Conclusion :

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Conclusion :
Quand la ville se refait
Un bilan de la rénovation urbaine
par Jacques Donzelot*
Au-delà des exercices d’évaluation des programmes de rénovation urbaine, on peut s’interroger sur
le devenir, produit par cette politique. En quoi transforme-t-elle la question urbaine ? Son
déploiement a indubitablement changé la donne des banlieues. Elle ne l’a pas résolue, cela se
saurait. Mais elle l’a fait bouger. On est sorti d’une situation de relative impuissance, pour passer à
une autre où l’on peut dire qu’enfin, les difficultés commencent…
Entre gauche et droite
D’où vient cette politique ? Elle résulte d’un véritable compromis entre les attentes qui se
manifestaient de chacun des côtés de l’échiquier politique. Au prix, pour chaque tendance, d’une
part de renoncement, mais, tout autant, d’un soulagement, tant les positions doctrinales, du fait
de leur prétention absolue, comportent quelques inconvénients pour ceux qui les soutiennent
officiellement.
Ainsi la politique de rénovation urbaine des grands ensembles a-t-elle été, d’abord, fortement
impulsée par le mouvement HLM dont les responsables sont, pour la plupart, issus de la gauche
socialiste. C’était une manière, pour eux, de maintenir la vocation généraliste du logement social
en France, d’éviter de devenir des « logeurs de pauvres ». Pour des raisons d’image, mais
également de métier. Quand on s’engage dans le logement des pauvres, quand on en fait le cœur
de son métier, on ne peut plus se contenter de gérer un patrimoine et se tenir dans une position
de relative extériorité vis-à-vis des habitants. Il faut s’impliquer dans la vie des immeubles et
surtout y associer effectivement les habitants. Sans quoi tout se dégrade très vite. Et cela
nécessite un savoir-faire dont ne disposent guère les bailleurs français si on le compare avec
celui des housing associations britanniques qui se sont adaptées, elles, à cette orientation du
logement social appelé la « residualisation » pour bien souligner que sa vocation se réduit, là-bas,
à ce logement des pauvres. Cette option généraliste convient bien également aux élus socialistes
qui veulent pouvoir offrir une partie du logement social à la population des classes moyennes,
notamment celle des fonctionnaires à moyen revenu, qui constitue une base essentielle de leur
électorat.
Quant { la droite, elle peut ainsi démontrer son respect de l’idéal républicain de mixité sociale,
sans trop avoir à en subir les conséquences en construisant des logements sociaux dans des
communes où leur électorat s’y montre particulièrement hostile. Au temps du ministre Périssol
(1996), cette droite avait bien songé à réduire la « fracture sociale » en réservant l’ensemble des
logements sociaux aux pauvres par un abaissement très sensible du seuil de revenu y donnant
accès. Mais cette sollicitude, qui déplaisait tant au mouvement HLM qu’aux élus de gauche, ne
dura pas. Les élus de droite trouvèrent dans l’idée de rétablir la mixité sociale dans les cités une
autre manière de résoudre ladite fracture tout en soulignant, auprès de leur électorat, combien
la mixité sociale constituait une manière de rétablir l’ordre dans les cités. Cela ne les dispense
pas, officiellement, d’appliquer l’article 55 de la loi SRU qui leur fait devoir de construire 20% de
logements sociaux dans chaque commune urbaine, mais fait mieux passer leur préférence pour
l’amende, peu conséquente d’ailleurs, qui sanctionne leurs retards en la matière.
Quand on adopte ainsi une politique consensuelle, qui satisfait en partie, mais en partie
seulement, aux attentes des partis de gauche et de droite, il convient de déployer des moyens
décuplés, ne serait-ce que pour compenser, par l’intensité de l’action, la réduction des ambitions
Jacques Donzelot est maître de Conférences en Science Politique { l’université de Paris X Nanterre. Il est directeur du
Centre d'études, d'observation et de documentation sur les villes depuis 1991 et directeur du Centre d'études des
politiques sociales depuis 1984. Conseiller scientifique au PUCA (Plan Urbanisme Construction et Architecture),
centre de recherches du ministère de l'Equipement, il est membre du Comité de Rédaction de la revue Esprit et dirige
la collection « La ville en débat » aux Presses universitaires de France.
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propres à chacun des deux camps. Sans doute cela peut-il expliquer la dimension spectaculaire
des programmes de rénovation urbaine. Il y a un côté « Euréka, nous avons enfin trouvé la
solution au problème des banlieues » dans les attitudes adoptées par les promoteurs de ce
programme, qui va de pair avec le ton missionnaire de leurs propos sur le terrain. Un ton qui ne
va pas sans rappeler celui des créateurs de ces cités, il y a un peu plus d’un demi-siècle. Est-ce à
dire que la méthode d’action des rénovateurs fait retour sur celle de cette époque des années 50
et 60 pendant laquelle l’État décidait de tout ? Non : la décentralisation est passée par là, qui
interdit une telle suffisance du centre par rapport aux élus locaux. Et la politique de la ville s’est
inscrite dans cette prise de distance entre l’État et les collectivités locales. Pour y promouvoir
une politique plus incitative qu’impérative, plus globale que sectorielle, esquissant une nouvelle
méthode de gouvernement basée sur le projet local et le contrat passé entre la collectivité et
l’Etat.
La formule de l’agence
N’est-ce pas justement cette méthode « animatrice » qui se trouve détournée au profit d’une
nouvelle méthode, consistant { conférer { une agence externe { l’administration la capacité de
mettre en concurrence les communes pour l’obtention des ressources nécessaires { la
réalisation de leurs projets de rénovation urbaine, et ainsi de faire prévaloir ses diktats auprès
des élus s’ils veulent disposer de sa manne ? Pour souscrire à cette analyse, il faudrait oublier les
lenteurs procédurales dans lesquelles s’enlisaient la politique de la ville avant que ne
s’enclenche cette nouvelle façon de faire. Car la décentralisation avait bien ouvert un espace
propice { l’inauguration d’un nouveau mode de gouvernement. Et la politique de la ville, { ses
débuts, à travers le conseil national de développement social des quartiers, a bien concrétisé
cette possibilité.
Le secrétariat général de ce conseil disposait de ressources propres qu’il pouvait attribuer aux
collectivités locales { raison de leur engagement dans un projet correspondant aux objectifs qu’il
mettait en avant. Mais cette liberté n’a pas duré longtemps. La création de la Délégation
interministérielle des villes va de pair avec une mise sous tutelle administrative de cette
politique. C’est « la revanche des fonctionnaires », comme le dit Sylvie Harburger. Une revanche
qui se traduit par la tutelle des administrations concernées, réunies dans le Comité
interministériel des villes (CIV) où elles contribuent au financement des contrats passés avec les
communes, donnant… en retenant, tant elles vivaient ce pot commun comme un prélèvement
indu sur leurs moyens et s’employaient { en restreindre le montant plutôt qu’{ en affûter l’usage.
Tandis que les collectivités locales renouaient avec l’art classique de la quête des subventions.
Seul changeait le libellé des imprimés qu’il fallait remplir : projet, contrat…
La formule de l’agence qui apparaît avec l’ANRU renoue, d’une certaine manière, avec la liberté
dont disposait la Commission nationale pour le développement social des quartiers (créée en
1982), donnant une forme aboutie { ce que l’on pourrait appeler « le gouvernement par le
local ». Elle dispose d’une autonomie suffisante par rapport aux administrations pour engager
les actions qu’elle juge conforme { sa mission et peut faire prévaloir ses attentes auprès des élus
plutôt que gérer des demandes de subvention plus ou moins habilement déguisées. Elle restreint
son champ d’action { l’urbain et peut d’autant mieux faire prévaloir ses exigences.
Toute la question est alors de savoir ce que produit cette restriction du champ d’action {
l’urbain associée { une amplification des moyens de la capacité d’impulsion.
Les effets de la rénovation urbaine
La déstabilisation provoquée par le délogement paraît toute relative, sans rapport avec la
crainte d’une déportation des pauvres au nom de leur nécessaire dispersion pour satisfaire à
l’idéal de mixité sociale. En fait, les locataires délogés ont pu, le plus souvent, choisir la
localisation de leur nouvelle habitation… Et ils ont, en majorité, choisi de rester dans le quartier
en question, à sa proximité ou dans un quartier semblable. Une minorité a opté pour le centre-
ville. Et presque tous s’estiment bénéficiaires de cette opération. La même satisfaction relative
apparaît à propos du traitement des lieux, aussi bien chez ceux qui vivent dans des
appartements réhabilités que dans de nouveaux immeubles ou encore chez ceux qui habitent
dans des espaces adjacents aux zones rénovées. La rénovation semble bien avoir provoqué chez
cette population de la « relégation » un regain de confiance dans l’action publique, une confiance
qui transparaît également dans la relation qu’ils entretiennent avec les autres ou avec leur
propre avenir. Quant à la modification du peuplement de ces quartiers par la diversification de
l’habitat, elle consiste d’abord en l’apparition d’une possibilité de mobilité résidentielle, ou
d’accession { la propriété pour les habitants du quartier, ensuite comme une possibilité d’y
revenir pour ceux qui l’avaient quitté afin de disposer d’un meilleur logement et enfin, à un
moindre degré, d’arrivée de nouveaux habitants totalement étrangers au quartier et soucieux de
profiter de l’opportunité du moindre coût de l’accès { un logement de qualité. Bref, pas de
dispersion volontariste, une possibilité de promotion sur place, de retour aussi dans le quartier
d’origine pour y retrouver les attaches perdues, celles de la famille, du voisinage, de la
communauté. Étrange ironie de l’histoire : le drapeau de la mixité sociale avait servi de pieux
alibi pour justifier une rénovation dont on escomptait une dispersion des concentrations
ethniques qui s’étaient données { voir de brutale manière lors des émeutes de banlieue. Au lieu
de cette dispersion, il semble bien que, dans une partie des quartiers concernés tout au moins, la
rénovation ait accompagné une certaine affirmation ethnique, la diversification de l’habitat
permettant le maintien des mieux lotis auprès des plus défavorisés.
Le quartier rénové comme moyen pour l’ « élite » de ses habitants de trouver sur place les
produits immobiliers qu’ils auraient dû, sinon, aller chercher ailleurs : voilà très exactement ce
qui tout { la fois ravit et inquiète les porteurs de cette rénovation. Elle les satisfait parce qu’ils y
voient l’effet tangible de la pénétration du marché dans des espaces que leur statut social plaçait
hors la ville, dans un territoire où les frontières entre le privé et le public étaient restées si
incertaines qu’il en résultait une stigmatisation des lieux et un grégarisme des comportements
tout autant préjudiciable l’un que l’autre { l’espoir dans une vie meilleure et donc l’engagement
par chacun dans un effort d’amélioration son existence. Mais elle les inquiète tout autant parce
qu’en suscitant ainsi une promotion sur place, et non par le mouvement, on fait dépendre le
bénéfice de celle-ci de la qualité des services qui sont fournis dans les lieux en question, de la
qualité des écoles et surtout des collèges.
On pourrait schématiser ce mélange de satisfaction et d’inquiétude qui s’empare des acteurs de
la rénovation en disant qu’ils ont réussi { faire pénétrer la ville dans le quartier, { urbaniser la
cité, mais qu’il reste { faire en sorte que les habitants de ces quartiers puissent effectivement
pénétrer la ville. Car il ne suffit pas de faire arriver le tramway dans le quartier, d’y tisser une
nouvelle trame urbaine, d’y faire varier l’habitat, pour que les habitants prennent de manière
effective le chemin de la ville. Il faut tracer d’autres voies, de nature sensible et sociale, qui les
mettent { l’aise avec les institutions et les entreprises. Il faut les initier { la ville, { ses
opportunités pour qu’ils se les approprient. Et c’est bien l{ que les difficultés commencent.
Pour mettre en œuvre cette voie de la rénovation urbaine, il fallait reconnaître que, même si
tous les problèmes se tenaient, on ne pouvait pas tous les résoudre en même temps, qu’il
convenait de commencer par un bout pour démontrer qu’une transformation était possible.
Reste le plus difficile : tracer les chemins qui mènent vers les opportunités de la ville. Parce
qu’on ne lutte pas contre une logique de séparation sociale aussi discrète qu’efficace comme on
abat un immeuble prétentieux et vétuste.