Le Pèlerinage de l`origine - Les escales littéraires de Sofitel

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Le Pèlerinage de l`origine - Les escales littéraires de Sofitel
Le Pèlerinage de
l'origine
DAVID FOENKINOS
Sofitel Berlin Gendarmenmarkt
DAVID FOENKINOS
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LE PèLERINAGE DE L'ORIGINE
Berlin, c’est un antidote à la routine. Partagée, détruite,
reconstruite, emmurée, protégée par les anges et les tilleuls, il y a
toutes les villes dans Berlin. Je voudrais me marier avec une
femme qui soit Berlin. Est-ce pour cela que j’y emmène tous les
ans cette femme que je voudrais tant épouser ? Cette femme qui
demeure éternellement mariée à son mari (ce qui peut paraître
logique). Alice a épousé il y a huit ans son dentiste, ce qui
constitue une aberration en termes d’intimité. Elle m’a dit qu’il lui a
fait des déclarations irrésistibles sur la beauté émouvante de ses
molaires (chacun ses armes de séduction). On dit : mentir comme
un arracheur de dents. Lui, il m’a arraché Alice. Car je la
connaissais déjà, et il était évident que nous étions le couple à
construire. Elle a vu les choses autrement. À cette époque, elle
avait souvent mal aux dents, et a dû considérer que tout cela
serait bien pratique. Atrocité pragmatique du couple. Avant de se
marier, elle m’a écrit un mot : « mon mari part tous les ans
quelques jours pour un congrès de dentistes. Considère que ces
jours de son absence seront toujours les tiens ». Ainsi, j’allais
vivre une histoire épisodique avec Alice grâce à un congrès
annuel de dentistes.
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Alice a de longs cheveux lisses, adore les œufs brouillés, et se
passionne pour la renaissance du cinéma allemand dans les
années 70. Par-dessus de tout, elle voue un culte à Alice dans les
villes, de Wim Wenders. Peut-être son côté narcissique ? Car, en
y repensant, je me dis qu’elle aime tous les titres avec son
prénom : elle aime être au pays des merveilles, mais préfère
simplement : Alice, de Woody Allen. Nous marchons pendant des
heures dans les rues vides de janvier (souvent les congrès de
dentistes ont lieu en janvier, et ils partent réfléchir aux gencives à
l’Ile Maurice ou à Cuba (ça pourrait presque donner envie de
devenir dentiste ; et puis, non, rien ne peut donner envie de
devenir dentiste (comment vouloir passer sa vie le regard rivé sur
des dentitions dégueulasses, passer sa vie à dire aux gens d’une
manière incessante qu’il faut se laver les dents, de bas en haut,
puis de gauche à droite, puis en diagonale ?). Mais franchement,
cette digression est-elle opportune au moment où j’allais décrire
les heures mauves de notre bonheur douillet à Berlin ? Donc : on
marche, on touche la beauté du saccage digéré, on pense qu’il y
a toujours un endroit où nous pourrons trouver des escalopes
panées, et même :
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LE PèLERINAGE DE L'ORIGINE
nous pourrons boire une bière à la santé de la chancelière.
Alice et moi nous descendons toujours au même hôtel, le Sofitel
en plein cœur de Mitte. C’est le quartier des ambassades,
extrêmement pratique en cas de perte de son passeport. Et il
n’est pas rare qu’une femme aussi belle qu’Alice perde son
passeport ; c’est même souvent à cela qu’on les reconnaît. Au
cœur du sublime hôtel, il y a un atrium qui filtre la lumière, comme
pour souligner le rêve que je vis docilement. Au dernier étage, au
solarium, on peut s’allonger comme au bord de la mer, mais c’est
le ciel de Berlin qui nous regarde. On peut y manger des pommes
vertes, en cas probable de paradis. On pense tous les deux à
cette phrase de Thomas Mann : « celui qui contemple la beauté
est prédestiné à la mort ». Ce n’est pas faux, c’est une petite mort
de quitter Alice quand on rentre à Paris. Cette fois-ci je voudrais
que cela soit différent. Je voulais lui faire une déclaration,
l’attendrir, l’émouvoir, la toucher, l’affaiblir, mais au moment où
quelques mots allaient sortir de ma bouche, un homme d’une
soixantaine d’années, gros, oui il
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faut être réaliste dans ce texte et dire qu’il était gros, traversa tout
nu la pièce. Cette irruption somme toute logique en Allemagne,
pays naturiste, coupa court ma tentative de lyrisme décisif.
La chambre est comme un cocon. C’est si calme. Le silence est le
luxe ultime. Il pleut dehors depuis plusieurs heures. Alice est sous
la douche depuis aussi longtemps (elle se prélasse debout,
exactement comme si elle était dans un bain vertical). À travers la
baie vitrée, je lui fais des signes, mais elle ne me voit pas. C’est
une chambre pour les amoureux, on ne se quitte jamais vraiment
du regard, la salle de bains est une pièce vitrée, et la douche
d’une femme que l’on aime devient un spectacle. Si seulement
Alice pouvait me regarder un peu, non toujours pas. A partir de
maintenant, je décide que nous ne devons plus sortir de la
chambre : c’est ridicule de visiter une ville, aussi belle fut-elle,
quand on est dans une belle chambre avec une belle femme. Ma
porte de Brandebourg, c’est Alice. Mon Check-Point Charly, c’est
Alice. Mon Reichstag, c’est Alice.
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Ma colonne de la victoire, c’est Alice. J’énumère les beautés de
cette ville que je ne veux plus visiter, tout en rangeant ses
sous-vêtements qui traînent au sol, et les miens aussi d’ailleurs :
on pourrait croire aux vestiges d’une folle scène sexuelle, mais
non, je crois que nous sommes simplement bordéliques. Je
prends au creux de mes mains l’une de ses culottes, et je me
mets à la renifler comme un fou, comme un maniaque, comme un
idiot, comme un amoureux. À son tour, elle me regarde à travers
la vitre sans que je la voie moi. Doucement, comme si son corps
était devenu savon, elle quitte la salle de bains pour se
positionner devant moi. Je relève subitement la tête sans savoir si
je dois être honteux ou héroïque. Finalement, Alice tranche.
« Tu es un psychopathe.
- Quoi ?
- Tu m’as parfaitement entendu. Tu es un psychopathe.
- Parce que je respire tes culottes ?
- Pas seulement. Pour ta façon aussi de m’épier pendant que je
prends ma douche.
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- Je croyais que tu ne me voyais pas.
- J’ai fait semblant. Tu as déjà vu une femme qui ne sait pas
qu’on la regarde ?
-…
- Et la nuit, je sens bien que tu me regardes aussi.
- Je veux profiter de toi. Je veux emmagasiner des images pour
toute l’année. Je fais le plein de toi.
- C’est élégant.
- Alice, j’en ai marre.
- De quoi ?
- Tu ne veux pas quitter ton mari ?
- Je l’aime.
- Non, tu ne l’aimes pas.
- Si je l’aime. Et avec toi, je vis mes vacances de l’amour.
- Il n’y a pas de vacances à l’amour. Si on aime, on ne prend pas
de vacances. Tu ne l’aimes pas. Tu ne peux pas aimer un
dentiste. Personne ne peut aimer un dentiste. Et d’ailleurs, on
devient dentiste, car personne ne nous aime.
- Tu dis n’importe quoi. C’est beau un dentiste. Ça se voit que tu
n’as jamais eu un orgasme de la dent.
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- Un quoi ?
- Non, laisse tomber.
- Oui, je laisse tomber, tu as raison. Je fais mes valises, et je m’en
vais. Je te laisse toute seule pour tes vacances de l’amour. »
Elle est restée sans rien dire, j’ai fait mine de faire ma valise, mais
d’une manière beaucoup trop expressive pour cela puisse être
réel. Au bout d’un moment, elle m’a coupé : « Arrête ton cinéma
et allons dîner.
- Très bien mon amour », ai-je dit comme un enfant dont on venait
de lever la punition.
Nous avons dîné à l’hôtel, un des meilleurs restaurants de la ville,
un cinq étoiles (avec Alice, ça fait six). Il paraît même qu’Angela
Merkel vient parfois là pour déjeuner, et sûrement régler de
graves crises. Nous, nous ne parvenons pas à régler
grand-chose, épuisés que nous sommes de vivre cette situation
insoutenable. Alice, dès l’entame du repas, s’énerva :
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« Tu me fatigues, tu sais. Tu me fatigues vraiment. On pourrait
simplement profiter du moment, savourer le lieu, et toi tu ne peux
pas t’empêcher de la ramener, de ressortir les mêmes rengaines
sur les dentistes, et sur mon couple… mais toi ! Oui toi !... Est-ce
que je passe mon temps à te demander de quitter ta femme ?
- Oh ma femme ! Qu’est-ce qu’elle vient faire dans notre histoire ?
- Eh bien, tout de même… tu pourrais la quitter !
- Non, je ne quitte rien tant que tu ne quittes pas le dentiste.
- Quelle belle preuve d’amour. C’est minable.
- Écoute, tu sais très bien ma situation. Avec elle, je suis tout le
temps en vacances de l’amour. Franchement, tu crois que je peux
aimer une podologue ?
- Si moi j’aime un dentiste, tu peux bien aimer une podologue.
-…»
À ce moment-là, nous sommes partis dans un fou rire. La
discussion devenait absurde. La profession de nos conjoints
respectifs n’avait aucun lien avec notre décision de demeurer
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amants. Enfin, sa décision à elle. « Tu ne veux pas qu’on aille
faire l’amour dans le sauna ? » demanda t-elle subitement avec
sa mine de scandale érotique. Nous allions vivre l’apothéose
d’une vie sexuelle bien menée, audacieuse, romanesque. Et puis
non, nous n’allions rien vivre du tout, car dès le début de notre
aventure dans le sauna, j’ai fait un malaise. C’est tout mon
problème, je ne suis pas toujours à la hauteur de la beauté, c’est
toujours un risque pour moi ce Sofitel avec elle (ça rime).
Je me suis réveillé dans un hôpital, et Alice a soufflé : « oh mon
amour, j’ai eu si peur ». Elle m’aimait donc. Je voulais bien mourir
un peu, si c’était pour ouvrir les yeux sur son visage mi-paniqué
mi-soulagé, sur son visage complètement aimant. Je ne me
souvenais plus de rien, ni de Berlin, ni du sauna, ni de nos
disputes, je venais de frôler l’arrêt cardiaque et je me sentais
bien. Les caresses d’Alice étaient comme la promesse d’une vie à
deux, enfin, sous la lumière. Nous ne méritions plus d’être
amants.
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Le lendemain, au petit matin, elle a soufflé : « oublions ta
résolution de ne pas sortir de la chambre, et allons nous
promener… ». Nous avons alors marché dans la ville, et nous
nous sommes retrouvés le long de l’ancien mur de Berlin. Nous
nous sommes positionnés chacun d’un côté de cette frontière
devenue imaginaire.
« Il y a quelques années, on n’aurait même pas pu se toucher, a
t-elle dit.
- J’aurais été à l’Est, et toi à l’Ouest.
- C’est comme nos vies maintenant.
- Oui, comme nos vies… »
Cette dernière phrase a raisonné en nous, comme un ultimatum.
Il y avait urgence au bonheur. J’ai enlacé Alice dans mes bras.
Cela dura un long moment qui dure encore maintenant, puis elle a
dit :
« Je n’ai plus mal aux dents.
- Et moi, je n’ai plus mal aux pieds… » ai-je répondu épuisé par
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notre nouvelle vérité.
On s’aimait comme au premier jour.
Petit épilogue où l’on apprend l’idiotie de tout ça
Il était temps de rentrer à Paris. J’ai pris quelques gâteaux
disposés sur le comptoir de la réception, avant de dire au revoir
en allemand. J’ai ajouté, sans être bien certain d’être
compréhensible : « à l’année prochaine ». Alice et moi, nous
venions ici tous les deux, car nous adorions cet endroit certes,
mais surtout parce qu’il s’agissait de l’endroit de notre rencontre.
Comme tous les couples, nous raffolions du pèlerinage de
l’origine. On revivait d’une manière incessante la beauté de cette
bizarrerie qui a fait qu’un jour nous nous sommes trouvés sur le
même chemin. C’est dans le hall
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lumineux qu’un coup de foudre avait eu lieu. Elle était en
vacances avec son père, et moi je visitais les grands hôtels pour
rêver un peu (je dormais à l’auberge de jeunesse). Depuis, nous
nous étions mariés, et avions eu deux enfants : Victor et Victoria.
Les années passaient, et nous tentions comme nous pouvions de
lutter contre la lassitude en prenant des vacances de notre
couple. On jouait alors des rôles. Cette année, nous avions
inventé (mais ce n’était pas le scénario le plus crédible) qu’elle
était l’épouse d’un dentiste qui me retrouvait pendant les congrès
de son mari. Et moi j’avais mollement improvisé une femme
podologue. On avait vu mieux, je sais. Je commençais à
m’inquiéter pour notre couple, on manquait légèrement
d’inspiration. Il fallait tout faire pour tenter d’être plus inventifs
l’année prochaine.
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