Damnio entra le premier, talonné de près par la jeune fille timide

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Damnio entra le premier, talonné de près par la jeune fille timide
Titre
Damnio entra le premier, talonné de près par
la jeune fille timide aux yeux baissés.
Le propriétaire du bar, Manu, un motard
passionné et tatoué, salua le détective d’un signe
de main en lançant un regard intrigué à Line.
Elle ne ressemblait en rien au genre de femme
que son pote avait l’habitude de traîner derrière
lui. Le détective était plutôt du genre gros seins
et gros cul, avec pour contrat une soirée non
renouvelable.
Le troquet était un lieu parfait pour
consommer la bistouille. Un lieu pour purs
déjantés, fréquenté par les motards inconscients
et les j’m’en-foutistes de toutes sortes. Les
fenêtres, colmatées de tissus épais, ainsi qu’un
épais nuage de fumée, faisaient fuir les âmes
bien pensantes pour récupérer les rebelles forts
en gueule. Les connaisseurs pouvaient d’ailleurs
immédiatement détecter l’odeur omniprésente
de la marijuana qui ne manquait jamais de
circuler, sans qu’aucun flic ne parvienne à
dénicher la moindre barrette d’herbe ou de shit.
Seule l’organisation des jeux d’argent posait à
Manu quelques problèmes. Il s’était trouvé à
plusieurs reprises dans le collimateur de la
justice et avait même goûté à la prison. Si à
présent il savait se montrer plus prudent, la
menace d’une nouvelle incarcération n’altérait
en rien sa détermination déviante. Il partageait
avec Damnio son goût pour les machines
obscures et agressives, ainsi que pour les parties
Titre
de pokers endiablées, ce qui avait mis plus
d’une fois l’ex-capitaine sur la paille. Dans un
endroit aussi déprimant, le look de la jeune fille
ne dépareillait pas, elle était invitée à entrer dans
un lieu que le Diable en personne aurait
apprécié. Ils s’installèrent chacun sur un banc
autour d’une table en bois, et Manu leur
apporta une bière sans leur demander leur avis.
L’enquêteur ébaucha un sourire:
– Ici, on boit ce que décide le chef.
Line osa une suggestion et, comme à son
habitude, parla d’une voix lente et douce.
– J’aime la bière mais c’est la musique qui…
Damnio éclata de rire et héla son pote :
– Et Manu, viens là !
Le barman posa ses deux mains sur la table.
– Ouais?
– T’aurais pas autre chose comme musique,
elle déplaît à ma copine.
– Ah ouais? Et qu’est-ce qu’elle veut
Satania ?
Cette dernière remarque pétrifia la jeune fille,
qui n’osa plus dire un mot. Le détective chercha
à la rassurer.
– T’inquiète pas, Manu est un peu brut de
décoffrage mais au fond, c’est un bon garçon.
Elle leva ses yeux bleu turquoise vers le
grand gaillard chauve et baraqué qui la toisait du
regard.
– Je préférerais Evanescence, 69 Eyes ou
Linkin
Park.
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– OK, alors ce sera Linkin Park, le premier m’endort, le deuxième me fout les
boules ; les vampires de Lost boys, trop peu pour moi.
Sur ces mots, Manu alluma une cigarette et repartit derrière son bar.
– Il est imbattable en culture musicale. Mais ce n’est pas pour ça que nous
sommes venus. J’ai quelques questions à vous poser concernant la mort de votre
ami. C’était bien votre ami, n’est-ce pas ?
– Oui… enfin, c’était quelqu’un avec qui je pouvais communiquer, qui me
comprenait et qui m’acceptait telle que je suis. C’est ce que veut dire ami ?
Damnio pensa que la fille assise en face de lui était une véritable inadaptée
sociale. La musique qu’elle venait de suggérer résonna dans la pièce et il comprit
pourquoi le barman avait accepté de la passer. C’était un mélange de hip old school,
de rap contemporain, associé à du hard rock explosif, la musique fétiche de son
pote.
– Qui était Charlie? Vous pourriez m’en parler?
– Charlie était un intellectuel…
– Mais encore?
– Un garçon sympa, attaché à des principes. Il vivait seul, lisait beaucoup et je
sais qu’il terminait un Doctorat en Histoire de l’art.
– Il avait des amis ?
– Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu en dehors de la bibliothèque. Ah si, je me
souviens, il m’a dit qu’il faisait partie d’un groupe de chorale. C’est ringard, non?
Damnio ignora la question: oui, ce n’était pas son truc, et nul doute que ce n’était
pas le truc de cette fille non plus.
– Ok. J’imagine que ces événements ont dû être traumatisants pour vous et je
suis désolé de devoir en remettre une couche. Est-ce qu’il y avait des traces de sang
dans le logement?
– Non, rien du tout, tout était nickel et très bien rangé. Et découvrir sa tête ne
m’a pas fait grand-chose. Je n’ai rien ressenti, je crois.
– Non?
– Non.
Décidément, cette fille était bizarre; pour un peu elle lui aurait presque fichu la
trouille.
Il ne lui demanda pas si elle voulait une autre bière, car elle semblait à peine
sortie de l’adolescence et il avait assez d’ennuis comme ça.
La question ne se posa d’ailleurs pas puisque Manu, qui ne s’embarrassait pas de
ce genre de détails, leur proposa une nouvelle tournée.
– Eh, Satania, une autre bière ?
Elle se leva pour s’approcher tout près de lui. Puis timidement, la voix douce et
les yeux baissés, elle chercha à se faire respecter.
– Line, je souhaiterais que vous m’appeliez par mon prénom : Line.
Soudain inquiet, Damnio préféra intervenir ;
– Je vous dépose quelque part ?
– Non, je veux rester.
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Il hésita un bref instant, puis se ravisa. Il n’était pas son père non plus. Merde,
quoi !
– Comme vous voudrez.
Et il la laissa, en se maudissant quand même de lui avoir présenté le Celtique.
En remontant la rue qui menait au commissariat central, il s’arrêta acheter un
sandwich qu’il avala rapidement. Il lécha ses doigts et hésita à s’essuyer sur son
jean. Un coup d’œil vers les toilettes publiques le dissuada totalement de se servir
de ses fringues comme essuie-mains. Il alla s’asperger le visage d’eau froide et
décida de garder ses cheveux attachés. Avec son gros pif et sa coquetterie dans
l’œil, il n’était pas à proprement parler un bel homme ; cependant le mystère que
dégageait sa personnalité plaisait aux femmes. Il fit un clin d’œil appuyé à la dame
pipi qui, prenant ça pour un compliment, ne lui rendit pas la monnaie de son euro.
Il hésita à la lui demander, puis se ravisa en se disant qu’il n’en n’était pas encore
tout à fait là.
Il partit récupérer sa moto et fila chez le Doc qui, il l’espérait, possédait à présent
quelques informations à se caler sous la dent.
Ses motivations n’avaient rien à voir avec la défense de la veuve et l’orphelin ; lui,
ce qu’il aimait, c’était la traque, et quand une enquête commençait, il se sentait l’âme
d’un chasseur.
L’ex-capitaine fut presque déçu de ne pas voir la voiturette de madame Oscapella
garée à sa place habituelle car il aurait volontiers joué avec les nerfs de cette
emmerdeuse qui se prenait pour la reine des honnêtes gens. Il entra, fit une rapide
inspection des lieux et en déduisit que le Doc devait se trouver dans son labo. En
effet, ce dernier travaillait en visio-conférence avec un ancien stagiaire de la police
scientifique. Ce jeune médecin, qui ressemblait trait pour trait à Leroy, bien que
plus jeune et plus valide, possédait de grosses lèvres pulpeuses, des lunettes carrées,
un crâne dégarni et un ventre proéminent. Cela en faisait le successeur idéal du
médecin légiste au service du crime. Le Doc fit signe à Damnio de s’asseoir sur un
tabouret et poursuivit sa discussion avec le jeune médecin :
– Et avec le crimscoop, vous avez détecté quelque chose ?
– Oui. À l’évidence, le corps a été découpé et vidé dans la cuisine. L’assassin a
ensuite tout nettoyé. Le plus étrange, c’est qu’aucun voisin n’a vu quelqu’un sortir
avec des sacs ou même des valises. Le reste du cadavre semble s’être volatilisé.
– Et côté empreintes, ça donne quoi ?
– Aucune preuve matérielle n’a été trouvée. Rien, nada, un vrai travail de pro. Et
quant au reste du corps, il a tout simplement disparu. Puis-je connaître votre
analyse, monsieur ?
– Et bien, mon garçon, remercions la technicité moderne qui m’a permis
d’assister à l’autopsie. Une chose a retenu mon attention.
Leroy avança un peu plus son fauteuil vers l’écran.
– J’ai remarqué que vous aviez relevé des traces de paraffine sur les restes de foie
de la victime et vous semblez attribuer la présence de cette substance à la prise
d’huile de paraffine par le défunt.
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– C’est exact.
– Et bien mon cher, c’est peu probable. Parce que, d’après ses antécédents
médicaux, il n’avait aucun problème de transit nécessitant l’utilisation de laxatifs et,
par ailleurs, la paraffine fondue peut être utilisée dans bien d’autres domaines : dans
les bougies, sur les semelles des skis, sur la confiture froide pour former une couche
protectrice…
– Et ma tante y trempait ses volailles pour ne pas avoir des plumes partout !
Mi-surpris, mi-amusé, Leroy tourna son fauteuil vers Damnio qui poursuivit :
– Et en plus, ça permettait d’arracher les plumes, une sorte d’épilation à la cire
en quelque sorte.
Le jeune toubib reprit la parole :
– Mais vous semblez oublier que les traces ont été observées dans les restes et
non sur l’estomac.
– Oui, mais un estomac déchiqueté, manipulé par l’assassin et à moitié dévoré
par les chats…
– Oui, mais…
Agacé, Damnio coupa court à la discussion.
– On aurait dû confier une autopsie de cette importance à un médecin plus
confirmé.
Vexé, le jeune homme mit un terme à la conversation.
– Monsieur, nous reprendrons contact lorsque vous vous serez débarrassé de
votre parasite.
Et son image disparut de l’écran. Leroy était furieux.
– Bon sang, mais y en marre de ton comportement !
– C’est juste de la provocation.
– Va t'en, avant que je te foute à la porte.
– Et pour l’oreille retrouvée dans la bouffe, il en pense quoi le morveux ?
Leroy vira au rouge et manqua de s’étouffer.
– Dehors !
Damnio obéit. Il savait qu’il n’aurait pas dû ouvrir sa grande gueule, mais il était
comme ça. Il ne pouvait pas s’empêcher de semer le trouble.
Bah, de toute façon, il avait une piste ainsi qu’une petite idée sur la façon
d’orienter son enquête.
Il regarda sa montre. Trop tard pour se rendre à la fac et poser quelques
questions à des étudiants studieux et boutonneux. Il préférait retrouver Anna.
L’idée de passer la soirée en tête à tête avec elle le réjouissait. Aucune fille, aussi
canon soit-elle, ne pouvait rivaliser avec. Cette femme produisait sur son humeur
un contrôle quasi-permanent et ce depuis plusieurs années.
Il savait qu’il n’en guérirait jamais mais espérait qu’elle aurait suffisamment de
compassion pour ne pas le rendre définitivement fou.
Il s’arrêta lui acheter un livre du peintre Egon Schiele, puis s’empressa de rentrer.
En arrivant, il nota la présence d’une bagnole qu’il ne connaissait pas. Un peu déçu
de voir s’effondrer son projet de soirée romantique, il poussa la porte d’entrée et
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fut aussitôt alarmé par des petits gémissements en provenance de la chambre. La
gorge serrée, il poussa doucement la porte et l’aperçut faisant l’amour avec une
jeune femme brune qu’il n’avait jamais vu auparavant.
Elle caressait de sa langue le sexe d’Anna qui semblait être au nirvana. La
blancheur de ce corps nu sur le lit défait trahissait la pénombre de la chambre.
Damnio se sentit pris d’un haut le cœur et fut tenté d’empoigner la masse de
cheveux bruns qui recouvraient à présent le sexe de son amie. Mais, à cet instant,
Anna ouvrit les yeux et lui sourit. Vexé de tant d’indifférence, il ferma la porte d’un
geste brusque et, pendant l’espace d’une seconde, ne sut que faire. La gorge serrée,
il s’installa à la table de la cuisine et se boucha les oreilles avec ses mains pour ne
plus entendre le plaisir des deux femmes. Il se sentait tel un petit garçon à qui on
vient de promettre une sucette et qu’on jette au cachot. Pour un peu on l’aurait fait
bouffer par les rats.
Il devait réagir ! Il se leva, posa le livre en évidence sur la table et décida d’aller se
saouler.
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