L`Homme des bois - Comédie de Genève

Transcription

L`Homme des bois - Comédie de Genève
DOSSIER DE PRESSE
L’Homme
des bois
DE
A NTON T CHEKHOV
MISE EN SCÈNE ISABELLE
DU
POUSSEUR
22 A U 31 MAI 2008
lund i, m a rd i, vend redi, sam edi 20h
m e rc r ed i, jeu d i 1 9h
d im anche 17h
CONTACT
Christine Ferrier
+ 41 / (0)22 809 60 83
[email protected]
www.comedie.ch
Stéphanie Chassot
+ 41 / (0)22 809 60 73
[email protected]
Autour du spectacle…
dimanche 25 mai 2008 - brunch
La quête du bonheur : jouissance ou tyrannie ?
avec Bernard Crettaz, ethnologue
Isabelle Pousseur et toute l’équipe de L’Homme des bois
animé par Florence Henniger
dès 11h30
Brunch
Au Café du Théâtre
de 12h30 à 14h
Débat et discussion
avec le public
Animations
pour les enfants avec la Bulle d’Air
dès 12h30
jeudi 29 mai 2008
du texte à la scène: passage à l'acte
Arielle Meyer MacLeod s’entretient avec Isabelle Pousseur
12h30
Au studio
entrée libre
petite restauration sur place
également durant cette période…
du 16 au 31 mai 2008
Deux millions d’arbres
Photographies par Nordesta Reforestation & Education
Exposition
Vern issage
v e n dr e d i 1 6 m a i à 1 8h
du mardi
au vendredi
de 10h30 à 18h
et les soirs de spectacle
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L’Homme des bois
D E A NTON T CHEKHOV
MISE EN SCÈNE ISABELLE POUSSEUR
Traduction
André Markowicz et Françoise Morvan
assistante à la mise en scène
scénographie et costumes
assistante scénographie et costumes
lumière
dramaturgie
Les chansons Je t’aime et
Maintenant ou jamais
Julie Annen
Laurence Villerot
Anne Sollie
Nathalie Borlée
Arielle Meyer MacLeod
Michèle Bernard
Guillaume Béguin
Marie Bos
Paul Camus
Michel Cassagne
Amid Chakir
Philippe Grand’Henry
Emilie Maquest
Jacques Michel
Martine Paschoud
Julia Perazzini
Fabrice Rodriguez
Léonid Stépanovitch Jeltoukhine
Elena Andréevna
Mikhaïl Lvovitch Khrouchtchov
Alexandre Vladimirovitch Sérébriakov
Ilia Ilitch Diadine
Iégor Pétrovitch Voinitski
Sofia Alexandrovna (Sonia)
Ivan Ivanovitch Orlovski
Maria Vassilievna Voïnitskaïa
Ioulia Stépanovna
Fiodor Ivanovitch
Production : Théâtre National – Bruxelles, Comédie de Genève
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La pièce
Cette œuvre de jeunesse, première mouture foisonnante de Oncle Vania, pourrait bien être la
quintessence du théâtre de Tchekhov: elle concent re les qualités des grandes pièces à venir
tout en exprimant encore une liberté et une pulsion de vie qui s'atténueront par la suite.
Ici, comme toujours chez Tchekhov, se trouve réuni à la campagne tout un petit monde qui
s'irrite et s'agace, qui dit ses frustrations, ses échecs et son ennui, mais aussi ses sentiments
et ses amours. Car L'Homme des bois vogue entre drame, tragédie et comédie: un suicide
n'empêchera pas une fin heureuse assez inouïe et bien peu conventionnelle, permettant aux
plus jeunes d'exprimer le bonheur d'aimer et la joie d'être présent à soi-même dans l'instant.
Une joie qui est l'essence même du théâtre.
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Saisir l’instant
entretien avec Isabelle Pousseur
Après le poignant Et votre fumée montera vers le ciel qu'elle a monté en 2003, Isabelle
Pousseur revient à la Comédie de Genève pour nous faire découvrir une œuvre de jeunesse
méconnue de Tchekhov, une pièce singulière qui parle avant tout, dit-elle, de la disposition à
la joie et de la capacité des êtres à saisir l'instant. Une pièce lumineuse dans laquelle la quête
du bonheur n'est pas, comme dans d'autres textes du dramaturge russe, vouée à l'échec. Avec
ce spectacle ciselé, Isabelle Pousseur nous rappelle que Tchekhov est le premier de nos
grands auteurs modernes.
Théâtre National : Isabelle Pousseur, pourquoi avoir choisi cette pièce assez peu connue du
grand auteur russe ?
Isabelle Pousseur : C'est en effet une pièce mal connue, méconnue même, et injustement à
mon avis. Pièce de jeunesse, elle fut montée une fois du temps de Tchekhov et ne connut pas
le succès. Par la suite, l'auteur refusa absolument de la remettre à la scène, la désavoua et
écrivit une pièce dont les personnages et les thèmes sont proches, Oncle Vania. Les
commentateurs du dramaturge et les critiques suivirent l'avis de Tchekhov et elle fut
pratiquement oubliée, jusqu'à ce que le traducteur André Markowicz la défende vigoureusement
comme étant beaucoup plus qu'une simple première version d'Oncle Vania. Le fait qu'elle soit
peu jouée me plaît, car j'ai un peu de mal avec l'idée de m'approprier les grandes pièces de
Tchekhov qui ont déjà été portées si souvent à la scène de façon magistrale. Si L'Homme des
bois égale pour moi ces grandes pièces, tant en finesse qu'en puissance et en précision
littéraire, elle apporte une chose en plus : un quatrième acte inattendu, qui se termine par une
sensation de liberté et d'espoir, ce qu'on ne trouve dans aucun autre de ses textes !
Théâtre National : C'est donc le « happy end » de la pièce qui vous a surtout séduite ?
Isabelle Pousseur : Ce n'est pas tant la « fin optimiste » qui me plaît que la façon inattendue
dont celle-ci est amenée. Au troisième acte, un événement tragique advient qui semble d'une
certaine façon libérer les autres personnages, plus particulièrement les jeunes. On est loin du
schéma tragique tchékhovien, celui de La Mouette en particulier, où les vieux, pour survivre,
vont écraser les plus jeunes et fouler aux pieds leurs espoirs. De plus, le temps qui passe n'a
pas ici cette valeur d'éteignoir, de chape, plus fort que les individus. Il me semble que
L'Homme des bois, entre autres choses, parle de l'instant, de la capture de l'instant, de la
capacité à s'en saisir pour le faire sien.
Ainsi le traitement inattendu du quatrième acte me paraît extrêmement moderne et novateur. A
mes yeux, il donne à lui seul toute sa valeur à L'Homme des bois qui mérite vraiment d'être
redécouvert.
Théâtre National : Quelle est la difficulté d'aborder Tchekhov pour un metteur en scène ?
Isabelle Pousseur : Il me semble que travailler sur des textes de Tchekhov demande avant
tout de la précision! La subtilité de ses pièces tient essentiellement à la complexité des
personnages. Même s'ils sont toujours pris dans des histoires d'amour, des sentiments croisés
et des grands désespoirs, les personnages de Tchekhov ne sont jamais uniquement
sentimentaux. Ils sont riches et pleins de leur propre point de vue sur le monde et les choses.
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Leurs remarques, parfois anodines -les célèbres coq-à-l'âne tchékhoviens- en disent aussi long
sur eux que de grandes déclarations.
A côté des problématiques relations de couples très présentes dans la pièce, Tchekhov explore
ici d'autres thèmes qui reviennent comme des leitmotive. Les protagonistes ont par exemple
tous un rapport très particulier à la propriété : il y a les nouveaux riches qui sont maladroits
dans le monde, il y a la bourgeoisie intellectuelle qui fascine tout le monde mais n'a pas assez
d'argent et doit vendre forêts et propriétés, il y a les propriétaires terriens oisifs qui font
surtout la fête mais aussi ceux qui ont un métier et travaillent, comme l’homme des bois qui est
médecin. Et au milieu de cela, il y a un homme qui ne possède rien, ni maison, ni femme, ni
beauté, qui loue un simple moulin mais se trouve êt re, sans l'avoir voulu, le chef d'orchestre
de ce quat rième acte qui se déroule chez lui, en pleine forêt, dans un cadre que les
protagonistes décrivent eux-mêmes comme « enc hanteur ». Et je ne peux pas m'empêcher de
penser que la grâce de ce quatrième acte ti ent justement au fait que nous ne nous trouvons
pas dans une propriété.
Théâtre National : Pouvez vous, sans trop déflorer le projet, nous donner une idée de vos
choix artistiques pour L'Homme des bois ?
Isabelle Pousseur : J'ai opté pour une dramaturgie qui met en évidence le quatrième acte.
J'avais envie d'un univers contemporain, sans pour autant évoquer strictement le monde
d'aujourd'hui. Disons que l'on pourra y reconnaître des éléments issus de la deuxième moitié
du XXe siècle. Sur le plan scénographique, nous nous sommes inspirés des constructions en
bois contemporaines. Ces maisons en bois sont très belles et rappellent aussi les datchas
russes. Différents panneaux mobiles vont moduler l'espace au fil des actes et rendre possible
« l'enchantement » du quatrième acte. Mais je préfère ne pas dévoiler comment…
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Isabelle Pousseur ou L’art des ouvertures
par Arielle Meyer MacLeod
Bien avant le début des répétitions, Isabelle Pousseur plonge dans l'œuvre de Tchekhov,
s'imprègne de son univers et de tous les recoins du texte. C'est là que commence le travail de
mise en scène pour cette grande lectrice, curieuse et minutieuse, qui écoute les moindres plis
du récit, de tous les récits tissés dans la pièce.
Avec ses comédiens elle continue le patient dépliage du texte de Tchekhov, et pratique en
orfèvre cette écriture faite d'interstices, de pleins et de déliés, de périodes musicales
variables, de mots recouverts par le silence. «On crée du vide et tout à coup une autre parole
apparaît », leur dit-elle, ou encore « il faut jouer quelque chose de plein dans le silence ».
Très attentive aux plans, aux gros-plans, aux rythmes, aux intensités, elle porte une attention
particulière aux entrées des personnages, à l’apparition sur la scène, au surgissement dans
l’espace de la fiction. Chaque entrée a pour elle une signification qu’il s’agit d’investir.
Car Isabelle Pousseur a l'art des ouvertures. Ainsi le premier acte: comme pour son magnifique
Matériau-Médée de Heiner Müller qui commençait par une bluette de Joe Dassin sur laquelle
sept Médée pleuraient leur amour pour l’infidèle Jason, elle imagine une entrée en matière
musicale un peu décalée. Une chanson de Paolo Conte, désuète et nostalgique, qui laisse une
plage de jeu muette pendant laquelle se tissent déjà à partir de presque rien les prémices de
la pièce.
Une longue table, très longue, est placée frontalement, très proche du bord de scène. Pour
raconter la fête d’anniversaire manquée du premier acte, Isabelle Pousseur a trouvé une
solution scénique qui concentre tous les aspects paradoxaux de l'écriture. La table est
dressée, en attente. En attente des invités qui n’arrivent pas. Elle raconte admirablement le
vide crée par cette absence. Les personnages sont en effet confinés d'un côté de celle-ci,
tandis que les serviettes restent pliées sur les assiettes vides de l'autre côté. L'absence prend
ainsi une dimension palpable sur la scène. Le plein du côté cour rend d’autant plus sensible le
vide du côté jardin.
Ainsi disposée, cette table permet à la fois de dire l’activité très réaliste et quotidienne du
repas et d’afficher la théâtralité de l’action, rompant ainsi toute tentation naturaliste. Les
acteurs, placés seulement du côté où ils nous font face, brisent la convention du quatrième
mur et semblent nous montrer que ce repas est un repas de théâtre. C'est tout le premier acte
qu'Isabelle Pousseur cisèle ainsi dans une tension ludique entre le réalisme et le théâtral. Et il
est très beau en répétition de voir que les acteurs aussi hésitent et alternent dans leurs
propositions entre un jeu réaliste qui dirait le banal et l’ordinaire de l’histoire et un jeu plus
expansif qui s’affiche comme tel.
Tandis que retentit la mélodie de Paolo Conte, la jeune Ioulia tourne dans l'espace armée
d'une caméra. Elle filme tout, tout azimut: le jambon, la table mise, son frère grognon déçu par
l'absence de ses convives; elle filme la fête qui pour l'instant n’a pas lieu. La présence de la
caméra médiatise l’image scénique et redouble le « rien » de ce premier acte.
Ainsi pendant ces quelques courts instants qui font le lever de rideau, avant même que soit
prononcé le premier mot de la pièce, Isabelle Pousseur crée déjà tout un univers.
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La maison et le monde
in « Théâtres Intimes » 1
Jean-Pierre Sarrazac
[…]La mutation de la forme dramatique, au tour nant du siècle dernier, trahit une crise de
l’intérieur, une crise de la maison et de ses habitants. Pour un Bachelard, dont la méditation
vise à exprimer tout le possible du bonheur humain, la maison, qui est « un cosmos dans toute
l’acceptation du terme », se présente comme le « grand berceau » de l’intimité. Nous avons
cependant constaté, à l’étude des dramaturgies d’Ibsen, Stindberg et O’Neill, que la maison
pouvait aussi ressembler à un sépulcre et saisir d’un froid mortel ceux qu’elle était censée
abriter. A la vision optimiste de la vie domestique qui prévalait au siècle des lumières –
l’espace privé bourgeois représentant alors le li eu où se prépare la réforme de l’espace public
-, se sont peu à peu substitués désenchantement et pessimisme. Devenues une fin en soi et
non plus le moyen d’une transformation morale de la société, l’existence domestique et
l’intimité qu’elle engendre s’avèrent une source de malaise, d’ennui, d’hypocrisie et de conflits
larvés. Si l’on en croit certains auteurs de l’époque naturaliste et, tout particulièrement, le
Becque de La Parisienne et des Corbeaux, l’éden s’est métamorphosé en enfer. Cette
dégradation de l’espace domestique atteindra son paroxysme avec Huis clos de Sartre où
l’enfer, précisément, est représenté par « un salon style Second Empire »…
Mais le grand dramaturge de cette crise de l’intérieur, à un moment où elle est encore ouverte
et informulée, c’est évidemment Tchekhov. De l’ensemble des pièces de ce dernier, on pourrait
dire que le personnage principal est sinon la maison du moins la maisonnée : « Rappelez-vous,
écrivait Tchekhov à Meyerhold, que de nos j ours presque tout homme, même le plus sain,
n’éprouve nulle part une irritation aussi vive qu’à la maison, dans sa propre famille, car la
dysharmonie entre le passé et le présent es t d’abord ressentie dans la famille. C’est une
irritation chronique, sans emphase, sans attaques convulsives, une irritation que ne
remarquent pas les visiteurs, mais qui pèse de tout son poids au premier chef sur les
personnes les plus proches – la mère, la femme -, c’est une irritation pour ainsi dire intime,
familiale. » Le drame de l’intimité n’a point d’autre programme, chez Tchekhov, que de mettre
en exergue cette irritation domestique.
« En quoi une maison de fous est-elle différent e de toutes les autres maisons ? » se demande
Chabelski dans Ivanov. Les personnages tchékhoviens interpellent sans relâche ces dieux
lares qui semblent s’être retournés en dieux vengeurs : « A la maison, il étouffe, n’est-ce pas,
il se sent à l’étroit. Il lui suffirait de rester à la maison un seul soir, pour s’envoyer une balle
dans la peau », remarque à propos d’Ivanov le jeune médecin Lvov. « Il me semble que je
n’aurais pas pu vivre dans votre maison, dans cette atmosphère, au bout d’un mois, j’aurais
été asphyxié », déclare Astrov à Sonia dans Oncle Vania, confirmant ainsi l’impression
qu’Elena Andréevna confiait à Vania au deuxième acte de la pièce : « Il y a quelque chose qui
cloche dans cette maison. Votre mère déteste tout ce qui n’est pas ses brochures et le
professeur ; le professeur est irrité, n’a pas confiance en moi, a peur de vvous ; Sonia en veut
à son père, m’en veut à moi, et ne me parle plus depuis deux semaines, vous, vous haïssez
mon mari, et méprisez ouvertement votre mère ; je suis énervée et, aujourd’hui, j’ai essayé de
pleurer une vingtaine de fois. Il y a quelque chose qui cloche dans cette maison. » C’est en fait
Sérébriakov, professeur à la retraite et époux d’Elena, qui cerne le mieux ce pouvoir
maléfique, dont, menacé d’un pistolet par Vania, il a failli devenir la victime : « Je n’aime pas
1
Jean-Pierre Sarrazac, in « Théâtres Intimes », Acte-Sud, 1989
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cette maison. On dirait un labyrinthe. Vingt-six énormes pièces, les gens se dispersent làdedans et on ne sait jamais où les chercher (…). J’ai le sentiment de me trouver sur une autre
planète. »
De ce labyrinthe, quel est le Minotaure ? … Astrov détient la réponse à cette question : « La
sordide vie quotidienne » qui « nous a engloutis » et « de ses émanations pourries (…) a
empoisonné notre sang ». La maison est l’antre de cette vie quotidienne aveugle,
spasmodique, baignée de vapeurs d’alcool et ponctuée d’agacements, de vertiges, de
malaises, d’évanouissements, de pleurs sans raison apparente ou de rires inexplicables. D’où
ce moi fugueur et infantile qui caractérise la plupart des personnages de Tchekhov : Platonov
multipliant les abandons du foyer conjugal p our aller parader, provoquer et séduire Anna
Petrovna ; Ivanov désertant la maison où sa femme est mourante et tentant de s’éblouir dans
celle des Lebedev (à Sacha : « Ma maison m’est odieuse, y vivre est pour moi une torture ») ;
Nina attirée comme un papillon par la lumière théâtrale qui baigne la demeure des Sorine ;
Verchinine hantant la maison des sœurs Prosorov pour essayer d’oublier le sordide
appartement où il vit en compagnie de ses enfants et de son épouse suicidaire… Velléités de
fuite : si le lieu tchékhovien paraît moins clos et plus perméable à l’espace social que le lieu
ibsénien, le moi tchékhovien, lui, est peut-être encore plus emmuré dans l’univers domestique
que le moi ibsénien : « Je n’ai pas le courage d’aller jusqu’à cette porte et vous me parlez
d’Amérique », rétorque Ivanov à Sacha qui lui proposait de partir pour le Nouveau Monde avec
elle.
Certes, il y a deux maisons chez Tchekhov : l’une fermée et strictement conjugale ou familiale
(la petites maison de Platonov, celle d’Ivanov, celle où Nina subit la férule de son père et de
sa belle-mère, l’appartement sordide de Verchinine, etc.) ; l’autre ouverte, où règne une
apparente convivialité, comme chez les Voïnitzev, les Lebedev, les Prosorov ou dans cette
demeure qu’entoure la fameuse « cerisaie ». Mais la différence est essentiellement subjective
et, sous le regard du moi tchékhovien, la sociabilité et la convivialité de la maisonnée
s’évanouissent et laissent place à un incoercible sentiment d’isolement : Vania ne voit pas
dans l’espace où il vit cet immense labyrinthe qu’évoquait Sérébriakov mais une taupinière
(« Pendant vingt-cinq ans, je suis resté avec cette mère à moi, entre ces quatre murs, comme
une taupe… »). Quant à Macha, dans Les Trois Sœurs, elle persiste, alors même que la
maison est fréquentée quotidiennement par les officiers de la garnison, « à se croire au
désert ». D’ailleurs, la maison tchékhovienne – dont le paradigme est, bien entendu, la
propriété de Lioubov Andréevna Ranevskaïa dans La Cerisaie – subit un déclin qui affecte
chacun de ses habitants. La maisonnée entière est la proie de ce « démon domestique » qui
« étrangle » Vania « jour et nuit ». Le moi est sous la menace d’une double dépossession : de
la propriété, et de lui-même.
En d’autres termes, la maison et le monde ne sont pas communicant s. Plus ces personnages
provinciaux parlent de quitter la maison et de partir pour Moscou, pour Paris, pour l’Amérique,
moins ils nous paraissent croire à cet espace extérieur qu’ils appellent de leurs vœux. Chacun,
ou presque, pourrait reprendre à son compte le leitmotiv radoteur du vieux médecin militaire
des Trois sœurs : « Nous n’existons pas, rien n’existe dans ce monde »… Et si le monde est
ainsi réduit à des limbes, c’est qu’il est devenu, par cancérisation autour de la maison,
entièrement domestique : « Le monde va à sa perte, dit un personnage d’Oncle Vania, non pas
à cause des incendies, mais à cause de la haine, de l’inimitié, de toues ces petites histoires
sordides. » A partir de ces chandelles intempestivement allumées et de ces fourchettes
traînant sur un banc qui perturbent tant la Natacha des Trois Sœurs, la maison produit une
irritation exponentielle qui envahit le monde. Plus encore que le paradis perdu ou l’enfer, la
maison tchékhovienne évoque le purgatoire. Un séjour d’attente indéfinie dans lequel la vie
quotidienne serait rongée par la distraction et le divertissement au sens pascalien (sur ce
point, Tchekhov annonce Beckett et Thomas Bernhard). L’étendue qui isole la maison du
monde ne se mesure pas en kilomètres – ou en verstes – mais en années, voire en siècles. Sur
le mode millénariste, la maisonnée attend une délivrance, une Rédemption, des temps heureux
– généralement pour « dans deux ou trois siècles » ! – et ne fait ainsi que confirmer son
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incurable apathie. André, dans les Trois Sœurs : « Le présent est dégoûtant, mais quand je
pense à l’avenir, comme tout devient merveilleux ! On se sent léger, on se sent au large et on
voit au loin luire une lumière… Je vois la liber té, je nous vois, mes enfants et moi, libérés de
l’oisiveté, de la limonade, de l’oie aux choux, du sommeil après dîner, de la basse
fainéantise… »
A l’opposé des personnages d’Ibsen, ceux de Tchekhov sont moins captifs du passé que d’un
futur en trompe-l’œil dont ils entretiennent l’illusion et qui les incite à une permanente conduite
de mauvais foi. Le seul remède à cette mortelle ankylose, qu’entrevoient les plus lucides des
êtres tchékhoviens, c’est l’anti-divertissement par excellence, le travail, envisagé avec un e
double connotation messianique (changer les conditions sociales de la Russie) et expiatoire
(faire oublier la dilapidation, au sein de la maisonnée, d’un formidable capital d’amour,
d’énergie et d’intelligence). Lorsqu’il oublie et l’alcool et son amoureuse fascination devant
Elena Andréevna, Astrov redevient – sous le regard de Sonia – l’homme qui « soigne les
malades » et « plante des arbres »… Promesse d’un réancrage du moi dans le monde, d’une
projection de la conscience tchékhovienne hors de la maison, dans l’espace social et
historique de la Russie. Fragile espoir, incarné par le couple Annia-Trofimov, sur lequel tombe
une dernière fois le rideau du théâtre de Tchekhov :
« ANNIA. Qu’avez-vous fait de moi, Petia, pourquoi est-ce que je n’aime plus notre
cerisaie, comme je l’aimais avant ? Je l’aimais si tendrement, il me semblait que sur toute la
terre il n’y avait pas d’endroit plus beau que notre jardin.
TROFIMOV. Toute la Russie est notre jardin. La terre est vaste et belle, et on y trouve
beaucoup de lieux admirables. »
ANNIA. La maison que nous habitons n’est plus notre maison à nous depuis longtemps,
et je la quitterai, je vous en donne ma parole.
TROFIMOV. Si vous détenez les clés de maîtresse de maison, jetez-les dans le puits, et
partez. Soyez libre comme le vent. »
Tout comme l’ibsénienne et la strindbergienne, la dramaturgie tchékhovienne s’émancipe de la
notion naturaliste de « milieu », mais elle tend néanmoins à affirmer la primauté de cette entité
collective qu’est la maisonnée sur le moi. Autant dans Platonov le protagoniste restait la
conscience centrale de la pièce, autant La Cerisaie laisse, et déjà par son titre, le champ libre
à une évidente choralité. Mais le génie de Tchekhov tient justement à ce que jamais le moi
n’écrase le monde ni le monde le moi. Dans La Cerisaie, aucun personnage de la constellation
dramatique n’est un « figurant », chacun au contraire devient à un moment le protagoniste de
la pièce, même le vieux Firs, même Charlotta ou le trio Epikhodov-Douniacha-Yacha.
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Repères biographiques
Isabelle Pousseur
Née en 1957 et diplômée en 1979 de la section Mise en scène et techniques du théâtre de
l’Institut national supérieur des Arts du Spectacle et Techniques de Diffusion de Bruxelles
(INSAS), Isabelle Pousseur entreprend, durant deux années, une carrière de comédienne au
Théâtre élémentaire de Bruxelles. Dès 1981, elle s’adonne aux arts dramatique et lyrique, en
qualité de metteure en scène. En 1982, elle crée, à Liège, le Théâtre du Ciel Noir afin de
monter Baal, de Bertolt Brecht. La compagnie devient ensuite le Théâtre Océan Nord qu’elle
dirige encore aujourd’hui.
Parmi ses mises en scène les plus significatives, citons : Et si ma mère savait écrire…
(d’après Tahar Ben Jelloun – 1981) ; Baal (Bertolt Brecht – 1982) ; Je voulais encore dir e
quelque chose, mais quoi (d’après Arthur Adamov), Le roi Lear (Shakespeare-1986), Le
Géomètre et le Messager (d’après Kafka) présenté dans le Cloître des Carmes en Avignon en
1988 ; Le Songe d’August Strindberg créé au Festival d’Avignon et présenté en Belgique, en
France et au Canada ; Quai Ouest (Bernard-Marie Koltès – 2000), créé à la Comédie de
Genève en collaboration avec Bruxelles; Et votre fumée montera vers le ciel (Heiner Müller)
également représenté à la Comédie (2003). Récemment on se souvient de Une est une plume
(Jean-Marie Piemme) créé au Théât re de la Place en 2004 ; L’instant (Jean-Marie Piemme), Il
manque des chaises (Jean-Marie Piemme) ou encore Les Pensées (d’après Blaise Pascal).
Affectionnant particulièrement la musique, elle lui consacre une large place dans son travail.
Isabelle Pousseur réalise également plusieurs mises en scène d’opéras. Parallèlement à son
travail de création, elle se consacre à la pédagogie du théâtre. Elle a enseigné aux
Conservatoires de Liège et de Milan, au Centre National des Arts du Cirque et est chargée de
cours depuis 1981 à l’INSAS. Depuis 2005, elle enseigne à la Haute Ecole de Théâtre de
Suisse romande et anime différents ateliers p our acteurs professionnels ou amateurs au sein
du Théâtre Océan Nord. En 2001, elle reçoit, de Catherine Tasca, la décoration de chevalier
des Arts et Lettres. Depuis 2004, et pour cinq années consécutives, elle est metteur en scène
associée au Théâtre National de la Communauté française de Belgique.
Marie Bos
Née en 1975, elle sort diplômée de l’INSAS en 1999.
Ces dernières années, on a notamment pu la voir dans In the forest is a monster de Zouzou
Leyens au Théâtre Océan Nord (2004), Soie de Alessandro Baricco mise en scène de Brigitte
Bailleux dans le cadre du festival des arts à Mons (2004), La république des rêves création à
partir de plusieurs nouvelles de Bruno Schultz par la compagnie flamande « De Onderneming »
au Havre et à Rouen (2005), Amerika de Claude Schmitz aux Halles de Schaerbeek (2006),
Marius, Fanny, César de Marcel Pagnol avec la compagnie Marius (ex De Onderneming) avec
le Théâtre du Merlan à Marseille et au festival « Le printemps des comédiens » à Montpellier
(2007), Mara /Violaine d’après L’annonce faite à Marie de Paul Claudel mise en scène de
Guillemette Laurent au Théâtre Océan Nord (2008).
Elle a également tourné au cinéma, notamment dans Mon Ange long-métrage de Serge
Frydman avec Vanessa Paradis (2004).
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Paul Camus
Né en 1964, Paul Camus suit les cours de l’École du Théâtre national de Marseille dont il sort
diplômé en 1988.
Ces dernières années, on a pu le voir dans plusieurs mises en scène de Alain Timar dans des
production du Théâtre des Halles, notamment dans Pour Louis de Funès de Valère Novarina,
Le Livre de ma mère de Albert Cohen (2003), Regarde les femmes passer de Yves Reynaud
(2004) ou Ubu Roi d’Alfred Jarry.
Il collabore à plusieurs reprises avec Isabelle Pousseur, dans Et votre fumée montera vers le
ciel de Heiner Müller et Imre Kertész (2003), Electre de Sophocle (2006), Kaddish pour l’enfant
qui ne naîtra pas de Imre Kertész (2007).
Philippe Grand’Henry
Après des études d´art dramatique au Conservatoire Royal de Musique de la ville de Liège
dont il sort en 1992, il mène une carrière de comédien aussi bien au théâtre qu’au cinéma.
Sous la direction d’Isabelle Pousseur, il joue dans L´homme au bonnet au Théâtre de la
Balsamine (2002).
Au cinéma, il a participé à deux films de Benoît Mariage : Les convoyeurs attendent (1999) et
L’autre (2003).
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