Le hors-champ, pouvoir invisible Actes du séminaire de

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Le hors-champ, pouvoir invisible Actes du séminaire de
Le hors-champ, pouvoir invisible
Actes du séminaire de formation ENS-IGEN-DESCO des 24 et 25/10/05
Mankiewicz, du hors-champ au hors-scène
Marguerite Chabrol (Paris 10)
Aborder l’œuvre de Joseph L. Mankiewicz dans le cadre d’une réflexion sur le hors-champ relève
à la fois d’une évidence et d’une relative difficulté. D’une évidence parce que c’est un cinéaste de
l’absence : ses films regorgent d’arlésiennes, de dispositifs théâtraux qui évacuent le monde réel
(Le Limier, Guêpier pour trois abeilles), de scènes relatées plutôt que jouées (longs récits dans
Ève, On murmure dans la ville), de personnages à l’identité problématique (le héros amnésique
de Quelque part dans la nuit) et de fantômes (au sens littéral dans L’Aventure de Madame Muir,
au sens figuré dans la deuxième partie de Cléopâtre hantée par le fantôme de César)… Tous ces
motifs renvoient à des périodes, des lieux et des actions systématiquement maintenus horschamp. Mais la difficulté à analyser ce traitement du hors-champ vient précisément de son
caractère très lointain : dans la mise en scène et le détail des plans, rares sont les moments où
Mankiewicz a recours au hors-champ au sens étroit, c’est-à-dire à des événements situés dans un
espace contigu au champ, mais en dehors du cadre et dont on perçoit une trace sonore. Seule la
deuxième scène de La Comtesse aux pieds nus et quelques plans ponctuels correspondent en fait
à cette figure de mise en scène.
Comment caractériser ce hors-champ non réductible à un travail du plan ? En ayant plutôt recours
à la notion de hors scène, empruntée au théâtre qui permet de définir l’en-dehors par rapport à un
ensemble plus large que le cadre de l’image, c’est-à-dire par rapport au dispositif de l’ensemble
du film. Il ne s’agit pas de tracer une évolution chronologique de l’œuvre de Mankiewicz, mais
d’envisager plutôt la richesse des configurations de ses films sous deux angles :
- le lien de cet en-dehors avec la parole. Le hors-champ n’est pas toujours défini
physiquement, visuellement, mais dépend d’un lien privilégié avec le récit, récit d’un narrateur
extra-diégétique, en voix over, ou bien récit scénique d’un personnage. Le hors-champ est en
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grande partie défini par le contenu de la parole, avant même que des éléments visuels n’en
suggèrent la présence. Au hors-champ concret (non pas selon la terminologie de Noel Burch,
mais au sens de physique), est préféré un hors-champ cognitif pourrait-on dire, dépendant
d’informations données de manière discursive.
- la conception du hors-champ comme espace imaginaire par excellence. Puisque le horschamp ne fait pas l’objet de liens physiques, les deux espaces complémentaires, le dedans et le
dehors, n’ont pas le même degré d’existence et ne font pas exactement partie de ce « même
espace imaginaire » c’est-à-dire la scène filmique telle qu’elle est définie dans Esthétique du
film1.
À partir d’analyses de séquences, l’atelier se donne ainsi pour but d’examiner un processus
relativement complexe à l’œuvre chez Mankiewicz : au premier abord, certains films semblent
avoir pour dynamique le dévoilement du hors-champ, la révélation de son contenu ; mais si on
s’y attache plus en détail, les films maintiennent des ambiguïtés sur le contenu du hors-champ,
plus indécidable qu’il n’y paraît. Le hors-champ se présente ainsi comme un réservoir de fictions,
parfois répétitives, parfois contradictoires.
1. Le hors-champ comme clef du dispositif
Les exemples connus de La Comtesse aux pieds nus et de Chaînes conjugales le montrent,
certains films de Mankiewicz reposent sur l’articulation de récits multiples, dont la clef de voûte
est un élément invisible. Le récit se présente alors comme un ensemble de flashbacks qui sont
autant de réponses à l’appel du hors-champ, qu’il s’agisse d’un corps que la mise en scène tarde
à dévoiler dans le premier exemple, ou de la narratrice à la voix extra-diégétique dans le
deuxième, qui envoie ponctuellement des signes dans l’univers diégétique (à travers les divers
objets qu’elle donne aux protagonistes). Même dans le seul plan du film qui a recours à un
traitement traditionnel du hors-champ (on voit le bras d’Addie Ross en amorce, tandis qu’elle est
cachée derrière un buisson qui marque la limite du cadre), ce personnage est surtout caractérisé
de manière métonymique par sa cigarette, c’est-à-dire par un accessoire symbolique qui en fait
une sorte de femme fatale.
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Les deux dispositifs narratifs reposent ainsi sur l’absence du personnage et la fascination
qu’éprouvent tous les autres, fascination qui a tout de l’obsession. On retrouve ainsi une
dynamique proche de celle de la littérature épistolaire, riche en épisodes que l’on ne peut
appréhender que sur le mode de l’indirect.
Notons toutefois que les films ont des réponses radicalement opposées : Chaînes
conjugales approche le personnage de l’intérieur, tandis que La Comtesse le montre de
l’extérieur, sans aucun accès à son point de vue. Le personnage de Maria crève souvent l’écran,
grâce à la photogénie d’Ava Gardner, mais l’image est souvent privée d’une de ses composantes :
la scène du procès, par exemple, propose une figure inverse et complémentaire du travail du horschamp, c’est-à-dire qu’on a l’image, mais pas le son du discours de Maria. La présence
permanente d’un en-dehors au cœur du récit montre ainsi la relativité de la représentation, dont
Mankiewicz rappelle sans cesse qu’elle n’est qu’une appréhension partielle et réorganisée du réel.
2. Le pouvoir assertif du hors-scène
Le hors-champ exerce donc une très forte emprise sur la diégèse, emprise qui se trouve accrue
lorsqu’intervient une forte référence au théâtre et que les personnages sont pris dans des
dispositifs clos. L’effet n’est pas le même selon que le champ est un espace ouvert, une portion
du monde, ou donne l’impression d’être un espace délimité et codé. Pierre Beylot souligne dans
Le Récit audiovisuel2 que le champ est de l’ordre de l’assertif et le hors-champ de l’ordre de
l’hypothétique dans une configuration classique. L’emploi théâtral qu’en fait souvent
Mankiewicz tend à nuancer cette répartition et à faire des références au hors-champ un moyen
assertif ou, plus exactement, la condition de possibilité ou la garantie des événements qui se
jouent dans le champ. Le Limier s’appuie très nettement sur l’idée que la vérité se trouve à
l’extérieur et que le champ – ou plutôt la scène – est fondamentalement un terrain fictif. Les
affirmations faites en scène n’ont aucun référent vérifiable visuellement. La manière dont chacun
des protagonistes adhère aux propositions de son adversaire – et dont le spectateur adhère au
1
J. Aumont, A. Bergala, M. Marie, M. Vernet, Esthétique du film, Paris, Nathan Université, 1983, rééd. 1994, p. 15.
2
P. Beylot, Le Récit audiovisuel, Paris, Nathan Université, 2005, p. 204 .
3
dispositif du film – repose sur l’acceptation de postulations sur le contenu du hors-scène. La
richesse infinie du hors-champ, sans cesse réinventé, renouvelle la possibilité du jeu.
3. La dialectique champ / hors-champ : réversibilité ou circularité ?
La dynamique théâtrale, où l’action scénique est éclairée en fin de compte par un récit final
révélant les événements jusque-là maintenus hors-champ, demande à être examinée plus
précisément. Plutôt qu’ils n’obéissent à une logique binaire fondée sur la dissimulation, puis sur
une révélation (c’est-à-dire sur la mise en scène d’une scène opaque, mystérieuse, lacunaire, puis
sur l’intrusion violente du hors-scène à travers des récits), certains films renvoient dos à dos
scène et hors-scène, comme s’il s’agissait d’actualisations différentes d’un épisode qui demeure
en fait relégué hors-scène. Soudain l’été dernier en est un excellent exemple, notamment si l’on
compare les deux récits complémentaires de Mrs Venable et de Catherine, en particulier les
passages organisés autour d’un élément de décor très visible et de nature symbolique : le
squelette. La relation d’inclusion / exclusion des différents espaces est plus complexe qu’il n’y
paraît. Une première lecture de cet ensemble permet d’opposer récit de théâtre et récit de cinéma,
le second faisant éclater complètement l’espace scénique : la fiction mise en place par Mrs
Venable est ainsi détruite quand le hors-champ jusque-là imaginaire (cette fois selon le sens de
N. Burch) devient concret. Mais une lecture plus précise permet aussi de mettre en doute le statut
de vérité du récit de Catherine, manifestement placé sous le signe de la subjectivité et de
l’hallucination (perçue précisément à la présence dans les images du squelette initialement
présenté comme un élément du jardin de Mrs Venable). La deuxième scène n’est somme toute
pas plus réelle que la première et semble plutôt une nouvelle actualisation du passé
fantasmatique qui hante les protagonistes du film. Bien que mis en images, l’événement tragique
demeure toujours hors-champ, comme en attestent les cadrages qui tendent à ne montrer que très
partiellement le personnage de Sebastian, et des ambiguïtés dans le point de vue qui tendent à
exclure la narratrice de son propre récit.
Bien que très classique par son goût de la dissimulation, Mankiewicz a une pratique du horschamp relativement originale, dans la mesure où elle s’appuie moins sur un travail du cadre, sur
la perception de l’espace par le spectateur, que sur un dispositif plus vaste lié au récit dans son
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ensemble. Malgré les diverses révélations auxquelles se livrent les films, il demeure toujours un
en-dehors inaccessible et fondateur.
Extraits analysés :
- Chaînes conjugales (A Letter to three wives, 1949) : extrait de la séquence d’ouverture et
plans d’apparitions d’Addie Ross dans le premier flashback
- Soudain l'été dernier (Suddenly Last Summer, 1959) : extrait du récit de Mrs Venable
(autour du squelette dans le jardin) et passage correspondant dans le récit final de Catherine.
- Le Limier (Sleuth, 1972). La scène des déguisements à la cave dans l’acte I.
Extraits complémentaires :
- La Comtesse aux pieds nus (The Barefoot Contessa, 1954) : deux premières scènes
- Ève (All About Eve, 1950) : après l’audition au théâtre, répétition de la scène hors-champ
sous forme de palimpsestes.
Bibliographie complémentaire :
Jacques AUMONT, L’Image, Paris, Nathan, coll. « Université », 1990 (en particulier pp. 173-178
pour les notions de scène et de champ)
André BAZIN, « Théâtre et cinéma » in Esprit, juin-août 1951, repris in Qu’est-ce que le cinéma ?,
Paris, Éditions du Cerf, 1985, pp. 129-178.
Marc VERNET, Figures de l'absence : de l'invisible au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma,
Coll. Essais, 1988.
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