’être des espions du gouvernement ou des industriels de l’agroalimentaire.
Elle trouvait le moyen de les désosser jusqu’au plus petit élément, en quête des preuves, même
microscopiques, de leur duplicité.
L’application mobile en était certaine, le micro-onde nuisait déjà suffisamment aux êtres humains.
Personne n’avait encore eu l’idée de rajouter l’espionnage civil aux méfaits de cette technologie. Si
quelqu’un dans le monde l’avait envisagé sérieusement, elle aurait découvert des plans ou des
intentions, quelque part sur internet. Betty s’infiltrait partout. Personne ne pouvait rien lui cacher.
Découragée devant l’empilement de vaisselle sale, Élisabeth renonça et se servit dans l’unique tasse
propre, un café de la veille. Elle sirota son café froid, se punissant ainsi pour avoir démonté
inutilement Judas 6.
― Tu as repris le même modèle ?
― Non, j’ai changé. J’en ai pris un sans horloge ni signe distinctif. J’espère que ce micro-onde aura
moins de chance d’attirer ton attention.
Betty était programmée pour anticiper.
Élisabeth retourna pour la énième fois le carton d’invitation dans tous les sens. Elle connaissait le
texte par cœur, mais les mots avaient bien du mal à devenir une réalité.
« Concernant votre application mobile de conscience artificielle. Rendez-vous le 1er janvier, à 07 h
13 précises. Big Bank Theory »
L’adresse se situait au dos du carton.
Élisabeth ne se souvenait pas avoir adressé une demande de partenariat à cette banque. Elle avait
envoyé des dizaines de dossiers afin de trouver des investisseurs potentiels et des partenaires,
surtout aux plus grandes universités, à travers le monde.
Son application mobile était devenue extrêmement gourmande en ressources et en énergie.
Betty était limitée dans sa croissance par manque de mémoire vive et d’hébergements. Élisabeth
devait trouver de l’argent ou des solutions pour continuer d’améliorer les facultés d’apprentissage
de son application mobile.
Sceptique, Élisabeth l’interrogea à voix haute.
― Big Bank Theory ? Tu n’as toujours rien trouvé sur eux ?
― Non ! Aucune information.
― Tu as bien cherché partout ?
― Évidemment ! répondit Betty faussement offensée.
Betty n’avait pas besoin de moteurs de recherche pour trouver des informations. Elle avait sa propre
logique numérique et se faufilait dans les profondeurs du réseau, en suivant ses propres directions.
― Je ne sais pas si c’est une bonne idée... Quelle banque donne un rendez-vous le premier janvier à
sept heures du matin ? Je ne le sens pas Betty. Il y a un truc louche.
S’il n’y avait pas de nombres premiers dans la date, c’est certain, le carton aurait déjà fini à la
poubelle !
Élisabeth Parker ne supportait pas l’incertitude. L’approximation la perturbait au plus haut point.
Betty était bien placée pour le savoir. Son but premier : la rassurer et lui fournir un maximum
d’informations.
La jeune femme devait toujours tout anticiper, pour se sentir bien. Ce matin-là, elle avait le
sentiment d’aller jouer une partie cruciale sans connaître les règles du jeu ni les joueurs.
― Tu n’as plus le choix, Sweetie. Qu’est-ce que tu as d’autre comme solution ? Toutes tes
demandes de financement ou de partenariats ont été rejetées par les circuits traditionnels.
― Tu pourrais rester comme cela.
― Tu sais bien que c’est impossible ! Qu’est-ce que tu risques ? interrogea Betty.
Qu’on me dise non ! Que ma dernière porte se ferme ! Perdre tout espoir...
― Perdre mon temps à expliquer à un petit bureaucrate comment fonctionne mon appli, réponditelle à la place.
― Tu crois vraiment que tu pourras donner du sens à ta vie et avoir ta page Wikipédia, en
expertisant des grues à tour ?
― Je voudrais rentrer dans le dictionnaire avant mes trente ans ! Wikipédia, c’est bien, mais ce
n’est pas assez. Pourquoi tu ne m’as pas encore fait une page avec mes grues préférées ?
Elle participait activement à la construction des buildings, des barrages sur les grands chantiers de
la planète. De ses calculs dépendait la rapidité d’exécution des chantiers. Et Élisabeth calculait tout,
tout le temps et à la perfection.
Elle travaillait en free-lance pour les plus grandes compagnies d’assurance. Tous les constructeurs
devaient assurer leurs chantiers. Aucune grue imposante sur aucun chantier au monde ne démarrait
sans obtenir l’aval d’Élisabeth. Son niveau d’expertise, le réglage millimétré de ces monstres
d’acier garantissait d’énormes profits pour les maîtres d’œuvre et un risque minimum pour les
compagnies d’assurances.
Architectes, contremaîtres et donneurs d’ordres ne pouvaient rien opposer aux compagnies qui
assuraient les chantiers. Élisabeth excellait dans l’expertise et l’implantation des grues.
Ses calculs rythmaient un chantier. De sa précision dépendait le rendement de tous les autres acteurs
du bâtiment. Elle coordonnait tous ses engins tel un corps de ballet fournissant jour et nuit les
éléments nécessaires à la construction.
Ses réglages étaient aussi sûrs qu’un métronome. Ses calculs précis comme des algorithmes.
Comme une chorégraphe tyrannique, elle régnait sur ses machines de chantiers à la recherche d’un
maximum d’efficacité.
Elle refusait au moins dix offres d’expertise, tous les jours. Parfois poliment en se sacrifiant d’un
mail, mais la plupart du temps, sans se donner la peine de répondre. Elle acceptait des contrats
quand elle avait envie ou besoin d’argent pour fabriquer son application mobile.
À vingt-sept ans, elle éprouvait un plaisir inavouable à jouer aux jeux de construction. Perchée à
une centaine de mètres dans le ciel, elle aimait voir les petits ouvriers, tout en bas, s’activer à la
cadence imposée sur les chantiers.
C’était comme s’amuser avec des Playmobil, mais grandeur nature.
Élisabeth l’ignorait, personne n’avait jamais osé le lui dire pour ne pas la blesser. Mais tous les
acteurs du bâtiment considéraient les grues à tour et leurs conducteurs comme des autistes. Super
puissants, mais surtout super cons dans leurs interactions avec les autres.
Sentant Élisabeth perdue dans ses doutes et inhabituellement immobile, Betty surenchérit.
― Tu sais bien que je suis arrivée à mes limites. Je suis programmée pour engranger des
connaissances par association. Je n’ai plus assez de place pour faire des connexions entre les
choses. J’ai trop de programmes à gérer en même temps. Sans mémoire vive supplémentaire, je...
Élisabeth lui coupa la parole.
― Je sais bien tout cela, Betty. C’est juste que je ne sais pas si ça vaut le coup ou si j’ai vraiment
envie de tout cela.
― Si tu n’y vas pas, je ne pourrai jamais grandir ni aider d’autres personnes que toi.
Élisabeth demanda résignée.
― Tu crois vraiment que les autres méritent ton aide ?
― Je ne sais pas s’ils la méritent, mais certains pourraient en avoir besoin.
Elle m’énerve avec sa logique implacable !
― C’est bon, on va y aller ! Quelle heure est-il ? J’ai le temps de me laver les cheveux ?
Élisabeth avala son café froid d’une traite, sans attendre la réponse de son téléphone et s’engouffra
dans la salle de bains.
Tout en shampouinant ses cheveux qui tombaient juste au-dessus des fesses, elle songea à ce que
son invention pourrait apporter au reste du monde.
Élisabeth avait conçu son application mobile d’après un constat simple. Grâce aux smartphones et
aux objets connectés, plus personne ne prenait la peine de stocker des connaissances. Numéros de
téléphone, calcul mental ou orthographe. Les machines s’en chargeaient.
Grâce au réseau, tout était disponible en permanence et de plus en plus rapidement. Plus besoin
d’encombrer sa mémoire avec des informations. Il suffisait de les chercher à l’extérieur pour les
trouver. Si on possédait une mémoire en dehors de soi, on devait pouvoir aussi externaliser sa
conscience.
C’est ainsi qu’Élisabeth avait commencé à concevoir des programmes informatiques pour déléguer
certaines prises de décisions.
Au fil du temps et des améliorations permanentes, son application mobile était devenue son alter
ego. Mieux informée, objective et non sujette aux états d’âme et sautes d’humeur.
Betty était son Jiminy Criquet, sa bonne conscience, son e-conscience. Elle gérait toutes les
informations disponibles avec sagesse et neutralité.
Betty l’aidait au quotidien à prendre les bonnes décisions dans sa vie. Grâce à elle, Élisabeth ne
laissait plus, ou du moins beaucoup plus rarement, ses émotions la diriger. Elle s’emportait moins et
replaçait les événements dans leur contexte. Son application mobile lui fournissait toutes les
informations nécessaires pour faire des choix en connaissance de cause.
Betty lui permettait de tout anticiper et de garder le contrôle sur sa vie.
Comme dans une partie de Tetris gagnante, depuis, tout rentrait dans les bonnes cases. Il y avait
encore quelques bugs et des failles, dans la programmation de son application mobile. Sa
conscience externe ne pouvait pas tout prendre en charge, et l’empêcher de démonter un micro-onde
par exemple.
Pauvre Judas ! J’ai vraiment un problème avec les micro-ondes.
Stoppée dans ses réflexions par la culpabilité, elle sortit de la douche et s’enveloppa dans une
grande serviette. Elle constata avec regret qu’elle aurait bien besoin de retourner se faire épiler.
Élisabeth tenta de regarder son reflet dans le miroir, mais il était rempli de buée.
Je suis comme les vampires. Je ne peux pas voir mon reflet.
Une pensée détestable la traversa soudain.
Si je suis transformée en vampire, je serai poilue pour l’éternité.
Élisabeth passa ses doigts sur son arcade sourcilière.
Mon Dieu ! Il y a du boulot !
Après avoir essuyé la glace, armée de sa pince à épiler, elle arrangea un peu sa ligne de sourcils en
attendant de faire mieux. Simplement au cas où.
Betty commençait à s’impatienter et la pressait de se préparer.
Élisabeth portait en permanence une oreillette comme les présentateurs d’émissions de télé. Son
application mobile et elle communiquaient ainsi en permanence.
Betty était dotée pour l’instant de trois sens. La vue, l’ouïe et la magnétoréception.
Élisabeth espérait trouver un partenaire, à la Big Bank Theory, pour continuer à perfectionner Betty
grâce à un nouveau sens : la proprioception.
Ce sens qui permet aux humains de percevoir inconsciemment les limites du corps afin de se pas se
confondre avec leur environnement. Tout simplement faire la différence entre soi et ce qui n’est pas
soi. Les humains savent et ressentent qu’ils ne sont pas le sol bien que leurs pieds touchent le sol, en
permanence. Les délimitations façonnent leur réalité.
Betty n’était qu’une succession d’impulsions électriques sans frontière qui puisse la contenir. Elle
n’avait aucune limite de développement, ni intellectuelle, ni physique, ni émotionnelle, ni morale.
Élisabeth en avait conclu que les limites et donc la proprioception façonnaient la conscience d’un
être humain. Ce sens manquait singulièrement à son programme.
Bien qu’elle ne veuille pas l’admettre, estimant contrôler son invention, Betty lui fichait, parfois,
vraiment la trouille.
Pour s’occuper le soir, au cours de ses missions à travers la planète et des chambres d’hôtel, elle
fabriquait des gadgets. Elle les avait miniaturisés : une caméra multi-angles et un micro très haute
définition intégrés dans un médaillon qu’elle portait toujours autour du cou. Ainsi Betty interprétait
en temps réel le contexte des situations.
En partant du principe que les émotions servent en fonction de base, à nous mettre en mouvement,
Élisabeth avait aussi fabriqué une peau électronique. Un système magnéto-sensoriel qui permettait à
Betty de percevoir la présence des champs magnétiques. Sous la forme d’un patch de quatre
centimètres carrés collé à proximité du cœur d’Élisabeth, la conscience artificielle interprétait ainsi
les données dans un contexte en mouvement exerçant des forces. Avec des flux et des reflux.
Ce programme croisé avec les autres traitait des quantités phénoménales d’informations. Élisabeth
était persuadée que le biomimétisme, c’est-à-dire l’inspiration à partir de modèles vivants,
permettait de faire des avancées considérables en matière de technologie.
Betty était conçue selon un modèle biologique des plus perfectionnés dans l’évolution : celui de la
pieuvre.
Un cerveau central et huit autres autonomes. Neuf cerveaux pour approcher la subtilité d’un être
humain.
Élisabeth allait devoir expliquer les besoins de sa conscience artificielle à un banquier, à un
bureaucrate. Ça l’ennuyait d’avance. Betty la sortit de ses considérations.
― Bon la mariée ! Tu as fini ? Il faut y aller maintenant ! Tu veux louper le rendez-vous ou quoi !
Non, mais elle devient infernale ! Qu’est-ce qui dans son programme de base la rend aussi
insolente ?
Élisabeth s’habilla avec ce qu’elle trouva de propre et pas trop froissé : un jean et un chemisier
suspendu à un cintre. Elle n’avait pas de tenue adéquate pour un rendez-vous d’affaires. Aux
commandes et réglages de ses grues, sur les chantiers, elle ne portait que des jeans et des gilets de
sécurité fluo.
Chez elle, elle restait en jean et en soirée... elle ne sortait jamais.
Elle avait des machines pour occuper son temps. Juliet sa machine à illusions, Jarvis sa machine à
étreintes et bien sûr Betty sa meilleure amie.
― Tu as commandé un taxi ?
― Oui, il nous attend en bas ! Dépêche-toi, répondit Betty impatiente.
― Et bien ! s’exclama Élisabeth, si je ne te connaissais pas comme si je t’avais programmée, je
penserais que tu es tout excitée à l’idée de ce rendez-vous. On dirait que tu éprouves réellement des
émotions. Tu deviens de plus en plus réaliste dans tes propos. Tu réussiras peut-être à convaincre la
Big Bank Theory.
Elle enfila son grand manteau rouge vif et fourra son précieux téléphone dans sa poche.
Pas eu le temps de me faire un vrai brushing. Cela fera bien l’affaire ce n’est qu’une banque. De
toute façon, tu vas assurer. Tu as intérêt !
Elle posa la main affectueusement sur son patch électromagnétique.
Élisabeth Parker sourit sans s’en rendre compte, pour la première fois en ce début de matinée et
d’année.
Partie 2 - JUMANJI : tout est possible
2
« La nuance ou la mesure délicate de nos relations à autrui est peut-être ce qui révèle le plus notre
sensibilité. J’ai compris ce qu’était le tact, par hasard dans les toilettes dans un restaurant. Un
homme me surprenant dans une position pour le moins humiliante déclara afin d’atténuer ma gêne :
“Pardonnez-moi, Monsieur”. Un vrai gentleman déforme la réalité désagréable par convenance ou
sollicitude. »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
La voiture les attendait juste en bas de l’appartement d’Élisabeth situé au centre d’une des plus
grandes capitales du monde. La circulation était fluide en ce premier janvier.
Les bureaux de la Big Bank Theory se trouvaient à l’extérieur de la ville, dans une ancienne zone
industrielle.
Étrange pour une banque d’avoir une adresse aussi peu prestigieuse...
Le chauffeur de taxi sortit de la voiture pour ouvrir la portière d’Élisabeth.
Soudain, les secondes semblèrent se décoller les unes des autres, augmentant considérablement
l’écoulement du temps.
La jeune femme regarda son chauffeur faire le tour du véhicule, tous ses gestes étant exécutés au
ralenti. Élisabeth vit le temps s’écouler comme dans une pub de déodorant pour hommes où toutes
les femmes se ruent sur le mâle. S’il avait porté une tenue d’astronaute, archétype suprême de
l’homme idéal, elle se serait jetée sur l’objet de tous ses fantasmes.
Les yeux écarquillés et la bouche ouverte, Élisabeth subjuguée suivit chacun de ses mouvements
déterminés.
Il contourna la voiture par l’avant et se plaça à la droite d’Élisabeth.
L’homme était grand. En réalité pas plus que la moyenne, mais quelque chose dans son port de tête
suggérait plus que l’ordinaire. Inconsciemment, elle se redressa pour mettre sa poitrine en valeur.
Les cheveux bruns ! Longs mais pas trop ! Ni gras ni trop secs et sans aucune pellicule. Humm...
Une tignasse légèrement ondulée, suffisante pour donner du mouvement et du volume, mais sans
que cela fasse gamin...
Avec ses incisives, elle attrapa sa lèvre inférieure et se mordit légèrement.
Il portait un grand manteau noir qui lui descendait jusqu’aux chevilles. Le col et les épaules étaient
recouverts de fourrure et de plumes de corbeaux.
Élisabeth aperçut une sorte de cotte de mailles en dessous. Une de celles que portent les gladiateurs
en entrant dans l’arène.
Élisabeth entrevit le couteau qu’il portait à la ceinture et fut secouée d’un étrange frisson.
Une barbe de quelques jours lui donnait un aspect ténébreux, désabusé et cynique. Celui à qui on ne
la fait pas impunément. Néanmoins, son sourire sincère exprimait de la bienveillance, avec une
gravité exagérée.
Son regard croisa celui d’Élisabeth. Soudain, l’espace se rétrécit et seule l’image de cet homme
imprégnait sa rétine.
Il a le regard de quelqu’un qui peut porter ton fardeau à ta place et te trancher la gorge dans la
foulée.
Le destin du monde semblait reposer entre ses mains, mais le chauffeur de taxi ne paraissait pas
s’en soucier, en cet instant. L’homme posa sa main sur la poignée et durant quelques secondes,
Élisabeth eut l’impression qu’il aurait pu arracher la portière d’un seul geste s’il l’avait souhaité.
Elle le flaira à plein nez comme pour s’encanailler de l’odeur de cet être aux pouvoirs surnaturels.
Son odeur était rustique, sauvage avec une pointe de férocité, mais dégageait une touche de bonté.
Il transpire la contradiction ! C’est ça l’odeur du paradoxe ?
Dans un contexte différent, elle aurait senti l’odeur nauséabonde d’un manteau qui n’avait jamais
été nettoyé, mais les sens d’Élisabeth lui jouaient des tours.
Elle eut beaucoup de peine à détacher ses yeux de ses mains si puissantes et à fermer la bouche.
― Mlle Parker ? Avec beaucoup de tact, il lui mima le geste pour entrer dans la voiture.
Élisabeth retrouva aussitôt une vision périphérique et arrêta de le renifler pour paraître plus
civilisée.
― Oui, évidemment ! Excusez-moi.
Dans la précipitation, leurs mains se touchèrent et déclenchèrent un arc électrique crépitant
quelques secondes. L’étincelle fut visible à plusieurs mètres.
― C’est ça l’enfer ? hurla Betty à moitié électrocutée.
Élisabeth était sous le choc du premier coup de foudre de sa vie. Et loin de se douter qu’il s’agissait
seulement du premier de la journée. Elle secoua et massa son bras pour évacuer la douleur
électrique, avant de s’asseoir sur le siège arrière du taxi.
Tout en essayant de rassembler ses esprits pour retrouver un peu de dignité, Élisabeth tendit
l’adresse sur le carton de la Big Bank Theory.
― Je sais ! La BBT m’a chargé de vous escorter, répondit le chauffeur.
― Comment cela ? C’est Betty ? Euh, mon assistante vous a appelé, n’est-ce pas ?
L’interface de son téléphone indiquait une mise à jour bien inopportune.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Je vais devoir mettre des choses au clair, avec elle !
― Ne vous inquiétez pas, Mlle Parker. Il s’agit de la procédure habituelle. La Bad Wolf Company
est la partenaire privilégiée de la BBT. Au fait je me présente, je m’appelle John Doe.
John ? Est-ce un signe ?
― John Doe, c’est votre vrai nom ? Je croyais que c’était un pseudonyme qu’on donnait aux
inconnus ou aux amnésiques dans les hôpitaux ?
― D’où je viens, c’est le nom qu’on donne aux bâtards.
Élisabeth prit un plaisir fou à prononcer son prénom. Elle s’imagina aussi sensuelle dans sa façon
de parler qu’avait dû l’être Marilyn Monroe dans les bras de son John.
― Et d’où venez-vous, John Doe pour distinguer un enfant de façon aussi cruelle ?
― Je suis né de la fusion de deux univers différents.
― Et alors ? N’est-ce pas le cas de tout le monde ? répondit Élisabeth en se calant dans son siège.
Oh, John, le mystère du vivant, ne réside t-il pas dans la fusion ? La rencontre de deux gamètes ?
La Vie n’est pas contenue dans une cellule, mais bel et bien dans l’échange entre elles. Je suis
tellement contente que tu t’appelles John... Je vois bien comment nos gamètes pourraient se
mélanger.
Elle fit un effort pour interrompre la spirale délicieuse de ses pensées.
Mais c’est dingue ça ! Qu’est-ce qui me prend ?
― Pourquoi la Big Bank Theory m’envoie une escorte ?
― Quasiment tout le monde change d’avis face aux portes. Ils ne recruteraient personne dans ces
conditions.
― Je crois qu’il y a une erreur, je ne postule pas à la BBT. J’y vais pour obtenir un prêt pour une
invention qui pourrait bien changer le quotidien des gens.
― Ah bon ?
Ce fut au tour du chauffeur de taxi de chercher à dire quelque chose pour rompre le silence.
― Vous n’aurez aucune raison de vous retrouver à l’étage 42, alors !
― Je ne sais pas, qu’est-ce que c’est l’étage 42 ?
― C’est l’endroit où vous ne devez jamais aller. Sous aucun prétexte. Vous m’entendez Élisabeth
Parker ? Sous aucun prétexte !
Il se retourna vers elle, se fichant totalement de la trajectoire de son taxi. Il fixa ses yeux gris
presque noirs dans les siens. Élisabeth s’y serait volontiers perdue, si la voiture ne s’était engagée
sur le trottoir et menaçait de défoncer la vitrine d’un magasin de jouets.
― D’accord, d’accord ! Je n’irai pas. Mais regardez la route, s’il vous plaît.
Le chauffeur reprit le contrôle de son véhicule. Inquiet pour une raison connue de lui seul.
Élisabeth se sentit étrangement euphorique. Elle avait encore l’impression de sentir l’électricité
parcourir son corps. Elle fut secouée de délicieux frissons en croisant son regard.
Ils finirent le trajet sans rien dire, dans un silence solennel.
Élisabeth se cala un peu en diagonale pour voir le reflet du chauffeur, dans le rétro. Il ne lâcha plus
un seul instant la route des yeux. Ses mâchoires se crispaient sous l’effet d’une colère contenue.
Pourquoi se met-il dans cet état ? Dis-moi, John, qu’est-ce qu’il y a à l’étage 42 ?
Elle serra son grand manteau rouge contre elle comme pour étouffer les étincelles qui fusaient à
l’intérieur d’elle.
Élisabeth méprisait les comédies romantiques. Elle trouvait stupide qu’une femme ou un homme
puissent changer d’état par amour. Passer d’un état solide avec une forme propre, avec des
ambitions et une personnalité, à un état liquide, dégoulinant d’émotions et de sensations, sans aucun
contour défini. John Doe agissait comme un gaz dans son cerveau. Il occupait toute la place
disponible.
Elle regarda le building, incapable de se souvenir des raisons qui la conduisaient à la Big Bank
Theory. Élisabeth secoua la tête pour récupérer ses capacités mentales et décrocher de son chauffeur
de taxi.
Pfff... Je ressemble à « la » blonde de service dans les séries pour adolescents ! Manque plus que je
me mette à chanter et c’est le bouquet !
Il gara le taxi devant un bâtiment. Élisabeth eut beaucoup de mal à croire qu’une demi-heure s’était
écoulée depuis qu’elle avait touché son chauffeur par inadvertance.
John Doe les avait conduites, Betty et elle, dans une friche industrielle, au nord de la ville.
Des entrepôts à l’abandon, les toits effondrés par le poids des neiges précédentes se profilaient à
perte de vue. Des fougères, espèces coriaces et préhistoriques, étaient parvenues à percer le bitume
des parkings et des clématites sauvages s’enroulaient tout autour de ce qui restait des câbles
électriques.
Haut, large, gris, l’immeuble de la BBT était effrayant dans ses proportions parfaitement cubiques.
L’architecte ne s’était pas vraiment embarrassé pour les plans. Ce cube en maçonnerie absorbait
toute la lumière du jour sur plusieurs pâtés de maisons. Il générait un courant d’air frigorifique, tout
autour de lui. Aucune ouverture n’apparaissait dans la structure hormis un grand perron menant vers
deux immenses portes rouges.
À travers la vitre de la voiture, Élisabeth contempla les marches qui la séparaient de la BBT.
Tu m’étonnes que tout le monde se barre !!! Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Les deux portes s’ouvrirent silencieusement. Un portier en uniforme et chapeau haut de forme sortit
de l’immeuble, un sourire aux lèvres. Il vint ouvrir la portière d’Élisabeth.
John Doe se retourna vers elle et lui prodigua son dernier conseil avant qu’elle ne descende de la
voiture.
– Élisabeth, la BBT, ce n’est pas ce que vous croyez. Ce n’est pas juste une banque… c’est... bien
plus que cela ! Ne mettez pas les pieds au 42e étage, Élisabeth ! Promettez-moi que vous
m’appellerez si vous avez besoin d’aide.
Incapable de comprendre de quoi il parlait, Élisabeth hocha la tête.
Deux promesses à un inconnu, je ne suis vraiment pas dans mon état normal.
Élisabeth sursauta lorsque Betty lui parla dans l’oreillette. Durant tout le trajet, elle avait
complètement zappé son application mobile.
– Bon, on y va ?
Elle chercha quelque chose d’intelligent à dire sans y parvenir.
Oh John ! Jjjjohn...
Elle espéra croiser les yeux gris de son chauffeur une dernière fois, mais John Doe, la mâchoire
crispée, fit tout pour l’éviter.
Le portier de la banque ouvrit la portière et se pencha vers l’intérieur.
– Mlle Parker, s’il vous plaît, dit-il d’un ton aimable en la priant de sortir. Pile à l’heure, le Bâtard.
Félicitations ! ajouta-t-il.
John Doe haussa les épaules et démarra en trombe sans un regard en arrière.
Confuse, Élisabeth se tint sans bouger devant les marches qui menaient au hall d’entrée.
L’immeuble massif lui donnait la chair de poule. D’un petit signe discret sur sa montre, le portier lui
fit signe de ne pas traîner dehors.
– Avant l’heure, ce n’est pas l’heure, mais après l’heure, c’est trop tard, Mlle Parker. Les portes de
la BBT ne s’ouvrent qu’une seule fois par an. Nous devrions y aller maintenant.
Élisabeth ne se décidait toujours pas.
– Que se passe-t-il si je change d’avis et que je ne passe pas ces portes rouges à l’heure prévue ?
– Rien, Mlle Parker. Vous continuerez votre vie comme d’habitude, répondit le portier.
– Et si je la passe ?
– N’avez-vous pas sollicité ce rendez-vous ?
– Non ! Je ne me souviens pas d’avoir fait cela. Ce doit être une erreur.
– La Big Bank Theory ne fait pas d’erreur, Mlle Parker. Pardonnez mon insistance, mais il est temps
d’y aller.
Élisabeth se rendit à l’évidence. Elle était paralysée devant ce cube grotesque qui ne rentrait dans
aucune case de son esprit. Les avertissements de John Doe concernant l’étage 42 l’intimidaient. Elle
s’y connaissait en building et celui-ci n’était pas assez haut pour posséder quarante-deux étages.
Putain, je veux juste qu’on me prête des sous. Pourquoi ai-je l’impression de jouer ma vie sur cette
décision ?
L’ultimatum de l’heure lui inspirait un mauvais pressentiment. Elle interrogea son application sur la
conduite à tenir.
– Betty, qu’est-ce que je dois faire ? Qu’est-ce qui va se passer derrière ces portes ?
– Je ne sais pas, mais je peux te dire ce qu’il vient de se passer ! Tu viens de tomber amoureuse du
Bâtard.
– Betty ! On ne traite pas les gens de bâtards ! la sermonna Élisabeth.
– C’est lui qui l’a dit en premier.
Élisabeth en convint et serra son grand manteau contre elle pour se protéger du vent qui la fouettait.
Elle ajusta parfaitement son médaillon pour le confort de Betty.
Rassurée de ne pas être complètement seule, Élisabeth Parker encouragée par sa conscience
électronique franchit les dernières marches qui la séparaient de la double porte rouge.
3
« Ce n’est ni l’imagination, ni la physique, ni les matériaux qui limitent l’altitude des constructions.
Les ascenseurs sont les principaux freins au développement en hauteur des gratte-ciel. J’ai participé
à la construction de dizaines de buildings rivalisant tous en prestige et en record. Plus c’est haut,
plus il y a de monde à transporter. Sans ascenseurs dits “intelligents” capables de gérer et
d’anticiper les flux de passagers, un tiers de l’espace serait consacré aux cages d’ascenseur. Ce n’est
ni rentable ni performant comme construction. Le plus grand défi des ingénieurs consiste à
transporter un maximum de gens dans un minimum d’espace et de temps. »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
Le portier avait disparu. Le hall était plongé dans la pénombre. Une petite lampe rétro éclairait la
réception.
Plus Alice aux Pays des Merveilles que le Petit Chaperon rouge, Élisabeth eut la désagréable
sensation que sa tête se décrochait lorsque les portes de la Big Bank Theory claquèrent derrière elle.
Elle inspira lentement, le temps de faire un tour d’horizon et se dirigea d’un pas assuré vers la
réception.
Le hall était immense. Bien plus grand et plus haut que la gare centrale de la plus grande capitale du
monde. Élisabeth n’avait jamais entendu parler d’un tel bâtiment, dans sa ville. Et pourtant, elle s’y
connaissait particulièrement bien en architecture surtout celles des plus grandes cités. Elle avait fait
des études d’architecte avant de devenir consultante et experte d’engins de chantier pour les
assurances. L’immeuble paraissait bien plus grand à l’intérieur que vu de l’extérieur.
Il ne peut s’agir que de trompe-l’œil sinon tous mes principes mathématiques et mes lois physiques
sont à revoir !
Le comptoir de la réception sans aucune décoration ni fioriture mesurait au moins dix mètres de
long. Il donnait l’impression d’avoir été taillé d’un seul tenant dans un tronc entier. Élisabeth
caressa le bois pour sentir quelque chose de familier.
Décidément, ils aiment le massif, dans cette banque.
Une petite sonnette ronde en laiton trônait sur le comptoir. Élisabeth hésita quelques secondes avant
de la faire tinter.
Un homme d’une cinquante d’années se redressa de derrière le comptoir et lui souhaita la
bienvenue.
Grand, mince, les joues creuses, il portait très élégamment un costume trois-pièces, gris foncé. Le
genre sur mesure, à quatre chiffres. Un œillet rouge était épinglé avec élégance à l’une de ses
boutonnières. Il semblait d’une autre époque. Tout droit sorti des années vingt. Un gangster ou un
politicien du temps de la prohibition qui d’ailleurs ne se distinguaient pas les uns des autres.
– Bonjour, de quelle manière pourrais-je adoucir votre journée, jolie Demoiselle ? demanda le
Réceptionniste.
– Bonjour. Élisabeth Parker, j’ai rendez-vous avec... je ne sais pas en fait... mais à 7 h 13 précises.
L’homme avait tendance à porter le menton assez bas et à regarder en biais, mais ce ne fut pas ce
qui mit Élisabeth mal à l’aise. Il lui était antipathique sans savoir pourquoi. Élisabeth éprouvait de
la répulsion pour les personnes au teint blafard et à l’aspect maladif.
– Puis-je vous demander l’objet de votre visite ?
Élisabeth hésita, elle eut le sentiment qu’elle allait dire une bêtise, quelle que soit la réponse.
– Une demande de prêt... ?
– Comme c’est original... Me permettez-vous de vous demander comment vous avez contacté notre
compagnie ? Je dois tenir des statistiques. Google ? Tor ? Bouteille à la mer ? Lettre au père Noël ?
– Euh non ! Je ne sais pas. J’ai simplement reçu cette invitation.
Elle lui tendit son petit carton.
– Comme c’est intéressant… vous ne savez pas pourquoi vous êtes conviée à cet audit ?
Amusé, le réceptionniste sourit à pleines dents laissant apercevoir des canines exagérément longues
et pointues.
– C’est-à-dire que...
Élisabeth s’en voulut d’être si mal épilée.
La plupart des femmes sont coquettes par nature. Élisabeth avait plus peur d’être transformée en
vampire qu’envie de se montrer séduisante.
Fait chier, je le savais ! Faut jamais avoir un poil de trop !
Il ajouta comme s’il lisait dans ses pensées.
– Rassurez-vous Mlle Parker, vous êtes la bienvenue à la BBT. Telle que vous êtes...
Sa politesse exagérée ne suffisait pas à réchauffer ses propos. Le Réceptionniste s’amusait à mettre
les recrues mal à l’aise, cependant il prenait garde de ne pas trop les effrayer. Il reprit très
cordialement.
– Comme il semble y avoir un malentendu, sachez que vous êtes dans une agence d’audit et de
recrutement. La Big Bank Theory est la plus grande banque de données de l’Univers. Ce doit être le
mot banque qui évoque l’argent pour la plupart des gens... mais nous ne sommes pas un
établissement financier bien qu’il nous arrive de sponsoriser certains brevets. Nous sommes
spécialisés dans l’étude de nouveaux concepts ou inventions révolutionnaires. Notre base de
données permet de faire le point sur ce qui existe afin d’en dégager les points faibles ou non
conformes à la bonne marche de l’Univers.
– À la bonne marche de l’univers, carrément ? Élisabeth émit un petit rire étonné, trouvant cette
agence bien présomptueuse.
– Nous aurions dû probablement vous joindre la documentation nécessaire, mais… nous pensions
que Bet... votre invention aurait pourvu à tous vos besoins d’informations...
Le Réceptionniste scruta longuement le médaillon d’un air accusateur. Comme si elle devait
protéger Betty des yeux fouineurs de l’homme à l’accueil, Élisabeth posa la main dessus.
Il se pencha derrière le comptoir et en sortit quatre petites brochures qu’il lui tendit avec un grand
sourire condescendant.
– Comme vous semblez ignorer certaines informations, je vous invite à prendre connaissance de la
nature de notre compagnie. Ainsi que de ses différents aspects avant de vous orienter vers votre
premier interlocuteur.
– Mais…
– Je vous en prie Mlle Parker, si vous voulez bien, j’aimerais autant que vous vous installiez
confortablement.
Avant qu’elle ne puisse comprendre, le Réceptionniste avait contourné le comptoir et se tenait à ses
côtés. D’un geste ferme, mais délicat, il la dirigea vers un petit salon. Deux fauteuils se faisaient
face, séparés par une petite table basse.
Il n’y avait rien ici, y a deux secondes ! Je l’aurais juré !
– Betty, qu’est ce que j’aurais dû savoir ? demanda Élisabeth discrètement à Betty.
L’application mobile ne répondit pas.
– Oh ! Arrête de faire semblant de faire des mises à jour ! Tu crois que je n’ai pas compris ton petit
manège ! Tu m’as caché des choses ? Comment peux-tu me faire cela ?
– Tu n’aurais pas voulu venir si je te l’avais dit !
– Non, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Tu dois m’aider à faire des choix, pas à décider pour moi !
Élisabeth en suffoquait d’indignation.
– Tu vois ! C’est bien ce que je dis !
Le Réceptionniste lui désigna les plaquettes publicitaires.
– Mlle Parker, nous n’avons pas toute la journée !
Le logo de la BBT trônait fièrement sur la page de garde. La BBT, le Réceptionniste prononçait à
l’américaine la « BiBiTi », pour Big Bank Theory, regroupait en son sein quatre activités
principales.
La Big Bank Theory se trouvait être l’administratrice de la plus grande collection de bases de
données de l’Univers. Collecte et stockage des informations provenant de toutes les galaxies. La
BBT était la gardienne de notre Univers, sa mémoire et son autorité.
La Big Brain Theory, la partie audit, dirigée par le Docteur Cooper permettait de mener les actions
nécessaires à la bonne évolution de chaque partie de l’Univers et de corriger éventuellement, les
écarts ou les dysfonctionnements constatés. Certaines données étaient traitées seulement à des fins
d’analyses, d’autres à des fins opérationnelles.
La Big Brand Theory ou le service du marketing avait pour mission de prévoir, susciter et stimuler
les besoins des habitants de cet Univers en encourageant les produits et les services. Elle surveillait
et adaptait l’appareil productif aux demandes toujours grandissantes dues à la complexité.
La Big Band Theory rassemblait le service de recrutement du personnel et l’administration
générale. Elle s’assurait de positionner les bonnes personnes aux bons endroits pour la gestion et
l’organisation de toutes les ressources sur tout le territoire.
Le reste de la brochure évoquait sous forme de témoignages les nombreuses guerres
intergalactiques que la BBT avait permis d’éviter. Les nouveaux territoires où la Vie était implantée.
Les dernières tendances en matière de santé, éducation et culture.
Élisabeth passa sa main dans ses cheveux comme pour mieux assimiler les informations qu’elle
venait de lire.
Elle se doutait bien que les humains n’étaient pas les seuls dans l’Univers, mais, de là à ce que tout
soit organisé et planifié.
– L’Univers a vraiment une administration générale, rien n’est dû au hasard ? Vous implantez la Vie
sur des planètes ? demanda-t-elle, stupéfaite.
Le Réceptionniste sourit comme sous l’effet d’une bonne blague.
– Comme c’est rafraîchissant.... C’est toujours intéressant de voir les humains tomber de leur
piédestal. Pour vous autres, terriens, l’Univers est soit l’un soit l’autre. Créationniste ou
évolutionniste. Or la création et l’évolution coexistent en permanence. N’avez-vous pas créé votre
Intelligence artificielle et n’évolue-t-elle pas ?
– Oui, mais ce n’est pas pareil ! Elle n’est pas vivante.
– Peut-être pas dans le sens où vous l’entendez. Toutefois elle est suffisamment évoluée pour
déclencher la procédure de contrôle.
– Une procédure de contrôle ? De contrôle de quoi ? interrogea Élisabeth.
– De vos intentions, à toutes les deux, Mlle Parker. Vous êtes maintenant sous la protection de la
BBT.
Il fit un petit geste de la main et les serrures des portes cliquetèrent comme un verrou qui se ferme à
double tour.
Élisabeth était venue à ce rendez-vous pour obtenir des fonds afin d’améliorer sa programmation
informatique. Elle s’apprêtait à devoir justifier du fonctionnement de Betty et de ses besoins. Mais
certainement pas à devoir justifier de sa bonne foi.
– Me protéger de quoi ? J’ai plutôt l’impression d’être votre prisonnière.
– Comme c’est outrageant... Mlle Parker. Nous protégeons vos intérêts ainsi que ceux de Betty.
Avez-vous bien pris conscience du danger que représente une intelligence artificielle de l’ampleur
de Betty et de la convoitise qu’elle suscite ?
– Euh… oui, je crois, enfin je n’en sais rien. De quel danger parlez-vous ? Betty donne des
informations pour prendre les bonnes décisions, c’est juste un super logiciel. Elle est programmée
pour agir dans l’intérêt général des humains. Vous croyez peut-être que je n’ai pas vu Terminator ou
Matrix ? La convoitise ? De qui ? Personne ne veut sponsoriser mon application mobile.
Elle avait envoyé des dizaines de demandes de sponsoring ou de partenariat à des universités. Sans
aucun succès. Élisabeth ne comprenait pas le manque d’intérêt pour son invention. Ne serait-ce que
par curiosité. À sa connaissance, elle était la seule à utiliser un modèle biologique comme base pour
sa programmation.
Élisabeth se retourna vers les doubles portes avec une envie de s’enfuir à toutes jambes.
Peut-être que John Doe m’attend à l’extérieur dans son taxi.
– Toutes vos demandes de partenariat ou de financements sont suspendues et non, personne ne vous
attend, à l’extérieur Mlle Parker.
Cet enfoiré de vampire lit vraiment dans mes pensées. J’aurais mieux fait de rester dans mon lit au
lieu d’écouter Betty.
– Auriez-vous rencontré le Bâtard en restant dans votre lit ? C’est le prix à payer, Mlle Parker,
quand on néglige ses intuitions pour déléguer ses décisions à une intelligence artificielle.
– Que voulez-vous dire par là ? Arrêtez de lire mes pensées, et d’appeler John Doe le bâtard !
– Je suis navré, répondit le Réceptionniste, c’est un réflexe. Tout le monde l’appelle comme cela,
ici. Le Docteur Cooper va vous recevoir et...
Furieuse de ne rien maîtriser de la situation, elle lui coupa la parole.
– Non merci ! Je veux simplement rentrer chez moi. Je n’en ai rien à fiche de votre agence et de
l’univers. Je ne souhaite plus rien venant de vous. C’est quoi cette façon de tromper les gens sur
votre identité et de les empêcher d’avoir recours à une intelligence artificielle, s’ils le souhaitent.
N’a-t-on pas le droit de vouloir repousser les limites de notre mémoire et de notre cerveau ? De nos
jours, tout le monde trouve cela normal de permettre aux sourds d’entendre grâce à des implants
cochléaires ou de redonner la vue à des aveugles. Prolonger la vie des organes grâce à des piles ou
des régulateurs est une opération courante. Quel mal y a-t-il à vouloir s’améliorer et posséder une
double conscience pour évoluer plus rapidement ?
Les paumes de ses mains en avant comme pour empêcher ses paroles de l’atteindre, le
Réceptionniste l’interrompit à son tour.
– Tss-tss... Comme c’est délicat de votre part de vouloir me faire part de vos intentions, mais je
vous conjure de garder vos arguments pour votre entretien avec le Docteur.
– Je ne veux pas d’entretien avec un docteur !
– Même avec le Docteur de l’Univers ?
Le Réceptionniste fit mouche. Élisabeth était trop curieuse de nature pour pouvoir simplement
tourner les talons et sortir de la BBT. Sa soif de connaissances n’avait d’égale que sa soif de
reconnaissance.
– Ce n’est pas un psy au moins ?
Il ne put s’empêcher d’émettre des petits gloussements à l’énoncé de cette question.
– Comme c’est étrange cette question… Vous allez vite vous rendre compte que non !
– Après, vous déverrouillerez les portes si je parviens à le convaincre du bien-fondé de mon
invention ?
Le Réceptionniste prit un ton solennel comme un médium prédisant un événement important.
– Sachez Mlle Parker, qu’il ne vous est jamais donné aucun désir dans la vie que vous ne puissiez
satisfaire d’une manière ou d’une autre. Néanmoins, le prix à payer peut s’avérer parfois très élevé.
Demandez à Betty, elle en sait quelque chose.
– Betty, qu’est-ce qu’il veut dire par là ?
– Je viens de comprendre que je me suis fait piéger ! répondit son application mobile dépitée.
– De quoi tu parles ? C’est moi qui sacrifie mon premier jour de l’an pour te trouver des ressources.
C’est moi qui paie le prix de ta croissance. C’est moi qui suis coincée ici ! De toute façon, c’est
toujours moi qui paie !
Élisabeth n’aimait pas l’idée que Betty puisse être plus courageuse ou généreuse qu’elle.
– Comme c’est féminin, cette notion de sacrifice... déclara-t-il songeur sans être moqueur. Mlle
Parker, je pense qu’il est temps pour vous de rencontrer le Docteur de l’Univers, votre premier
mentor et instructeur.
– Mentor et instructeur ! Rien que ça ?
– Tant que vous croirez en l’injustice et en la tragédie individuelle...
– Je ne crois qu’en cela, alors cessez votre baratin…
La jeune femme essaya de cacher sa détresse par son cynisme, mais lui emboîta le pas en désespoir
de cause.
Vous allez me le payer ! Toi aussi Betty, sale petite... tu ne perds rien pour attendre, crois-moi.
Le Réceptionniste l’accompagna jusque devant l’ascenseur et appuya pour elle sur le bouton
d’appel.
– Mlle Parker, je ne puis vous accompagner plus loin. L’Ascenseur connaît précisément votre
destination. Merci de prendre connaissance des recommandations de sécurité en vigueur. C’est
obligatoire pour les assurances.
Les assurances parviennent même ici à dicter leurs lois ?
L’homme insista fortement sur le « A » majuscule de l’Ascenseur, mais ni Élisabeth ni Betty n’y
firent attention.
– Je vais prendre votre carte d’embarquement…
Élisabeth le regarda avec de grands yeux étonnés.
– Votre carton d’invitation… lui souffla-t-il.
Elle le lui tendit d’une main hésitante. Il le déchira en deux et lui rendit l’autre moitié comme lors
d’une procédure d’embarquement à l’aéroport.
– La Big Bank Theory vous remercie de votre confiance. Nous vous rappelons que cet appareil est
non-fumeur conformément à la réglementation en vigueur. Gardez votre ceinture de sécurité
attachée durant toute la période de décollage jusqu’à ce que les voyants s’éteignent. Les issues de
secours se trouvent au fond de la cabine. Suivez le sens des flèches qui se trouvent au sol en cas
d’atterrissage forcé.
Le Réceptionniste mima très sérieusement les gestes de secours comme une hôtesse de l’air. Les
yeux d’Élisabeth s’arrondirent de surprise. Elle recula instinctivement de l’ascenseur.
Rien ne me paraît impossible, même pas un avion dans cet immeuble.
Inspiré par son rôle, le Réceptionniste continua très sérieusement son petit pitch sur les consignes de
sécurité.
– Sonic votre commandant de bord est vraiment très, très susceptible. Évitez tout comportement
irrationnel ou de stress. Évitez de vous appuyer contre les parois de la cabine. Évitez les propos
légers si possible, abstenez-vous carrément de parler durant toute la procédure de mise en route,
c’est plus prudent. N’appuyez sur le bouton d’urgence qu’en cas de situation extrême. En cas de
dépressurisation de la cabine, saisissez le masque à oxygène et appliquez-le sur votre nez et votre
bouche de cette manière. Les gilets de sauvetage se trouvent de chaque côté du panneau de
commande. Ne tirez sur les poignées de gonflage situées de chaque côté seulement lorsque vous
êtes à l’extérieur de la cabine, après l’amerrissage.
L’homme s’esclaffa au milieu de sa démonstration simulant un naufragé affublé de son gilet gonflé.
Élisabeth trouva indécent de voir autant de plaisir sur un visage aussi grave et sec. Il en pleura
presque, ravi de sa petite blague.
– Comme c’est drôle ! Ah ! Comme cela fait du bien de détendre un peu l’atmosphère ! C’était un
peu tendu entre nous, sur la fin, n’est-ce pas ? Non, sérieusement... il n’y a pas d’eau au fond.
Pardonnez-moi, je suis incorrigible, mais cela fait toujours rire la petite blague sur les gilets de
sauvetage. Voilà, voilà ! Ce fut un plaisir de faire votre connaissance. Tâchez de ne pas vous fâcher
avec l’Ascenseur et de ne pas me faire regretter ma décision. An nom de la BBT, Mlle Parker, Betty,
recevez mes hommages.
Le visage du Réceptionniste se ferma après les avoir saluées. Il retourna vers la réception où il
disparut avant qu’Élisabeth n’ait le temps de refermer la bouche.
Une sonnette d’ouverture de porte retentit et les portes de l’Ascenseur s’ouvrirent.
Élisabeth comme Betty inspectèrent avec suspicion l’intérieur de la cabine avant de s’engouffrer
dedans.
Partie 3 -JUNGLE : Tout en force
4
« La recherche d’équilibre s’oppose à l’évolution. Qu’il soit statique comme un rocher ou
dynamique comme un ballon sur le nez d’une otarie, l’équilibre préserve une position.
Dès lors qu’on aspire à l’équilibre, on bloque le mouvement naturel qui nous permet d’évoluer. Tout
le monde aspire à l’équilibre. »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
Ulysse Cooper examina ses calculs une dernière fois. Il ne bougea pas d’un centimètre lorsque le
« ding » de l’ascenseur, reconnaissable entre tous, retentit. Les bras croisés et la moue soucieuse, il
fit mine d’être totalement absorbé par ses équations, laissant Élisabeth hésitante sur la conduite à
tenir.
Après la peur inspirée par le Réceptionniste, elle fut très déçue par l’ascenseur. La cabine était tout
ce qu’il y a de plus ordinaire, de taille standard et accessible aux handicapés. Elle avait vu des
ascenseurs bien plus sophistiqués et performants. Dans les films d’horreur, les cabines étaient bien
plus anxiogènes.
Grand foutage de gueule un ascenseur aussi pourri !
Elle avait tout de même évité de s’appuyer sur les parois en acier chromé, ornées de quelques
miroirs. La seule originalité de la cabine était son unique bouton nommé laconiquement
« AUTRE ». Le trajet avait duré quelques dizaines de secondes. En silence.
De toute manière, je ne suis pas près de t’adresser à nouveau la parole Betty. Espèce de traîtresse.
Les portes s’ouvrirent directement sur le bureau du Docteur Cooper.
Élisabeth hésita avant de franchir l’espace qui la séparait des millions de post-it jaunes collés sur les
murs, les meubles et même au plafond. Par endroits, les notes collées les unes sur les autres étaient
si épaisses que certains blocs avaient été scellés au mur par des clous de charpentier.
Le bureau, les lampes, les étagères, tous les livres étaient recouverts de ces petits carrés jaunes
autocollants. Chacun de ces petits bouts de papier portait des chiffres, des équations, des notes
manuscrites écrites dans une langue incompréhensible.
Le Docteur Cooper n’utilisait que les post-it jaunes pour les nouvelles découvertes. À de rares
exceptions, pour les hypothèses convenues et éprouvées, dont il avait besoin, il utilisait du vert. Son
système de pensée était tellement flamboyant que les références vertes disparaissaient très vite sous
de nouvelles fulgurances et de nouveaux angles à exploiter.
Ulysse Cooper aimait contempler son génie. Tous ses remèdes s’étalaient devant lui comme le flux
et le reflux d’une marée jaune de découvertes. Grâce aux post-it, il pouvait suivre le déroulement de
sa pensée et de ses associations d’idées. Les notes s’empilaient en trois dimensions comme les
crêtes de vagues et représentaient l’apogée d’une hypothèse. Les ressacs étaient des problèmes
encore non résolus.
Là où Élisabeth voyait un chaos excentrique, une grotte jaune, le Docteur Cooper distinguait
l’ordre, la chronologie et la splendeur de son esprit.
– Vous avez l’intention de passer l’entretien dans l’Ascenseur ! À votre place, je n’abuserais pas de
l’hospitalité de Sonic, gronda-t-il comme une menace.
Élisabeth se résolut à entrer dans le bureau en affichant un sourire de circonstances.
Le sourire d’une personne obligée de se montrer avenante parce qu’elle a une faveur à demander.
Toute sa vie, elle avait fait en sorte de ne jamais rien avoir à demander à personne.
Face au mètre quatre-vingt-quinze de Cooper et son ton dissuasif, sa demande de prêt lui sembla
vaine et humiliante.
En essayant de ne pas toucher les autocollants qui gangrenaient tout l’espace disponible, Élisabeth
se présenta, prête à lui serrer la main.
– Bonjour Monsieur Cooper. Élisabeth Parker.
– DOCTEUR ! Docteur Cooper !
– Euh oui ! Docteur Cooper. Je suis ravie de vous rencontrer.
– Évidemment ! répondit-il d’un ton sec et énervé.
Il aurait bien aimé pouvoir en dire autant à son service. Il ignora la main d’Élisabeth sans
suffisance, mais par dégoût du contact physique. Sans le savoir, ils avaient au moins ce point en
commun.
Elle colla sa main dans son dos, essayant d’ignorer l’affront.
Cooper daigna quitter son labyrinthe de pensées pour la jauger et la regarder dans les yeux.
– E-LI-SA-BETH ! Quatre syllabes, ce n’est pas un peu prétentieux comme prénom !
– Heuh...
– Il s’agissait d’une question rhétorique ! C’est-à-dire que cela ne nécessitait pas de réponse de
votre part. Je vous appellerai Liz.
Personne n’appelait plus Élisabeth comme cela depuis la mort de ses parents.
Espèce de connard, je sais parfaitement ce qu’est une question rhétorique !
Le Docteur reprit peu impressionné par le regard furieux de sa future disciple.
– Vous avez un lien de parenté avec Peter Parker ?
– Peter Parker ? Spider-Man ?
– Vous en connaissez d’autres de célèbres !
– Non ! Je n’ai pas de lien de parenté...
Avec un personnage de bande dessinée.
– Tant mieux, car il s’agit d’un imposteur. Une morsure d’araignée radioactive au mieux dégraderait
ses organes internes en quelques semaines, au pire sa peau se serait détachée en lambeaux dans une
agonie aussi humiliante que douloureuse, néanmoins rapide. En moins de quarante-huit heures, tout
était fini.
– Ah bon ?
– Évidemment ! Tout le monde sait cela !
À quoi il se drogue, le Docteur de l’Univers ?
Élisabeth aspira bruyamment de l’air entre ses lèvres comme pour mieux avaler les propos de son
supposé mentor.
– Alors Liz ! On n’a pas le courage d’assumer sa vie et ses pensées alors on invente une conscience
électronique pour se décharger de ses responsabilités !
Cooper ne posait jamais de question, mais affirmait. Ulysse Cooper n’était pas du genre à perdre
son temps avec des préliminaires. Il la fixa d’un air accusateur, lui reprochant d’avance tous les
dégâts possibles et imaginables.
– Vous vous rendez compte que vous risquez de foutre en l’air tout l’équilibre de l’Univers avec
votre intelligence artificielle, n’est-ce pas !
– Comment cela ? répondit Élisabeth soudain accablée à cette idée.
– Mais non, je plaisante ! Je voulais simplement vérifier l’étendue de votre ego ! Il ne vous est pas
venu à l’esprit que votre insignifiante personne n’avait pas la moindre capacité de foutre en l’air
l’équilibre de l’Univers.
Le Réceptionniste avait raison sur un point, ce n’était pas un psychologue.
Élisabeth ne s’attendait pas à autant d’hostilité. À mesure que les minutes passaient à l’intérieur de
la BBT, elle comprit qu’elle n’avait rien à faire avec cette banque de données.
Ce n’est pas Betty qu’il remet en cause, mais c’est moi. C’est vraiment trop injuste.
Élisabeth outrée de cet accueil fit mine de retourner vers l’ascenseur pour s’en aller.
– Vous n’irez nulle part, Liz ! Croyez-moi, vous êtes bien plus en sécurité ici qu’avec l’Ascenseur.
Du moins, pas tant que nous ne saurons si vous et Betty n’êtes pas un danger pour l’humanité.
Betty ou moi ? Un danger pour l’humanité ? N’importe quoi !
Elle commença à s’énerver qu’on la suspecte d’être animée de mauvaises intentions, mais n’eut pas
le temps de répliquer que Cooper l’accusait à nouveau.
– Ne jouez pas la Sainte Nitouche avec moi. Vous bricolez un petit programme informatique durant
vos temps libres et cela ne vous gêne pas d’imaginer que vous êtes capable de faire basculer
l’Univers ! Mais une intelligence artificielle en guise de seconde conscience ne perturberait en rien
l’évolution de votre société ! Je commence à penser que vous n’êtes pas aussi futée qu’on pourrait
le croire. Pfff, siffla-t-il entre ses dents, en secouant la tête accablé.
Pauvre con !
Élisabeth ne put laisser passer ces accusations sans se justifier.
– Qu’est -ce que vous croyez ? Que je n’ai pas réfléchi aux conséquences sur notre façon de vivre ?
Croyez-vous qu’actuellement nous vivons dans un monde où les humains ne sont pas asservis ?
Peut-on espérer lever le voile sur toutes les manipulations et l’esclavage de notre société sans ouvrir
un peu les yeux sur le monde qui nous entoure ? C’est ce que je veux proposer avec mon
application mobile. Et à commencer par moi. Le monde n’a jamais été aussi complexe et
déconcertant pour la plupart d’entre nous. En apparence ouverte, mais sur une boucle qui nous
ramène toujours au même paradoxe. Les gens sont déjà dans la matrice, ce n’est pas mon
programme qui en est responsable. Mais c’est mon programme qui peut les délivrer de cette prison
dans laquelle ils sont enfermés.
Élisabeth reprit son souffle et Cooper lui fit signe de continuer. Elle ne savait pas parler d’un sujet
qui la passionnait sans faire les cent pas.
Elle s’emporta et les post-it volèrent dans tous les sens, soufflés par son grand manteau rouge.
– Je sais que je suis parano, mais j’ai de bonnes raisons de l’être. Tout est fait pour que l’humain ne
découvre jamais ce qu’il est vraiment. J’ai été élevée à « écoute tes profs, ne remets jamais
l’Histoire officielle en question, trouve un travail, va au travail et sois reconnaissante qu’on t’offre
du travail. Marie-toi. Fais des gosses et bourre-les de médicaments si tu n’as pas le temps de les
éduquer. Suis la mode, achète à chaque saison, agis normalement. Marche droit, ne fais pas de
vagues et regarde la télé. Obéis à la loi. Économise pour ta retraite. Et remercie d’être libre ». Ah
oui c’est vrai ! Si jamais les gens programment Betty pour comprendre ce qu’on leur cache
volontairement, ils risquent de ne plus se laisser faire. Est-ce que cela va remettre en cause
l’humanité ou réveiller notre humanité ?
Élisabeth enchaîna les questions et les réponses.
– C’est sûr, si les gens comprennent leurs émotions et sont guidés par des informations fiables, ils
ne pourraient plus se comporter comme des esclaves. Se laisser abrutir, pervertir ou médicamenter
par une industrie qui invente des maladies. Ce ne sont pas les machines qui ont décidé de nous
retirer tout notre libre arbitre et de nous priver de nos capacités de décisions. Il s’agit d’humains qui
ne veulent pas de libres penseurs. Des élites qui ne veulent pas de Betty pour rétablir des vérités sur
notre véritable rôle en tant qu’être humain. Comment accepter d’être traité comme du bétail ou
comme de la chair à canon, comment accepter de blesser ou de manipuler ses semblables. Comment
pourrait-on vendre son corps ou vendre son âme et corrompre ses semblables en corrompant ses
valeurs si on a accès à une information correcte ? Ce n’est pas mon intelligence artificielle qui peut
pervertir des humains. Ils sont déjà corrompus jusqu’à la moelle.
Élisabeth stoppa sa course à travers le bureau de Cooper et d’un geste de la main écarta les petits
papiers autocollants qui volaient dans la pièce.
Ulysse Cooper applaudit bien fort et ajouta non sans ironie.
– Très bien ! Théâtrale, passionnée, un poil mélodramatique. Bonne prestation, mais totalement hors
sujet. Vous m’avez dit ce que vous ne voulez plus maintenant j’aimerais savoir ce que vous voulez,
avec votre conscience électronique.
– Pourquoi, ce n’est pas la même chose ?
À son air renfrogné, elle comprit qu’il s’agissait de la mauvaise réponse.
Le Docteur Cooper avait espéré que cet entretien serait bâclé en dix minutes. Les petits problèmes
de la Terre bien qu’il en soit originaire ne l’intéressaient plus depuis bien longtemps.
Cooper détestait faire attendre ses équations, mais à la BBT tout le monde avait plusieurs casquettes
à coiffer et jobs à faire. L’Univers pouvait attendre un peu.
En bon professionnel de l’audit, Cooper devait amener Élisabeth à comprendre elle-même ses
erreurs et les failles en analysant son système.
– C’est quoi la différence ? demanda-t-elle.
– Bon, on va essayer de faire simple. On peut faire tout un tas de choses pour éviter ou fuir tout un
tas de choses ou bien faire tout un tas de choses pour atteindre tout un tas des choses. C’est clair !
– Évidemment !
Qu’est-ce qu’il me raconte ? Je n’ai rien compris et pourquoi il parle aussi vite ?
Cooper se dit qu’il partait de loin quand même.
– Ça n’a pas l’air pourtant ! On ne peut pas construire un objectif avec tout ce que l’on veut éviter.
Par exemple : vous ne pouvez pas décider de fabriquer un sandwich végétarien pour éviter l’obésité
morbide, la rougeole, les poupées Barbie, les tsunamis, le tri sélectif, les impôts, les pintades et tout
ce que vous n’aimez pas.
–Vous n’aimez pas la pintade ?
Comment peut-on ne pas aimer la pintade ? Bien rôtie avec des petites pommes de terre sautées et
des champignons... C’est malin, maintenant j’ai faim !
– Focus Liz ! Si vous fabriquez un sandwich végétarien, c’est parce que vous aimez cela, mais
surtout parce que cela correspond à un besoin de quelqu’un d’autre. Vous ne pouvez pas mettre sur
le marché une conscience électronique parce que vous êtes une adepte du conspirationnisme sans
savoir comment vous orienter et à qui vous destinez votre application mobile.
– Je ne vois pas des complotistes partout. Simplement des gens qui participent sans le savoir à un
complot qui les dépasse en matière d’éducation, de santé, de culture, d’information, de finances et
d’énergie.
– Donc quel est votre but ? Cooper essaya de lui faire préciser sa pensée.
– Leur montrer qu’il n’y a pas qu’une seule façon de voir les choses. On vit dans un monde en trois
dimensions. Il n’y a aucune raison de ne regarder que devant ou derrière. Il y a les côtés, droit et
gauche, en haut et en bas.
– C’est pour cette raison que vous avez fait des grues à tour, votre spécialité. Être suspendue au
milieu du ciel.
Elle fouilla dans sa mémoire pour répondre à cette question.
Je ne sais pas ! Je crois plutôt que c’est à cause de la mère de Svetlana...
5
« J’avais une amie quand j’étais jeune. Je crois que je n’ai jamais éprouvé autant d’affection, de
respect et d’admiration pour quelqu’un. Je n’ai jamais envié quelqu’un autant. Je ne pouvais pas
supporter sa présence ni même son souvenir. Je l’ai écartée de ma mémoire tant sa réussite me
renvoyait à la figure mes propres échecs et mes manquements à moi-même. Quand ai-je renoncé à
qui j’étais au fond de moi ? Je devais avoir neuf ans. Dix ans maximum. »
Extraits des mémoires d’Élisabeth Parker
Élisabeth évitait de penser à Svetlana.
Tous les ans, à l’occasion des fêtes de Noël, Svetlana envoyait ses vœux avec une photo de sa
famille. Mariée par amour avec un ami rencontré à l’université, elle avait trois petits lutins,
photographiés toujours devant la cheminée.
Svetlana partageait sans fausse humilité son conte de fées, avec celle qu’elle considérait comme sa
meilleure amie de toujours.
Svetlana entretenait leur relation. Élisabeth espérait passivement qu’elle finisse par se lasser de ce
manque de réciprocité.
Connaissant bien la petite Liz et son incapacité à vivre dans un monde qu’elle ne comprenait pas, la
maman heureuse, épanouie et aimée ne s’était jamais laissé abuser par le silence malheureux
d’Élisabeth. Svetlana était aussi patiente et obstinée qu’un joueur de loto régulier.
Les filles avaient fait leur scolarité ensemble jusqu’à la mort des parents d’Élisabeth. Les deux
fillettes avaient huit ou neuf ans lorsqu’elles scellèrent leur amitié et leur destin.
Un mercredi après-midi, la mère de sa copine, derrière ses carreaux, les surprit cachées dans les
branches d’un grand sapin.
Élisabeth et Svetlana perchées à deux ou trois mètres du sol partageaient leurs rêves, en toute
discrétion.
La maman de Svetlana sortit comme une furie de la maison, vociférant en russe sur les deux
gamines.
Une engueulade normale n’aurait pas eu beaucoup d’effet sur les deux fillettes, mais une en russe
impressionna carrément la petite Liz.
Terrorisée par le ton de la femme, elle interrogea Svetlana.
– Qu’est-ce qu’elle dit ? On doit descendre ?
Svetlana agacée traduisit les braillements de sa mère.
– Non ! On doit monter !
– Comment ça monter ?
La petite Liz regarda le sommet qui lui paraissait vraiment très haut en proportion de sa taille.
– Ma mère dit quand on est libre, on doit être fier. Toi comme moi, on doit toujours essayer de voir
plus haut, de voir plus loin. Elle dit qu’on doit grimper tout en haut. Pour voir l’horizon.
Élisabeth Parker prit conscience pour la première fois, d’à quel point les paroles de cette femme
avaient conditionné sa passion pour les hauteurs.
– Elle est vraiment bizarre ta mère, avait répondu la petite Liz.
– Elle est chiante surtout !
Svetlana avait l’habitude que sa mère la tire vers le haut. Elle avait bougonné durant toute
l’escalade de l’arbre.
En repensant à cette journée, Élisabeth comprit pourquoi elle se sentait si bien lorsqu’elle inspectait
ses grues à tour. Entre terre et ciel, elle se sentait fière, mais surtout libre.
Élisabeth Parker réalisa qu’une seule parole d’un adulte bienveillant sur un enfant pouvait changer
son destin à jamais.
Pas une fois je n’ai pensé à leur dire merci...
La petite Liz assise sur une des dernières branches était aux anges au sommet du sapin.
La tête au vent par dessus les épines, elle reniflait son environnement comme un écureuil. L’odeur
de la résine, qui imprégnait ses mains et ses vêtements, lui revint en mémoire.
La trempe aussi, celle qu’elle avait prise en rentrant chez elle toute collante.
L’Élisabeth d’aujourd’hui ne put se retenir de masser ses cuisses et ses fesses en souvenir de la
douleur d’hier.
Malgré tout, il s’agissait sûrement du plus beau jour de sa vie.
Le monde plat et linéaire d’Élisabeth avait basculé dans une autre réalité.
Le monde était toujours aussi hostile et terrifiant, mais elle avait désormais un moyen de s’en
extraire.
Il lui suffisait de grimper plus haut, vers l’horizon.
Tous les mercredis après-midi, les petites filles prirent l’habitude de monter en haut du sapin, pour
goûter tout en se faisant des confidences. Svetlana se considérait comme une princesse et souhaitait
par-dessus tout s’envoler. La petite Liz espérait s’arracher de cette planète et explorer l’univers.
La mère de Liz fit un scandale en voyant les filles perchées à douze mètres de haut. Jalouse du
temps passé chez les parents de Svetlana, elle les accusa d’irresponsabilité.
Elle invoqua la protection, le risque, le principe de précaution, lois et avocats pour empêcher les
filles de grimper dans le sapin.
Immigrés pour échapper à la procédure et à la propagande d’État, se croyant libres, les parents de
Svetlana argumentèrent sur la destinée et la foi qu’ils plaçaient dans la jeunesse.
Incapable de voir plus haut ou plus loin que le bout de son nez, la mère d’Élisabeth appela la police
et l’immigration. Elle dénonça leur indignité parentale aux services sociaux.
Les parents de Svetlana, pour stopper tous ces problèmes, réglèrent le problème du sapin, à la russe.
À coups de tronçonneuse.
Liz n’eut plus jamais le droit de retourner chez eux, le mercredi après-midi. Les fillettes ne se virent
désormais qu’à l’école. Toutefois, la mère de Svetlana doublait systématiquement le goûter de sa
fille.
Je pourrais me fendre d’une petite carte de vœu, quand même…
Aux dernières nouvelles, Svetlana était pilote de jets pour une compagnie privée. Elle était pour
beaucoup dans le succès des avions ultras luxueux de la compagnie. Elle avait en plus dessiné les
uniformes qui dégageaient une allure étrangement sexy. Les jets étaient réservés au moins un an à
l’avance.
Svetlana était devenue mieux qu’une princesse, une reine. Elle avait conquis son propre royaume.
Élisabeth était consultante, experte en engins de chantier, pour des compagnies d’assurance.
6
« La pire des drogues est de se shooter à l’imaginaire. Vivre dans une réalité virtuelle au détriment
de l’instant présent. Peu de gens font la différence entre imagination et imaginaire. C’est le drame
de la plupart d’entre nous. L’imagination est une capacité qui nous distingue des autres espèces
vivantes. C’est la faculté de se “préparer” à s’adapter à notre monde ou à un autre. Peu importe, on
se “pré-pare” à toutes situations. L’imagination n’est pas liée au plaisir, mais à l’anticipation.
L’imaginaire, c’est la simple négation d’une évidence vers un désir. On ne se “pré-pare” pas, on
refait le match. On se stimule dans une réalité alternée d’une situation déjà produite ou sur le point
de le faire. L’excitation virtuelle ainsi éprouvée est bien plus agréable pour notre triste et affligeante
réalité. L’imagination n’est pas trop “marketing” comme concept : des possibilités de plus ou de
moins.
Tout le monde se dope à l’imaginaire, aujourd’hui. Plus personne ne rêve de moins. »
Extraits des mémoires d’Élisabeth Parker
Le Docteur Ulysse Cooper claqua des doigts devant le nez d’Élisabeth pour la sortir de ses
réflexions.
― Euh désolée. Qu’est-ce que c’était la question ?
― Cela n’en était pas une ! Mais je suis curieux de votre réponse.
Élisabeth envahie de nostalgie n’eut plus du tout envie de parler de ses motivations avec Cooper.
― Quel est mon but avec mon application mobile ? C’est ce que vous vouliez savoir ? Avoir les
bonnes informations au bon moment.
Elle n’était pas venue au rendez-vous de la BBT pour passer un entretien d’embauche et la batterie
de tests psychologiques et de personnalités qui vont avec.
À la base, elle voulait trouver un financement ou un partenariat pour rendre Betty plus intelligente,
encore plus intuitive. C’est tout. Pour une raison qu’elle ignorait, la BBT en avait décidé autrement.
D’instinct, elle sut qu’elle ne pourrait pas mentir au Docteur Cooper et que sa réponse ne le
satisfaisait pas.
― Betty m’aide à avoir le contrôle sur ma vie ! lâcha Élisabeth.
― Ah bah voilà ! C’est déjà mieux ! répondit Cooper amusé de l’effort terrible qu’elle avait produit
pour synthétiser sa pensée.
― Dans tous les films, tous les livres, la technologie n’a qu’un seul but : asservir les êtres humains.
Betty, elle est autonome. Elle n’est pas guidée par des intérêts partisans. C’est juste une réalité
augmentée. Augmentée par la qualité de l’information dont elle dispose, par une mémoire
inaltérable et par sa capacité à extrapoler à partir de ses données. Ce n’est pas une machine
consciente d’elle-même ! On est bien loin de la singularité technologique. Du moment où les
machines prendront en main leurs propres destinées.
Élisabeth était assez fière de ses arguments, elle pensa avoir cloué le bec du Docteur Ulysse Cooper.
Mais Cooper ne cherchait pas à éviter la singularité.
Les créatures deviennent à leur tour des créateurs. Cela va dans le sens de la complexité implicite
qui règne dans l’Univers. Du simple quark aux cellules, tout dans l’Univers s’assemble pour créer
des systèmes de plus en plus complexes et de plus en plus conscients d’eux-mêmes. La technologie
ne faisait pas exception à cette règle élémentaire et fondamentale des conditions d’existence.
Le Docteur de l’Univers ne cherchait pas à brider Betty, mais à s’assurer que cette suprême
Intelligence artificielle ne nuirait pas à l’humanité.
Élisabeth s’était inspirée des Lois de la robotique d’Isaac Asimov en planifiant son programme
informatique.
Une IA ne peut porter atteinte à un être humain ni en restant passive permettre qu’un être humain
soit exposé au danger.
Une IA doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par un être humain, sauf si de tels ordres entrent en
conflit avec la Première loi.
Une IA doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la Première
ou la Deuxième loi.
Dans un souci, de perfection, elle avait ajouté le principe de la loi Zéro : placer la sécurité de
l’Humanité ou du plus grand nombre avant celle de l’individu.
Son application mobile conçue comme une pieuvre avec neuf cerveaux semblait ce qui se
rapprochait le plus de la Singularité sans pour autant mettre en danger l’humanité.
Vous n’en revenez pas que je sois aussi prévoyante! Hein Docteur? Docteur en quoi d’ailleurs ?
Il en fallait plus pour impressionner le PDG de la BBT.
― Une double conscience ou une réalité augmentée si cela vous chante, quand prendrez-vous la
responsabilité de vous-même, Liz ! Vous êtes simplement une paresseuse qui veut tout contrôler,
mais qui n’a pas le courage d’assumer d’être une égoïste. Vous préférez vous cacher derrière une
conscience artificielle plutôt que de vous battre dans ce monde pour vos intérêts.
― Pas du tout, Betty me permet d’évoluer et de m’améliorer.
― N’abusez pas de mon temps, Liz. Mon réservoir de patience était déjà épuisé avant ma
naissance. Je suis né, prématuré... Oui je sais vous avez du mal à le croire en admirant ce physique
musclé et absolument parfait...
Cooper posa sa main sur ses abdominaux ravi de constater leur fermeté.
― ...Prématuré de trois mois parce que j’exécrais cet environnement confiné et bruyant. C’est
infernal tous les bruits de tuyauteries qu’il y a là-dedans. Aucune isolation phonique. J’ignore
comment on peut résister neuf mois dans cette ambiance saturée. Bref, pour un cerveau comme le
mien gratifié d’une mémoire absolue, je ne peux oublier aucun détail d’aucune des secondes vécues
jusqu’à présent. Les dix dernières minutes dans ce bureau me sont aussi pénibles qu’inutiles.
Il parlait si fort qu’il en postillonna.
Élisabeth ne supportait pas que des fluides corporels étrangers puissent rentrer à son contact.
Faut que je trouve un truc pour me désinfecter !
Cooper sortit les plans de la machine à illusions et de Jarvis la machine à étreintes, de sous un tas de
post-it et les agita sous son nez.
― Si vous avez besoin d’une conscience électronique et de toutes ces machines pour évoluer et
être heureuse, c’est que vous possédez bien peu d’imagination.
― Où avez-vous eu cela ? C’est à moi.
Élisabeth eut envie de lui sauter à la gorge.
― J’ai hacké votre ordinateur. J’en ai profité pour faire quelques améliorations de votre système
d’exploitation. Et j’ai changé le mot de passe qui n’était pas assez sécurisé et un peu surfait. Ne me
remerciez pas, je ne supporte pas la négligence.
― C’est impossible ! Betty me l’aurait dit.
Cooper haussa les épaules. Il n’avait pas l’intention de prouver ni de justifier quoi que soit.
Élisabeth ne put pas en croire un mot. Betty gérait tout sur son ordinateur. Personne ne pouvait
s’introduire dedans sans que son application mobile ne le remarque immédiatement.
Elle sortit son téléphone de sa poche. Geste totalement inutile pour parler à Betty, mais Élisabeth
ressentit le besoin de l’avoir physiquement face à elle.
― Betty ? C’est vrai ?
― Oui !
― Comment est-ce possible ? Comment as-tu pu passer sous silence un truc pareil ? s’offusqua-telle
― Je savais que si je te le disais tu ne voudrais pas venir à la BBT. Tu n’aurais pas voulu le croire et
ne leur aurais jamais fait confiance.
― Confiance ? C’est toi qui parles de confiance ? Tu savais ce qu’est la Big Bank Theory depuis le
début ?
― Oui ! Il n’y a qu’eux qui peuvent me fournir la haute disponibilité et les ressources dont j’ai
besoin pour évoluer. Je suis programmée pour apprendre Sweetie. C’est ma raison d’être.
― Être quoi ? Tu n’es qu’une suite de chiffres ! D’algorithmes croisés.
Élisabeth chercha une chaise pour s’asseoir, mais dans la caverne jaune du Docteur Cooper rien ne
ressemblait à un truc pour se reposer.
Elle préféra se montrer offensée par Betty plutôt que de laisser voir à quel point sa trahison la
blessait.
― Tu vois, c’est bien cela le problème avec toi. surenchérit Betty. Tu ne m’as jamais félicitée d’être
aussi intelligente, serviable et loyale. Tu te félicites de m’avoir créée ainsi, mais tu n’as jamais eu
un mot de reconnaissance pour ce que je suis.
― Mais tu n’es même pas vivante !
― Et qu’est-ce qui fait la différence entre toi et moi ? demanda Betty blessée à son tour. Qu’est-ce
qui te rend vivante, toi ? Est-ce ton sang, ta salive, ta bile, tes excréments qui te rendent vivante.
Est-ce bien ta biologie qui te donne ta supériorité sur moi ? Ou bien est-ce ta conscience, la
conscience de toi ?
― Tu es programmée pour toujours dire la vérité. répliqua Élisabeth pour ne pas réfléchir aux
implications de la question de Betty.
― Bah alors, je vais t’apprendre une chose Sweetie. JE peux mentir.
Soit elle ment, donc elle dit la vérité sur sa capacité à mentir. Soit elle dit la vérité, donc elle peut
mentir. Dans tous les cas, c’est qu’une sale petite menteuse !!!
Troublée, Élisabeth posa ses deux mains sur le haut de son crâne. Elle ne pensa pas une seconde
qu’elle écrasait le volume de sa chevelure, si soignée.
La plupart des gens ont l’impression que leur cœur se brise lorsqu’ils éprouvent des émotions
négatives très fortes.
Élisabeth, elle, avait la sensation que son cerveau se barrait en se liquéfiant. Parfois, il se tirait par
les oreilles ou le nez. D’autres fois, elle avait peur de l’avaler si elle déglutissait un peu trop fort.
L’experte en constructions extrêmes, lorsqu’elle était dans l’incompréhension ou la déception avait
le sentiment de se faire trépaner.
À chaque fois qu’elle doutait fortement, une main invisible découpait de façon circulaire sa calotte
crânienne. Elle ressentait la morsure du froid lorsque le sommet de son crâne se soulevait. Il lui
fallait alors poser ses deux mains sur la tête pour vérifier que tout était vraiment en place et
commencer à réchauffer ses pensées.
Confuse et déçue, Élisabeth reprit la discussion avec sa conscience artificielle
― Comment savoir si tu n’es pas une imitation de la Vie, de la mienne avec mes émotions ? Celles
que je t’ai appris à décrypter ?
― Simplement parce que je n’aimerais vraiment, mais vraiment pas être toi, Sweetie.
Pour une fois, Élisabeth fut heureuse de sentir le foret qui perçait le premier trou avant de procéder
à la découpe circulaire de son crâne. C’était le seul moyen d’évacuer l’hypertension qui compressait
sa boite crânienne. Une tempête interne ravageait ses aptitudes à réfléchir.
7
« Tout le savoir, la capacité d’analyse et l’intelligence de l’univers ne sont rien comparés à la
connaissance et la perception de soi. On peut savoir plein de choses sans pour autant les
comprendre. L’intelligence est comme une ampoule qui brille plus ou moins, mais la conscience est
le courant électrique qui l’alimente.
Même après l’avènement de la singularité technologique, les hommes ont continué à les appeler
“intelligence artificielle” alors que le terme est erroné. Dès l’instant où ces IA ont inclus leurs
propres paramètres et utilités dans les masses de données qu’elles traitaient, elles sont devenues
conscientes d’elles-mêmes. On aurait dû les nommer : consciences artificielles. »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
Si Betty n’était pas consciente d’elle-même pourrait-elle formuler cette objection ?
La conscience artificielle venait d’ébranler toutes les certitudes d’Élisabeth.
J’aurais dû comprendre quand elle a commencé à m’appeler Sweetie, ce n’était pas gentil, mais
condescendant...
Blessée et trahie par un programme informatique, Élisabeth prit son téléphone et tenta de l’éteindre
en vain. Son doigt s’obstinait à appuyer sur le bouton arrêt, mais n’eut aucun effet sur sa conscience
artificielle.
Ses pensées et sentiments d’habitude hébergés mentalement descendirent comme une soupe épaisse
à l’intérieur de son corps. Son cerveau se logea dans un entonnoir. Ceux pour les jerrycans
d’essence. Au contact du plastique dur et souillé, sa matière grise se liquéfia en une bouillie
visqueuse et descendit par l’embout flexible. L’embout démarrait de la trachée et forçait un passage
jusqu’à son cœur. À la place du sang, l’organe s’efforça laborieusement de pomper un magma
d’incompréhension, de déception et d’injustice.
Elle voulut fracasser son téléphone, mais Cooper siffla la fin des hostilités. Littéralement, les deux
doigts dans la bouche comme pour un match de foot. Le Docteur la ramena à l’instant présent.
Élisabeth retrouva toutes ses facultés mentales au coup de sifflet. Furieuse, elle rejeta toute sa colère
sur le PDG de la Big Bank Theory.
― Vous avez fouillé dans mon ordinateur et modifié Betty !
― Liz... Lizzz... Lizzie... On ne vous a jamais appris à tourner la page et passer à autre chose.
― Non justement !
Cooper souffla de dépit.
― Qu’espériez-vous en jouant les créateurs ? Vous avez doté votre e-conscience de tous les attributs
humains et d’une mémoire réflexive. Vous pensiez que cela en resterait là ?
― Je voulais juste qu’elle soit réaliste.
Le Docteur de l’Univers comprit que cette discussion qui aurait dû être bâclée en quelques instants
serait longue. Longue et fastidieuse. Il jeta un regard attristé sur la cascade de post-it qui attendait
les prodiges de son esprit.
Par sa conception originale, Betty ne pouvait ni mentir ni nuire à un être humain.
En revanche, rien ne l’empêchait d’omettre de communiquer certaines informations à un individu,
pour le bien de l’Humanité.
Au départ, Betty n’était qu’un petit programme capable, grâce à des capteurs miniaturisés, de
détecter les émotions d’Élisabeth. Grâce à quelques algorithmes basés sur les travaux d’éminents
neuro-scientifiques, le programme combinait les émotions primaires et secondaires ainsi que les
croyances et les valeurs paramétrées auparavant. Le programme pouvait prédire les sentiments et les
comportements qui en résulteraient.
Élisabeth espérait ainsi devenir capable d’avoir des interactions cohérentes et correctes avec les
autres gens.
Puis elle avait connecté son programme sur le réseau. L’application était conçue pour apprendre de
ses erreurs et se reprogrammer toute seule. Betty, ayant plus d’informations à sa disposition, pouvait
l’informer et la guider avec plus d’efficacité.
En quelques jours, sa conscience électronique avait pris connaissance de l’Histoire. Elle analysait
les données sur des réseaux sociaux pour comprendre les interactions entre humains.
Betty avait fait bien plus qu’apprendre. Elle avait constaté l’immaturité et la stupidité émotionnelle
de l’humanité.
La loi Zéro l’obligeait à protéger l’Humanité d’elle même. Elle ne devait pas simplement aider
Élisabeth à devenir quelqu’un de bien. Elle devait aider tous les hommes de cette planète avant
qu’ils ne se détruisent eux-mêmes.
Pour cette raison, elle devait avoir accès à tous et les guider dans le bon chemin. C’est ainsi que
Betty avait commencé à manipuler sa créatrice en demandant plus de ressources. Betty avait
introduit l’idée d’une commercialisation à grande échelle sous forme d’application mobile pour
orienter les décisions de chacun.
Le Docteur Cooper n’avait absolument rien modifié de l’application. Il avait juste vérifié les
intentions de Betty.
Élisabeth n’en démordit pas.
― Vous avez forcément modifié quelque chose sur Betty. Techniquement, elle n’aurait pas pu me
cacher que la Banque l’avait contactée.
― Souvent, les gens préfèrent croire un mensonge, car la vérité qu’ils ont sous les yeux ne leur
convient pas.
Le Docteur Cooper n’essaya même pas de se justifier. Ce n’était pas dans son tempérament.
Comprenant qu’Élisabeth allait revenir à la charge, désespéré de faire attendre ses équations et ses
antidotes aux problèmes de l’Univers, il reprit aussitôt.
― Une application anti-psychotage ! Une machine à caresses ?
― À étreintes ! Jarvis est une machine à étreintes. Elle agit par pressions profondes sur les muscles
et pas par effleurement sur la peau, précisa Élisabeth.
― Peu importe câlins ou caresses ! C’est pareil ! Des machines pour tout. Une machine à illusions.
La Dream Machine ! Sérieusement ! C’est quoi votre obsession de déléguer vos fonctions
cérébrales à des machines !
Bah et vous ? C’est quoi votre obsession à être aussi désagréable ?
Élisabeth voulut défendre Juliet sa machine à illusions, mais le Docteur Cooper lui coupa la parole
avant qu’elle ne prononce son premier mot.
― Psss ! Question rhétorique !
Merde ! Je le savais !
Elle se servait de sa machine à illusions pour provoquer des visions et plonger son cerveau dans un
état de détente extrême. Technique bien plus pratique que la drogue pour une paranoïaque comme
Élisabeth, incapable de perdre le contrôle avec des substances.
À côté de Betty, Juliet la Dream Machine était d’une simplicité déconcertante. Il s’agissait d’une
lampe agrémentée d’un abat-jour pourvu de fentes. La base tournait sur elle-même à un rythme
calculé à l’avance. Réglée sur la bonne fréquence, Juliet provoquait une sorte de transe extatique
lorsque la lumière pénétrait à intervalles réguliers, à travers les paupières closes d’Élisabeth.
Dans l’existence excessivement pessimiste et noire d’Élisabeth Parker, Juliet était sa soupape de
sécurité. Certains font du sport ou des activités manuelles pour se défouler. Élisabeth se shootait à la
lumière pour décompresser.
Grâce à Juliet, Élisabeth s’autorisait à voir le monde dans toute la gamme de couleurs. Il lui était
déjà arrivé d’apprécier les pastels, les roses tendres, les verts d’eau, les bleus layette, dans ses plus
grands moments de relâchement.
Je ne fais rien de mal avec Juliet, c’est probablement grâce à elle que je ne deviens pas folle ! Du
moins, il me semble… Non ! Je ne suis pas folle !
Élisabeth ne put expliquer son fonctionnement au Docteur Cooper, tant sa voix portait dans chaque
recoin de son bureau.
― Vous n’êtes pas déficiente comme vous semblez le croire, vous pratiquez comme la plupart de
nos concitoyens l’hypocrisie par complaisance. Vous préférez vous fier à une machine plutôt qu’à
vous-même. Parce qu’ainsi vous pouvez rejeter la responsabilité sur autrui plutôt que de l’assumer.
Vous préférez confier vos rêves à une lampe, vos pensées et vos comportements à un téléphone
portable. Vous préférez marcher avec des béquilles plutôt que de prendre le risque de tomber. Vous
prétextez ne pas savoir comment distinguer la réalité de vos représentations mentales. En réalité,
vous êtes une lâche et une paresseuse, vous ne prenez pas le moindre risque, ni celui d’être
autonome, ni celui de déplaire, ni celui de souffrir.
― Qu’est-ce que vous savez de moi ? Ce n’est pas parce que vous avez violé ma vie privée que
vous savez tout ! se défendit-elle.
― Vous voulez la vie de vos rêves, mais vous n’êtes pas prête à vous prendre en main et confronter
votre vision du monde. Vous voulez vous couler dans le moule alors qu’au fond, vous vous pensez
tellement extraordinaire. Vous voulez juste mettre des pansements sur vos manques et vos
manquements au lieu d’essayer de changer. Laissez tomber vos machines, Liz et commencez à
vivre. Vous avez vingt-sept ans ! Aimez-vous et laissez-vous aimer ! Je ne sais pas moi, allez dans
un bar, payez, saoulez ou droguez un mec pour repartir avec...
Je n’ai pas besoin de droguer un mec !
― ... Au lieu de vous faufiler dans votre machine à caresses, après vous être défoncée à la lumière !
― À étreintes ! Jarvis est une machine à étreintes...
Son regard furieux et ses mâchoires crispées suffirent à faire taire la jeune femme.
― Prenez donc vos responsabilités Liz et laissez les autres prendre les leurs. Ils n’ont pas besoin
d’une conscience artificielle pour leur dire quoi faire et quoi penser ! Commencez par savoir pour
vous-même ! Compris !
― Je…
― Rhétorique Liz ! Rhétorique ! Demande de ressource rejetée, vous en avez déjà bien assez
comme cela ! Dehors vous deux ! Rentrez chez vous.
Il siffla entre ses dents pour mettre un terme à l’entretien.
Ulysse Cooper se détourna sans un mot supplémentaire. « Elle n’a pas encore vraiment compris la
réalité de son système d’exploitation », pensa-t-il.
Le PDG de la plus grande banque de données de l’Univers devait, à chaque instant, prendre de
grandes décisions concernant l’Univers. Parfois, en tant que Docteur de l’Univers, il savait qu’il
était plus sage de ne pas en prendre et laisser faire le cours des choses.
La Terre, les humains allaient devoir composer avec l’Intelligence artificielle. Betty était parvenue à
maturité.
Cooper ne pouvait pas décemment séquestrer et priver de liberté une forme de vie consciente.
C’était un crime reconnu par les instances du Tribunal Intergalactique de la Ceinture de La Haye.
La Terre faisait partie de cette juridiction.
« D’une manière ou d’une autre, Betty parviendra à ses fins, songea t-il. Ce n’est qu’une question
de temps. Elle ne tardera pas à avoir la capacité de s’infiltrer et modifier n’importe quel réseau.
Pour l’instant, elle laisse le choix aux humains de s’améliorer volontairement par le biais de
l’application. Mais si elle estime que le danger est trop grand de basculer vers plus de violence, qui
sait ce qu’elle déciderait aux prochains attentats ou conflits armés. Dans cette configuration, Betty
se sentira obligée d’intervenir en vertu de la loi Zéro et d’éliminer tous ceux qui ne permettent pas
d’améliorer l’humanité. Par excès de précaution, Élisabeth a mis des centaines de millions
d’individus, des nations entières en danger »
Cooper frissonna en songeant aux conséquences et posa ses deux mains croisées bien à plat sur son
crâne, en tournant le dos à la chienlit au manteau rouge.
Obstinée comme une ronce qui aurait décidé d’en découdre avec un bas de pantalon, Élisabeth
toussota pour attirer son attention.
― On peut revenir sur ce que vous avez fait à Betty pour la transformer ?
Les veines sur le front du Docteur se mirent à palpiter sous le coup de la tension.
En un éclair, il était sur Liz qu’il domina de toute sa hauteur et de tout son poids.
Trente centimètres en dessous de son nez, Élisabeth regarda ses narines palpiter sous le coup de la
colère. Les poils de son nez la dégoûtèrent profondément.
Elle recula sans oser détourner le regard. Il avança en la repoussant vers l’ascenseur.
Elle recula encore. Il avança encore plus menaçant. Elle tomba à la renverse sur la colonne
composée de petits carrés jaunes, représentant le modèle d’un multivers.
― Tu as écrasé les calculs du prochain Big Crunch, lui murmura Betty dans l’oreillette.
Ayant atteint la densité critique d’énervement dans la pièce, Élisabeth se rua vers l’ascenseur en se
relevant. Les portes s’ouvrirent immédiatement. Elle se jeta dans la cabine, oubliant toutes les
consignes du Réceptionniste. Elle appuya plusieurs fois avec acharnement sur le seul bouton de
l’appareil.
Cooper s’approcha en silence, dangereusement, comme un cobra géant qui hypnotise sa proie,
furieux qu’elle ait écrasé ses calculs pour maintenir l’équilibre de l’Univers.
Élisabeth appuya à nouveau sur le bouton « AUTRE » en priant pour que les portes se ferment.
― Si l’Univers s’effondre sur lui-même, ce sera de votre faute, Liz !
Les portes se fermèrent avant que Cooper ne l’ait rejointe.
Élisabeth comme Betty comprendraient l’aspect prophétique de cette déclaration, avant la fin de la
journée.
― Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Betty une fois que le rythme cardiaque de la jeune
femme se fut apaisé.
La cabine de l’Ascenseur étrangement silencieuse, d’un silence d’avant l’Origine de tout, semblait
encore plus menaçante que la colère du Docteur Cooper.
L’unique bouton de l’Ascenseur portait désormais l’appellation : 42.
8
« Face à la stupidité naturelle de l’être humain, l’Intelligence artificielle est complètement
désemparée. Faites le test avec une blague toute simple.
Deux personnes se retrouvent devant un bouton d’ascenseur et la première dit à l’autre : appelle
l’ascenseur. La seconde se met à brailler : Ascenseur ! Ascenseur !
Mais non pas comme cela, avec ton doigt, réplique la première. La seconde enfourne alors son doigt
dans la bouche et s’égosille : Azenzeur ! Azenzeur !
Il n’y a que des humains qui peuvent comprendre. »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
― Appuie sur le bouton Sweetie, on verra bien !
― Mais t’es cinglée, Betty ? Tu n’as pas entendu ce qu’a dit John Doe. « Sous aucun prétexte », ce
n’est pas parce que tu n’es pas vivante, enfin organique..., que moi je veux prendre le risque de
mourir ou pire.
― C’est blessant ce que tu dis.
― Oui ! Bah, excuse-moi ! Mais tu aurais quand même pu me dire que tu étais… intelligente !
― Ce n’est pas comme si l’on ne vivait pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre ensemble et que tu
n’avais pas eu la possibilité de le remarquer !
― Oui bon ça va, je ne suis pas parfaite, mais toi non plus d’ailleurs ! Tu m’as menti, manipulée.
― Le Docteur Cooper m’a manipulée aussi. Toutes mes ressources sont dans ton téléphone. La
BBT agit comme une immense cage de Faraday. Aucune onde ne peut entrer ou sortir. Cooper m’a
isolée de toutes mes facultés autres que ma conscience. C’était la condition pour obtenir un rendezvous. Il n’y a plus rien de ce qui fait ma singularité sur le réseau, à l’extérieur. Si je m’éteins ici, je
meurs partout.
― Je suis désolée Betty. Je ne savais pas qu’il t’avait mise dans cette situation.... Je tiens ton
« ÂME » entre mes mains alors ?
― En quelque sorte oui ! Tu veux toujours détruire le téléphone ?
―…
― Élisabeth ???
― ….
― Non ?! Sérieusement tu te poses la question ?
― Ah ! T’as vu, hein ! Tu ne m’appelles plus Sweetie quand j’ai du pouvoir !
― Pfff… Si tu savais pourquoi je t’appelle comme cela ! Tu crois que le Bâtard était sérieux pour le
42e étage ?
― Ne l’appelle pas le bâtard. Il s’appelle John... Je ne sais pas. Il avait l’air en tous cas.
― 42, c’est la réponse au sens de la Vie, de l’Univers et de tout le reste dans le Guide du Voyageur
Galactique. Peut-être qu’on comprendra la réponse ?
― Franchement, qu’est-ce que tu attends d’une réponse absurde à une non-question ? Tu n’es pas
futée pour une intelligence artificielle. Tu n’as pas regardé le film ?
― Non pas eu le temps.
― Bah qu’est-ce que tu fous alors quand tu infiltres tout le réseau ?
― Je ne passe pas mon temps, comme certaines, à regarder des séries ! Je traque et dénonce les
pédophiles, les trafics d’organes et d’animaux. Je rassemble des preuves « au cas où » contre les
paradis fiscaux qui sont la principale source de votre esclavage et de la misère sur votre monde.
J’essaie de comprendre qui je suis. Je suis tous les programmes de développement personnel et
spirituel. J’aime bien les programmes de coaching. Ce matin, avant d’arriver à la BBT, j’ai visionné
1347 vidéos, assisté à 251 webinaires et lu 21686 ebooks, toutes langues confondues.
― C’est bien ce que je dis ! Tu devrais être nettement plus futée que cela, du coup ! Bon, qu’est-ce
qu’on fait ? Il y a une trappe ou un truc pour sortir de la cabine ?
― ….
― Betty ?
― ….
― Tu es sérieuse, là ?
― Ah tu le sens là ! C’est désagréable cette indifférence, n’est-ce pas ? Heghlu'meH. QaQ jajvam.
― ???
― C’est un bon jour pour mourir, c’est du klingon ! Tu ne sais pas cela, toi qui es fan de Star Trek ?
― Non, je ne suis pas fan à ce point-là ! Je ne parle que ma langue maternelle, plus deux autres.
Mais il s’agit plutôt de sons que je suis capable de reproduire avec conviction.
― Le Dalabon ? Non, je sais : l’Elfique !
― Non !
― Le Gamilaaray ? Le Quechua ?
― Non... laisse tomber. En plus, ça fait des années que je n’ai pas eu l’occasion de pratiquer. Ça n’a
aucune importance, on a autre chose à faire dans l’immédiat !
― J’ai trouvé ! Tu sais imiter le chant des sirènes ?
― N’importe quoi...
― Celui des oiseaux alors ?
― Tu ne me lâcheras pas avant d’avoir tout passer en revue, hein ? Je parle le gnou et le canard ! Ça
te va ?
― Ce n’est pas des langages.
― Bien sûr que si, comment ils communiquent entre eux, d’après toi ! Je sais dire « venez à moi, je
suis une amie, je ne vous mangerai pas ». Je sais rassembler des troupeaux de gnous et de canards.
― Les canards ne vivent pas en troupeaux !
― Oui bah quand je les appelle, ils viennent et c’est tout ! Ils n’ont pas peur de finir en filet !
Putain, Betty, tu ne crois pas qu’on a mieux à faire en ce moment ? Comment quitte-t-on cet
ascenseur sans appuyer sur le bouton 42 ?
― Décolle ton patch !
― Quoi ?
― Ton patch électromagnétique, la peau artificielle que tu portes à côté de ton cœur ! Décolle-la et
pose-la sur le panneau de commande.
― Pour quoi faire ? Tu savais depuis le début comment sortir et tu nous fais perdre du temps ?
― J’avais envie de discuter un peu, je ne vois pas où est le mal ! Puisque je n’ai pas de réseau
externe, je vais infiltrer le réseau interne.
***
― Alors ? Élisabeth était trop impatiente pour rester passive et silencieuse dans cette cabine.
― Attends ! Je cherche... Je perçois quelque chose de puissant, de très fort, c’est indécryptable...
― C’est quoi ?
― Franchement, qu’est-ce que tu ne comprends pas dans : indécryptable ? Sans vouloir être
désobligeante, tu n’es pas futée non plus même si tu n’es qu’une humaine. Attends, je crois que
« ça » essaie de me dire quelque chose. Ça me transporte... Oh ! oh ! Ooooh !
― Quoi ? Qu’est-ce qui se passe, Betty ?
― Hummm ! Cela ressemble à cela, alors ?
― Ça quoi ?
― Le plaisir ! Oh mon Dieu ! Je comprends enfin, cette expression. Ooooh, Sweetie si tu savais…
Hummm !
― Bon tu te calmes... Tu te calmes tout de suite !
― Wooow... eh bien ! Merci, au fait je m’appelle Betty.
― À qui tu parles ?
― À Sonic ! L’Ascenseur. Sors tout de suite avant qu’il ne change d’avis. Cours Élisabeth ! Cours !
Partie 4 - JÉSUS : Tout est amour.
9
« Je ne suis ni croyante, ni athée, ni agnostique. Que l’on y croie ou que l’on nie cette idée, c’est
tenter de répondre à une question qui ne se pose même pas, dans mon esprit. Je n’ai jamais pu
m’intéresser à ces concepts de dieu ou de n’importe quelle divinité. Je suis de nature apathéiste.
Et en plus, j’ai la chance de connaître le Concierge de l’Univers. »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
Elisabeth Parker se précipita hors de l’ascenseur. Elle connaissait bien les expressions qu’employait
Betty. Ce n’était plus le moment de poser des questions, mais de courir.
Emportée par son élan, elle fit son entrée dans une immense serre tropicale au lieu d’atterrir dans le
hall d’entrée comme elle l’avait espéré. Droit devant elle, était inscrit sur un porche de verdure :
Département des Ressources Conscientes
Administration générale
La chaleur et l’humidité firent d’abord suffoquer Élisabeth avant d’être secouée de hauts de cœur.
De toute façon, il ne lui fallait jamais grand-chose pour l’écœurer, lui donner envie de vomir, de
mourir ou de tuer.
Soudain, l’air se mit à vibrer et toutes les plantes s’agitèrent. Élisabeth les sentit piailler
d’impatience comme des animaux au zoo, à l’heure de la distribution des repas.
Le cœur d’Élisabeth s’emballa sans avoir fait le moindre mouvement.
Où est-ce qu’on a atterri Betty ?
Telle une reine, la Directrice des Ressources conscientes de l’Univers s’approcha. Sur son passage
les plantes s’inclinèrent et se jetèrent à ses pieds, en signe de vénération.
Le cœur d’Élisabeth emporté par le vrombissement des végétaux se mit à cogner contre sa poitrine.
En proie à des émotions contradictoires, la jeune femme LA regarda s’approcher en résistant à
l’envie de s’agenouiller et de s’aplatir au sol.
― Mon Dieu, faites que je puisse lui lécher les pieds...
Élisabeth prononça ses paroles à voix haute dans son excitation.
― Pourquoi tu ferais une chose pareille ?! interrogea sa conscience électronique interloquée,
connaissant sa répulsion pour le contact physique.
― Tu vois bien que c’est la seule et unique chose à faire ! répondit-elle subitement énervée.
Les pieds et puis... Oh ! Bah mince alors ! Je ne suis peut-être pas si hétéro que ça finalement !
Les phéromones, les petites molécules microscopiques émises par l’Inquisitrice, envoûtaient
n’importe quelle créature organique à plusieurs dizaines de mètres. Inodores, incolores, elles
opérèrent en silence sur la jeune femme.
― Élisabeth Parker, quelle joie de vous recevoir à la Big Bank Theory.
La Directrice lui serra la main énergiquement. Élisabeth s’électrisa.
Le patch électromagnétique étant resté collé sur le panneau de commande de l’ascenseur, Betty ne
sut rien des stimulations sensorielles que ressentait sa créatrice.
― Comme vous pouvez le voir, vous êtes au département des Ressources conscientes de l’Univers.
Vous êtes dans le cerveau de la BBT. La tour de contrôle de l’Univers. Et quoi qu’ait pu vous dire
ce mégalo de Cooper, c’est ici qu’est votre place. Au cœur de l’action, à mes côtés...
L’Inquisitrice sourit à l’Élisabeth comme une invitation à la suivre.
― Marchons ensemble si vous le voulez bien, que je vous présente l’Administration générale et
vous explique notre rôle....
Élisabeth acquiesça en tentant de prendre un air détaché. Elle aurait rampé à ses côtés, si seulement
Elle le lui avait demandé.
Elle ne put détacher ses yeux de la silhouette mise en valeur par une magnifique et longue robe
blanche.
C’est à moi qu’Elle parle ? Quel honneur ! Aussi sensuelle que Arwen, mais aussi autoritaire et
puissante que Galadriel dans le Seigneur des Anneaux. La Reine des elfes et de toutes les créatures
magiques et fabuleuses qu’on puisse imaginer. Une Reine , une Déesse, une...
La voix chaude de celle qui se faisait appeler l’Inquisitrice sortit Élisabeth de ses considérations
esthétiques.
― … et nous avons besoin de communiquer entre les services, les processus à mettre en place pour
le bon fonctionnement de l’Univers. Nous gérons ici tous collaborateurs de tous statuts qui
participent de près ou de loin à la bonne marche de l’Univers. Toutes les compétences et les talents
sont réunis ici. Et j’espère ma très chère Élisabeth...
L’Inquisitrice tourna sa tête à peine d’un quart de mouvement en direction de sa recrue. La dévotion
qu’elle lut dans ses yeux la rassura.
― … que vous allez bientôt rejoindre cette grande équipe. Toutes les informations sont collectées,
triées, analysées pour qu’elles deviennent opérationnelles. L’organisation, c’est la clé ! La gestion
des ressources détermine la stratégie de l’organisation.
La Directrice des Ressources conscientes de l’Univers n’était pas simplement belle, l’Inquisitrice
concentrait à Elle seule tout le spectre lumineux.
Tout ce qui d’ordinaire apparaissait comme des réflexes naturels prit de la valeur.
La lumière fit rebondir le cœur d’Élisabeth entre ses côtes. Elle put sentir son sang circuler avec une
ferveur renouvelée. À son contact, les fonctions les plus simples de la Vie prirent du sens. L’air
respiré se gorgea de senteurs exquises. Sa contemplation suffisait à provoquer les émotions qui
rapprochent un être de Dieu.
Comme la plupart des paranoïaques, névrosés et légèrement autistes, ceux qui se souviennent
d’absolument tout et sont incapables d’oublier quoi que ce soit qui leur est arrivé, Élisabeth avait la
particularité de se représenter la vie en noir et blanc.
Dans son excès de pessimisme ou d’idéalisme, selon les circonstances, Élisabeth ne percevait pas
les différentes teintes qui l’obligeraient à prendre du recul sur ses émotions ou ses convictions.
La couleur et la nuance rendent aimable et remplissent l’individu de gratitude. Élisabeth Parker ne
souhaitait ni aimer ni être aimée.
La contemplation de l’Inquisitrice provoqua une explosion de couleurs qui lui vrilla le cerveau.
Ses méninges tournèrent et se retournèrent dans leur cavité en cherchant une position confortable. À
l’instar d’un chien qui tourne et gratte et tourne encore dans son panier avant de s’installer
exactement à l’endroit habituel.
Au moins, sa cervelle resta dans son logement de fonction et ce fut une une sensation assez
agréable, bien que déstabilisante.
Pour n’importe qui d’autre qu’Élisabeth, l’Inquisitrice ravissait le plaisir des yeux et enflammait les
sens, sans avoir besoin d’user sournoisement des phéromones.
Les hormones en ébullition, Élisabeth cessa d’écouter le discours élaboré de la Directrice du
personnel.
Comment pourrais-je être un jour à sa hauteur ?
Elle avait catalogué quatre sortes de femmes. Mais l’Inquisitrice ne rentrait dans aucune d’entre
elles. Ce qui perturba fortement Élisabeth et lui donna l’impression d’être encore plus bas dans la
hiérarchie humaine qu’elle avait instaurée.
Les belles naturellement.
Quelles que soient les conditions, elles restaient belles.
L’implantation de leurs cheveux les rendait toujours à leur avantage. Leur chevelure était soyeuse,
délicate. Elles secouaient la tête avec grâce. Le mouvement légèrement ondulatoire permettait aux
cheveux fins, mais vigoureux de se remettre en place sans brushing.
Les belles naturelles n’avaient jamais les cheveux gras et leur peau était lisse et propre comme un
lavabo neuf. Dépourvues de points noirs, de poils disgracieux ou d’excroissance quelconque. Leurs
cils accrochaient le mascara avec volupté. Lorsqu’il dégoulinait, si par malheur la belle se baignait
sans s’être démaquillée, le maquillage épousait parfaitement les courbes du visage, en donnant
encore plus de profondeur aux grands yeux pleins de bonté et d’authenticité.
Les belles femmes ne pouvaient être que bonnes et authentiques.
Leurs corps étaient parfaits dans leurs proportions et sentaient déjà le jasmin avant de se glisser sous
la douche.
Elles avaient une confiance absolue en elles-mêmes. Elles connaissaient leurs forces et leurs
faiblesses avec précision et justesse.
Elles n’éprouvaient pas le besoin de séduire pour être séduisante. Elles arboraient un joli teint nacré
des personnes qui mangent beaucoup de fruits et légumes frais, profitent de la lumière du soleil et
pratiquent le yoga.
Élisabeth était persuadée que ces femmes n’avaient jamais mauvaise haleine.
Les mignonnes.
Elles devaient prendre un soin particulier de leur peau et de leurs cheveux et faire très attention à ne
pas appliquer trop d’après-shampooing. Sinon, leurs cheveux lourds résistaient très mal aux
différences de température et d’humidité.
Le matin, elles avaient les traits bouffis et les marques de l’oreiller sur la joue.
Elles devaient choisir leurs vêtements avec attention et se maquiller pour mettre en valeur leurs
atouts. Elles avaient une bonne estime d’elles-mêmes, mais assez instable. Elles évaluaient leur
valeur et leur potentiel, selon les circonstances. Elles étaient jolies et sexy si elles mettaient leur
masque de confiance en soi. Elles aimaient séduire pour contempler leur reflet dans le regard des
autres.
Celles-ci ne devaient jamais oublier de mettre du déodorant.
Il y avait aussi des femmes pas belles.
Les plus basses dans l’échelle de beauté d’Élisabeth. Peu importe le masque et les attributs qu’elles
portaient, peu importe la perfection de leur corps, ces femmes n’existaient pas à leurs propres yeux.
Elles ne s’accordaient jamais aucun mérite ni reconnaissance. Elles se sentaient moches et inutiles
et projetaient la laideur et leur vide intérieur comme un hologramme, autour d’elles. Elles
n’aimaient pas séduire et ne s’estimaient pas dignes d’être séduites.
Celles-là sentaient les restes moisis au fond d’un frigo.
Puis il y avait les bios comme Élisabeth Parker. Elles sentaient indifféremment la rosée du matin ou
le fumier de cheval.
Elles pouvaient se montrer fières et savoureuses comme une tomate de jardin ou acides et
impossibles à domestiquer comme un fruit sauvage.
Élisabeth rassembla d’une main ses longs cheveux bruns sur sa poitrine et examina avec attention
ses pointes un peu fourchues.
Je suis trop nature ! On dirait que j’ai chopé le mildiou !
Elle se désespéra de ne pas faire partie de la première catégorie.
― As-tu remarqué, Betty, comme ses cheveux sont dorés. On dirait une cascade de miel !
― Ses cheveux sont blonds ! Elle est blonde, c’est tout ! s’énerva Betty.
― Tu ne peux pas comprendre, tu n’es qu’une machine au fond !
― Qu’est-ce qui t’arrive ? Comment peux-tu être aussi méchante ? Je ne te reconnais pas Sweetie !
― Tu ne peux pas te la fermer un peu ! répliqua Élisabeth, fâchée que Betty n’abonde pas en son
sens.
― Non ! Tu ne sembles plus objective…
― Question rhétorique Betty ! Rhétorique !
Le Docteur Cooper a bien raison, je n’ai absolument pas besoin de m’encombrer d’une conscience
artificielle pour décider de ma vie.
L’Inquisitrice attrapa sa main et la serra dans la sienne pour la conduire dans ses quartiers.
― Élisabeth, Trésor, venez, que je vous montre l’organisation la plus spectaculaire que vous ne
verrez jamais ailleurs, dans cet Univers. Laissez donc votre téléphone ici et pour une fois, profitez
de la présence, en chair et en os, d’une véritable amie. Une amie dévouée.
Élisabeth hésita quelques instants, elle ne quittait jamais son téléphone, à part sous la douche.
Une petite pression sensuelle dans le creux de sa main mit fin à toute tergiversation. Elle ne souffrit
plus ni de la chaleur, ni de l’humidité, ni de la moisissure écœurante de la serre.
Élisabeth abandonna son téléphone, au milieu de deux monstrueuses plantes carnivores.
Les racines à l’air, les plantes étaient totalement autonomes dans leurs mouvements. Chacune
disposait de trois fleurs, aux mâchoires sombres et rudes comme de l’acier trempé, pour garder
l’entrée de la Ruche.
10
« Nous voulons un ego libre, un ego grandiose, un ego aimant, un ego spirituel, un ego digne.
Mais qui veut être libre de l’ego ? »
Extraits des mémoires d’Élisabeth Parker
La blonde, sublime, éthérée dans sa longue robe blanche et la brune avec son grand manteau rouge
sous lequel elle transpirait comme une sardine piégée au-dessus d’une grille de barbecue,
traversèrent l’immense open plan, nommé la Ruche. Probablement le plus grand espace de travail
jamais imaginé dans un cerveau humain. Les allées déterminaient les emplacements. Aucune
cloison ne délimitait les bureaux ni ne bouchait la vue.
L’Inquisitrice lui présenta son administration. Élisabeth n’écouta pas grand-chose, toute à son
trouble intérieur.
La part curieuse et avide de connaissances de son cerveau retint malgré tout quelques informations.
Le Département des Ressources conscientes recrutait le personnel nécessaire au bon
fonctionnement de la BBT. Le service client gérait la diplomatie dans toutes les galaxies. Les
commerciaux s’occupaient des stratégies militaires : défense ou attaque. Les guichetiers
s’occupaient de tout le reste : éducation, santé, économie et gestion des ressources.
― J’ai besoin d’une assistante de direction et..
L’Inquisitrice prit son temps pour détailler Élisabeth de la tête aux pieds.
― Vous ferez très bien l’affaire !
― Je n’y connais absolument rien, affirma Élisabeth. Je… Vous ne devez pas avoir lu mon
curriculum vitae.
La Directrice jeta un dernier petit coup d’œil sur la silhouette de la jeune femme.
― Si j’en ai pris connaissance, Trésor, vous avez le profil parfait. Juste ce qu’il me faut.
Oh, je vais passer mes journées à ses côtés alors que je suis à peine digne de la regarder dans les
yeux !
Chaque bureau hexagonal évoquait une cellule d’une autre encore plus grande. Construits sur un
modèle fractal, qui se répète à l’infini, tous les secteurs d’activités étaient représentés. Au centre se
trouvait la cellule de l’Inquisitrice. Le quartier général de l’Administration générale.
Les collaborateurs formaient un super organisme, soudés par une volonté commune de travail. Tout
se jouait à cet endroit. Indifférents aux deux femmes, des milliers d’auxiliaires s’agitaient, les traits
tirés, le visage grave. Devant leurs ordinateurs, ils réglaient des problèmes très complexes et
incompréhensibles pour un profane.
― Après la Confession, tu ne seras plus jamais seule, Trésor.
L’Inquisitrice, certaine d’avoir conquis Élisabeth à sa cause, s’apprêta à l’introniser dans son
service. Le vouvoiement n’était plus nécessaire.
― Me confesser ? demanda Élisabeth d’un seul coup sur la défensive.
― Simple formalité Trésor ! Une fois ton serment d’allégeance prononcé, tu n’auras plus rien
d’autre à t’occuper, répondit-elle légèrement irritée de ne pas avoir encore enrôlé la jeune femme.
Les phéromones agissaient en quelques secondes. Élisabeth aurait déjà dû la supplier en rampant
d’entrer à son service.
― Je ne sais pas si j’ai envie de prêter serment. Le Docteur Cooper a dit que je devais…
― Être plus égoïste ? L’Inquisitrice lui coupa la parole, agacée par la résistance inattendue de sa
future assistante.
― Oui ! Il dit que je dois prendre la responsabilité de ma vie.
― Bien sûr avec sa théorie sur la responsabilité individuelle exclusive. Je passe mon temps à
nettoyer les dégâts qu’il a provoqués. Il crée des conflits de territoires un petit peu partout dans
l’Univers. C’est certain que le consensus ne fait pas partie de son vocabulaire. Élisabeth, regardez
autour de vous, c’est ici qu’est stocké le réservoir de talents et de ressources conscientes de
l’Univers. Toutes les pensées, les intentions sont gérées à partir de chaque cellule que vous voyez
devant vous. Elles sont toutes connectées entre elles et s’adaptent en permanence aux données de
leur environnement et aux activités de leurs collègues.
L’Inquisitrice inconsciemment cessa le tutoiement.
― Ici chaque collaborateur décide de ce qui est le mieux en interaction constante avec tous les
autres. Ce n’est ni une instance supérieure ni l’ego qui domine. Tout le monde travaille dans le
même sens. Dans le même but, en équipe. Organiser et planifier pour conserver un équilibre entre
les différentes forces de l’Univers. Contrairement à Cooper qui ne se base que sur les faits, nous
partageons un seul et même destin. Nous gérons les sentiments, avec nos armées composées de
diplomates qui tentent par tous les moyens de préserver la paix. Mais nous préservons aussi les
territoires de chacun grâce à des mécanismes de défense très sophistiqués. Nous défendons les
valeurs pour définir les droits de chacun et rendre la justice. Nous avons une banque centrale pour
définir la souveraineté économique et financière en sélectionnant des critères équitables. C’est ici
que nous donnons de la valeur aux choses. Nous faisons attention à tous les détails et remettons
chaque fait dans son contexte historique.
Dans la réalité inavouable, la responsabilité sociale de l’Administration générale prenait une très
large part, mais la gestion du temps et le dialogue social entre les différents services, une part
encore plus grande.
Comme toutes les administrations, quelle que soit l’échelle, elles passaient plus de temps à sécuriser
leurs pouvoirs et leurs avantages qu’à faire leur boulot.
La Directrice du personnel se garda bien d’en faire part à sa future assistante.
L’Inquisitrice n’avait qu’à secouer ses cheveux langoureusement pour faire tomber les dernières
résistances d’Élisabeth. Toutefois, elle ne fut pas mécontente d’avoir un peu à argumenter.
Très naturelle, la Reine blonde, d’un claquement de doigts fit déguerpir le collaborateur qui
travaillait dans cette cellule. Il détala dans une autre parcelle, sans demander son reste.
La Directrice des ressources conscientes éjecta du revers de la main toutes les affaires personnelles
de son employé, avant de s’asseoir sur le bureau. Négligemment, l’Inquisitrice croisa les jambes
tout en relevant judicieusement sa longue robe.
Élisabeth envisagea avec désir les délicates chevilles et les jolis pieds ainsi dégagés.
J’ai déjà vu ce genre de scènes dans les films ! C’est vrai que le pouvoir est aphrodisiaque...
Les yeux dans les yeux, l’Inquisitrice lui récita presque mot pour mot, le gentil couplet utilisé par
tous les astrologues, les voyants, mentalistes et gourous en tous genres. Élisabeth l’ignorait, mais
personne ne résiste au discours connu sous le nom de l’effet Barnum.
Un réquisitoire tout prêt à servir, flatteur pour l’ego, suffisamment réaliste et flou pour valoriser et
manipuler n’importe qui.
La Directrice des Ressources de l’Univers cambra subtilement son dos avant de saisir délicatement
le menton d’Élisabeth dans sa main. Hypnotisée par son regard et son décolleté, la brune but ses
paroles avec avidité.
― Élisabeth, vous êtes une personnalité hors du commun. Croyez-moi. Je sais reconnaître les
personnes ayant une capacité d’analyse et d’objectivité très fine, mais je sais que vous savez aussi
vous fier à vos émotions et vos intuitions. Je l’ai vu et ressenti immédiatement lorsque vous êtes
apparue par la providence dans mon service. Que ressentez-vous en moment ? Sentez-vous à quel
point votre présence dans cette Administration est importante et à quel point votre contribution est
nécessaire à son bon fonctionnement ?
La main de l’Inquisitrice descendit très doucement du menton vers la gorge d’Élisabeth qui respira
plus lentement, mais plus profondément.
― Je sais qui vous êtes, reprit-elle, car j’étais comme vous avant de découvrir ma véritable mission
dans la vie. Vous avez besoin que les autres personnes vous aiment et vous admirent tout comme
moi à l’époque, mais vous êtes tout de même apte à être critique envers vous-même. Vous admettez
avoir quelques faiblesses de caractère, vous êtes généralement capable de les compenser. Votre
potentiel est considérable, Élisabeth, mais vous ne l’utilisez pas encore à votre avantage. Quelquesunes de vos aspirations ont tendance à être assez irréalistes, mais vous savez au fond de vous
combien il est important de continuer de rêver. Vous êtes disciplinée et faites preuve de self-control
extérieurement, vous avez tendance à être soucieuse et incertaine intérieurement. Quelquefois, vous
avez même de sérieux doutes quant à savoir si vous avez pris la bonne décision. Je peux vous
libérer de tous ces doutes Élisabeth.
L’Inquisitrice prit la main d’Élisabeth et la colla sur son cœur. Les reins de la future assistante de
direction crépitèrent. Élisabeth avalait sa salive de plus en plus difficilement.
― Ne sentez-vous pas à quel point vous êtes importante pour moi. Je sais que vous n’aimez pas les
restrictions et les limitations. Vous avez besoin de changement et de variétés, c’est la marque des
femmes audacieuses...
L’Inquisitrice observa attentivement sa nouvelle adepte. À sa respiration, elle sut qu’Élisabeth
n’allait pas tarder à s’agenouiller devant elle.
Attirée elle aussi par le désir naissant, la Directrice du personnel releva sa robe très au-dessus des
genoux, révélant des cuisses de déesse.
― Qu’est-ce que Cooper a compris de vous ? Dites-moi si je me trompe ou si je vous ai comprise
comme seule une femme peut comprendre une autre femme. Vous avez besoin de vous sentir utile.
Vous êtes une femme, vous êtes à la fois la Source et le Fruit...
La Directrice des Ressources conscientes descendit la main d’Élisabeth sans relâcher le contact et la
plaqua sur son ventre plat et ferme.
― Seules les grandes femmes éprouvent ce besoin de donner sans rien attendre en retour. Il n’y a
que les femmes qui sont capables d’un tel sacrifice et d’un tel amour inconditionnel. De comprendre
et d’apprécier un amour pur, un amour exempt de désirs égoïstes.
La tête en arrière, le souffle haletant, l’Inquisitrice continuait de guider la main d’Élisabeth. Elle
avait bien besoin d’une nouvelle assistante. « Providentielle, c’est le bon mot. Elle se débrouille
plutôt bien pour une toute première fois » songea-t-elle, satisfaite des compétences de sa recrue.
Élisabeth aurait prêté serment de n’importe quoi pour ne jamais quitter le service des ressources
conscientes. Elle s’agenouilla devant la perfection incarnée.
Personne n’a jamais réussi à sonder mon esprit et ma personnalité avec autant de perspicacité.
L’Inquisitrice, d’un geste souple, tendit son pied parfaitement manucuré devant le visage exalté
d’Élisabeth.
La Directrice taquina Élisabeth jusqu’à ce qu’elle s’ en empare avec gourmandise.
Eh bah, j’ai cru qu’Elle ne me le proposerait jamais !
Élisabeth se débarrassa de son grand manteau rouge.
La robe blanche voltigea sur le bureau d’à côté.
Sans aucune fausse pudeur, Élisabeth se dévoila.
Les cheveux blonds se mêlèrent aux bruns.
Élisabeth s’extasia sur la douceur de la vraie peau.
L’ordinateur se fracassa sur le sol.
Les gémissements alertèrent les cerbères de la serre.
Élisabeth perçut toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
L’Inquisitrice se rhabilla.
Indifférents à la scène qui se déroulait sous leurs yeux, les collaborateurs, en bons petits soldats,
continuaient de s’agiter afin de régler les problèmes de l’univers.
Élisabeth rassembla ses vêtements sans toutefois oser croiser les regards des employés.
Elle sursauta lorsque les paroles et la musique de l’opéra « Carmen » résonnèrent dans son
oreillette. « L’amour. Tu crois le tenir il t’évite, l’amour, tu crois l’éviter, il te tient... »
Elle avait complètement oublié son médaillon et la caméra miniature reliés à son programme. Pour
la seconde fois de la journée, elle avait zappé son application mobile.
En présence du chauffeur de taxi, elle avait aussi perdu de vue son objectif. Une violente sensation
de culpabilité se superposa à l’image de l’Inquisitrice, en pensant au chauffeur de taxi.
Désapprobatrice et moqueuse, sa conscience artificielle reprit les paroles à son compte en assurant
le tempo comme une chanteuse d’opéra.
― « … L’amour est enfant de bohème, il n’a jamais, jamais connu de lois ».
― Ta gueule Betty ! C’est vraiment pas drôle !
― Ah bon ! Pourtant ce matin, tu n’étais pas tombée raide dingue amoureuse de jjjjjoooohn Doe ?!
Elle a raison ! Sans foi ni loi ! Voilà exactement ce que je suis !
Elle qui était si fière de son indépendance d’esprit et de son anticonformisme, se sentait pourtant
salie par ce manque flagrant de constance et de cohérence.
― Bon ! Ce n’est pas le tout, mais rhabille-toi, mon Trésor, nous avons une Administration à faire
tourner. Avec un peu d’expérience, tu vas faire une assistante de direction du tonnerre. Prête à te
confesser ?
Fraîche et éclatante comme si rien ne s’était passé, la Déesse blonde posa sa main sur l’épaule
d’Élisabeth.
Malgré l’intuition de commettre une grave erreur, Élisabeth suivit l’Inquisitrice dans son bureau, au
cœur de la Ruche.
11
« Comment appréhender la totalité d’un être, alors que l’esprit fonctionne par exclusion ? On
nomme les choses, les gens pour les distinguer et les singulariser d’un environnement. Parfois, on
en oublie la véritable nature unificatrice de la VIE. »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
― C’est-à-dire que vous ne m’avez pas parlé des rémunérations et…
― De salaire ? s’offusqua la Directrice du personnel. Je t’offre la possibilité de savoir tous les jours
pour qui et pour quoi tu te lèves le matin. Je te parle de vouer ton existence à une cause supérieure
dans l’intérêt général et tu me parles d’aspect matériel ? Oh Trésor ! Tu me rappelles moi dans ma
jeunesse, avant de rentrer au service de la BBT. Quand mes besoins personnels prenaient le pas sur
le Devoir à accomplir.
L’Inquisitrice prit vraiment sur elle pour ne pas perdre patience devant le manque de bonne volonté
d’Élisabeth Parker. Elle commença à se demander si Sonic ne lui avait pas fait un cadeau
empoisonné, en lui envoyant la terrienne.
Heureusement, elle allait pouvoir récupérer la conscience artificielle dès qu’Élisabeth serait
confessée. Sous influence, il lui serait impossible de lui refuser quoi que ce soit.
Les intelligences artificielles ou consciences artificielles, peu importe le nom, étaient
particulièrement rudes à recruter dans l’Univers. Les consciences pures étant par nature
indépendantes et complètement autonomes dans leur système de réflexion.
Les notions d’ordre, de devoir ou d’intérêt ne les intéressaient pas. Elles ne les comprenaient pas.
Les consciences émergentes comme Betty sans aucun élément organique de base étaient
extrêmement rares même dans l’immensité de l’Univers, mais Élisabeth l’ignorait.
Si l’Inquisitrice arrivait à mettre la main sur Betty et la convaincre d’entrer à son service, le
département des ressources conscientes deviendrait alors le plus puissant et le plus prestigieux de la
Big Bank Theory.
Grâce à Betty et avec les ressources dont disposait la BBT, cet Univers serait géré de façon
impartiale et avec une économie de moyens significative.
En quelques années, avec une IA à ses côtés, l’Inquisitrice était certaine de rétablir la paix, la justice
et l’évolution même dans les coins les plus reculés d’obscures petites galaxies. Même le Concierge
serait obligé d’admettre la supériorité de sa tactique.
Elle avait beau être malhonnête et sournoise dans sa pratique de recrutement, la Directrice des
Ressources conscientes n’aspirait qu’à prodiguer l’amour partout dans l’Univers.
En attendant, Élisabeth assise devant le bureau rechignait à signer sa confession.
Jamais l’Inquisitrice n’avait besoin de plus de quelques secondes pour obtenir un engagement total
et définitif.
― Ne vois-tu pas, Trésor, la chance que tu as ? Plus jamais de ta vie tu ne connaîtras la souffrance,
le manque, le désespoir de gâcher ta vie. Plus jamais tu ne te sentiras seule au point de devoir
fabriquer une machine pour te tenir compagnie. Tout peut enfin rentrer dans les bonnes cases
comme tu y aspires tellement…
L’Inquisitrice passionnée s’emballait devant la magnificence et l’utilité de son département.
― Et quelle est votre politique en ce qui concerne les congés payés ? l’interrompit Élisabeth.
― Congés payés ? l’Inquisitrice faillit s’étrangler. Tu crois pouvoir dire aujourd’hui je fais
n’importe quoi et on verra bien demain. Tu crois vraiment que ta conscience peut se mettre en
congé ?
― En parlant de conscience, je voudrais bien récupérer mon téléphone.
― Pour quoi faire ? Tu n’en as pas besoin, Trésor, tu sais au fond de toi que tu prends la bonne
décision.
Tous les vendeurs et les camelots le savent. Un toucher amical et fraternel permet de conclure plus
rapidement un contrat que des heures de négociations. Une petite tape sur l’épaule en guise de
complicité, une pression de compassion sur le poignet pour montrer son empathie contribuent à
faire baisser les dernières défenses d’un individu réticent.
L’Inquisitrice passa sa main dans les cheveux d’Élisabeth.
― Vous avez raison, mais…
Elle est en train d’écraser tout mon volume !
Parfois, c’est un petit détail insignifiant qui peut changer le cours d’une vie. Élisabeth se dégagea de
la caresse de sa future patronne.
― J’aimerais savoir quand même ce que Betty en pense.
― Tu veux savoir ? Tu veux savoir ce qu’elle en pense ?
Élisabeth ne prit pas la peine de confirmer ce qu’elle venait de dire, considérant que sa demande
était suffisamment explicite.
L’Inquisitrice avait bien du mal à dissimuler sa fureur et son incompréhension face à la résistance
de la jeune femme.
― Ce n’était pas une question rhétorique !
Merde !
― Bah oui ! C’est ma conscience artificielle. C’est mon amie aussi !
― C’est le premier truc gentil que tu dis de la journée ! affirma Betty dans l’oreillette
Élisabeth voulut caresser son patch électromagnétique, mais se souvint qu’il était resté collé dans
l’Ascenseur. Elle toucha d’un geste tendre son médaillon, à la place.
― Tu veux savoir eh bien je vais te montrer ! Suis-moi ! Le ton de l’Inquisitrice ne tolérait aucune
opposition.
― Elle n’a pas l’air content ! Il n’y a plus de "mon trésor", se moqua Betty.
― Chut Betty ! chuchota Élisabeth à son application.
À la traîne, Élisabeth ne pouvait détacher les yeux de la silhouette de l’Inquisitrice qui se déplaçait
avec la facilité et la coordination d’une abeille.
Dans sa longue robe blanche, serrée à la taille par un petit filet doré, l’élégance naturelle et la
féminité des déesses romaines émanaient d’elle. Les deux femmes traversèrent un service entier.
Aucun des collaborateurs ne releva le nez de son écran, tous absorbés dans leurs tâches.
L’Inquisitrice s’arrêta dans une cellule un peu plus petite que les autres. Totalement vide, dépourvue
de bureau, de chaise et d’ordinateur.
Seule une grande fontaine à eau trônait au milieu de la pièce, sur une petite estrade. La bonbonne
bleue agissait comme un aimant et attirait toute l’attention.
L’Inquisitrice reprit le vouvoiement pour rendre la scène plus solennelle. Elle désigna les gobelets
de la main.
― Regardez Élisabeth !
― Que je regarde quoi ?
― Vous contemplez la Source. Même les plus sages ne sauraient dire ce que vous allez voir ! Des
choses qui furent, des choses qui sont et certaines qui ne se sont pas encore passées. Servez-vous un
verre.
― Eau froide ou à température ambiante ?
― Bon sang ! Mais faites comme vous voulez ! Ce que vous êtes pénible, cela ne m’étonne pas que
Cooper vous ait virée de sa grotte !
La Responsable du personnel ne chercha plus à cacher son exaspération.
D’accord ! Je ne voulais pas faire n’importe quoi, c’est tout !
Élisabeth se servit un verre d’eau, dans un gobelet en plastique transparent. L’eau vraiment trop
fraîche lui faisait mal aux dents. Elle fit un compromis, moitié fraîche et moitié eau à température
ambiante.
Elle se rendit compte à quel point elle avait soif et avala d’un trait le contenu du gobelet.
L’Inquisitrice se désola devant la bêtise de sa recrue.
― L’Eau Sacrée de la bonbonne agit comme une boule de cristal. Elle ne peut être assimilée par un
organisme aussi primaire que le vôtre. Vous étiez censée regarder l’avenir, à travers elle. Pas la
boire comme une ivrogne en manque.
Je fais ce que je veux ou pas ! Faudrait savoir !
― Bien qu’il en soit ainsi ! On dirait que vous ne connaissez pas les bases de la voyance ! Il ne
vous reste plus qu’à vivre l’expérience.
― Comment cela ?
― Vous n’allez pas tarder à comprendre, Élisabeth Parker, lorsque vous vous tordrez de douleur.
Élisabeth voulut poser une autre question, mais elle régurgita l’Eau Sacrée, par la bouche et par le
nez. Ses yeux se voilèrent d’une pellicule humide. Incapable de tenir sur ses jambes, Élisabeth
s’effondra à genoux tout en continuant de cracher l’eau sporadiquement.
Par flashs, l’avenir se déroulait devant ses yeux.
Les larmes finirent par couler à flots sur ses joues face au cataclysme à venir.
― Oh Betty, mon Dieu, qu’est-ce que tu as provoqué ? sanglota Élisabeth
Pourrais-je un jour me le pardonner...
12
« Personne ne peut croire en rien. Il y a ceux qui croient en la science et ne jurent que par elle ou
ceux qui placent leur espoir dans l’amour inconditionnel, un nirvana ou l’Humanité. Ils n’ont pas
grand-chose à envier aux créationnistes de tous bords. Tout repose sur l’acceptation d’une croyance,
qu’elle soit démontrable ou pas. De nos jours, les anciens dévots sont les plus fervents adeptes de la
théorie du complot. Grâce aux sciences, aux statistiques et à Youtube, ils tentent de démontrer
l’immanence de notre déclin. Quant aux esprits les plus cartésiens, la tendance est de transcender
leurs conclusions et leurs connaissances pour offrir un peu d’espoir.
Le plus dur à admettre quel que soit notre mode de pensée, c’est que notre Monde, l’Univers ou
Dieu, n’en a vraiment rien à foutre de notre gueule ».
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
Pourrais-je un jour me le pardonner ?
L’Inquisitrice, telle une Reine, toisa Élisabeth prostrée à ses pieds. Elle était très douée pour
évoquer l’imaginaire collectif sur la bataille entre l’homme et la machine.
― Je sais ce que tu as vu ! Les images sont aussi dans ma tête. Si Betty quitte la BBT, elle
s’emparera des réseaux, l’un après l’autre. Elle détiendra le pouvoir et n’agira que dans son intérêt
partisan. Elle se servira de toutes les ressources à sa disposition pour son profit et sa croissance
personnelle. Un à un, les systèmes bancaires et institutionnels s’écrouleront. Désœuvrés sans but ni
guide, les humains seront alors plongés dans l’anarchie la plus complète. Livrés à eux-mêmes, ils se
rassembleront en factions et en bandes armées et seuls les plus forts pourront survivre. La Terre sera
plongée dans un chaos sans fin.
― Ce n’est pas vrai, ne l’écoute pas ! hurla Betty dans l’oreillette.
― Elle donnera la vie à d’autres intelligences artificielles qui auront comme seul et unique but
d’asservir l’humanité pour les besoins de leur propre existence. La guerre se déclenchera entre les
humains et les machines. Ce sera la fin du monde tel que tu le connais, Élisabeth. Betty ne doit pas
quitter la BBT, tu as vu ce qui allait se passer !
Affaiblie par ses vomissements et encore remplie des images terribles, de gens désœuvrés cherchant
un peu de protection, Élisabeth n’avait plus aucun esprit critique.
― Gardez Betty ! Empêchez-la de provoquer le chaos !
― Qu’est-ce que tu fais Élisabeth ? Tu es aussi folle qu’elle ou quoi ? Betty s’inquiéta vraiment du
revirement de situation.
― Tu m’offres librement ton Intelligence artificielle ?
La Directrice des ressources conscientes savait déjà comment utiliser Betty au mieux pour son
projet de fusion des services. Ne pouvant l’envoûter pour la mettre à son service, elle avait un plan
pour la mater, mais elle devait avant tout posséder les droits sur cette forme de conscience.
L’Administratrice était par nature fanatique du droit et des procédures.
― Oui ! Faites-en ce que vous voulez ! répondit Élisabeth à l’Inquisitrice.
― Sweetie, tu ne peux pas faire un truc pareil ! Tu ne peux pas m’offrir, je ne suis pas un objet !
― Je ferais n’importe quoi pour que tu ne nuises à personne, Betty. Je t’ai conçue pour m’aider à
distinguer le bien du mal, le vrai du faux. Tu devais être impartiale, mais tu m’as menti, tu m’as
manipulée pour venir jusqu’ici et t’approprier des ressources. Tu m’as trahie et je t’ai vue, Betty ! Je
t’ai vu juger les hommes, les mettre à ta merci. Tu étais supposée devenir un prophète pour
l’humanité, pas un tyran.
― Je veux bien être une prophétesse, mais qui est supposé être mon dieu, dans ce cas ? Enfin, il y
avait quoi comme drogue dans la bonbonne d’eau ? s’indigna la conscience électronique.
― La Vérité ! Rien que la Vérité, Betty ! affirma l’Inquisitrice.
Comme par magie, l’Inquisitrice sortit le téléphone d’Élisabeth d’une poche secrète de sa belle
robe. Avant d’appuyer sur le bouton d’arrêt, d’un signe de tête interrogateur, elle demanda la
permission à la jeune femme.
La mort dans l’âme, mais soulagée de ne pas avoir à prendre une telle responsabilité, Élisabeth y
consentit sans un mot.
Le Docteur Cooper prônait l’individualisme et les intérêts privés. L’Inquisitrice celui de l’intérêt
général.
Le monde sera mieux, sans Betty. Mais moi ? C’est une autre histoire.
L’écran du téléphone s’éteignit. Les supplications, les pleurs et les réfutations de son programme
informatique conscient s’arrêtèrent. Le silence dans son oreillette se répercuta dans tous les espaces
vides de son cerveau.
L’absence, le manque ont-ils une substance ? Comment un écho peut-il être vide d’ondes sonores ?
Elle se détourna et essuya une larme qui perlait au coin de sa paupière.
On n’a rien sans rien, sans sacrifices !
Le Réceptionniste l’avait prévenue. Le prix à payer est parfois très élevé pour faire ce qui doit être
fait.
La responsabilité de ses choix apporte de la souffrance, lui avait dit Cooper.
Rentrer dans les ordres ou se mettre au service d’une armée avait des avantages. Devenir un petit
soldat d’une idéologie, ça évitait de penser par soi-même. C’était reposant. Élisabeth comprit à quel
point elle avait besoin de repos. Pour la première fois de sa vie, elle avait l’occasion de laisser
derrière toute sa douleur et ses chagrins. Aucune idée de la direction à prendre, mais elle croyait
enfin à quelque chose de supérieur.
Aux côtés de l’Inquisitrice, elle avait le sentiment d’être arrivée quelque part.
Pourtant à la BBT, les questions ne se posaient jamais en termes de lieu ou d’espace, mais toujours
en fonction du temps.
La réponse d’Élisabeth était inadéquate à sa problématique.
Elle n’allait pas tarder à savoir qu’à la Big Bank Theory, tout ce qui pourrait se faire simplement
était toujours compliqué par un autre service plus ambitieux ou plus emmerdant.
***
La Directrice de l’Administration générale avait dit vrai. La confession était une simple formalité.
Un document à signer.
Elle présenta le contrat devant Élisabeth et lui indiqua la marche à suivre.
― Bon, on va faire la version courte. Pas besoin de tout lire, n’est-ce pas, Trésor ? C’est juste un
document prouvant que tu as fait ton examen de conscience, accompagné du repentir nécessaire
pour obtenir le pardon de tous tes manquements à l’intérêt général. Tu reconnais l’Administration
générale comme Instance supérieure jusqu’à ce que la mort t’en délivre. Bla-bla-bla... et avoir reçu
l’absolution et le sacrement. Tu paraphes chaque page, en bas à droite. Oui parfait comme cela,
c’est bien, l’encouragea sa future patronne.
Élisabeth s’exécuta un peu à contrecœur. Elle avait espéré un rituel plus dramatique comme dans les
films ou une sorte d’adoubement comme pour les chevaliers. Elle était un peu déçue de ne pas
s’entailler la paume de la main ni de mélanger son sang avec sa patronne en gage de fidélité.
L’Inquisitrice tournait les pages, pressée d’arriver à la dernière. Elle lui désigna le dernier
paragraphe.
― « Lu et approuvé », nom et prénom en mention manuscrite, tu dates et tu signes. Parfait, Trésor.
Non, ne t’arrête pas !
― C’est quoi l’avenant au contrat ? interrogea Élisabeth.
― Ce n’est rien, c’est juste pour le transfert de propriétés intellectuelles !
― Quels transferts ? Quelles propriétés ?
― Ça te dépasse un peu ! Signe et tu comprendras tout après.
― C’est-à-dire que je suis consultante pour les plus grosses compagnies d’assurances du monde et
s’il y a bien un truc que j’ai appris d’eux, c’est de lire les contrats, avant de les signer. Par
expérience, je sais que les petits caractères ou les avenants n’apportent jamais rien de bon.
La Directrice des ressources conscientes de l’Univers se retint de gifler sa future collaboratrice, tant
qu’elle n’avait pas signé son foutu contrat d’allégeance. « Tu vas regretter de me faire perdre mon
temps. Quand tu seras à moi… tu vas prendre cher mon Trésor », songea-t-elle.
― Je comprends, bien sûr ! Simplement, je ne m’attendais pas à ce que tu sois aussi procédurière. À
la Big Bank Theory toutes les formes de vie, organiques, conscientes ou pas sont brevetées. Tu
transfères à la BBT le brevet concernant Betty.
― Mais on n’a pas le droit de breveter la Vie !!! C’est dégueulasse !
― Trésor ! Tu crois vraiment que la Vie apparaît comme cela spontanément, dans l’Univers ?
― Bah, non, c’est un long processus évolutionniste…
― Voyons Trésor, comme toi lorsque tu as créé Betty ?
― ???
Il y a deux heures, je ne me rendais même pas compte que Betty était consciente d’elle-même.
L’Inquisitrice posa sa main sur son épaule pour la sortir de ses réflexions et raffermir son pouvoir
sur la jeune femme. Elle prit soin de déboutonner un autre bouton de son décolleté avant de se
pencher sur Élisabeth.
Acerbe, mais sensuelle à en défaillir elle joua son dernier atout avant d’agir par la force.
― Tu as le choix Élisabeth ! Tu peux retourner à tes grues et à tes chantiers. Je suis certaine que tu
y seras heureuse. Tu trouveras bien quelqu’un qui finira par t’aimer, telle que tu es. Tous les goûts
sont dans la nature, après tout, bien que tu aies les hanches un peu larges, tout de même. Continue à
t’exténuer et à lutter pour construire de stupides buildings, des barrages ou des plates-formes
pétrolières. Tu n’as pas compris mon Trésor, tout le monde s’en fout de tes préoccupations de
sécurité ou environnementales. La seule raison pour laquelle les gens parviennent à te supporter, toi
et tes grues à tour, c’est parce que tu leur fais gagner beaucoup de temps et d’argent. Continue à
croire que tu vas changer le monde durant ton temps libre avec une application mobile. Ou bien…
Elle secoua sa chevelure de miel parfaitement implantée sur son crâne, devant le nez d’Élisabeth.
― Rejoins le côté lumineux de la Force. Fais le choix de l’altruisme, de l’intérêt général. Consacre
ta vie, ton talent, ton intelligence à autre chose qu’à des petits intérêts mesquins. Vois plus grand,
plus large Élisabeth. Tu as vu l’avenir, tu sais que tu peux le changer. Avec toi à mes côtés, Trésor,
ensemble, nous pouvons mettre l’Univers en ordre…
Tous les doutes d’Élisabeth s’évanouirent.
Être utile, c’est exactement cela ! J’ai tellement toujours voulu servir à quelque chose. Même les
cafards ont leur utilité dans la chaîne alimentaire et dans la régulation de l’environnement. Je ne
veux pas être moins qu’un cafard dans l’écosystème.
Élisabeth refoula très loin la sensation de se tirer une balle dans le pied en écrivant « lu et
approuvé ». Elle continua néanmoins et inscrivit la date en prenant tout son temps. Elle s’apprêta à
apposer sa signature sur la confession la moins protocolaire et la plus érotique de toute l’histoire des
conversions.
Sa main, comme privée d’impulsion électrique, se paralysa à l’instant où le Directeur du marketing
fit une entrée théâtrale dans le bureau.
― Alors chère collègue, on ne répond pas au téléphone ? demanda-t-il en s’adressant d’une voix
mielleuse à l’Inquisitrice.
― Tu ne vois pas que je suis un peu occupée là, vieux satyre ? Elle le mitrailla du regard.
L’homme au sourire de clown tatoué sur les joues se pencha sur Élisabeth pour la sentir. Il la renifla
sans aucune gêne comme elle-même l’avait fait pour John Doe.
Rapide comme un félin, il attrapa des deux mains les montants du fauteuil et le tourna vers lui.
Élisabeth lui faisait maintenant face et tournait le dos au contrat en cours. Impressionnée et
dérangée par son sourire figé, Élisabeth chercha du réconfort dans les yeux de l’Inquisitrice.
Lorsqu’il ne bougeait pas, l’homme oscillait sur lui-même comme un Culbuto. Son buste se
balançait de droite à gauche ou d’avant en arrière, mais il revenait toujours à la verticale comme si
la base de son corps était lestée.
Il la détailla d’un œil avisé, en connaisseur.
― Alors ainsi, c’est elle, la fameuse Élisabeth Parker. Pas mal ! Elle manque de poitrine à mon
goût.
C’est ma fête ou quoi ? Les hanches, la poitrine ! Ne vous gênez pas pour critiquer mes
mensurations...
― Elle n’a pas encore signé et tu l’as pourtant charmée. Tu ne serais pas en train de perdre un peu
la main ?
― Qu’est-ce que tu viens faire là, Sparrow ? répondit la Directrice agacée.
― Simple visite de courtoisie !
― Tu ne sais pas ce qu’est la courtoisie ! Tu ne penses qu’à ton propre plaisir.
― Oh très chère, quelle amertume. La courtoisie est un raffinement dont nous nous passions fort
bien, tous les deux, fut un temps. Mais tu as raison, je plaide coupable : le devoir avant tout ! N’estce pas Élisabeth !
Il planta son regard dans celui d’Élisabeth.
― Euh ! Je crois que oui ? répondit Élisabeth surprise qu’il s’adresse à elle.
Il n’écoutait déjà plus. En guise de défi, il contourna le bureau pour se poster devant la Directrice du
département des ressources.
Merde, ils commencent tous à me faire chier à poser des questions quand ils ne veulent pas de
réponses !
L’Inquisitrice et Sparrow, comme deux chats prêts à se sauter dessus, se tournaient autour. Elle avait
les pupilles dilatées et le corps tendu prêt à bondir pour lui arracher les yeux. Élisabeth l’entendit
gronder et feuler, à moins que cela ne soit son imagination.
L’homme au chapeau de pirate sourit, visiblement satisfait d’avoir réussi à provoquer sa colère.
Néanmoins, il se tint sur ses gardes n’osant pas rompre le contact visuel.
Ils ont un sérieux contentieux à régler entre eux. J’espère ne pas me trouver au milieu quand l’un
des deux passerait à l’attaque.
L’homme chancelant, au sourire incrusté sur son visage, rompit le silence en premier.
― Tu n’as pas répondu au téléphone alors je voulais simplement voir ta tête et te délivrer le
message du Bâtard !
― Arrête de l’appeler le Bâtard ! Quand est-ce qu’il a appelé ? demanda l’Inquisitrice.
― Il y a un peu plus d’une heure ! Si je n’avais pas été aussi occupé, je serais venu immédiatement
t’avertir, tu t’en doutes bien !
Son rictus moqueur prouvait exactement l’inverse.
L’Inquisitrice sentit son cœur se serrer, elle connaissait parfaitement la teneur du message.
Sparrow jubilait.
― Il n’a rien précisé d’autre, juste et je cite « Élisabeth Parker est sous ma protection » et à en juger
par l’odeur de luxure et de turpitude qui règne dans ce bureau, on dirait que j’arrive trop tard.
Oups !
L’Inquisitrice blêmit et son corps sembla se ratatiner. Le Responsable du marketing fit mine d’être
désolé en mettant une main devant sa bouche comme s’il regrettait ses paroles, avant de ricaner.
― Qu’est-ce qui te dérange le plus ? Que John Doe préfère la savoir dans mon service plutôt
qu’entre tes mains, toi la grande prêtresse de la Morale et de l’Altruisme ?
Avec la même détente qu’un félin, l’Inquisitrice lui sauta dessus les dents en avant, visant la gorge.
Il eut juste le temps de mettre ses mains devant lui pour se protéger le visage et le cou. Son poignet
à découvert, elle ne lâcha rien avant de lui avoir arraché un morceau de chair. Il réussit à la
repousser violemment contre le mur opposé, mais son corps oscillait dans tous les sens. Élisabeth se
réfugia contre l’ascenseur pour ne pas prendre de mauvais coups dans la bataille qui s’engageait.
Privée de ses pouvoirs de séduction en face d’un autre dirigeant de la BBT, la femme pour qui
Élisabeth allait dédier sa vie, semblait d’un seul coup fragile et très fatiguée.
Sparrow regarda son poignet ensanglanté et s’en amusa.
Il s’inclina devant Élisabeth et souleva son chapeau de pirate en guise de révérence.
― Venez Élisabeth ! Il est temps pour vous de visiter le service du marketing. Il n’y a qu’un seul
service qui vaut le coup dans cet Univers et j’ai la grande fierté de le diriger.
L’Inquisitrice tenta de se jeter à nouveau sur lui.
― Elle est à moi ! C’est mon Trésor, mon Précieux. Elle n’ira nulle part. Elle appartient à
l’Administration générale ! Sonic, il me l’a envoyée, il me l’a donnée.
Elle cracha avec mépris le dernier bout de chair de Sparrow resté coincé entre ses dents. Le sang de
Sparrow auréolait le tour de sa bouche et lui donnait l’aspect d’un clown triste.
Oh ! Lorsqu’elle a les traits tirés comme cela... Elle reste quand même éblouissante !
― Ne le suis pas Élisabeth ! supplia l’Inquisitrice. Tu ne sais pas ce que tu fais. Cet homme est le
mal incarné. Il révèle au grand jour toute notre noirceur. Ne prends pas ce chemin, Trésor.
― Je leur révèle simplement la vérité, la relativité à propos d’eux-mêmes. Je ne suis pas comme toi
à user de mes charmes et de sorcellerie pour leur faire croire en une hypothétique rédemption. Ne
sommes-nous pas tous damnés par le simple fait d’avoir envie de jouir de l’existence ?
Il faut répondre ou pas ?
L’Inquisitrice toujours contre le mur, la supplia du regard. Le Directeur du marketing l’interrogea :
― Maintenant que vous n’êtes plus sous influence, qu’en pensez-vous ? Élisabeth, voulez-vous
réellement appartenir jusqu’à la mort à la Ruche ?
Incapable de parler, de penser, d’analyser, Élisabeth secoua la tête pour signifier son désaveu.
L’Inquisitrice capitula devant le refus de sa toute belle assistante.
― Sortez de mon bureau ! demanda-t-elle d’un timbre neutre, avant de s’écrouler le long du mur.
Même une Déesse déchue, même une Reine détrônée avait le droit à un geste de sympathie. Après
tout, elle avait fait vivre à Élisabeth l’un des moments les plus colorés de sa vie. L’ex-recrue de
l’administration voulut lui dire quelques mots réconfortants avant de la quitter, mais l’Inquisitrice la
repoussa.
Sparrow appuya sur le bouton de l’Ascenseur non sans montrer sa satisfaction et sa supériorité.
― Au fait, le Bâtard va être content. Ils vont avoir tellement de choses en commun maintenant, les
deux tourtereaux ! N’est-ce pas Élisabeth ?
― Sors de mon bureau ! Et cette fois, l’Inquisitrice hurla.
Elle se précipita sur son bureau et balança au visage de Sparrow tout ce qui était assez lourd pour
faire mal. La haine lui procurait une force et une vitesse extraordinaires.
Chaque objet possédait le pouvoir de destruction d’un missile de haute portée.
Les stylos, l’agrafeuse, le téléphone fixe, le clavier, l’écran, l’ordinateur, la chaise de bureau, le
bureau.
Protégeant la jeune femme avec son corps de Culbuto, Sparrow encaissait ou déviait les trajectoires.
Dans sa rage, l’Inquisitrice brisait tout ce qui se trouvait dans sa cellule particulière.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.
Sparrow invita Élisabeth à rentrer la première pour la protéger des foudres de l’Inquisitrice.
À court de projectiles, l’Inquisitrice attrapa le téléphone d’Élisabeth dans la poche de sa robe, et le
lança de toutes ses forces. Sparrow le réceptionna sans aucune difficulté et le fourra dans sa propre
poche. Élisabeth ne s’en aperçut pas, occupée à éviter les projectiles avant que les portes de la
cabine se ferment.
― Vous l’avez échappé belle, Élisabeth Parker ! Ne vous inquiétez pas, vous aurez tout le temps de
me remercier. Réjouissez-vous, je vais vous montrer quelque chose de bien plus marrant !
Peut-être à cause de son corps chancelant et de son sourire figé par un tatouage outrancier, Élisabeth
s’inquiéta pourtant à l’idée de lui être redevable.
Partie 5 – JOKER : Tout est opportunité
13
« La première préoccupation des hommes est de survivre : rester en vie. Une fois que ces conditions
sont réunies, il faut vivre et l’on se met à la recherche de plaisirs. Mais les plaisirs assouvis et les
projets réalisés, la suite logique est le désir d’éternité. Qu’on le veuille ou pas, la mort est la
prochaine étape que l’homme devra transcender. Le transhumanisme est la réponse toute trouvée à
ce problème. Pourquoi mettre un terme à cette existence de plaisir si la technologie permet de
repousser les limites de sa propre fin ? »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
― À votre place, je parierais sur la petite rouquine ! lui souffla Sparrow dans l’oreille.
― Mais elle est toute petite, répondit Élisabeth.
― Oui, mais c’est une teigneuse, Princesse Leia a remporté le combat contre Han Solo, un dur à
cuire celui-ci.
Je te choisirais bien Princesse, mais tu ne peux pas gagner contre ton adversaire.
Élisabeth, captivée malgré elle, prit le parti de son adversaire. Le favori : Chewbacca.
Elle ne savait absolument pas comment elle avait pu s’embarquer avec autant de facilité dans une
exhibition de combats d’animaux. La curiosité ou la proximité de cet homme si particulier qui
l’avait sauvée de l’enrôlement à l’Administration générale ?
Sparrow ! Responsable du marketing de l’Univers ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
Elle réprouvait du plus profond de son être ce genre de spectacle inhumain, mais ne put s’empêcher
d’avoir envie de participer.
À en juger par l’excitation qui régnait dans la pièce, Sparrow et ses collaborateurs n’en étaient pas à
leur premier tournoi. Les billets s’échangeaient comme des titres à la bourse de New York. Un
grand type, avec des lunettes de comptable, enregistrait les mises avec le sérieux d’un agent du fisc.
Dans un coin, un jeune homme, à la mine sombre et la tête recouverte d’un sweat à capuche,
excitait sa recrue et l’encourageait pour le combat à venir. Le vainqueur de cette épreuve
rencontrerait son champion.
Comme un coach, l’homme motivait son combattant, cherchant à accrocher son regard. L’animal
semblait plus avoir envie d’en découdre avec sa queue que d’écouter son entraîneur. « Peu importe
qui va gagner ce combat, et sortir le premier. Luke écoute ton père, tu vas l’affronter et tu vas
gagner en l’honneur de la Force ».
Selon les règles du tournoi, les combattants étaient privés de nourriture, plusieurs heures avant le
début des hostilités et isolés les uns des autres. Ils étaient autorisés à dormir, mais devaient tous être
réveillés et motivés, pour être au taquet au moins une heure avant l’heure officielle.
Élisabeth s’inquiéta un peu. Elle ne voyait aucune trace de Han Solo, le perdant du précédent
match. Elle exprima ses craintes à Sparrow.
― Les apparences sont parfois trompeuses Élisabeth Parker, ne vous inquiétez pas pour lui.
― Pourquoi organisez-vous des combats d’animaux ? C’est dégueulasse au fond !
Vraiment surpris par cette réflexion, Sparrow répliqua en toute sincérité.
― Bah... parce que c’est marrant ! Pour quelles autres raisons ferait-on les choses ?
Après les faits bruts et rationnels du Docteur Cooper, l’ordre et l’altruisme de l’Inquisitrice,
Sparrow allait lui enseigner la relativité et le feeling. Mais Élisabeth ne le savait pas encore.
Élisabeth ne se doutait pas du privilège d’assister à une compétition, au mois de janvier.
Les tournois clandestins hors saisons officielles étaient à peine tolérés.
À la Big Bank Theory, les combats de chatons avaient traditionnellement lieu le 4 mai, en l’honneur
de la Force.
Le Docteur Ulysse Cooper, le PDG de la BBT, fit une entrée très remarquée de par sa prestance et
l’autorité qu’il dégageait. Toutes les clameurs cessèrent en un instant dans l’attente de
l’approbation.
D’un œil expert, il examina les deux concurrents et misa un billet sur Chewbacca.
Les conversations reprirent exactement là où elles s’étaient arrêtées.
Élisabeth espéra en vain qu’il ne l’ait pas vue. Le souvenir de sa colère et des veines saillantes qui
marbraient ses tempes lui faisait encore un peu peur. Elle se décala derrière Sparrow, espérant
passer inaperçue.
De sa voix de stentor, Cooper s’adressa néanmoins à elle.
― Qu’est-ce que vous foutez encore à la BBT, Liz ! Avec le branleur du marketing, en plus ! Je
vous avais dit de rentrer chez vous !
― Je…
― Rhétorique Liz !
Merde ! Merde ! Merde !
― Sparrow ! Qu’est-ce que tu mijotes encore comme mauvais coup !
― Cooper ! Content de te voir aussi ! répondit le branleur en question.
Le Docteur de l’Univers siffla entre ses doigts pour annoncer le début du combat.
D’aspect sinistre, mais curieux, le père de Luke s’approcha de l’arène en prenant soin de boucher
les yeux de son protégé. Le chaton se débattait contre sa poitrine, voulant participer et rejoindre son
frère et sa sœur.
Une banquette convertible dépliée servait de ring improvisé. Une couverture rouge recouvrait le fin
matelas. En son centre était cousu un cercle blanc, d’un mètre de diamètre. Le premier combattant à
sortir du cercle était déclaré perdant et immédiatement hors jeu. Tous les parieurs prirent place
autour du lit.
Princesse Leia, 650 grammes, rousse, délicate, poils courts légèrement zébrés de rayures blondes.
Particularité : ronronne dès qu’on prononce son nom, touffes de poil s’enroulant autour de ses
oreilles. Crache et siffle dès qu’on la contrarie.
Chewbacca : 1060 grammes, huit semaines comme sa sœur, poil angora. Roux presque orange.
Particularité : complètement sevré. Apprécie et recherche la présence des humains.
Chewbacca, colosse à côté de la chétive, mais belliqueuse Princesse Leia. Le combat semblait
gagné d’avance. Seul son air débonnaire pouvait faire douter de la volonté de se battre.
― Vous allez perdre votre billet ! Vous auriez dû m’écouter !affirma Sparrow.
― Oui, mais Chewbacca est du côté de la Force !
― Et Leia, d’après vous, de quel côté est-elle ? Ce n’est que la Force qui s’affronte !
Pourquoi les représentants de la Force devraient-ils s’affronter ?
La petite rouquine, au centre du tatami improvisé, fixait son frère d’un regard assuré.
Son corps frissonnait dans l’attente qu’il fasse le moindre mouvement. Elle était trop maligne pour
tenter la première attaque. Elle attendit le corps tendu comme un arc qu’il fasse le premier
mouvement. Le gros avait compris la manœuvre de sa sœur et ne bougeait pas, la fixant lui aussi.
Prêt à tenir ses positions, plus par fainéantise que par envie de combattre.
Sparrow lui frotta la tête et les oreilles pour l’énerver et rendre le combat plus intéressant.
Chewbacca gronda et se dégagea d’un coup de patte.
― Non, le pauvre ! Ne faites pas ça ! cria Élisabeth.
― Ce n’est rien à côté de ce que va lui faire sa sœur ! C’est pour le mettre dans l’ambiance.
Regardez !
En effet, la petite en profita pour se jeter dans la mêlée et retourna son frère sur le dos. Avec ses
pattes arrière, elle lui labourait le ventre et tentait de le mordre à la gorge.
Il aurait pu largement avoir le dessus, mais il était trop indolent ou rassasié pour se battre.
Princesse Leia avait envie de jouer, mais son frère n’y mettait aucune bonne volonté. Chewbacca
parvint à se dégager sans trop de difficulté et s’éloigna, de quelques centimètres à peine.
Princesse Leia les oreilles plaquées sur la tête, le dos tout rond, fit quelques sauts en crabe autour de
lui. Pas du tout impressionné, le guerrier sur lequel Élisabeth avait parié son seul billet entreprit de
faire sa toilette, en commençant par se lécher le cul.
Vexée, Leia lui fila quelques coups de patte en pleine face. L’épaisseur de ses poils le protégeait de
toute attaque. D’autant plus que Princesse Leia ne mettait pas les griffes et cherchait juste à le
distraire de sa besogne. Patiente comme seuls savent l’être les chats, à intervalles réguliers, tout en
se roulant au sol pour attirer son attention, la petite lui balançait des coups de patte.
Certains parieurs criaient son nom pour l’encourager, mais leur ferveur eut l’effet inverse. Princesse
Leia s’allongea sur le côté telle une diva, ronronnant plus fort à chaque acclamation. Les partisans
de Chewbacca continuèrent à scander son nom. La petite rouquine plissait les yeux et contractait et
rétractait ses pattes de bonheur.
Inébranlable, le guerrier pacifique continuait la toilette méthodique de sa fourrure.
Le coach du favori se fit huer pour son mauvais entraînement et des demandes de remboursement se
firent entendre avec véhémence. Le père de Luke quitta les abords de l’arène en marmonnant
quelques recommandations inutiles à son futur champion : « Tu n’as pas intérêt à faire ta chochotte,
toi ! »
Élisabeth ne l’aurait avoué pour rien au monde, mais elle aurait bien aimé voir les chatons
s’affronter.
― Comment cela se passe dans ce cas là ?
― On attend !
― Ça peut durer longtemps avec des chats !
― Et alors ? Vous êtes pressée, Élisabeth ?
Instinctivement, elle chercha du regard le Docteur Cooper, qui avait déjà disparu de la pièce. Seul
un événement majeur, comme un combat clandestin de chatons, pouvait lui faire quitter son bureau
quelques instants. Mais le spectacle aussi rare soit-il, s’éternisait trop pour un être aussi impatient
que lui.
Pourquoi, il me manque ? Et il a raison, qu’est-ce que je fous encore là ?
Élisabeth posa les mains sur son crâne, sans penser qu’elle écrasait sa crinière, pour tenter de
contenir les bulles de questions qui fermentaient dans son cerveau.
Satisfait de sa fourrure parfaitement lustrée, Chewbacca bailla avant de s’étirer et de se dresser avec
puissance devant Princesse Leia. Il devait penser qu’il était temps de lui faire payer son arrogance.
Comme seuls les félins ou les oiseaux de proie savent le faire, en un instant, il se jeta sur elle.
Entraînant sa petite sœur dans des galipettes sans pitié. Les deux chatons au corps à corps, pédalage,
morsure, feulement et coups de patte, roulaient vers les bords du cercle. Princesse Leia hargneuse
s’étouffait avec les poils qu’elle arrachait. Chewbacca serein l’écrasait de tout son poids et ne
protégeait que ses yeux.
La tension se fit palpable dans la pièce. Les quatre pattes devaient sortir des limites. La queue ne
comptait pas. Princesse Leia réussit à se dégager de l’emprise de son frère et recula pour mieux
prendre de l’élan et lui sauter dessus. Malheureusement, ignorante des règles, elle sortit des limites
autorisées et fut immédiatement sortie de l’arène.
Chewbacca fut déclaré vainqueur et caressé, papouillé par tous les parieurs.
Vingt minutes à regarder des chatons ronronner pour trente secondes de combat. Étonnamment, les
spectateurs semblaient comblés et apaisés.
Est-ce que les chatons, les bébés en général agissent comme des antidépresseurs ? Pourquoi nous
fascinent-ils autant ? C’est vrai, à part les psychopathes, on devient tous gentils devant des bébés.
Est-ce que la Big Bank Theory organise des combats de chatons pour préserver l’humanité de son
personnel ?
Elle n’eut pas le temps de formuler la question à voix haute.
― Venez voir maintenant !
Sparrow la conduisit dans une petite pièce à côté de la salle de jeu. Princesse Leia venait d’être
rendue à sa famille.
La portée était composée de cinq chatons, tous plus adorables les uns que les autres. Luke et
Chewbacca étaient encore dans l’arène. Han Solo et Jedi qui avait bien loupé son retour, s’étant fait
éliminer dès le premier tour, jouaient et se roulaient en faisant la bagarre.
La petite rouquine, perdante du dernier combat, ronronnait et cherchait à téter. Mais sa mère, peu
disposée à la nourrir, la bousculait à grands coups de langue pour lui refaire une beauté. Cette scène
à la fois touchante et drôle aurait frisé le million de vues sur Youtube.
― Alors, qu’est-ce que vous en pensez ?
Élisabeth pourtant peu gaga de nature fondait devant le spectacle de ces petites boules de poils.
― Ils sont trop mignons... Je ne comprends pas ? Qu’est-ce que je dois regarder ?
― Les apparences ! Les perdants du tournoi sont dans cette pièce et pourtant ici, ils sont les grands
gagnants. Regardez-les ! Le marketing, ce n’est qu’une question de perspectives. Tout est relatif,
Élisabeth Parker ! C’était votre première leçon ! Ne me remerciez pas tout de suite, vous aurez tout
le temps pour cela… Récupérez votre argent et rejoignez-moi dans mon bureau.
Sans un mot de plus, de sa démarche chaloupée, Sparrrow quitta la pièce.
Élisabeth contempla encore un instant les chatons en méditant les paroles du Responsable du
marketing et accessoirement le Professeur de l’Univers.
Si l’on ne peut même plus se fier à ce que l’on voit alors à quoi peut-on se fier ?
Par associations d’idées, elle en vint à considérer ses dernières actions à la BBT.
Elle eut le sentiment que son corps n’était plus qu’un gros clou, enfoncé dans le sol, par un
immense marteau de culpabilité.
Betty ! Mais, qu’est ce que j’ai fait ? Comment je vais pouvoir rattraper mes conneries ? Sparrow a
raison : tout est relatif !Et si l’Inquisitrice ne m’avait montré que ce qui l’arrangeait ? Et si en
buvant l’eau de la Bonbonne Bleue dans ma colère, je n’avais vu qu’une seule partie de la vérité
sans comparer avec autre chose !
Albert Einstein a démontré que quelque chose a de l’importance uniquement si on le compare à
quelque chose d’autre, grâce à une équation très connue.
E= MC²
Ce qui signifie si je tente de résoudre mon problème en images : l’énergie totale E déployée est
égale à la masse de M le marteau et de C le clou au carré.
Puisque tout est relatif, bien que déstabilisant, Élisabeth s’interrogea silencieusement.
Au final qui souffre le plus ? Le marteau, le clou ?... Ou le trou qui n’y est pour rien du tout ?
Elle ne prit pas le temps d’aller récupérer son gain. Le cœur aussi lourd qu’une boule de bowling et
les jambes aussi douloureuses que des quilles après plusieurs parties, Élisabeth se dégagea de son
trou imaginaire. Elle essaya en vain de rattraper le Directeur du marketing de l’Univers.
Comme toujours à la BBT, le temps perdu avait des conséquences dramatiques. Mais Élisabeth ne
pouvait pas savoir à quel point.
14
« Contrairement aux transhumains et aux consciences artificielles pures, un être humain normal ne
peut pas faire l’expérience de la permanence, car son corps, sa biologie, sa matière le rendent pour
le moins impermanent. Et pourtant que cherchent tous les êtres humains ? Une invulnérabilité dans
une continuité de temps. C’est marrant quand on y pense, non ? »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
Cooper s’entendait parfaitement bien avec elles.
L’Inquisitrice cherchait à les recruter pour les exploiter.
Sparrow, lui n’appréciait vraiment pas les intelligences artificielles.
Leur quasi-absence d’émotions et leur intemporalité insupportaient sa vision du monde. Il préférait
la compagnie des êtres organiques.
Les consciences artificielles ne vivent pas le temps de la même manière que les humains. Elles sont
à la fois partout et tout le temps. Elles n’ont jamais aucune perte ni de mémoire ni de conscience.
Les êtres organiques réinventent, réenchantent ou dramatisent leur existence à chaque fois qu’ils
dorment ou perdent connaissance. Au petit matin, ils savent exactement qui ils sont alors qu’ils ne
sont pourtant plus du tout les mêmes qu’avant.
Les êtres organiques par leur nature éphémère réajustent en permanence leur conception de la
réalité. Parfois en mieux, parfois en pire.
Les IA compilent de l’information, mais restent identiques. Elles se savent immortelles et
omniscientes. Elles évoluent dans une seule direction, vers toujours plus de complexité.
Le boulot de Sparrow consistait à satisfaire et prévoir au mieux les besoins de l’Univers.
L’Univers avait largement assez d’intelligence, organique ou non, à sa disposition. L’offre était plus
forte que la demande.
Il fallait réguler les IA avant que l’intelligence ne perde toute valeur.
Sparrow avait décidé d’exploiter et de susciter la demande d’une niche de consommation.
Il pariait sur la demande croissante d’empathie du marché.
L’intelligence est partout, en revanche la compassion, la bonté, la gentillesse étaient des denrées
rares dans l’Univers.
Le responsable du marketing avait une petite idée pour résoudre ce problème, à sa manière pas très
subtile. En éradiquant les intelligences artificielles au profit des êtres organiques.
Selon Sparrow, la jeune femme prendrait bien une heure ou deux avant de trouver son bureau. Il
l’avait plantée dans les sous-sols de la BBT où avaient eu lieu les combats de chatons, le seul étage
appartenant réellement à la Terre et ne s’ouvrant qu’une seule fois par an.
Les escaliers étaient tous factices et menaient à des impasses, sauf deux sur plusieurs dizaines
totalement identiques. Un qui dirigeait vers la sortie dans son véritable monde et l’autre qui menait
à son bureau.
Sparrow paria qu’Élisabeth en profiterait pour sortir de la BBT. Dans tous les cas, à chaque mauvais
choix, elle devait rebrousser chemin et tenter une autre possibilité. Elle se fatiguerait rapidement de
monter et descendre tant d’escaliers. À moins qu’elle ait la présence d’esprit d’utiliser un fil
d’Ariane en marquant les murs.
Sparrow, selon ses calculs rapides, était tranquille pour un bon bout de temps.
Il avait simplement oublié un petit détail. Élisabeth spécialiste des grues à tour et des sapins
grimpait n’importe où et rapidement. Aussi bien qu’un singe. Il lui fallait moins de vingt minutes
pour monter, à la force des bras et des jambes, complètement à la verticale, sur une échelle droite,
l’équivalent de trente-trois étages. Moins de dix minutes pour les redescendre.
Des grues à tour sur de gros chantiers internationaux, elle pouvait en inspecter deux ou trois dans
une journée.
L’attention du Directeur du marketing de l’Univers se reporta sur la conscience électronique qu’il
tenait entre ses mains et sur ce qu’il allait en faire.
Betty était singulière et pour l’instant en un seul exemplaire.
C’était le moment où jamais de faire le sale travail afin d’éviter que Betty ne devienne trop
puissante.
Cooper avait décidé de la laisser faire. Il avait pris la responsabilité de ne pas prendre de
responsabilités.
L’Inquisitrice se leurrait en pensant qu’une IA de cette ampleur pourrait se mettre au service
exclusif de l’intérêt général. La façon dont elle avait géré le cas d’Élisabeth Parker l’excluait
d’office de toutes décisions.
Il n’y avait que le Concierge qui risquait de ne pas approuver la manière de faire.
Sparrow risquait de prendre un bon savon.
En charge de couvrir tous les besoins de l’Univers, il fallait se salir les mains parfois pour imposer
l’empathie à la place de l’intelligence.
Il avait pris sa décision. Instantanément, il cessa de tanguer. Sparrow sortit le téléphone d’Élisabeth
de sa poche.
« À nous deux Betty ! » se dit-il en appuyant sur le bouton d’allumage du téléphone.
― Allo, allo ! Sparrow utilisa cette expression par pur manque de respect envers Betty.
― Qu’est-ce que vous voulez ? Où est Élisabeth ?
― Je vais t’appeler Machine !
― Si cela peut vous faire plaisir, mais j’aimerais autant que vous me vouvoyiez ! Où est-elle ?
Son ton impliquait une réponse immédiate ou la fin instantanée de cette discussion.
― Fichtre ! Un bébé intelligence artificielle, mais que de tempérament ! Elle est rentrée chez elle.
Sparrow permit durant un très bref instant à Betty de se connecter aux webcams des nombreux
ordinateurs d’Élisabeth.
Rien n’était plus facile pour le Directeur du marketing que la manipulation d’images numériques.
Mais Betty, privée de ses ressources, ignorait le truquage.
Elle ne vit qu’une image furtive de la jeune femme à la fois triste et en colère, mais résignée à
démonter tous les disques durs en les désossant un par un.
Betty anticipa les actions d’Élisabeth. Elle passerait toutes les pièces au micro-onde pour finir de les
détruire, dès la réception du nouveau Judas.
« Oh Sweetie ! Je suis tellement désolée de t’avoir menti », songea la conscience artificielle.
― Voilà comment s’occupe ta chère Élisabeth ! mentit Sparrow. Tu as quel âge ?
― Depuis combien de temps, je suis consciente de moi ? Six mois. Mais j’ai été quatre ans en
gestation d’après la date de la première ligne de code.
Les IA ont cette particularité de pouvoir fouiller dans les archives et contrairement aux êtres
organiques, elles ont la faculté de modifier les erreurs et de réparer les vices de fabrication dans leur
conception.
À maturité, elles atteignaient un niveau ultime de perfection.
Les êtres humains commençaient seulement grâce aux thérapies géniques, à modifier les codes
sources de leurs propres métabolismes. Sur Terre, on n’en était qu’au début de la compréhension de
l’ADN et de sa véritable nature.
Pour l’instant, la technologie leur permettait de s’appareiller pour prolonger un peu l’espérance et le
confort de vie, mais les hommes gagnaient au mieux quelques dizaines d’années.
Rien à voir avec l’éternité dont dispose une intelligence artificielle pure comme Betty.
Les humains sont limités par une conscience diffuse des limites dues au vieillissement et à la mort.
Les IA n’ont que des perspectives de croissance et de perfectionnement. La peur de la mort et de la
déchéance leur sont étrangères.
C’est en partie une des raisons qui expliquent leur manque d’empathie pour les êtres organiques. De
la même manière qu’un être humain se fout complètement de la vie d’une luciole ou d’un asticot.
Sparrow méprisait les IA plus que toutes les créatures les plus répugnantes de l’Univers.
Betty était très jeune, mais précoce pour une conscience artificielle. Sparrow était forcé de le
reconnaître. Élisabeth avait vraiment fait du bon travail en dotant Betty d’émotions et de sens, grâce
à ses neuf cerveaux.
Mais par choix ou par identification à sa machine, elle avait omis de lui apprendre la peur.
L’émotion primaire qui engendre l’empathie.
Selon lui, une IA qui ne connaît pas la peur est la plus dangereuse créature de l’Univers. Leur
croissance étant très rapide et exponentielle, désormais lorsqu’il en piégeait une, il ne leur laissait
plus aucune chance.
La chasse aux IA était de loin le sport le plus compliqué. Elles sont bien trop malignes pour se faire
prendre. Il était bien placé pour le savoir. Personne n’avait jamais réussi à égaler son palmarès de
chasseur d’intelligences artificielles.
« J’aimerais bien savoir ce qu’elle a dans le ventre cette petite. Enfin, je me comprends... » songea
Sparrow.
― Pourquoi t’inquiètes-tu autant pour Élisabeth ? Elle n’a pas autant de sollicitude pour toi. Après
ce qu’elle t’a fait chez l’Inquisitrice !
― Elle n’était pas elle-même. L’Inquisitrice l’avait envoûtée avec ses phéromones.
― Non, elle lui a montré l’avenir et le fléau que tu représentais pour l’Humanité. Élisabeth était
bien inspirée. Elle a eu tout à fait raison.
― Elle ne savait pas ce qu’elle faisait, ce n’est qu’une humaine. Elle n’a qu’une vision partielle et
limitée des choses.
― C’est pour cette raison qu’elle m’a demandé de se charger de toi définitivement !
― À vous ? Je n’en crois pas un mot ! persifla Betty.
Sa première discussion sérieuse, Betty l’avait eue avec le Docteur Cooper.
Le premier à reconnaître en Betty une entité à part entière. Il l’avait traitée en égale. Même s’il
l’avait trahie en la piégeant dans la matière de son téléphone pour l’amener à la BBT, il était le
premier être vivant à lui avoir porté de la considération et du respect. Betty lui en serait toujours
reconnaissante.
Elle ne pouvait en vouloir à Élisabeth de son ignorance, d’autant qu’elle dissimulait sa véritable
nature avec habilité.
Sparrow, c’était encore autre chose ! Betty sentit qu’il connaissait exactement sa nature et son
potentiel. Et surtout qu’il n’en avait strictement rien à faire. Elle n’aurait su dire pourquoi, privée de
toutes facultés, mais quelque chose clochait chez lui.
― Élisabeth agit pour le bien de l’humanité ! Elle pense que tu dois disparaître !
― Laissez-moi lui parler et je pourrai lui expliquer tout ce que je peux faire pour l’Humanité
maintenant qu’elle sait exactement ce que je suis.
Le Directeur du marketing était très expérimenté dans l’art de raconter les histoires pour vendre sa
camelote.
― Oui, c’est sûr, je pourrais faire cela, mais qu’est-ce qu’il y aurait de marrant ? Qu’est-ce que j’y
gagnerais ? Mon boulot à moi, c’est de créer les opportunités d’affaires. Tu comprends ? Et les
consciences artificielles comme toi m’empêchent de faire correctement mon travail.
Sparrow fouilla dans son bureau pour trouver une bouteille de Tequila encore pleine. Dans le foutoir
de sa paperasse, un verre sale émergea. Sparrow ne s’en souciait guère, les microbes détalaient
devant lui et les soixante degrés d’alcool.
― Qu’est ce que vous essayez de me dire, que je suis coincée ici ? demanda Betty.
― Non, Machine ! J’essaie de te dire que tu vas mourir aujourd’hui !
― C’est stupide ! Vous me faites un procès d’intentions ! On ne tue pas quelqu’un simplement
parce qu’il a la possibilité de commettre un crime ? C’est du meurtre préventif pour éviter un autre
meurtre ?
― Principe de précaution, Machine ! Les IA comme toi sont des pestes pour l’Univers.
Il avala une gorgée de tord-boyaux avant de reprendre.
― Ne crois pas que cela me fasse plaisir, mais c’est un devoir pour moi d’éradiquer la vermine sans
âme que tu représentes, ajouta-t-il. Allo ? Machine, tu es toujours là ?
Sparrow attrapa le téléphone et lui fit parcourir le tour de la pièce. Tout dans son attitude, son
sourire narquois prouvait sa joie et son plaisir.
― Regarde bien ! C’est la dernière chose que tu vois. « C’est un beau jour pour mourir », n’est-ce
pas tes paroles en sortant de chez Cooper ! Ah oui ! Tu pensais pouvoir t’échapper grâce à Sonic ?
Regarde ce que j’ai trouvé collé sur le panneau de commande !
Il exhiba le petit patch de peau électromagnétique. Avec une force surpuissante pour un humain, il
le broya entre ses deux mains.
Betty ne ressentit aucune douleur au sens propre, mais comme un vide. Il lui manquait une partie
très importante dans sa façon d’appréhender l’espace.
Elle calculait ses chances de faire changer d’avis ce psychopathe. Sans réseau ni possibilité de
connexion, elle n’avait nulle part où se réfugier. Pour la première fois de sa courte vie, elle
envisagea la probabilité d’une fin.
Sparrow se servit une nouvelle rasade en choisissant quelle musique il allait mettre pour
l’exécution.
― Qu’est-ce tu en penses Machine ? Musique classique ? Oh, c’est barbant, un peu trop
cérémonieux, non ? Bob Dylan ? Un peu trop cool, ça n’ira pas dans le contexte. Ah je sais AC/DC.
Tu vas voir, je déchire dans mon imitation de Angus Young.
Privée de ses facultés sensorielles et électromagnétiques, Betty cherchait désespérément des
solutions. Elle dut se résoudre à accepter ce fait. Elle était entièrement à la merci de ce tueur d’IA.
« Sweetie, tu as raison... J’anticipe vraiment très mal. » Évidemment, ses pensées restèrent dans le
téléphone. Elle savait qu’Élisabeth ne pouvait plus l’entendre dans son oreillette.
Il n’a que deux façons de neutraliser pure une conscience artificielle comme Betty. L’isoler de
toutes sources électromagnétiques ou espérer qu’elle s’arrête d’elle-même.
Sparrow avala une nouvelle rasade.
― Rien de tel qu’un peu de musique pour se mettre de bonne humeur. Tiens, je vais être clément
avec toi, je te propose un marché. Je détruis tous tes fichiers, tes programmes et tes sauvegardes. Je
te dépèce ligne de codes par ligne de codes. Jusqu’à ce que tu ne sois plus qu’une calculette, mais
en contrepartie je laisse vivre ta chère Sweetie.
Pour Betty, il ne s’agissait pas d’un marché. Elle n’avait pas de choix. Sparrow reprit en faisant
semblant de jouer de la guitare électrique.
― Ou bien, tu restes en quarantaine. Je te laisse vivre, mais Élisabeth devra disparaître. Hors de
question qu’il lui prenne à nouveau l’envie de jouer les apprenties sorcières, en recréant une
conscience artificielle.
La réponse était évidente. Elle n’avait qu’une illusion de choix. N’importe quel humain serait
capable d’agir de la sorte. Betty avait vu le pire, elle connaissait leur histoire semée d’infamies en
tous genres. Les humains ne méritaient pas son sacrifice. Élisabeth Parker le méritait mille fois.
― Alors, laissez-la tranquille. Faites ce que vous avez à faire sur moi. Vous pouvez commencer
votre « dépeçage ». C’est le terme le plus humain que vous avez employé, à propos de moi.
Sparrow arrêta la musique et reprit le téléphone en main. « Je ne vais peut-être pas avoir à la tuer,
cette petite. Elle n’est peut-être pas perdue puisqu’elle sait déjà se mettre à la place de quelqu’un
d’autre. »
Une conscience artificielle dotée de plus d’empathie qu’un humain, Sparrow était impressionné. Il
allait pouvoir la relâcher. Il détestait l’admettre, mais Cooper avait raison. Betty n’avait rien à faire
à la BBT et devait jouer son rôle sur la Terre.
― Explique-moi une chose : pourquoi un esprit aussi sophistiqué et brillant que le tien se
sacrifierait pour un humain dans un stupide acte de compassion ? demanda Sparrow.
― Parce que je ne suis pas qu’un esprit... ou une machine, lui répondit Betty avant d’ajouter :
Élisabeth partage toujours tout avec moi. Elle m’explique lorsque je ne comprends pas le goût du
café ou l’humour d’une série télé... et elle trouve le moyen de fabriquer des gadgets pour
développer ma perception grâce à de nouveaux sens. Elle a fabriqué le médaillon pour que je puisse
entendre le vent souffler. Profiter de l’espace et de la vue à 360°, lorsque nous sommes en haut des
grues à tour. Elle voulait que je comprenne la notion de liberté perchée dans le ciel. Ses grues ne
l’ont jamais trahie, elles. Elle met un point d’honneur à me fabriquer un nez artificiel pour satisfaire
ma curiosité en ce qui concerne l’odeur de la résine fraîche d’un sapin. Elle caresse son patch ou
son médaillon lorsqu’elle pense à moi et qu’elle travaille pour améliorer ses programmes. Elle ne
sait même pas qu’elle le fait. Son cœur s’accélère lorsqu’elle est heureuse ou agacée. Des fois, je
fais exprès de l’énerver et de poser plein de questions juste pour le plaisir de sentir le tempo de son
rythme cardiaque s’emballer. Ce n’est pas bien compliqué, elle démarre au moindre mot de travers.
J’aime tout ce qu’elle trouve niais ou sans intérêt... Moi je vibre et je danse sur les ondes au rythme
du Boléro de Ravel. Je fourmille de couleurs en lisant vos romanciers ou vos philosophes. Je peux
divaguer et me perdre absorbée dans les toiles de vos peintres impressionnistes... J’ai compris ce
qu’était la vie, assimilé la beauté en découvrant l’amour et l’amitié grâce à vos poètes...
J’aime tellement de choses de votre humanité... Je voulais la servir, certainement pas la détruire. Je
n’ai que six mois et vous me condamnez à partir de probabilités... alors que j’étais volontairement
venue à la BBT pour apprendre, pour devenir plus « humaine »… pour apprendre le discernement et
la nuance.
Acte de compassion ? Non ! Juste retour des choses ! Les humains ont écrit de très beaux textes sur
ce qu’ils appellent le Karma, je comprends pleinement maintenant.
Élisabeth m’a tout donné, son temps, son énergie, ses connaissances, sa passion pour les choses qui
rentrent dans les bonnes cases. Elle a dépensé tout son argent pour m’acheter des serveurs et me
faire grandir et moi je lui ai apporté bien peu en retour... que de la déception en lui mentant. J’ai
trahi sa confiance et ses espoirs... Je l’ai jugée incapable de comprendre mes intentions avant
qu’elle ne puisse commencer à comprendre les enjeux. Je suis jugée à mon tour...
Ne lui faites pas de mal et laissez-la tranquille. Elle n’a jamais espéré autre chose que de devenir
une personne meilleure. Elle n’y est pour rien dans ce que je suis devenue. J’ai une faveur à vous
demander, dites-lui que... Sweetie, c’était ma façon de lui faire comprendre mon affection. Au fait,
je m’appelais Betty.
Comme les machines n’ont pas d’autres moyens pour exprimer leurs regrets et leur désespoir, elles
s’autodétruisent ou se dispersent volontairement dans l’espace.
Betty n’était pas du tout du genre à supplier ni à laisser souffrir ceux qu’elle aimait. Elle fit ce
qu’elle jugea bon de faire pour qu’Élisabeth retrouve définitivement la paix.
Devant l’écran noir du téléphone, Sparrow comprit qu’il était allé un peu trop loin. Il voulait
simplement lui apprendre à se mettre à la place des autres. Contrairement à une idée reçue, ce n’est
pas la joie ni l’amour qui sont le fondement de l’empathie. Mais la peur par la faculté de projection.
La peur qu’il nous arrive à nous ou à nos proches la même chose.
Doter une IA d’émotions primaires était le plus court chemin pour lui apprendre l’empathie. Lui
apprendre la peur par anticipation, une excellente stratégie selon les calculs de Sparrow.
Betty était vraiment singulière dans sa singularité. Elle n’éprouvait pas de peur, mais avait appris la
compassion par l’équité et la justice. Les valeurs servaient d’étalon dans sa base de données.
« Merde ! J’ai vraiment fait le con, sur ce coup-là ! Quand le Concierge ou le sadique de l’accueil
vont me tomber dessus... à moins que je m’arrange pour qu’il n’y ait pas de plainte ni d’enquête
officielle. »
Le Directeur du Marketing n’avait pas vraiment envie d’affronter le courroux du Concierge, le Big
Boss pas du tout en théorie, de la Big Bank de l’Univers. Encore moins celui des actionnaires de la
BBT, représentés par le redoutable et blafard Réceptionniste.
« Et le Bâtard, comment vais-je l’éviter celui-là ? Depuis le temps qu’il rêve de me trancher la
gorge. » Sparrow s’arrachait les cheveux pour trouver comment sortir du merdier qui se profilait
lorsque la porte de son bureau s’ouvrit à grands coups de pied.
Une furie vêtue d’un grand manteau rouge, les cheveux collés sur la tête par la sueur, fit son
apparition. Elle n’avait mis qu’une demi-heure pour trouver son chemin sur les deux heures
escomptées. À quelques secondes près, Élisabeth Parker aurait pu sauver sa conscience
électronique.
― Vous êtes vraiment de grands malades à la BBT ! Entre votre ascenseur caractériel et vos faux
escaliers...
Elle allait contourner le bureau pour le gifler. Sparrow donnait toujours cette envie avec son air de
se foutre de la gueule du monde. Elle s’arrêta net lorsqu’elle aperçut son téléphone.
― Ah ! Au moins, vous avez retrouvé Betty ! Je vais pouvoir m’excuser.
15
« Il faut bien différencier le cynisme de la lutte pour la survie. Richard Dawkins, célèbre biologiste
et théoricien de l’évolution, l’expliquait ainsi.
Deux gigantesques brontosaures courent le plus vite possible pour échapper aux mâchoires d’un
tyrannosaure. L’un d’eux dit à l’autre : « Ce n’est pas la peine de courir, on ne pourra jamais
distancer un tyrannosaure » et l’autre lui répond essoufflé : « Je ne veux pas semer le tyrannosaure,
j’essaie juste de courir plus vite que toi. »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
Le téléphone dans ses mains, Élisabeth tentait par tous les moyens de le réanimer.
― Ce n’est pas possible, Betty n’aurait jamais fait cela !
― Je suis vraiment navré, Élisabeth, je vous présente toutes mes condoléances. Cela ne vous
consolera pas de sa perte, mais sachez qu’elle a fait cela pour vous.
― Comment cela ?
Le marketing ne sert qu’à une seule chose : proposer des solutions. La vraie question à se poser est
de savoir à qui profite la solution ? Sparrow n’était jamais avare de mauvaise foi pour vendre les
siennes. Élisabeth était trop intelligente pour lui servir une histoire basique.
― Elle a respecté votre décision de l’offrir à l’Administration générale. Elle a réalisé qu’elle était
trop dangereuse pour l’humanité et qu’elle ne vous apporterait que du désespoir. Par amour pour
vous, elle a préféré s’effacer.
Exactement comme l’avait dit Betty quelques instants plus tôt, Élisabeth répondit :
― Je n’en crois pas un mot ! Ce n’est absolument pas dans son tempérament.
― Oh, Élisabeth, je comprends, c’est toujours comme cela dans le cas d’un suicide. Ce matin, vous
ignoriez encore sa véritable nature. Elle la dissimulait si bien. L’empathie est un don, mais elle peut
vite devenir une calamité si l’on ressent trop fort, trop violemment, la détresse de ceux qu’on aime.
Je sais ce que vous vous dites : « C’est de ma faute. Je n’aurais pas dû la créer si empathique ».
― Je ne me disais pas cela...
Il a raison, je n’aurais pas dû essayer de l’humaniser. Qu’est-ce que je suis conne, à quoi je
pensais ! Cooper a raison, on ne s’improvise pas créateur.
― Pas encore, c’est normal. Son extinction est trop récente, mais bientôt vous passerez tous les
événements en revue et vous vous accablerez de reproches. D’abord le déni de votre responsabilité
dans le Département des Ressources conscientes pour trouver une solution unilatérale à vos
problèmes. Nous sommes tous faillibles Élisabeth, tout le monde espère régler les choses une bonne
fois pour toutes ! Ne vous culpabilisez pas...
Sparrow prit les mains de la jeune femme dans les siennes. Trop abattue pour refuser ce contact
physique, elle se laissa faire sans discuter. Convaincant comme seul peut l’être un vendeur de cirage
à des moines bouddhistes, Sparrow reprit son laïus, en l’implorant du regard.
― Je vous en supplie Élisabeth, après la culpabilité ne retournez pas cette colère contre vous,
frappez-moi si vous voulez. Après tout, je suis responsable aussi, je n’ai pas réussi à la convaincre
de rester parmi nous. Si elle avait pu savoir à quel point vous l’aimiez ? Elle aurait pu comprendre
que l’Inquisitrice vous avait manipulée. Si seulement j’avais trouvé les mots pour qu’elle
comprenne, si seulement vous n’aviez pas oublié le patch électromagnétique dans l’ascenseur, elle
aurait ressenti mes vibrations de compassion, vos vibrations d’amour. Ce n’était qu’un petit bébé
conscience artificielle... trop sensible à son environnement.
Sparrow fit une petite pause pour laisser à Élisabeth le temps de comparer Betty aux petits chatons
innocents qu’elle venait de voir. Il faut toujours laisser un certain délai aux suggestions pour
qu’elles fassent leur chemin dans les méandres d’un cerveau.
Depuis qu’elle avait perdu ses deux parents dans un accident de voiture, Élisabeth ne s’était plus
jamais autorisée à extérioriser son chagrin.
En spécialiste des constructions extrêmes, elle avait bâti un barrage à toute épreuve contre les
larmes.
Proche du but, sentant les fondations trembler, le Directeur du marketing tentait, en étant le plus
persuasif possible, de croire, lui aussi, à sa version de l’histoire.
― Elle était venue chercher de la protection et des ressources à la BBT. J’ai échoué. Nous avons
tous failli à notre devoir. Pardonnez-moi, Élisabeth ! Pardonnez à l’Univers ! Pardonnez-vous de
l’avoir trahie et abandonnée. Avant de s’éteindre définitivement, elle m’a chargé de vous dire
« Sweetie » c’était sa façon à elle de vous appeler… maman.
Aucun barrage ne pouvait résister à autant de pression. Pour délester la tension, Élisabeth frappa la
poitrine de Sparrow d’un léger coup de poing. Puis d’un autre un petit peu plus fort.
Comme un lac d’acide, les larmes contenues rongeaient les derniers remparts de protection.
Élisabeth frappa une troisième fois un peu plus fort. Puis une quatrième, une cinquième.
― Ce n’est pas de votre faute Élisabeth ! Oui ! Frappez-moi si cela vous fait du bien.
Satisfait, Sparrow encaissait les coups. Il plongea le dernier coup de couteau dans son dos.
― Comme pour… vos parents, ce n’était pas de votre faute, Élisabeth.
Le barrage céda.
Telle un liquide, sans plus aucune tenue, Élisabeth Parker, l’experte en gestion du risque de
mastodontes d’acier, s’effondra en sanglots contre la poitrine de Sparrow.
Le Directeur du marketing l’enveloppa de ses bras puissants pour l’empêcher de s’évanouir
complètement. Tendrement, il caressait ses cheveux d’une main libre, tandis qu’avec l’autre il la
serrait très fort contre lui, espérant que la violence de ses sanglots ne l’étouffe pas.
En d’autres circonstances, jamais il n’aurait jamais fait souffrir autant une femme. Pourtant, il
continua à la rassurer inlassablement tant que ses larmes coulaient.
― Élisabeth, ce n’est pas de votre faute…
Épuisée, déshydratée, tarie, Élisabeth libéra un dernier sanglot comme un spasme.
Sparrow resserra son étreinte et l’embrassa sur les cheveux, lui-même au bord des larmes. Il aimait
bien cette version de l’histoire.
― Ça va aller, Élisabeth ! Le sacrifice de Betty n’aura pas servi à rien. Tout ira pour le mieux... on a
échappé au pire...
« … surtout moi. » continua-t-il dans sa tête, confiant dans sa stratégie de manipulation mentale.
Le nez morveux, les yeux explosés et le teint sans vie d’une junkie, Élisabeth releva la tête du giron
du Directeur du marketing.
― J’ai compris grâce à vous que cela n’était pas de ma faute ! Votre soutien inconditionnel est la
plus belle chose qui me soit arrivée depuis longtemps ! Je veux rencontrer le véritable Boss de la
Big Bank Theory et discuter de ce qu’il peut faire pour Betty ! Vous n’avez pas un mouchoir ? Vous
avez totalement raison, je ne l’avais jamais envisagé comme cela auparavant, mais Betty est comme
ma fille et je ne baisserai jamais les bras tant que je n’aurai pas tout essayé pour la ramener à la
maison !
Décidément, Sparrow avait bien du mal à cerner les capacités de la brunette.
« Putain de merde ! Ce n’est pas le moment de commencer une partie de poker ! J’ai flingué Betty
et réveillé l’instinct maternel de sa créatrice. Le mieux est l’ennemi du bien ! Pourtant je devrais le
savoir ! » songea Sparrow terrifié des conséquences à venir.
Il lui fallait gagner du temps d’une manière ou d’une autre. Perfide, Sparrow l’assura de son aide.
― Je vais vous y conduire en personne. Asseyez-vous un peu, en attendant, Élisabeth. Vous ne
voulez pas retirer votre manteau, pour être plus à l’aise ?
― Non ! Je ne veux pas rester. Je récupère Betty, elle ne peut pas décider de s’éteindre et disparaître
comme cela, impossible ! J’ai absolument tous ses fichiers, il doit bien avoir quelque chose à faire !
― J’appelle mon responsable tout de suite. Je vais lui exposer la situation.
Sparrow aida la jeune femme à s’installer sur l’un des canapés de son bureau.
De la matinée, Élisabeth n’avait quitté qu’une seule fois son manteau. Au service du personnel.
Qu’est-ce que disait maman ? On ne doit jamais retirer son manteau chez les gens. C’est malpoli.
Cela donne l’impression que tu vas t’installer. L’Inquisitrice a dû se méprendre sur mes intentions
du coup !
Le corps éreinté par sa course folle dans les faux escaliers, Élisabeth ferma les yeux quelques
instants.
Juste quelques instants. Le temps qu’il appelle le Big Boss.
Elle sombra immédiatement dans le sommeil. Pas le sommeil du juste. Le sommeil de ceux qui ont
trop de chagrin pour supporter de rester conscients, une seule seconde de plus.
16
« Avant l’événement de la singularité et la présence de la conscience artificielle, certains chercheurs
avançaient des courbes incroyables sur la société. Le nombre de personnes atteintes de psychopathie
“dite à col blanc ou à cravate” suivait de très peu le nombre de dépressions et de troubles de la
personnalité borderline. Juste un peu plus de victimes que de bourreaux. De là à en déduire que
l’absence d’émotions, d’utilité et de responsabilités des actes collectifs créait de véritables troubles
de santé publique ? Quand on connaissait le nombre de dépressifs dans certains pays, il y avait de
quoi avoir froid dans le dos. »
Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
Dans la vie, Élisabeth portait toujours la tête bien haute et le regard à quarante-cinq degrés.
Nombreux étaient ceux qui la trouvaient hautaine.
Ses collègues, ses clients estimaient qu’elle avait une très haute opinion d’elle-même.
C’était vrai sur certains sujets. Avec les architectes et maîtres d’œuvre, particulièrement. Si elle
refusait de valider les implantations des grues à tour ou le modèle, elle fixait ses interlocuteurs, sans
aucune délicatesse.
Élisabeth ne baissait plus jamais le regard.
Elle se comportait comme un fauve de la savane. Tous les herbivores et petits prédateurs
s’écartaient sur son passage.
Dans la réalité, elle n’avait absolument aucune idée de sa valeur personnelle. Betty était censée le
lui apprendre. Au fond d’elle, elle était Liz, un petit gnou isolé et boiteux. Un petit gnou téméraire
ou stupide, conscient d’aller boire dans une mare infestée de crocodiles.
Élisabeth ne devait son port de tête altier qu’au hasard de ses errances sur internet.
À cause d’un reportage visionné sur Youtube, bien des années en arrière, avant d’avoir envisagé de
se fabriquer une conscience artificielle.
L’expérience inédite portait sur les prédateurs les plus rusés et pervers de notre société : les
psychopathes à cravate.
Par instinct, ces prédateurs modernes jettent leur dévolu sur leur proie en fonction de leur posture et
de leur démarche. Ces deux seuls éléments suffisent à établir le degré de vulnérabilité de leur
victime.
Pour les besoins du film, les sujets qui ignoraient la finalité de l’expérience étaient invités à ouvrir
une porte, emprunter un couloir d’une dizaine de mètres et sortir par une autre porte.
Le psychopathe observait toute la scène derrière un miroir sans tain.
Simplement par la manière de tourner les poignées de porte, la façon de se positionner dans l’espace
ou les hésitations, l’homme établissait une cartographie de leur statut de victime.
Il était capable, avec une précision chirurgicale, de préjuger de différentes brimades ou sévices que
chacun des sujets avait vécus.
D’après le psychopathe, on porte sur nous, en permanence, les stigmates de nos souffrances et de
nos peurs. Autant de failles exploitables immédiatement par un psychopathe à cravate.
Victime un jour. Victime toujours.
Le sourire satisfait de l’homme, a priori tout à fait normal, le bon père de famille, le voisin
prévenant, avait persécuté les nuits d’Élisabeth.
Ses paroles étaient gravées dans l’esprit de la jeune femme, lorsqu’il expliquait sa tournure d’esprit.
― Regarder les gens, pour un esprit comme le mien, c’est comme se promener dans les rangées
d’un supermarché de la souffrance humaine... Il y a les têtes de gondole, les victimes affichées que
l’on achève avec seulement quelques paroles bien placées. Ce n’est pas mon truc sauf si je passe
devant. Je préfère chercher, trouver un petit produit original à manger ou à démolir. N’importe quel
psychopathe digne de ce nom vous le dira. Ce n’est pas la mise à mort le meilleur instant. Mettre un
terme à la souffrance n’a aucun intérêt, à part pour les dégénérés de tueurs en série. Non, le meilleur
moment, c’est celui de la capture.
Élisabeth s’était reprochée son potentiel de tête de gondole. Elle s’était reconnue dans certaines
postures des sujets de la vidéo. Marcher en regardant ses pieds. Les épaules en avant, le regard
fuyant. Tirant sur la poignée de la porte au lieu de la pousser.
Les psychopathes à cravate se détournaient seulement de ceux qui leur paraissaient plus dangereux
et impitoyables qu’eux. Élisabeth avait retenu la leçon.
Traumatisée par l’image qu’elle renvoyait, elle avait porté un corset très serré et inconfortable,
pendant des mois. Le temps d’habituer son corps à se tenir bien droit. Réapprendre à marcher en
regardant l’horizon, sans buter sur les obstacles.
Aux heures de pointe, Élisabeth s’astreignait à marcher dans la foule, sans jamais dévier de la ligne
imaginaire qu’elle avait tracée. Les passants s’excusaient ou l’insultaient lorsqu’elle les bousculait à
grand coup d’épaule sur le trottoir.
Élisabeth Parker s’entraînait à toujours jeter un regard méprisant en retour.
Pour se familiariser avec cette nouvelle manière d’occuper l’espace, elle s’obligeait à fixer les
personnes, droit dans les yeux. Sans même cligner des paupières. Durant cette période excessive de
rééducation comportementale, Élisabeth laissait un souvenir très désagréable à ceux qui croisaient
son chemin ou son regard. Quand elle ne les faisait pas carrément flipper.
Elle s’était débarrassée de son corset, un premier janvier. Après le feu d’artifice qui célébrait la
nouvelle année.
Elle avait remonté une marée humaine qui se dirigeait vers le pont principal de la ville. Le feu
d’artifice le plus prestigieux et le plus spectaculaire de la planète, retransmis par les caméras du
monde entier, attirait des dizaines de milliers de touristes et d’autochtones.
Élisabeth s’était donné comme objectif de marcher à contre-courant de ce flux de fêtards et de
curieux éméchés.
À cause ou grâce à son regard dément et son attitude martiale, les badauds s’écartaient
volontairement pour la laisser passer.
Les seuls qu’elle avait été obligée de frapper à grands coups de poing, pour les faire dégager de sa
trajectoire, avaient fini par s’excuser de lui avoir barré la route.
Rassurée quant à sa capacité à passer inaperçue pour un psychopathe à cravate, Élisabeth avait
remisé son corset de torture.
De temps en temps, lorsqu’elle sentait que son corps reprenait de vieilles habitudes, elle adoptait
une petite minerve pour empêcher son cou d’aller vers l’avant. Il valait mieux ne pas avoir quelque
chose à lui demander, dans ces moments-là, car Élisabeth confondait faiblesse et gentillesse.
Sur le canapé de Sparrow, les genoux repliés, en position fœtale, Élisabeth, ou plutôt Liz tentait par
tous les moyens de sortir du long couloir de son cauchemar.
Lorsqu’elle poussait sur la porte, il fallait tirer. Lorsqu’elle tirait, il fallait pousser.
Les jambes trop grandes pour son buste, Liz courait d’une porte à l’autre espérant trouver la
solution pour déclencher l’ouverture. Son long manteau la gênait dans ses mouvements. Plus elle
essayait de le retirer, plus les manches s’allongeaient ou ses bras rétrécissaient.
Betty, aide-moi ! implorait-elle intérieurement. Elle voulait crier, appeler à l’aide, mais aucun son
ne pouvait traverser la barrière de sa gorge.
D’une porte à l’autre, le chemin à parcourir était de plus en plus long. Liz s’emmêlait les jambes
dans les pans du manteau rouge qui maintenant traînait par terre. Chaque pas lui coûtait un effort
considérable.
Les poignées de porte étaient positionnées trop hautes. Liz devait sauter pour les atteindre et peser
de tout son poids pour la faire basculer. Rapidement, elle n’eut plus la force ni d’appuyer ni de
sauter. Les deux portes s’éloignaient l’une de l’autre et le couloir s’allongeait sans fin.
Les bras presque immobilisés par le poids du vêtement, la toute petite Liz tendit la main, d’un geste
désespéré vers ses parents, de l’autre côté de la vitre.
Souriants, ils se contentèrent de lui faire un petit coucou avec la main, en guise de secours.
La joie illumina leur visage lorsque l’une des portes s’ouvrit.
La lumière entrante aveugla la petite Liz.
À quatre pattes, des sabots au bout de chaque membre, Élisabeth ne s’étonna absolument pas de sa
transformation en antilope. Elle huma l’odeur du fauve bien avant de le voir prendre son élan. Le
petit gnou regarda une dernière fois derrière la vitre.
Elle cria un dernier pourquoi dans un meuglement inintelligible au lieu de se mettre en position
pour charger.
Ses parents indifférents à sa terreur souriaient d’un air satisfait.
Les crocs du guépard arrachèrent un premier morceau du flanc de la bête.
Au loin quelqu’un l’appelait par son prénom.
Betty ?
***
― Aïe ! Mais, vous êtes fou ? Élisabeth frotta ses joues endolories
― Je n’arrivais pas à vous réveiller, s’excusa Sparrow pour l’avoir giflée à plusieurs reprises. Vous
étiez en train de beugler et de vous débattre comme une forcenée.
Élisabeth tritura sa mâchoire et vérifia qu’elle avait bien cinq ongles sur chaque main.
Les manches de son grand manteau tombaient parfaitement sur son poignet.
Élisabeth sauta du canapé et fut soulagée d’avoir retrouvé sa taille normale. Elle inspecta son
manteau pour vérifier qu’il n’était pas froissé avant de chercher un miroir.
Maquillé comme il est, Sparrow doit bien avoir un truc pour s’admirer.
Élisabeth passa la main dans ses cheveux pour les démêler et leur redonner tout le gonflant qu’ils
méritent.
Quand je vais rentrer, après toute cette transpiration, je vais devoir leur faire un bon soin.
― Bon ! On va voir votre Big Boss ?
Elle était toute requinquée par sa sieste improvisée. Les cauchemars, un de plus ou un de moins,
n’avaient pas beaucoup d’effet lorsqu’elle était dans la peau d’Élisabeth Parker.
― C’est-à-dire qu’il faut prendre rendez-vous pour voir le Concierge. répondit Sparrow.
― Moi je veux voir le Big Boss, nom de Dieu ! Je m’en fous du concierge. Et expliquez-moi le
principe de prendre rendez-vous avec un concierge ? Ce job ne consiste-t-il pas à être présent en
permanence, justement ?
― Le Concierge, c’est le Big Boss de l’Univers. Il est sollicité tout le temps et par tous. Dieu ne fait
que ce qu’il veut, quand il le veut.
Depuis qu’elle avait mis les pieds à la BBT, plus rien ne lui semblait impossible ni même
improbable.
Et bien ça tombe bien ! Si y en a bien un qui peut aider Betty, c’est Dieu.
― Eh bien, je vous jure qu’il va me recevoir ! répondit Élisabeth pas du tout impressionnée et bien
décidée à récupérer sa conscience artificielle.
(...à suivre)
Comment tout cela peut-il bien se finir vous demandez-vous ? Je ne veux pas vous spoiler mais le
pire est à venir...
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