LA WILLIS, CONTE GOTHIQUE

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LA WILLIS, CONTE GOTHIQUE
LA WILLIS, CONTE GOTHIQUE
A Théophile Gautier, E T A Hoffman, et Carlotta Grisi,
Comme chaque soir depuis le début des représentations, il était là, tapi dans
l’ombre de sa loge. La lumière de la scène filtrait à travers la grille qui restait close.
Rien de la magie du premier acte, avec son automne peint sur de grands cartons et
ses vendangeurs légers et graciles comme seuls le sont les danseurs de l’Opéra, ne
pénétrait la loge. La grille baissée cachait aux regards de l’invisible spectateur le
mystère des profondeurs de la scène. Et puis, dès le second lever du rideau, lorsque
les gardiens du cimetière, enveloppés de leur cape noire jouent aux dés dans la
brume épaisse, un léger grincement se faisait entendre : deux gants de velours
relevaient la grille sans rien laisser voir d’autres que leur couleur rouge sang. La
reine des Willis surgissait sur les douze coups de minuit et mettaient en fuite les
malheureux gardiens terrorisés qui s’envolaient dans un battement de cape, tel un
essaim de corbeaux dérangés en pleine ripaille. C’est alors que les deux gants étaient
déposés sur le rebord de la loge, comme la dépouille inerte de quelque étrange
animal à cinq pattes. A cet instant précis, Myrtha, la terrible reine des mortes
amoureuses, ordonnait à la pauvre Gisèle enterrée la veille, de sortir de sa tombe.
La première fois, Carlotta n’avait rien remarqué. Elle avait dansé comme à
l’accoutumée, à la fois consciente des milliers d’yeux fixés sur elle, et pourtant si loin
de la scène, du ballet. Elle avait seulement vue, lorsqu’elle était revenue saluer, un
long bras jeter un bouquet de lys. Les ongles très longs et très pointus de la main
blanche et décharnée avaient étincelé un court instant comme autant de petits
poignards. Son partenaire avait ramassé le bouquet et Carlotta avait remercié d’un
petit signe de la tête l’inconnu de la baignoire n° 13, mais la grille en était déjà
abaissée et aucune lumière ne brillait à l’intérieur. Elle avait emporté les lys dans sa
loge, un peu soucieuse. Elle se sentait vaguement mal à l’aise, sans savoir pourquoi
d’une façon précise, et profondément émue. Théophile l’avait rejointe dans sa loge et
sa gaîté avait chassé son inquiétude. Le lendemain, en entrant dans la loge, elle fut
saisie par l’odeur de cadavre qui s’y était répandue et elle constata que les lys qui
avaient pourri ressemblaient aux chairs mortes et décomposées des cadavres des
cimetières où Théophile aimait à traîner ces derniers temps, à la recherche
d’inspiration. Elle les fit emporter très vite, mais l’odeur semblait s’être accrochée à
tous les objets de la loge. Le long tutu blanc et le voile qu’elle revêtait pour le second
acte lui parurent dans un piteux état, en décomposition eux aussi. Elle même se
trouva mauvaise mine. Elle était blanche et le sang ne parut pas sur ses joues même
lorsqu’elle les pinça violemment. Italienne, brune et ardente, elle ne se reconnut pas
dans l’image que lui présenta le miroir. “C’est ainsi que je serais, si j’étais morte” se
dit-elle. Sa maquilleuse et sa coiffeuse entrèrent bientôt et elle ne pensa plus à sa
pâleur. Théophile vint un peu avant son entrée en scène, les bras chargés d’un
superbe corbeille de fruits. Sa nouvelle n’avançait guère, lui dit-il, il était aux prises
avec un mort qui ne voulait pas mourir et la relecture des nouvelles d’Hoffmann ne
lui avait été d’aucun secours. Il déposa un baiser sur le front de Carlotta et la laissa se
concentrer avant son entrée en scène.
Dès qu’elle s’élança, souple et légère, de la cabane des bûcherons où elle vivait
avec sa mère, Carlotta jeta un coup d’œil involontaire à la mystérieuse baignoire. La
grille en était abaissée et rien ne laissait supposer qu’il y eût quelqu’un. A la fin du
ballet, elle revint saluer comme le soir précédant. Un immense bouquet de lys
s’abattit à ses pieds comme un couple de colombes mortes en plein vol. Elle regarda
la loge, où elle perçut le clignement rouge de deux yeux brillant d’un feu étrange et
pourtant dépourvu de vie et de chaleur. Les ongles griffaient le velours rouge de la
balustrade et la grille s’abattit brusquement en un bruit mat. La lumière s’éteignit
aussitôt. Carlotta sentit une sueur froide ruisseler sur son dos et elle quitta très vite la
scène en dépit des rappels. Elle se dévêtit à la hâte dans sa loge et attendit,
impatiente, l’arrivée de Théophile. Celui-ci parut bientôt gaiement. Il l’emmena dîner
sans remarquer l’étrange pâleur de la danseuse. Elle lui tut son inquiétude ce soir là
encore, d’autant plus volontiers que la conversation de l’écrivain était drôle, vive et
pleine d’humour. Dans sa chambre, Carlotta sentit très vite la chaleur s’emparer de
tout son corps. Elle avait bu du vin plus que de coutume. Ses joues étaient roses et
son sang battait dans ses veines. Sa frayeur avait disparu. Elle dansa un court
moment avant de se glisser voluptueusement dans son lit aux rideaux rouges.
A son réveil, elle poussa un cri d’horreur. Les fruits semblaient être devenus
vivants. Ils bougeaient. Elle comprit très vite que des dizaines de vers et de larves
donnaient l’illusion de vie à une chair morte depuis longtemps. Elle n’y tint plus. Elle
sonna sa camériste, son cocher et s’enfuit à toute allure vers la demeure de
Théophile. Il n’était point chez lui. Le valet de Théophile la conduisit vers le
cimetière de Mortemart où elle le trouva en méditation devant une tombe
abandonnée et dans un triste état : la croix était toute rouillée et entourée de ronces,
la pierre rongée par le temps et l’inscription, totalement effacée. Et pourtant, il y avait
des lys frais et blancs dans un vase en jade. Il sembla à Carlotta que la tombe était
habitée. “Mais Théophile, est-ce un endroit décent pour écrire ?
- Pas plus qu’il ne l’est pour danser, mais comprenez, les cimetières et les salles de
répétition, voilà ce qui m’inspire.
- N’oubliez pas que ma tombe n’est qu’un décors de théâtre ! Est-ce vous qui avez
apporté les lys ?
- Non, mais il est vrai que je viens ici chaque jour et chaque jour de nouveaux lys
prennent le frais au pied de la tombe.
- Qui les apporte ?
- Peu importe. Pour sûr, une main vivante.
- Mais cet homme est mort depuis des siècles !
- Oui, depuis une éternité, c’est vrai, mais cependant quelqu’un pense encore à lui.
- Voyons Théophile, c’est absurde ! Rentrons, je dois vous parler sérieusement.
- M’aimeriez vous, Carlotta ?
- Voyons, Théophile, mon ami ! Il ne s’agit pas de cela… mais de bien pire…
- C’est bien ce que je craignais. Et bien rentrons et parlons… »
Théophile fit servir du thé et Carlotta lui narra les événements des deux
précédents soirs. L’écrivain l’écouta d’abord distraitement et plutôt amusé ; puis il
devint subitement très grave. Son front soucieux inquiéta Carlotta qui avait trouvé
quelques instants auparavant du réconfort à se confier à son ami. Mais Théophile ne
voulut rien dire. “Laissez-moi mener mon enquête, dit-il à Carlotta, et ne vous
souciez plus de rien.” Mais les deux soirs suivants, le même manège se reproduisit.
Alors Carlotta n’y tint plus. Elle lâcha toute sa colère contre Théophile, cet incapable,
qui en dépit de ses promesses n’avait probablement rien fait du tout. Théophile
trouva très injustes les récriminations de son amie ; il lui affirma qu’il y avait du
nouveau, qu’il lui expliquerait tout le lendemain. Le lendemain, Carlotta était très
fatiguée. Elle se sentait faible et dans l’impossibilité de danser. Elle se rendit de très
bonne heure à l’opéra et imagina un plan. Il était à présent interdit de lui apporter
des fleurs ou des fruits. L’habilleuse constatait que le costume de la willis était de
plus en plus terne, gris, et de surcroît, troué à de nombreux endroits en dépit des
soins qu’elle lui apportait après chaque représentation.
Lorsque dans leur fosse, les musiciens attaquèrent les étranges accords de l’acte
deux, la grille de la baignoire se releva et deux mains cadavériques prirent appui sur
le velours rouge. A cet instant, la porte de la loge s’ouvrit sans bruit et une willis se
glissa à l’intérieur. Son visage avait une pâleur mortelle et ses yeux brillaient de
terreur. Elle vit un mystérieux homme, très long et très maigre, qui regardait, fasciné,
la remplaçante de Carlotta évoluer sur scène. Des lys étaient posés sur le fauteuil
vide et voisin du sien. Leur parfum embaumait la loge. Carlotta restait là, tremblante
mais bien décidée à percer l’identité de son admirateur. Dès le salut de la danseuse,
l’inconnu jette ses fleurs, la grille s’abaisse, la lumière s’éteint, le tout comme par
magie. Puis l’homme se retourne prestement, saisissant sa longue cape noire
accrochée à la patère du vestibule. En un éclair, son regard croise celui de Carlotta.
“Ne me voyez pas !
Tels furent les mots qui résonnaient encore à son oreille lorsque la danseuse se
réveilla dans sa propre loge. Théophile, était penché sur elle, tremblant d’inquiétude.
“Carlotta, ma douce, mais que s’est-il passé ? Carlotta n’avait même plus la force de
parler : “agissez vite, Théophile, je suis en train de mourir” dit-elle. Puis elle ferma
les yeux. On la reconduisit chez elle, où Théophile se mit en devoir de la veiller. Les
représentations de Gisèle continuèrent à l’opéra mais la salle se vidait chaque soir un
peu plus : on réclamait Carlotta, on voulait savoir ce qui lui était arrivé. Une foule
nombreuse faisait le siège de son hôtel particulier, mais rien n’en filtrait. En dépit des
médecins et des soins de Théophile, Carlotta ne se rétablissait pas. Elle grelottait dans
ses fourrures, ramenées de Russie par Théophile. “Il faut un prêtre” se dit Théophile.
C’est ainsi que l’abbé Cardula vint au chevet de Carlotta. Il se fit narrer toute
l’histoire par Théophile. C’était un abbé bon et intelligent. Il avait survécu à la
Révolution et en tirait une sorte d’aura magique : on le disait immortel. Il se disait
simplement “aimé de Dieu”. Il fut très impressionné par les préoccupations littéraires
de Théophile. “Cette Willis que nous faites sortir de sa tombe dans un ballet, c’est un
fantôme, n’est-ce pas ?
- Oui, une morte, morte par amour. Je n’ai pas inventé la légende, elle est russe,
comme les fourrures, voyez vous, et c’est Heinrich qui me l’a raconté.
- Hm, hm, je vois, oui, fit Cardula, vous aimez mieux les morts que les vivants, à ce
qu’il paraît.
- Détrompez-vous, abbé Cardula !
- Conduisez-moi à Mortemart, à la nuit tombée et vous aurez bientôt la clé de votre
énigme.
- Et ma chère Carlotta ? sanglota Théophile
- Rassurez-vous, c’est une italienne ! Les brumes, la mélancolie slave et toute votre
folie mortuaire n’auront pas raison de son tempérament latin. Elle est affaiblie mais
elle ne mourra pas. Elle a pour elle l’amour du soleil, de la danse, de la vie…
A la nuit tombée, un peu avant l’heure où débutait “Gisèle”, (il n’y avait ce
soir-là que trois spectateurs dans la salles, tous les autres guettaient Carlotta dans la
rue, et avaient les yeux fixés sur la lumière de sa chambre qui filtrait par les volets à
demi fermés) l’abbé Cardula et Théophile se rendirent au cimetière de Mortemart. Ils
en escaladèrent la grille, ce qui se révéla aisé pour Théophile et un peu moins pour
l’abbé, à cause de sa soutane. “Je comprends pourquoi Heinrich s’est défroqué” fit
remarqué l’abbé. Ils se dirigèrent vers la tombe. La tâche en était facilitée par le clair
de la lune, alors dans son plein. Là, Théophile vit avec horreur que le lourd couvercle
de pierre était déplacé, que le vase de jade était vide. Il y avait des traces de pas sur la
terre, mouillée dans la journée par la pluie. “Ha, ha, rugit Cardula, ainsi vous écrivez
des nouvelles fantastiques mais il ne vous vient pas même à l’esprit que de telles
choses puissent se produire dans votre vie à vous. Courrons à l’opéra, mais avant
toutes choses, il nous faut des armes pour combattre ce mort qui refuse de mourir et
pourrit la vie des vivants.” Théophile devint aussi blafard que la lune. Ils roulèrent à
tombeau ouvert jusqu’à la demeure de l’écrivain pour se munir de croix, d’ail, et
d’un long pieu taillé grossièrement dans la réserve de bûche. L’énergie prodigieuse
de Cardula n’avait rien pour rassurer Théophile qui croyait avoir à ses côtés le diable
en personne. Cardula riait joyeusement et poussait de nombreux et tonitruants “Ha,
ha” qui faisaient à chaque fois sursauter le malheureux Théophile. Puis sa voiture les
conduisit à l’opéra. Enveloppés qui dans sa soutane, qui dans sa cape, munis de leurs
armes baroques, ce couple bizarre sema la terreur sur son passage. “Pourquoi portezvous un gilet rouge ? demanda subitement Cardula à Théophile.
- Ma foi, je n’en sais rien.”
Ils s’approchèrent à pas de loup de la baignoire n° 13. Là, Cardula mit un
doigt sur ses lèvres, signe que l’esprit vif de Théophile saisit aussitôt. Il actionna
doucement la poignée et ils s’introduisirent en silence dans la loge : elle était vide, de
même que la scène. Toutes les représentations de Gisèle avaient été suspendues
jusqu’à la guérison de Carlotta. Cardula blêmit. “Vite, courrons chez Carlotta.
- Ma Carlotta, pleurnicha Théophile.
- Grand dieu, mais faites-moi donc confiance, Théophile le bien nommé, j’espère !
La rue qui conduisait à l’hôtel de Carlotta était comme frappé de sommeil. Des
dizaines de corps étaient étendus sur les trottoirs, dans un profond endormissement.
La porte de l’hôtel béait, et le valet était assoupi dans le fauteuil du vestibule.
Cardula et Théophile gravirent les escaliers quatre à quatre. La porte de la chambre
de Carlotta était grande ouverte. Des dizaines de chandelles brillaient d’un doux
éclat d’argent. Ils la trouvèrent assise sur son lit, dans son costume de willis, avec la
petite couronne de myrtes sur la tête. Un homme était à genoux devant elle et
pleurait abondamment. Cardula et Théophile entendirent la plus étrange des
conversations et l’abbé devait en garder le souvenir toute sa vie. “Ainsi vous n’êtes
pas un vrai fantôme ? pleurait le long homme en noir.
- Je ne suis qu’une danseuse.
- Mais tous les soirs, vous sortez de votre tombeau comme moi.
- C’est faux, tout est faux, ce ne sont là que les artifices du théâtre.
- Mais je suis amoureux de vous, je ne vous veux aucun mal. Un jour, un homme en
gilet rouge est venu s’asseoir sur ma tombe et il a récité une longue poésie où il vous
décrivait toute entière. Votre portrait était en tous points semblable à la femme que
j’ai aimée il y a bien longtemps et que j’ai tuée par jalousie. J’ai appris depuis qu’elle
était innocente, Dieu l’a accueillie, il m’aurait bien accueilli aussi, mais j’ai juré de
rester sur Terre et d’expier mes pêchés jusqu’à ce qu’une femme prenne pitié de moi.
En entendant l’homme au gilet rouge réciter son poème, j’ai cru que Dieu avait
exaucé ma prière, celle de vous faire revenir sur la Terre, pour me pardonner et me
donner ainsi la vie éternelle…
- Mais les lys, qui vous les apporte ?
- C’est la fille du gardien, qui a appris mon histoire et m’a prise en pitié… depuis que
son père lui a raconté que ma tombe est maudite et que l’inscription qui témoigne de
mon meurtre s’efface d’elle-même, même fraîchement gravée, elle vient chaque jour
avec des lys et prie pour moi. Elle ne sait pas que ses prières me glacent et me brûlent
tout à la fois et que je déteste l’odeur de mort des lys. Vous n’êtes pas la femme que je
cherchais, Dieu ne m’a pas pardonné.
- Mais, vous vous trompez… cette fille vous aime et vous a pardonné, elle vous a prie
en pitié et prie pour vous chaque jour… et c’est vous qui n’avez pas voulu du ciel,
vous qui vous tourmentez et vous mortifiez tout seul. Personne ne vous le demande !
Pas même Dieu ! Qu’attendez-vous donc pour mourir vraiment, et trouver enfin la
paix et celle que vous aimâtes autrefois ?
A ces mots, la lumière des bougies, d’argentée qu’elle était devint dorée. Il
sembla à Cardula que des anges voletaient en silence dans la chambre. Il sentait le
souffle léger de leurs ailes sur son visage. L’homme en noir, long et décharné, se
nimba d’une douce lumière orangée. Son corps devint léger comme une plume et se
désagrégea en douceur sous ses yeux, jusqu’à ne devenir plus qu’une petite lueur
bleue. Un rayon lumineux traversa la plafond de la chambre et le corps sembla
grimper le long de ce rayon en un milliers d’étoiles. Carlotta s’endormit doucement
de même que Théophile. Ils ne devaient garder aucun souvenir de cette nuit
fantastique, seulement une vague réminiscence, que nouvelle après nouvelle,
Théophile tenterait de créer. Cardula les regarda un long moment. Carlotta était à
présent tout à fait sereine et rétablie. Alors il jeta ses armes dans la cheminée, et pria
le reste de la nuit.
Paris, le 16 février 1997

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