L`Homme des bois - Comédie de Genève

Transcription

L`Homme des bois - Comédie de Genève
DOSSIER PÉDAGOGIQUE
L’Homme
des bois
DE
A NTON T CHEKHOV
MISE EN SCÈNE ISABELLE
DU
POUSSEUR
22 A U 31 MAI 2008
lund i, m a rd i, vend redi, sam edi 20h
m e rc r ed i, jeu d i 1 9h
d im anche 17h
CONTACT
Arielle Meyer MacLeod
+ 41 / (0)22 320 52 22
[email protected]
www.comedie.ch
L’Homme des bois
D E A NTON T CHEKHOV
MISE EN SCÈNE ISABELLE POUSSEUR
assistante à la mise en scène
scénographie et costumes
assistante scénographie et costumes
lumière
dramaturgie
Les chansons Je t’aime et
Maintenant ou jamais
Julie Annen
Laurence Villerot
Anne Sollie
Nathalie Borlée
Arielle Meyer MacLeod
Michèle Bernard
Guillaume Béguin
Marie Bos
Paul Camus
Michel Cassagne
Amid Chakir
Philippe Grand’Henry
Emilie Maquest
Jacques Michel
Martine Paschoud
Julia Perazzini
Fabrice Rodriguez
Léonid Stépanovitch Jeltoukhine
Elena Andréevna
Mikhaïl Lvovitch Khrouchtchov
Alexandre Vladimirovitch Sérébriakov
Ilia Ilitch Diadine
Iégor Pétrovitch Voinitski
Sofia Alexandrovna (Sonia)
Ivan Ivanovitch Orlovski
Maria Vassilievna Voïnitskaïa
Ioulia Stépanovna
Fiodor Ivanovitch
Production : Théâtre National – Bruxelles, Comédie de Genève
2
Table des matières
Argument
4
Tchekhov notre contemporain
par Arielle Meyer MacLeod
5
Saisir l’instant
entretien avec Isabelle Pousseur
9
Isabelle Pousseur ou L’art des ouverture
par Arielle Meyer MacLeod
11
La maison et le monde
in “Théâtres Intimes” par Jean-Pierre Sarrazac
12
Annexes
3
Argument
Acte I. L'anniversaire manqué
Dans la propriété de Léonid Jelthoukine, riche propriétaire terrien, le jour de son anniversaire.
Sa sœur Ioulia a préparé une somptueuse fête. Mais les invités n'arrivent pas. On attend surtout
Sérébriakov, vieux professeur d'université à la retraite et sa toute jeune femme Elena, qui forment
un couple mal assorti dont tout le monde parle, ainsi que Sonia, la fille d'un premier lit de
professeur. Voïnitski, frère de la première femme de Sérébriakov, qui dirige le domaine et ne
cesse d'exprimer la frustration de sa vie perdue, est déjà là avec quelques autres. Les membres
de la famille Sérébriakov, retardataires tant attendus, arriveront ensuite, tout comme Khroutchov,
l'"homme des bois", médecin et écologiste avant l'heure, dont la passion est de sauver les forêts
de la destruction dont elles sont menacées. Tous finissent donc par se retrouver autour d'un
repas d'anniversaire dans une des ces scènes polyphoniques dont Tchékhov a le secret
Les personnages se séparent et ne restent alors qu'Eléna et Voïnitski, qui lui fait part de son
amour.
Acte II. L'insomnie
Dans le salon des Sérébriakov en pleine nuit.
Le vieux professeur tyrannique a une crise de goutte. Sa femme Elena, sa fille Sonia, Voïnitski, et
l'Homme des bois venu pour le soigner, se succèdent à son chevet.
Dans cette ambiance nocturne adviennent des scènes intimes et s'élaborent des romans: Voïnitski
est surpris par l'homme des bois à genoux devant Elena, ce qui ne fera qu'enfler la rumeur
d'adultère qui déjà court alors qu'Elena a toujours repoussé ses avances. Entre l'homme de bois
et Sonia s'esquisse une scène d'amour qui pourtant se terminera sur un malentendu.
Acte III. Le suicide
Dans le salon des Sérébriakov, deux semaines plus tard.
Sonia rayonne de son amour pour l'homme des bois mais lui, blessé par les propos qu'elle a tenu
dans l'acte précédent, la repoussera. Fiodor, jeune propriétaire terrien sans inhibition, harcèle
Elena de propos amoureux. Ioulia avoue à Sonia son amour pour ce Fiodor mais est avant tout
préoccupée par son désir de voir son frère, Jelthoukine, épouser Sonia.
Sérébriakov a convoqué tout le monde pour parler de son projet de vendre le domaine. Commence
alors une séquence qui conduit au drame: ce domaine est le lieu où Voïnitski a enterré sa vie,
trimant pour envoyer de l'argent au professeur et vivant par procuration des succès universitaires
de ce dernier. Un conflit dramatique s'élève auquel s'ajoute la menace d'une catastrophe
écologique proférée par l'homme des bois et le désespoir de Sonia qui voit ses espoirs amoureux
déçus. L'acmé de cette tension est atteint par le suicide de Voïnitski. Elena s'enfuit au moulin de
Diadine.
Acte IV. Le bonheur trouvé
Au moulin de Diadine.
A la désolation de l'acte précédent succède l'enchantement de celui-ci dans lequel refleurit
l'espoir du bonheur. Tout le monde va se retrouver dans ce lieu magique décrit comme une oasis
dans lequel vit Diadine, le personnage le plus pauvre mais aussi le plus apte au bonheur. Elena
s'y est réfugiée depuis deux semaines, l'homme des bois arrive pour y travailler à ses cartes sur
la topographie des forêts, Ioulia annonce que les autres vont venir y prendre le thé. L'amour
reprend ses droits puisque les couples des jeunes se forment enfin: Sonia et l'homme des bois, et
Ioulia et Fiodor. Elena quant à elle choisit de rentrer chez son mari.
4
Tchekhov notre contemporain
par Arielle Meyer MacLeod
On lit aujourd’hui Tchekhov comme on lit un classique. Son univers -celui de l'ordinaire et de
l'intime-, ses personnages -traversés par des tempêtes immobiles- font partie de notre paysage
littéraire familier, celui pour lequel on éprouve le bonheur de la reconnaissance. Mais on oublie
peut-être parfois à quel point il a bouleversé le paysage théâtral et combien il a ouvert la voie à
toutes les déconstructions du 20 è m e siècle. Tchekhov en effet met en crise les éléments
essentiels de la forme dramatique 1 .
1. Décentrement
Tchekhov invente une écriture déliée pour dire un monde éclaté. Il n’y a pas chez lui d’instance
centrale qui détiendrait la vérité, pas de point de vue unifiant, au contraire: la réalité est donnée
à voir par le prisme étoilé d’un kaléidoscope. Les faits sont perçus par les consciences multiples
des personnages, dont aucun ne détient de place principale. Meyerhold affirmait à ce propos que
si les Grecs ont inventé un héros principal entouré d’un chœur, Shakespeare un héros principal
entouré de personnages secondaires, Tchekhov a, quant à lui, institué un groupe de personnages
dépourvu de centre.
«Alors que partout régnait la loi de l’enchaînement et du continu, il procéda à une écriture qui
les ébranle, écrit Georges Banu. Ce monde-là est disloqué, il n’est pas homogène, comme dans
une comédie de Feydeau ou un drame d’Ibsen. Tout est fissuré, aucune sécurité ne se dégage,
chacun est seul parmi les autres. Les liens sont défaits. L’écriture témoigne justement du
« décousu de la vie » qu’un écrivain invoquait pour légitimer l’écriture fragmentaire 2 ».
Ce décousu crée ce que l’on pourrait appeler une dramaturgie de l’interstice. La matière théâtrale
est composée d’une alternance -parfois d’une simultanéité- de micro situations dont la succession
peut être très rapide. Trois répliques et puis s’en vont… Et c’est très précisément dans les
intervalles minuscules qui rompent la suite des événements sur le mode du staccato que réside
une des plus grandes mutations opérées par Tchekhov. Il invente une forme théâtrale qui utilise
le principe des pleins et déliés pour rendre vivant un monde pluriel et diffracté.
Le principe même de l’action théâtrale est ainsi mis en échec par Tchekhov. Non parce que dans
ses pièces il ne se passerait rien, comme on l’entend dire parfois, mais parce que précisément il
s’y passe une multitude de choses d’importance très variable, assemblées selon une logique du
montage plutôt que selon un développement linéaire qui suppose une situation initiale, une crise
et un dénouement. Et ces événements ne semblent pas hiérarchisés : le banal jouxte avec
l’essentiel sans transition. Plus encore, les échanges où s’expriment les affres existentielles des
personnages se font parfois presque entre deux portes, et les faits importants sont relégués à la
périphérie.
Lorsque Tchekhov place momentanément un personnage en position focale, c’est pour mieux
montrer l’insuffisance de cette posture.
Ainsi Voïnitski, à l'acte I, s'imagine écrire un roman dont le sujet serait Sérébriakov, un sujet
qui serait donc à peu près identique à celui de la pièce même. On voit ici l'ironie de Tchékhov:
il délègue à Voïnitski une place très provisoire d'organisateur de la fiction, une fiction qu'il
raconte en mettant en avant son point de vue subjectif. Mais ce point de vue est presque
1
2
voir les travaux de Peter Szondi, Jean Pierre Sarrazac, Georges Banu
Georges Banu, "Ivanov ou la maladie de l'âme", in Lexi/Textes , Théâtre de la Colline
5
immédiatement invalidé par un autre personnage, Orlovski: "il est jaloux", s'exclame-t-il.
Tchékhov esquisse un centre qui se rétracte presque instantanément et ce mouvement rappelle
celui d’une centrifugeuse : ce qui était ou aurait dû être au milieu se trouve projeté vers les
bords, laissant un centre vide.
Cette absence de conscience centrale est ce qui produit les effets de choralité de la dramaturgie
tchékhovienne que relèvent les metteurs en scène et qui intéresse particulièrement Isabelle
Pousseur.
2. Rien
Tchekhov semble traiter l’action en creux. Il a l’art de faire théâtre de situations a priori non
dramatiques : l’attente, la fête qui n’a pas lieu, la somnolence, l’ennui, l’absence.
Le premier acte de l’Homme des Bois est entièrement fait de cela.
On est au domaine de Léonid Jelthoukine et de sa sœur Ioulia. C'est l'anniversaire de
Jelthoukine. Mais l'événement principal est un non-événement: "ils ne sont pas là". La famille
Sérébriakov, c'est-à-dire le professeur, sa très jeune et très belle femme Elena, et sa fille
Sonia, se font attendre depuis plus d'une heure.
S'engage une conversation entre ceux qui sont présents:
Orlovski: Qu'est-ce qui se passe chez vous?
Voïnitski: Il ne se passe rien.
Orlovski: Quoi de neuf?
Voïnitski: Rien.
Cet échange est significatif car il concerne deux aspects essentiels de la construction
dramatique: l'action (qu'est-ce qui se passe?) et le temps (quoi de neuf?). Ces deux éléments
dramatiques sont mis en échec: rien, il n'y a pas d'action et le temps est immobile. Il s'agit là
presque d'une annonce de décès du théâtre dramatique qui suppose précisément une action qui
se déroule et se modifie dans une durée.
Et pourtant le discours se déploie: les personnages développent à l'envi le rien. C'est là toute la
force paradoxale de l'écriture de Tchékhov, cet art de créer du plein à partir du vide, de l'émotion
à partir de situations creuses, du dialogue dont le contenu est presque rien, mais qui révèle
d'autant plus ses propres manques et la souffrance qui en est l'origine.
Dans cet univers particulier que sont les pièces de Tchekhov, le simple fait de mettre ensemble
des personnages semble devenir un événement à part entière. Les arrivées, avec leur cortège de
salutations, de formules toutes faites et de questions sans réponses, sont en effet développées à
l'extrême, donnant l'impression d'un rituel mêlant des gestes et des paroles se répétant depuis
toujours, et d'autres qui adviennent pour la première fois. Ce contrepoint entre répétition et
surgissement ponctuel de l'événement, comme celui qui fait alterner faits insignifiants et actions
dramatiques - cette façon donc de tisser ensemble des dimensions opposées - est ce qui donne
aux pièces de Tchékhov leur relief si particulier.
La réunion de tous les personnages dans un même lieu provoque ce que Tchekhov appelle
"l'irritation pour ainsi dire intime, familiale" 3 ce que Maeterlinck appelait lui "le tragique
quotidien".
«Ca va de travers dans cette maison. […] En un mot, tout le monde fait la guerre à tout le monde.
On se demande quel est le sens de cette guerre, à quoi elle sert ? […] ce qui détruit le monde, ce
ne sont pas les brigands, les voleurs, mais la haine cachée, l’inimitié entre les gens de cœur. »
En quelques phrases, Elena, un personnage à la fois central parce qu'elle concentre les regards
et les désirs, mais en même temps périphérique parce qu'elle se tient toujours à la lisière des
3
Jean-Pierr e Sar razac, in « Th éâtres Intimes », A c te-Sud, 1989, vo ir infr a
6
événements – et cette posture la dote d'une qualité d'observation supérieure –, semble annoncer
le projet dramatique de Tchekhov, celui qu'il développera dans toute son œuvre théâtrale.
3. Dialogue
Tchekhov rompt le caractère harmonieux du dialogue théâtral que dénonçait le théoricien russe
de la littérature Michaël Bakhtine 4 . Comme Dostoïevski pour le roman, Tchekhov porte un coup
fatal au monolithisme. Il fait dialoguer non seulement des points de vue multiples –sur les
personnages ou sur le monde –, mais des façons différentes d'investir le langage.
Les personnages tchékhoviens alternent en effet une parole singulière, mais solitaire, dans
laquelle soudain la souffrance et la frustration trouvent à se dire, et une langue commune, préformatée, dans laquelle chacun se moule. En témoigne l'utilisation du stéréot ype, le recours à la
citation, au proverbe, à tous ces lieux communs, au sens propre d'espace linguistique partagé.
Orlovski: "Viens avec moi cet automne! Ca te dit?..."
Sonia (elle chante) "Non, ne me tente pas en vain…" (Une note précise qu'il s'agit d'une
romance célèbre.)
Fiodor: "Ne chante pas à table, ou ton mari aura une femme idiote".
Le dialogue tisse, on le voit, romance et proverbe. Cette constante du dialogue tchékhovien
dans lequel abondent les dictons et les comptines, ces reprises de motifs appartenant à une
culture populaire partagée, souligne la dimension commune du langage relevée par Bakhtine.
Le langage est toujours d'une certaine façon déjà parlé par d'autres. Et si la parole se fait avec
les mots d'autrui, cela implique qu'elle ne peut constituer une expression purement individuelle.
C'est sur cet écueil ontologique du langage que semblent venir buter les personnages de
Tchekhov, qui oscillent entre la recherche d'une parole singulière –où s'expriment tantôt la
frustration et l'inaccomplissement, tantôt l'espoir d'un bonheur encore à venir – et le lieu
commun.
Souvent Tchekhov campe dans ses pièces des personnages qui se caractérisent par leur
inadéquation discursive, comme Saliony dans Les Trois sœurs. Ici Diadine et Maria Vassilievna,
chacun à sa manière, expriment un décalage: ce n'est pas tant ce qu'ils disent qui sonne faux
mais l'inadéquation de leur propos à la situation environnante. Ils perturbent le dialogue, le
mettent à mal, et ce faisant en montrent les limites et les écueils.
"Le refus de l'action et du dialogue, les deux catégories les plus importantes de la forme
dramatique, semble devoir correspondre au double renoncement qui caractérise les êtres de
Tchekhov " écrit Peter Szondi pour qui ces êtres ont renoncé à vivre dans le présent et à
communiquer.
Le dialogue ici n’est en effet plus un outil de communication et se réduit même parfois à sa
fonction la plus élémentaire, la fonction phatique qui, comme le "allô" utilisé au téléphone, sert
avant tout à vérifier que le contact est établi indépendamment de tout contenu. Il ne sert pas non
plus à faire avancer l'action, puisque celle-ci échappe à toute saisie linéaire. Le dialogue semble
au contraire investit d'un rôle paradoxal, celui d'exhiber des solitudes.
4
" les r ép lique s du d ia logu e dr a ma tiqu e n e d is loqu en t p as l'un iv ers rep rés en té, n e le
renden t pas mu ltid imen sionn el; au con trair e, pour être vraime n t dramatiqu es, elles on t
b eso in d 'un un iv ers le plus mono lith iqu e possib le. D ans les p ièces de th éâtr e, cet un iv ers
do it ê tr e ta illé d 'un s eu l b lo c. Tou t a ff a ib lis se me n t d e ce mono lith is me a mè n e
l'affaib lisseme n t d e l'intensité dr amatique. Les p ersonn ag es se r ejo ignen t en d ialogu an t,
d ans la v ision un iqu e de l'au teur, du me tteur en scèn e, du spectateur , sur un fond n e t et
ho mog èn e" .
7
Ces tensions formelles qui sapent les fondements du drame sont néanmoins apaisées dans
L'Homme des bois par la construction générale de la pièce, qui souscrit à un traitement plus
traditionnel: la tension monte dans le troisième acte et culmine dans un fait dramatique, celui du
suicide de Voïnitski, qui bouleverse et modifie le cours des événements ultérieurs. La pièce se
termine de façon très insolite par un happy end et propose ainsi, contrairement aux pièces à venir
et surtout à Oncle Vania, une résolution, un dénouement, heureux qui plus est.
Le génie de Tchekhov est d'avoir mis à mal la forme dramatique tout en inventant un théâtre de
l'intime et de l'intériorité. Malgré l'éclatement de l'action et le déboîtement du dialogue, il crée
des personnages riches en émotions d'une intensité extraordinaire. Il faudra attendre Beckett et
le 20 è m e siècle pour que le personnage, ce dernier bastion dramatique, vole aussi en éclats.
8
Saisir l’instant
entretien avec Isabelle Pousseur
Après le poignant Et votre fumée montera vers le ciel qu'elle a monté en 2003, Isabelle
Pousseur revient à la Comédie de Genève pour nous faire découvrir une œuvre de
jeunesse méconnue de Tchekhov, une pièce singulière qui parle avant tout, dit-elle, de la
disposition à la joie et de la capacité des êtres à saisir l'instant. Une pièce lumineuse dans
laquelle la quête du bonheur n'est pas, comme dans d'autres textes du dramaturge russe,
vouée à l'échec. Avec ce spectacle ciselé, Isabelle Pousseur nous rappelle que Tchekhov
est le premier de nos grands auteurs modernes.
Théâtre National : Isabelle Pousseur, pourquoi avoir choisi cette pièce assez peu connue du
grand auteur russe ?
Isabelle Pousseur : C'est en effet une pièce mal connue, méconnue même, et injustement à mon
avis. Pièce de jeunesse, elle fut montée une fois du temps de Tchekhov et ne connut pas le
succès. Par la suite, l'auteur refusa absolument de la remettre à la scène, la désavoua et écrivit
une pièce dont les personnages et les thèmes sont proches, Oncle Vania. Les commentateurs du
dramaturge et les critiques suivirent l'avis de Tchekhov et elle fut pratiquement oubliée, jusqu'à
ce que le traducteur André Markowicz la défende vigoureusement comme étant beaucoup plus
qu'une simple première version d'Oncle Vania. Le fait qu'elle soit peu jouée me plaît, car j'ai un
peu de mal avec l'idée de m'approprier les grandes pièces de Tchekhov qui ont déjà été portées
si souvent à la scène de façon magistrale. Si L'Homme des bois égale pour moi ces grandes
pièces, tant en finesse qu'en puissance et en précision littéraire, elle apporte une chose en plus :
un quatrième acte inattendu, qui se termine par une sensation de liberté et d'espoir, ce qu'on ne
trouve dans aucun autre de ses textes !
Théâtre National : C'est donc le « happy end » de la pièce qui vous a surtout séduite ?
Isabelle Pousseur : Ce n'est pas tant la « fin optimiste » qui me plaît que la façon inattendue
dont celle-ci est amenée. Au troisième acte, un événement tragique advient qui semble d'une
certaine façon libérer les autres personnages, plus particulièrement les jeunes. On est loin du
schéma tragique tchékhovien, celui de La Mouette en particulier, où les vieux, pour survivre, vont
écraser les plus jeunes et fouler aux pieds leurs espoirs. De plus, le temps qui passe n'a pas ici
cette valeur d'éteignoir, de chape, plus fort que les individus. Il me semble que L'Homme des
bois, entre autres choses, parle de l'instant, de la capture de l'instant, de la capacité à s'en saisir
pour le faire sien.
Ainsi le traitement inattendu du quatrième acte me paraît extrêmement moderne et novateur. A
mes yeux, il donne à lui seul toute sa valeur à L'Homme des bois qui mérite vraiment d'être
redécouvert.
Théâtre National : Quelle est la difficulté d'aborder Tchekhov pour un metteur en scène ?
Isabelle Pousseur : Il me semble que travailler sur des textes de Tchekhov demande avant tout
de la précision! La subtilité de ses pièces tient essentiellement à la complexité des personnages.
Même s'ils sont toujours pris dans des histoires d'amour, des sentiments croisés et des grands
désespoirs, les personnages de T chekhov ne sont jamais uniquement sentimentaux. Ils sont
riches et pleins de leur propre point de vue sur le monde et les choses. Leurs remarques, parfois
anodines -les célèbres coq-à-l'âne tchékhoviens- en disent aussi long sur eux que de grandes
déclarations.
9
A côté des problématiques relations de couples très présentes dans la pièce, Tchekhov explore
ici d'autres thèmes qui reviennent comme des leitmotive. Les protagonistes ont par exemple tous
un rapport très particulier à la propriété : il y a les nouveaux riches qui sont maladroits dans le
monde, il y a la bourgeoisie intellectuelle qui fascine tout le monde mais n'a pas assez d'argent et
doit vendre forêts et propriétés, il y a les propriétaires terriens oisifs qui font surtout la fête mais
aussi ceux qui ont un métier et travaillent, comme l’homme des bois qui est médecin. Et au milieu
de cela, il y a un homme qui ne possède rien, ni mais on, ni femme, ni beauté, qui loue un simple
moulin mais se trouve être, sans l'avoir voulu, le chef d'orchestre de ce quatrième acte qui se
déroule chez lui, en pleine forêt, dans un cadre que les protagonistes décrivent eux-mêmes
comme « enchanteur ». Et je ne peux pas m'empêcher de penser que la grâce de ce quatrième
acte tient justement au fait que nous ne nous trouvons pas dans une propriété.
Théâtre National : Pouvez vous, sans trop déflorer le projet, nous donner une idée de vos choix
artistiques pour L'Homme des bois ?
Isabelle Pousseur : J'ai opté pour une dramaturgie qui met en évidence le quatrième acte.
J'avais envie d'un univers contemporain, sans pour autant évoquer strictement le monde
d'aujourd'hui. Disons que l'on pourra y reconnaître des éléments issus de la deuxième moitié du
XXe siècle. Sur le plan scénographique, nous nous sommes inspirés des constructions en bois
contemporaines. Ces maisons en bois sont très belles et rappellent aussi les datchas russes.
Différents panneaux mobiles vont moduler l'espace au fil des actes et rendre possible
« l'enchantement » du quatrième acte. Mais je préfère ne pas dévoiler comment…
10
Isabelle Pousseur ou L’art des ouvertures
par Arielle Meyer MacLeod
Bien avant le début des répétitions, Isabelle Pousseur plonge dans l'œuvre de Tchekhov,
s'imprègne de son univers et de tous les recoins du texte. C'est là que commence le travail de
mise en scène pour cette grande lectrice, curieuse et minutieuse, qui écoute les moindres plis du
récit, de tous les récits tissés dans la pièce.
Avec ses comédiens elle continue le patient dépliage du texte de Tchekhov, et pratique en orfèvre
cette écriture faite d'interstices, de pleins et de déliés, de périodes musicales variables, de mots
recouverts par le silence. «On crée du vide et tout à coup une autre parole apparaît », leur ditelle, ou encore « il faut jouer quelque chose de plein dans le silence ».
Très attentive aux plans, aux gros-plans, aux rythmes, aux intensités, elle porte une attention
particulière aux entrées des personnages, à l’apparition sur la scène, au surgissement dans
l’espace de la fiction. Chaque entrée a pour elle une signification qu’il s’agit d’investir.
Car Isabelle Pousseur a l'art des ouvertures. Ainsi le premier acte: comme pour son magnifique
Matériau-Médée de Heiner Müller qui commençait par une bluette de Joe Dassin sur laquelle sept
Médée pleuraient leur amour pour l’infidèle Jason, elle imagine une entrée en matière musicale
un peu décalée. Une chanson de Paolo Conte, désuète et nostalgique, qui laisse une plage de jeu
muette pendant laquelle se tissent déjà à partir de presque rien les prémices de la pièce.
Une longue table, très longue, est placée frontalement, très proche du bord de scène. Pour
raconter la fête d’anniversaire manquée du premier acte, Isabelle Pousseur a trouvé une solution
scénique qui concentre tous les aspects paradoxaux de l'écriture. La table est dressée, en
attente. En attente des invités qui n’arrivent pas. Elle raconte admirablement le vide crée par
cette absence. Les personnages sont en effet confinés d'un côté de celle-ci, tandis que les
serviettes restent pliées sur les assiettes vides de l'autre côté. L'absence prend ainsi une
dimension palpable sur la scène. Le plein du côté cour rend d’autant plus sensible le vide du côté
jardin.
Ainsi disposée, cette table permet à la fois de dire l’activité très réaliste et quotidienne du repas
et d’afficher la théâtralité de l’action, rompant ainsi toute tentation naturaliste. Les acteurs,
placés seulement du côté où ils nous font face, brisent la convention du quatrième mur et
semblent nous montrer que ce repas est un repas de théâtre. C'est tout le premier acte
qu'Isabelle Pousseur cisèle ainsi dans une tension ludique entre le réalisme et le théâtral. Et il
est très beau en répétition de voir que les acteurs aussi hésitent et alternent dans leurs
propositions entre un jeu réaliste qui dirait le banal et l’ordinaire de l’histoire et un jeu plus
expansif qui s’affiche comme tel.
Tandis que retentit la mélodie de Paolo Conte, la jeune Ioulia tourne dans l'espace armée d'une
caméra. Elle filme tout, tout azimut: le jambon, la table mise, son frère grognon déçu par
l'absence de ses convives; elle filme la fête qui pour l'instant n’a pas lieu. La présence de la
caméra médiatise l’image scénique et redouble le « rien » de ce premier acte.
Ainsi pendant ces quelques courts instants qui font le lever de rideau, avant même que soit
prononcé le premier mot de la pièce, Isabelle Pousseur crée déjà tout un univers.
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La maison et le monde
in « Théâtres Intimes » 5
Jean-Pierre Sarrazac
[…]La mutation de la forme dramatique, au tournant du siècle dernier, trahit une crise de
l’intérieur, une crise de la maison et de ses habitant s. Pour un Bachelard, dont la méditation vise
à exprimer tout le possible du bonheur humain, la maison, qui est « un cosmos dans toute
l’acceptation du terme », se présente comme le « grand berceau » de l’intimité. Nous avons
cependant constaté, à l’étude des dramaturgies d’Ibsen, Stindberg et O’Neill, que la maison
pouvait aussi ressembler à un sépulcre et saisir d’un froid mortel ceux qu’elle était censée
abriter. A la vision optimiste de la vie domestique qui prévalait au siècle des lumières – l’espace
privé bourgeois représentant alors le lieu où se prépare la réforme de l’espace public -, se sont
peu à peu substitués désenchantement et pessimism e. Devenues une fin en soi et non plus le
moyen d’une transformation morale de la soci été, l’existence domestique et l’intimité qu’elle
engendre s’avèrent une source de malaise, d’ennui, d’hypocrisie et de conflits larvés. Si l’on en
croit certains auteurs de l’époque naturaliste et, tout particulièrement, le Becque de La
Parisienne et des Corbeaux, l’éden s’est métamorphosé en enfer. Cette dégradation de l’espace
domestique atteindra son paroxysme avec Huis clos de Sartre où l’enfer, précisément, est
représenté par « un salon style Second Empire »…
Mais le grand dramaturge de cette crise de l’intérieur, à un moment où elle est encore ouverte et
informulée, c’est évidemment Tchekhov. De l’ensemble des pièces de ce dernier, on pourrait dire
que le personnage principal est sinon la maison du moins la maisonnée : « Rappelez-vous,
écrivait Tchekhov à Meyerhold, que de nos jours presque tout homme, même le plus sain,
n’éprouve nulle part une irritation aussi vive qu’à la maison, dans sa propre famille, car la
dysharmonie entre le passé et le présent est d’abord ressentie dans la famille. C’est une irritation
chronique, sans emphase, sans attaques convulsives, une irritation que ne remarquent pas les
visiteurs, mais qui pèse de tout son poids au premier chef sur les personnes les plus proches – la
mère, la femme -, c’est une irritation pour ainsi dire intime, familiale. » Le drame de l’intimité n’a
point d’autre programme, chez Tchekhov, que de mettre en exergue cette irritation domestique.
« En quoi une maison de fous est-elle différente de toutes les autres maisons ? » se demande
Chabelski dans Ivanov. Les personnages tchékhoviens interpellent sans relâche ces dieux lares
qui semblent s’être retournés en dieux vengeurs : « A la maison, il étouffe, n’est-ce pas, il se
sent à l’étroit. Il lui suffirait de rester à la maison un seul soir, pour s’envoyer une balle dans la
peau », remarque à propos d’Ivanov le jeune médecin Lvov. « Il me semble que je n’aurais pas pu
vivre dans votre maison, dans cette atmosphère, au bout d’un mois, j’aurais été asphyxié »,
déclare Astrov à Sonia dans Oncle Vania, confirmant ainsi l’impression qu’Elena Andréevna
confiait à Vania au deuxième acte de la pièce : « Il y a quelque chose qui cloche dans cett e
maison. Votre mère déteste tout ce qui n’est pas ses brochures et le professeur ; le professeur
est irrité, n’a pas confiance en moi, a peur de vvous ; Sonia en veut à son père, m’en veut à moi,
et ne me parle plus depuis deux semaines, vous, vous haïssez mon mari, et méprisez
ouvertement votre mère ; je suis énervée et, aujourd’hui, j’ai essayé de pleurer une vingtaine de
fois. Il y a quelque chose qui cloche dans cette maison. » C’est en fait Sérébriakov, professeur à
la retraite et époux d’Elena, qui cerne le mieux ce pouvoir maléfique, dont, menacé d’un pistolet
par Vania, il a failli devenir la victime : « Je n’aime pas cette maison. On dirait un labyrinthe.
Vingt-six énormes pièces, les gens se dispersent là-dedans et on ne sait jamais où les chercher
(…). J’ai le sentiment de me trouver sur une autre planète. »
5
Jean -Pierr e Sar razac, in « Th éâtres In times », A c te-Sud, 1989
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De ce labyrinthe, quel est le Minotaure ? … Astrov détient la réponse à cette question : « La
sordide vie quotidienne » qui « nous a engloutis » et « de ses émanations pourries (…) a
empoisonné notre sang ». La maison est l’antre de cette vie quotidienne aveugle, spasmodique,
baignée de vapeurs d’alcool et ponctuée d’agacements, de vertiges, de malaises,
d’évanouissements, de pleurs sans raison apparente ou de rires inexplicables. D’où ce moi
fugueur et infantile qui caractérise la plupart des personnages de Tchekhov : Platonov multipliant
les abandons du foyer conjugal pour aller parader, provoquer et séduire Anna Petrovna ; Ivanov
désertant la maison où sa femme est mourante et tentant de s’éblouir dans celle des Lebedev (à
Sacha : « Ma maison m’est odieuse, y vivre est pour moi une torture ») ; Nina attirée comme un
papillon par la lumière théâtrale qui baigne la demeure des Sorine ; Verchinine hantant la maison
des sœurs Prosorov pour essayer d’oublier le sordide appartement où il vit en compagnie de ses
enfants et de son épouse suicidaire… Velléités de fuite : si le lieu tchékhovien paraît moins clos
et plus perméable à l’espace social que le lieu ibsénien, le moi tchékhovien, lui, est peut-être
encore plus emmuré dans l’univers domestique que le moi ibsénien : « Je n’ai pas le courage
d’aller jusqu’à cette porte et vous me parlez d’Amérique », rétorque Ivanov à Sacha qui lui
proposait de partir pour le Nouveau Monde avec elle.
Certes, il y a deux maisons chez Tchekhov : l’une fermée et strictement conjugale ou familiale (la
petites maison de Platonov, celle d’Ivanov, celle où Nina subit la férule de son père et de sa
belle-mère, l’appartement sordide de Verchinine, etc.) ; l’autre ouverte, où règne une apparente
convivialité, comme chez les Voïnitzev, les Lebedev, les Prosorov ou dans cette demeure
qu’entoure la fameuse « cerisaie ». Mais la différence est essentiellement subjective et, sous le
regard du moi tchékhovien, la sociabilité et la convivialité de la maisonnée s’évanouissent et
laissent place à un incoercible sentiment d’isolement : Vania ne voit pas dans l’espace où il vit
cet immense labyrinthe qu’évoquait Sérébriakov mais une taupinière (« Pendant vingt-cinq ans, je
suis resté avec cette mère à moi, entre ces qu atre murs, comme une taupe… »). Quant à Macha,
dans Les Trois Sœurs, elle persiste, alors même que la maison est fréquentée quotidiennement
par les officiers de la garnison, « à se croire au désert ». D’ailleurs, la maison tchékhovienne –
dont le paradigme est, bien entendu, la propriété de Lioubov Andréevna Ranevskaïa dans La
Cerisaie – subit un déclin qui affecte chacun de ses habitants. La maisonnée entière est la proie
de ce « démon domestique » qui « étrangle » Vania « jour et nuit ». Le moi est sous la menace
d’une double dépossession : de la propriété, et de lui-même.
En d’autres termes, la maison et le monde ne sont pas communicants. Plus ces personnages
provinciaux parlent de quitter la maison et de partir pour Moscou, pour Paris, pour l’Amérique,
moins ils nous paraissent croire à cet espace extérieur qu’ils appellent de leurs vœux. Chacun, ou
presque, pourrait reprendre à son compte le leitmotiv radoteur du vieux médecin militaire des
Trois sœurs : « Nous n’existons pas, rien n’existe dans ce monde »… Et si le monde est ainsi
réduit à des limbes, c’est qu’il est devenu, par cancérisation autour de la maison, entièrement
domestique : « Le monde va à sa perte, dit un personnage d’Oncle Vania, non pas à cause des
incendies, mais à cause de la haine, de l’inimitié, de toues ces petites histoires sordides. » A
partir de ces chandelles intempestivement allumées et de ces fourchettes traînant sur un banc qui
perturbent tant la Natacha des Trois Sœurs, la maison produit une irritation exponentielle qui
envahit le monde. Plus encore que le paradis perdu ou l’enfer, la maison tchékhovienne évoque le
purgatoire. Un séjour d’attente indéfinie dans lequel la vie quotidienne serait rongée par la
distraction et le divertissement au sens pascalien (sur ce point, Tchekhov annonce Beckett et
Thomas Bernhard). L’étendue qui isole la maison du monde ne se mesure pas en kilomètres – ou
en verstes – mais en années, voire en siècles. Sur le mode millénariste, la maisonnée attend une
délivrance, une Rédemption, des temps heureux – généralement pour « dans deux ou trois
siècles » ! – et ne fait ainsi que confirmer son incurable apathie. André, dans les Trois Sœurs :
« Le présent est dégoûtant, mais quand je pense à l’avenir, comme tout devient merveilleux ! On
se sent léger, on se sent au large et on voit au loin luire une lumière… Je vois la liberté, je nous
vois, mes enfants et moi, libérés de l’oisiveté, de la limonade, de l’oie aux choux, du sommeil
après dîner, de la basse fainéantise… »
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A l’opposé des personnages d’Ibsen, ceux de Tchekhov sont moins captifs du passé que d’un
futur en trompe-l’œil dont ils entretiennent l’illusion et qui les incite à une permanente conduite
de mauvais foi. Le seul remède à cette mortelle ankylose, qu’entrevoient les plus lucides des
êtres tchékhoviens, c’est l’anti-divertissement par excellence, le travail, envisagé avec une
double connotation messianique (changer les conditions sociales de la Russie) et expiatoire (faire
oublier la dilapidation, au sein de la maisonnée, d’un formidable capital d’amour, d’énergie et
d’intelligence). Lorsqu’il oublie et l’alcool et son amoureuse fascination devant Elena Andréevna,
Astrov redevient – sous le regard de Sonia – l’ homme qui « soigne les malades » et « plante des
arbres »… Promesse d’un réancrage du moi dans le monde, d’une projection de la conscience
tchékhovienne hors de la maison, dans l’espace social et historique de la Russie. Fragile espoir,
incarné par le couple Annia-Trofimov, sur lequel tombe une dernière f ois le rideau du théâtre de
Tchekhov :
« ANNIA. Qu’avez-vous fait de moi, Petia, pourquoi est-ce que je n’aime plus notre
cerisaie, comme je l’aimais avant ? Je l’aimais si tendrement, il me semblait que sur toute la terre
il n’y avait pas d’endroit plus beau que notre jardin.
TROFIMOV. Toute la Russie est notre jardin. La terre est vaste et belle, et on y trouve
beaucoup de lieux admirables. »
ANNIA. La maison que nous habitons n’est plus notre maison à nous depuis longtemps, et
je la quitterai, je vous en donne ma parole.
TROFIMOV. Si vous détenez les clés de maîtresse de maison, jetez-les dans le puits, et
partez. Soyez libre comme le vent. »
Tout comme l’ibsénienne et la strindbergienne, la dramaturgie tchékhovienne s’émancipe de la
notion naturaliste de « milieu », mais elle tend néanmoins à affirmer la primauté de cette entité
collective qu’est la maisonnée sur le moi. Autant dans Platonov le protagoniste restait la
conscience centrale de la pièce, autant La Cerisaie laisse, et déjà par son titre, le champ libre à
une évidente choralité. Mais le génie de Tchekhov tient justement à ce que jamais le moi n’écrase
le monde ni le monde le moi. Dans La Cerisaie, aucun personnage de la constellation dramatique
n’est un « figurant », chacun au contraire devient à un moment le protagoniste de la pièce, même
le vieux Firs, même Charlotta ou le trio Epikhodov-Douniacha-Yacha.
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