Avortement et objection de conscience en Belgique

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Avortement et objection de conscience en Belgique
AVORTEMENT ET OBJECTION DE CONSCIENCE EN BELGIQUE 1
Por
LOUIS-LÉON CHRISTIANS / SOPHIE MINETTE
Directeur de la Chaire de droit des religions / Chercheuse à la Chaire de droit des
religions
Université catholique de Louvain
[email protected]
Revista General de Derecho Canónico y Derecho Eclesiástico del Estado 23 (2010)
L’avortement oppose le droit de la femme à interrompre sa grossesse au droit à la vie
du fœtus, de l’enfant à naître. En 1990, le Parlement belge, après de très difficiles
débats, a décidé de la dépénalisation partielle de l’avortement. La loi nouvelle n’entra en
vigueur qu’après une crise institutionnelle liée au refus du Roi Baudouin de s’associer à
ce processus législatif. Ce sujet suscite, aujourd’hui encore, des débats passionnés : qu’il
s’agisse de l’évaluation du fonctionnement de la loi, de la durée de la période ouverte à
un avortement légal ou encore de l’étendue des catégories de personnes pouvant
objecter en conscience à la participation à ces interventions.
En Belgique, l’objection de conscience en matière d’avortement peut trouver une base
dans l’article 350, alinéa 2, 6° du Code pénal tel que modifié par la loi du 3 avril 1990
2
relative à l’interruption de grossesse . Elle bénéficie aux médecins, infirmiers et
auxiliaires médicaux. D’autres cas d’objection de conscience, cette fois en dehors du
champ
pénal,
sont
prévus
par
des
législations
régionales
en
matière
de
3
subventionnement et d’organisation des centres de planning familial .
L’histoire belge de la dépénalisation de l’avortement est loin d’être linéaire. Il importe
dès lors de retracer le chemin parcouru (I) pour arriver à l’adoption de la loi de 1990 (II),
1
Cet article a été soutenu par la subvention publique d’un programme collectif de recherche
ARC n° 08/13-013 « Fondamentalisme religieux, dogmatisme, radicalismes : Dynamiques internes
et régulation sociale » (Université catholique de Louvain).
2
3
M.B., 5 avril 1990.
Ainsi, en Région wallonne, le Décret du 18 juillet 1997 relatif aux centres de planning et de
consultation familiale et conjugale, sp. art. 11. Voy. aussi le Décret de la Communauté française de
Belgique du 10 juillet 1984 relatif à l'éducation sanitaire et à l'information de la jeunesse ainsi qu'à
l'aide et à l'assistance aux familles, dans les domaines relatifs à la contraception et à la parenté
responsable, art. 2.
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de revenir sur l’objection de conscience du Roi Baudouin à la loi elle-même lors de son
adoption (III), de nous arrêter brièvement sur la mise en œuvre de la législation depuis
son entrée en vigueur (IV) et, enfin, d’étudier différentes propositions de loi soumises ces
dernières années en vue de modifier la législation (V).
I. L’AVORTEMENT EN BELGIQUE AVANT LA LOI DU 3 AVRIL 1990
Pendant longtemps, l’interdiction de l’avortement fut d’application en Belgique où la
conception défendue par l’Église catholique l’emportait, à savoir le respect absolu de la
vie humaine. Les articles 348 à 353 anciens du Code pénal sanctionnaient l’interruption
de grossesse au titre d’une infraction portant atteinte à l’ordre des familles. Il y avait
avortement dès qu’une grossesse était interrompue délibérément par des manœuvres
artificielles ayant provoqué la disparition du fœtus, la loi ne prévoyant aucune exception.
Par ailleurs, tant la femme que le tiers, qualifié ou non, étaient considérés comme
auteurs du délit, le fait d’exercer une profession médicale constituant une circonstance
aggravante.
4
À la fin des années ‘60, les mœurs évoluent. Sous l’influence de pays voisins et suite
à la médiatisation du procès d’un médecin ayant pratiqué, illégalement, des avortements
5
, un autre concept-clé émerge et s’impose progressivement : le droit de la femme à son
corps et à la qualité de la vie. La remise en cause de la pénalisation de l’avortement n’est
cependant pas due uniquement à ces deux facteurs. Au même titre que les États-Unis,
l’Europe occidentale - et donc la Belgique - voient émerger l’avortement au titre de
problème politique suite aux changements matériels et culturels qui marquent la condition
des femmes dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus spécifiquement l’évolution de
la contraception et de l’idée de parenté responsable. Est dès lors revendiqué le droit à
l’avortement médical, envisagé comme une porte de secours en cas d’échec de la
contraception, plusieurs « couches de la population ne [soutenant] plus une règle
répressive sévère fondée sur un ordre de valeurs morales particulières qui n’est plus
6
largement admis » .
Jusqu’au début des années ‘70, « l’interdit pénal s’impos[a] comme règle au nom de
son seul caractère légal, [a]ucun consensus ne se dégage[ant] en faveur de son respect
4
La Grande-Bretagne autorise l’avortement en 1967, la France en 1975, le Luxembourg en 1978
et les Pays-Bas en 1981.
5
6
Plus précisément l’affaire Peers, voy. infra.
Proposition de loi relative à l’interruption de grossesse, tendant à modifier les articles 348, 350
et 351 du Code pénal et à abroger les articles 352 et 253 du même Code, Développements, Doc.
parl., Sén., sess. extr. 1988, n° 247/1, p. 8. Toutes les propositions de loi évoquées dans notre
contribution sont disponibles sur le site Internet de la Chambre des Représentants de Belgique
(http://www.lachambre.be).
2
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»
7
et les avortements étaient pratiqués dans la clandestinité la plus totale. La Belgique
faisait face à un réel décalage entre législation et pratique, tant médicale que judiciaire,
qui ne devint cependant visible que lorsqu’éclata l’affaire Peers en janvier 1973, suite à
l’inculpation du gynécologue Willy Peers pour avoir pratiqué trois cent vingt avortements
dans une maternité de la ville de Namur. Médecin communiste issu d’un milieu libre8
penseur et connu pour sa conception très progressiste de la médecine , Peers pratiquait
des avortements en dehors de toute clandestinité dès 1970, revendiquant notamment «
une structure pour exprimer publiquement le but de son action et prendre l’initiative d’un
9
combat mené au Parlement » . Son arrestation déclencha une mobilisation de grande
envergure en Belgique et fit émerger la question sur la scène politique : toutes les
composantes politiques de la société prirent position sur le sujet
organisations sociales et féministes se manifestèrent
10
et de nombreuses
11
. La ligne d’opposition était
toutefois nette, les conservateurs catholiques maintenaient fermement leur position face
au combat des socialistes, des laïques et des libres-penseurs. Les bouleversements
créés par cette affaire semblaient devoir déboucher rapidement sur une modification du
Code pénal, mais il n’en fut rien. Le débat passionna en effet l’opinion publique belge
pendant pas moins de dix-sept ans - la loi dépénalisant l’avortement n’étant adoptée que
le 3 avril 1990 - nonobstant l’intention du Ministre de la Justice de l’époque de libéraliser
rapidement la contraception et de remanier la législation sur l’avortement « sans trop
12
attendre » de façon à admettre l’avortement thérapeutique . Néanmoins, dans l’attente
de cette loi, divers centres (extra-) hospitaliers pratiquèrent des avortements dans des
conditions médicales respectueuses de la femme et de sa détresse.
7
B. MARQUES-PEREIRA, L’avortement en Belgique. De la clandestinité au débat politique,
Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1989, p. 23.
8
Un triple combat illustre son engagement : l’introduction en Belgique de la méthode de
l’accouchement sans douleur, le libre-accès à la contraception moderne et la lutte en faveur de la
médicalisation de l’avortement (Voy. B. MARQUES-PEREIRA, op. cit., p. 27).
9
J. BOUTE, « Willy Peers et l’évolution éthique de la gynécologie-obstétrique », in A. BOTQUIN et
M. HANNOTTE (dir.), Willy Peers, un humaniste en médecine, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 2001,
p. 53.
10
Les positions des trois grandes familles politiques étaient les suivantes. Les catholiques (PSC francophones et CVP - flamands) plaidaient pour une société plus accueillante à l’enfant et
promouvant la contraception, ils s’opposaient à la libéralisation de l’avortement, n’acceptant que
l’avortement thérapeutique. Les libéraux (PLP - francophones - et PVV - flamands) étaient
favorables au principe de la dépénalisation, leurs positions étant cependant parfois contradictoires.
Les socialistes (PSB) réclamaient la reconnaissance du droit à l’avortement dans des conditions
médicales strictes.
11
À titre d’exemple : l’Église catholique de Belgique ; Vie Féminine ; les Femmes Prévoyantes
Socialistes ; le Centre d’Éducation à la Famille et à l’Amour ; le Mouvement Ouvrier Chrétien wallon
et bruxellois ; la Fédération Belge des Centres de Consultations Conjugales ; l’asbl Pro Vita ; la
Jeunesse Ouvrière Chrétienne.
12
M.-N. DUMEUNIER, L’histoire de l’avortement en Belgique, Mémoire de licence, Louvain-laNeuve, UCL, 2003, p. 65, inédit.
3
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De 1970 à 1990, près de quarante propositions de loi virent le jour dans le but de
13
modifier le Code pénal et dépénaliser ainsi l’avortement . En raison du blocage politique
sur les discussions et de l’impossibilité de trouver un compromis entre les différents
points de vue exprimés dans la société belge, certaines de ces propositions visaient
uniquement à suspendre l’application de la législation pénale en attendant que le
Parlement statue sur les propositions de modification
14
, d’autres à suspendre les
poursuites pénales à l’encontre des médecins ayant pratiqué des avortements. Ces
propositions émanèrent de toutes les familles politiques, tant francophones que
néerlandophones, la première d’entre elles étant pluraliste puisqu’initiée par le député
socialiste Willy Callewaert et co-signée par les députés Karel Poma (PVV, libéral
flamand) et Basile Risopoulos (FDF, libéral francophone). Après de nombreuses
tergiversations, dissensions et discussions cependant, le processus de politisation de
l’avortement connut un tournant décisif en 1986 avec la proposition de loi déposée
conjointement par les députés Lucienne Herman-Michielsens (PVV, libéral flamand) et
Roger Lallemand (PSB, socialiste francophone). Ce premier compromis entre socialistes
et libéraux semblait en effet permettre l’adoption d’une loi réellement applicable qui
satisferait les différents partis, le parti socialiste belge abandonnant sa revendication de
dépénalisation totale. Le CVP, parti chrétien flamand, s’y opposa néanmoins fermement
et fit échouer cette tentative. Après un changement gouvernemental en 1988
15
, les
députés Lucienne Herman-Michielsens (PVV, libérale flamande), France Truffaux (PS,
socialiste francophone) et consorts, constatant que « les pratiques répétées et
nombreuses d’avortement […] - […] qui furent le fait de médecins et de femmes
parfaitement dignes - mettent en évidence l’échec de la loi pénale »
proposition
17
16
, réitérèrent la
qui, cette fois, aboutit à l’adoption d’une loi modifiant les articles du Code
pénal relatif à l’interruption de grossesse.
II. LOI DU 3 AVRIL 1990
Après près de vingt années de combat parlementaire, la proposition de loi HermanMichielsens/Truffaux adoptée par le Sénat le 6 novembre 1989 et par la Chambre des
13
Pour une généalogie complète, voy. B. MARQUES-PEREIRA, op. cit., pp. 145-148.
14
Voy. par ex. la proposition de M. PAYFA, contresignée par M.-A. PIERSON et I. PÉTRY (pluraliste),
déposée au Sénat le 29 juin 1978.
15
Le 8 mai 1988, le gouvernement Martens VI (social-chrétien/libéral) est remplacé, après un
gouvernement Martens VI de transition, par le gouvernement Martens VIII (socialchrétien/socialiste/Volksunie).
16
Proposition de loi relative à l’interruption de grossesse, tendant à modifier les articles 348, 350
et 351 du Code pénal et à abroger les articles 352 et 253 du même Code, op. cit., p. 7.
17
4
Déposée au Sénat le 19 avril 1988.
Christians y Minette - Avortement et objection de conscience en Belgique
Représentants le 29 mars 1990 - après avis positif de la section de législation du Conseil
d’État
18
- devint la loi du 3 avril 1990 relative à l’interruption de grossesse. L’option
retenue fut de maintenir dans le Code pénal l’interruption de grossesse, mais de
dépénaliser celle-ci lorsque pratiquée dans de strictes conditions. À cette fin, les articles
348 et 350 à 352 du Code pénal furent modifiés, l’article 353 qui prévoyait des sanctions
plus lourdes pour le médecin étant quant à lui abrogé. Désormais, l’avortement ne peut
er
être pratiqué que sur des femmes y ayant consenti (articles 348 et 350, alinéa 1 ) par
une personne ayant la qualité de médecin (article 350, alinéa 2), sans quoi il est
considéré comme un délit. Enfin, l’article 383 dudit Code, érigeant en infraction le fait de
préconiser l’emploi ou de faire de la publicité « de moyens quelconques de faire avorter
une femme », reste intact. L’article 350 du Code pénal précise quant à lui les conditions à
respecter pour assurer une interruption de grossesse ; il est rédigé comme suit :
Art. 350. Celui qui, par aliments, breuvages, médicaments ou par tout autre
moyen aura fait avorter une femme qui y a consenti, sera condamné à un
emprisonnement de trois mois à un an et à une amende de cent euros à cinq cents
euros.
Toutefois, il n'y aura pas d'infraction lorsque la femme enceinte, que son état
place en situation de détresse, a demandé à un médecin d'interrompre sa
grossesse et que cette interruption est pratiquée dans les conditions suivantes :
1° a) l'interruption doit intervenir avant la fin de la douzième semaine de la
conception;
b) elle doit être pratiquée, dans de bonnes conditions médicales, par un
médecin, dans un établissement de soins où existe un service d'information qui
accueillera la femme enceinte et lui donnera des informations circonstanciées,
notamment sur les droits, aides et avantages garantis par la loi et les décrets aux
familles, aux mères célibataires ou non, et à leurs enfants, ainsi que sur les
possibilités offertes par l'adoption de l'enfant à naître et qui, à la demande soit du
médecin soit de la femme, accordera à celle-ci une assistance et des conseils sur
les moyens auxquels elle pourra avoir recours pour résoudre les problèmes
psychologiques et sociaux posés par sa situation.
2° Le médecin sollicité par une femme en vue d'interrompre sa grossesse doit :
a) informer celle-ci des risques médicaux actuels ou futurs qu'elle encourt à
raison de l'interruption de grossesse;
18
Avis de la section de législation du Conseil d’État précédant le projet de loi relatif à
l’interruption de grossesse, tendant à modifier les articles 348, 350 et 351 du Code pénal et abroger
les articles 352 et 353 du même Code, transmis par le Sénat, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 19891990, n° 950/5 du 15 janvier 1990, pp. 1-19.
5
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b) rappeler les diverses possibilités d'accueil de l'enfant à naître et faire appel,
le cas échéant, au personnel du service visé au 1°, b), du présent article pour
accorder l'assistance et donner les conseils qui y sont visés;
c) s'assurer de la détermination de la femme à faire pratiquer une interruption
de grossesse.
L'appréciation de la détermination et de l'état de détresse de la femme enceinte
qui conduit le médecin à accepter d'intervenir est souveraine lorsque les conditions
prévues au présent article sont respectées.
3° Le médecin ne pourra au plus tôt, pratiquer l'interruption de grossesse que
six jours après la première consultation prévue et après que l'intéressée a exprimé
par écrit, le jour de l'intervention, sa détermination à y faire procéder.
Cette déclaration sera versée au dossier médical.
4° Au-delà du délai de douze semaines, sous les conditions prévues aux 1°, b),
2° et 3°, l'interruption volontaire de grossesse ne pourra être pratiquée que lorsque
la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la femme ou lorsqu'il
est certain que l'enfant à naître sera atteint d'une affection d'une particulière gravité
et reconnue comme incurable au moment du diagnostic. Dans ce cas, le médecin
sollicité s'assurera le concours d'un deuxième médecin, dont l'avis sera joint au
dossier.
5° Le médecin ou toute autre personne qualifiée de l'établissement de soins où
l'intervention a été pratiquée, doit assurer l'information de la femme en matière de
contraception.
6° Aucun médecin, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical n'est
tenu de concourir à une interruption de grossesse.
Le médecin sollicité est tenu d'informer l'intéressée, dès la première visite, de
son refus d'intervention.
En vertu de l’article 350, les interruptions volontaires de grossesses sont distinguées
selon qu’elles sont pratiquées dans les douze semaines de la conception (1° à 3°) ou
postérieurement (4°). En effet, les premières ne font pas l’objet d’une appréciation de
l’état de santé de la femme, la décision étant liée « au refus profond et persistant de la
femme de laisser se poursuivre sa grossesse »
19
- désigné comme une « situation de
détresse » - tandis que les secondes, liées à l’appréciation d’un état de santé, sont
soumises « à l’existence d’un péril grave menaçant la santé physique ou psychique de la
mère ou à la condition que l’enfant à naitre soit atteint d’une affection d’une particulière
19
Proposition de loi relative à l’interruption de grossesse, tendant à modifier les articles 348, 350
et 351 du Code pénal et à abroger les articles 352 et 253 du même Code, op. cit., p. 9.
6
Christians y Minette - Avortement et objection de conscience en Belgique
gravité […] reconnue comme incurable au moment du diagnostic »
20
. Toutes sont
néanmoins subordonnées au respect de conditions très strictes (bonnes conditions
médicales, établissement de soins, informations circonstanciées, délai de réflexion,
accord écrit…).
Ce même article prévoit également, en son alinéa 2, 6°, la possibilité de refuser de
concourir à tout avortement dans le chef des médecins, infirmières, infirmiers et
auxiliaires médicaux, à charge toutefois d’en informer la patiente dès sa première visite
afin qu’elle puisse prendre ses dispositions.
Trois traits majeurs caractérisent ce que l’usage
21
reconnaît être une « objection de
conscience » : (a) son bénéfice est limité aux médecins, infirmiers et auxiliaires médicaux
et non à d’autres catégories professionnelles, comme les pharmaciens par exemple ; (b)
le droit de refus n’est soumis à aucun contrôle ni condition d’authenticité ou de sincérité,
la référence à une « conscience » n’étant même pas présente dans la loi ; (c) aucune
obligation positive de renseignement ou de renvoi ne pèse sur le corps médical puisque
seul le refus d’intervention doit être communiqué, sans obligation de fournir à l’intéressée
22
le nom d’autres praticiens ou établissements où l’intervention pourrait être pratiquée . Il
n’en va pas nécessairement de même au plan des droits régionaux d’organisation du
23
palnning familial .
Il est aussi important de souligner que la disposition légale relative à l’objection de
conscience, telle qu’adoptée in fine par les Chambres, ne fut nullement discutée lors de
l’adoption de la loi, aucun parti politique ou député ne s’y opposant. La reconnaissance
expresse de l’objection de conscience en matière d’avortement telle qu’elle est formulée
ne posa aucun problème en Belgique. La seule intervention ayant fait état de la
conscience du médecin dans le cadre du débat précédent l’adoption de la loi fut celle du
20
Proposition de loi relative à l’interruption de grossesse, tendant à modifier les articles 348, 350
et 351 du Code pénal et à abroger les articles 352 et 253 du même Code, op. cit., p. 9.
21
Pour une telle qualification, non interrogée, voy. par exemple R. TORFS, « L'objection de
conscience en Belgique », in Conscientious objection in the EC Countries, European Consortium
for Church-State Research, Milan, Giuffrè, 1992, pp. 211-250, sp. p. 242.
22
Dans les faits néanmoins, les médecins qui refusent d’intervenir tentent de renvoyer leur
patiente auprès de collègues ne soulevant aucune objection afin de ne pas abandonner à son
propre sort la femme se trouvant en situation de détresse.
23
Ainsi, en Région wallonne, le Décret du 18 juillet 1987 relatif aux centres de planning et de
consultation familiale et conjugale, sp. art. 11 : « Les membres de l'équipe pluridisciplinaire qui,
pour des raisons de conscience, ne veulent ou ne peuvent donner suite à une demande d'aide
dans le domaine de l'interruption volontaire de grossesse sont tenus de désigner sans délai au
demandeur la personne du centre, le centre ou l'établissement auprès duquel l'aide peut être
obtenue. À cet effet, le centre met à disposition des membres de l'équipe pluridisciplinaire la liste
des personnes, centres ou établissements auprès desquels l'aide sollicitée peut être obtenue. »
7
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Iustel
député Etienne De Groot (PVV, libéral flamand)
24
qui soulignait qu’à l’inverse du juge, le
médecin ne pouvait remettre à l’infini sa décision devant un cas difficile, mais devait
intervenir hic et nunc. Qui plus est, en raison des conflits pouvant survenir entre
différentes valeurs humaines, le praticien se retrouvait souvent devant de délicats cas de
conscience face auxquels un choix s’imposait.
Si les cas de conscience sont ainsi pris en compte, en l’occurrence par « le droit de
refuser de concourir » à l’avortement, on rappellera que cette technique d’option est en
soi une innovation formelle de la loi de 1990. Sous la législation précédente, le législateur
n’avait prévu aucune clause de conscience « en sens inverse » qui aurait permis d’être
soustrait à la poursuite pénale pour avortement provoqué. Dans les faits et la
jurisprudence, il en allait toutefois autrement. En effet, la gestion de l’opportunité des
poursuites par le Parquet
25
et l’application judiciaire des théories de l’état de nécessité
conduisaient à une grande variabilité des poursuites. L’abstention du législateur en
matière d’avortement provoqué avait pour conséquence, insistait De Groot, de placer
dans une situation difficile le monde médical ; cette incertitude plaidait selon lui pour
l’adoption rapide de la loi nouvelle.
III. BAUDOUIN IER ET LA CONSCIENCE ROYALE
L’adoption de la loi relative à l’interruption de grossesse fut à l’origine d’une grave
crise constitutionnelle en Belgique suite au refus du Roi Baudouin de signer
26
le projet de
loi adopté par le Parlement en raison du « grave problème de conscience »
27
qu’il
soulevait pour lui. Le Roi craignait en effet que ce projet « ne soit compris par une grande
partie de la population comme une autorisation d’avorter durant les douze premières
semaines après la conception […] et n’entraine une diminution sensible du respect de la
24
Proposition de loi relative à l’interruption de grossesse, tendant à modifier les articles 348, 350
et 351 du Code pénal et à abroger les articles 352 et 253 du même Code, Discussion générale,
C.R.I., Ch. repr., sess. ord. 1989-1990, séance du 28 mars 1990, n° 38, pp. 1857-1859. Etienne De
Groot, député libéral flamand à la Chambre des Représentants de 1981 à 1995 et en 1999, est
également docteur en médecine, chirurgie et accouchement et licencié en droit. Depuis 1999, il
siège en tant que juge à la Cour constitutionnelle de Belgique.
25
Un « moratoire » sur les poursuites décidé par les Procureurs généraux en 1974 avait pris fin
en 1980, rouvrant une période d’incertitude. Voy. R. TORFS, « Nouvelles libertés et relations
Eglises-Etat en Belgique », in New liberties and Church-State relationships, European Consortium
for Church-State Research, Tilburg 17-18 novembre 1995, Bruxelles/Baden-Baden/Milan,
Bruylant/Nomos/Giuffrè, 1998, pp. 39-81, sp. p. 44.
26
En vertu de l’article 109 de la Constitution belge, « Le Roi sanctionne et promulgue les lois ».
La sanction, ou signature, est le fait du Roi en tant que troisième branche du pouvoir législatif et la
Constitution ne prévoit pas d’exception à ce mécanisme.
27
La lettre adressée le 30 mars 1990 par le souverain au Premier Ministre de l’époque, Wilfried
Martens, est reproduite in extenso dans la déclaration du gouvernement devant les chambres
réunies le 5 avril 1990 (voy. Communication gouvernementale, C.R.A., Ch. repr., sess. ord. 19891990, séance du 5 avril 1990, n° 122, p. 746).
8
Christians y Minette - Avortement et objection de conscience en Belgique
vie de ceux qui sont les plus faibles »
28
. Refusant d’être associé à cette loi et d’«
assum[er] inévitablement une certaine coresponsabilité »
29
et estimant que la liberté de
30
conscience vaut également pour le Roi , il adressa une lettre au Premier Ministre en le
priant « de trouver une solution juridique qui concilie son droit de ne pas être forcé d’agir
contre sa conscience et la nécessité du bon fonctionnement de la démocratie
parlementaire »
31
. Face au souhait du Roi Baudouin que son objection de conscience
n’entrave pas la loi, le Premier Ministre et les Vice-Premiers Ministres proposèrent, à titre
de solution, de recourir à l’article 82 de la Constitution
32
combiné avec l’article 79, alinéa 2 de la Constitution
relatif à l’impossibilité de régner,
33
qui confie l’exercice pouvoirs
constitutionnels du Roi aux ministres réunis en conseil dans une telle situation. L’«
impossibilité de régner » reposa « sur le fait que le Roi estim[ait] qu’il Lui [était]
34
impossible de signer ce projet de loi » . Sur accord du Roi, durant cette période qui ne
dura qu’un jour et demi, les Ministres réunis en Conseil avertirent les Présidents des
Chambres législatives de la situation et sanctionnèrent et promulguèrent le projet de loi.
Ils en informèrent ensuite le Roi qui reconnut, dans une lettre datée du 4 avril 1990, que
« la raison de [S]on impossibilité de régner [avait] cessé d’exister »
35
et convoquèrent les
Chambres réunies le 5 avril 1990 afin de faire constater par celles-ci que l’impossibilité
36
de régner du Roi avait pris fin .
28
Ibidem.
29
Ibidem.
30
« Serait-il normal que je sois le seul citoyen belge à être forcé d’agir contre sa conscience
dans un domaine essentiel ? La liberté de conscience vaut-elle pour tous sauf pour le Roi ? »
(Ibidem).
31
Ibidem.
32
Art. 82 : « Si le Roi se trouve dans l'impossibilité de régner, les ministres, après avoir fait
constater cette impossibilité, convoquent immédiatement les chambres. Il est pourvu à la tutelle et
à la régence par les chambres réunies », devenu article 93 de la Constitution, coordonnée le 17
février 1994, M.B., 17 février 1994.
33
Art. 79 : « [...] À dater de la mort du Roi et jusqu'à la prestation du serment de son successeur
au trône ou du régent, les pouvoirs constitutionnels du Roi sont exercés, au nom du peuple belge,
par les ministres réunis en conseil, et sous leur responsabilité », devenu article 90, alinéa 2 de la
Constitution, coordonnée le 17 février 1994, M.B., 17 février 1994.
34
Lettre de réponse adressée le 3 avril 1990 par le Premier Ministre au Roi, reproduite in
extenso dans la déclaration du gouvernement devant les chambres réunies le 5 avril 1990 (voy.
Communication gouvernementale, C.R.A., Ch. repr., sess. ord. 1989-1990, séance du 5 avril 1990,
n° 122, p. 746).
35
Lettre adressée le 4 avril 1990 par le Roi au Premier Ministre, reproduite dans la déclaration du
gouvernement devant les chambres réunies le 5 avril 1990 (voy. Communication gouvernementale,
C.R.A., Ch. repr., sess. ord. 1989-1990, séance du 5 avril 1990, n° 122, p. 746).
36
Communication gouvernementale et vote des Chambres réunies, C.R.A., Ch. repr., sess. ord.
1989-1990, séance du 5 avril 1990, n° 122, pp. 745-750.
9
RGDCDEE 23 (2010) 1-20
Iustel
Ce refus du Roi Baudouin de signer la loi dépénalisant partiellement l’avortement
provoqua des réactions très diverses et des commentaires contradictoires ainsi qu’un
certain nombre de questions juridiques
37
. Sans nous arrêter sur ces dernières, qu’il ne
nous revient pas de présenter ici, il nous semble intéressant de relever ces quelques
commentaires ayant trait à l’objection de conscience exprimée par le Roi, per se. Le
Professeur Rusen Ergec souligne : « Sans doute, le refus du Roi lui était-il dicté par sa
conscience, et il est peu de libertés plus dignes que l’objection de conscience. Mais
l’exercice d’une charge publique, surtout celle de la première magistrature de l’État,
comporte des servitudes. Les libertés dont jouit la personne privée du titulaire s’effacent
devant l’intérêt supérieur de la fonction. […] force est de constater que les considérations
propres à la personne du Roi, si légitimes soient-elles, l’ont emporté sur les devoirs
inhérents à la fonction royale »
38
. Allant dans le même sens, le Sénateur Roger
Lallemand précise : « Sans doute le Roi peut-il avoir des opinions. Sans doute peut-il être
choqué par une disposition législative [et] ne pas s’accorder parfaitement avec les arrêtés
qui lui propose le gouvernement. […] Mais [l’opinion publique] n’attend pas qu’il
extériorise ses objections aux lois. […] Dès lors qu’elle porte sur le contenu éthique ou
politique d’un acte du parlement, l’objection de conscience doit conséquemment
demeurer privée. Elle ne peut être affirmée publiquement que comme acte du chef de
l’État, c’est-à-dire comme le fait d’un gouvernement, ou à tout le moins d’un ministre. […]
Parce qu’il exprime la collectivité nationale, le Roi est sans doute le seul citoyen qui ne
peut - à titre personnel - critiquer publiquement les lois de son pays »
39
. Ces auteurs,
reconnaissant le caractère efficace de la solution imaginée par les Ministres pour
résoudre cette crise constitutionnelle - qui témoigne « d’un sens de l’État que l’on
rencontre rarement »
40
-, insistaient en réalité sur la nécessité de n’admettre celle-ci «
qu’à raison de son caractère exceptionnel »
41
et de veiller, dès lors, à éviter toute
répétition ultérieure de situation semblable, sous peine d’ébranler profondément les
fondements du régime monarchique belge. Là où la législation reconnait sans sourciller
37
Pour plus de détails, voy. notamment : R. ERGEC, « L’institution monarchique à l’épreuve de la
crise », Journal des tribunaux, n° 5545, 14-21 avril 1990, pp. 265-267 ; R. LALLEMAND, « La
conscience royale et la représentation de la nation. Réflexions à propos d’une crise », Journal des
tribunaux, n° 5556, 8 septembre 1990, pp. 465-469 ; F. DELPÉRÉE, « Cinq rois en un », Louvain,
juillet-août 1990, pp. 31-33 ; ID., « Le Roi sanctionne les lois », Journal des tribunaux, 1991, pp.
592-597 ; X. DIJON, « Baudouin Ier et l’enfant à venir », in Droit comparé des personnes et de la
famille. Liber amicorum Marie-Thérèse Meulders-Klein, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 181-195.
38
R. ERGEC, « L’institution monarchique à l’épreuve de la crise », op. cit., p. 266.
39
R. LALLEMAND, « La conscience royale et la représentation de la nation. Réflexions à propos
d’une crise », op. cit., p. 466.
40
M. LEROY, « Sanction royale, Constitution et droits de l’homme », Carte blanche, Le Soir, 19
avril 1990.
41
10
R. LALLEMAND, op. cit., p. 469.
Christians y Minette - Avortement et objection de conscience en Belgique
le droit à l’objection de conscience dans le chef du personnel médical à qui il est
demandé de pratiquer un avortement, le Roi, personnage central de la monarchie
parlementaire belge, aurait dû s’en tenir au silence et sanctionner et promulguer la loi à
l’encontre de ce que lui dictait sa conscience personnelle, et ce afin de « pacifi[er] les
42
attentes inconciliées » . Car la cohérence de la démocratie parlementaire belge repose
sur le silence du Roi : lui reconnaitre le droit d’objecter publiquement au contenu des lois
« susciterait aussitôt des appels au chef de l’État pour contester l’œuvre du législateur »
43
.
Symboliquement toutefois, en objectant à la loi relative à l’interruption de grossesse,
le Roi Baudouin souligna avec force, et de manière remarquable, les enjeux du pouvoir.
Comme le précisait le Professeur Xavier Dijon, « il [invita] par son geste tous les titulaires
du pouvoir à réfléchir sur la nécessaire faille qui doit s’insinuer dans la logique de
puissance [et rappela] que la norme prise par le législateur ne trouve pas seulement son
maitre dans la Constitution […], mais dans la persistance de l’être humain lui-même, si
44
faible qu’il soit » .
IV. JURISPRUDENCE
Peu après l’adoption de la loi, les juridictions suprêmes de Belgique ont réagi par des
positions très différentes qui allaient, en définitive, laisser la loi déployer ces effets. Saisie
par l’asbl Pro Vita, la Cour Constitutionnelle de Belgique admit la constitutionnalité de la
loi de 1990 par un arrêt du 19 décembre 1991. Les termes adoptés sont toutefois
prudents, la compétence de la Cour étant à cette époque limitée à un contrôle de nondiscrimination : « Si l'obligation de respecter la vie impose au législateur de prendre des
mesures pour protéger aussi la vie à naître, il ne peut cependant en être déduit que le
législateur soit obligé, à peine de méconnaître les articles 6 et 6bis de la Constitution, de
45
traiter de manière identique l'enfant né et l'enfant à naître » .
42
Ibidem, p. 466.
43
Ibidem, p. 468.
44
X. DIJON, « Baudouin Ier et l’enfant à venir », op. cit., pp. 188 et 189.
45
Pour sa part, la Cour de Cassation de Belgique, statuant le 22 décembre 1992, après l’entrée
en vigueur loi de 1990, mais saisie d’une affaire antérieure à cette loi, a énoncé, pour rejeter le
pourvoi dirigé contre la condamnation pénale du médecin, que l’article 2 de la Convention
européenne des droits de l’homme incluait la protection de la vie de l’enfant dès avant sa
naissance... La doctrine n’a pas manqué de relever cette interprétation audacieuse au regard du
droit international. S. VAN DROOGHENBROECK, « Interruption volontaire de grossesse - droit à la vie enfant à naître. Commentaire sur Cass. 22 décembre 1992 », in O. DE SCHUTTER, S. VAN
DROOGHENBROECK, Le droit international des droits de l'homme devant le juge national, Bruxelles,
Bruylant, 1999, pp. 167 et s.
11
RGDCDEE 23 (2010) 1-20
Iustel
On relèvera en particulier que la Cour fut amenée à se prononcer sur l’obligation du
médecin d’informer de son refus dès la première visite, « alors que, lorsqu’il est médecin
de confiance, il aurait pu l’aider autrement que par un avortement ». Pour la Cour, « la loi
attaquée n'empêche nullement le médecin à qui une femme enceinte demande
d'intervenir d'offrir de l'aider autrement que par un avortement, mais elle l'oblige, s'il
entend ne pas collaborer à l'interruption de grossesse, à en avertir la femme dès sa
première visite. Elle n'impose au médecin aucune autre obligation. De cette manière, le
législateur a entendu respecter la liberté de conscience du médecin sans mettre en
cause le droit à une assistance médicale de la femme qui se trouve dans les conditions
fixées par la loi. Le législateur pouvait raisonnablement exiger que celui qui a l'intention
de se refuser à pratiquer une interruption de grossesse ne tarde pas à le dire ».
Au niveau des juridictions de fond, des poursuites pénales pour infraction à la loi
dépénalisant partiellement l’interruption de grossesse semblent n’avoir été engagées
46
qu’à une seule reprise depuis 1990, devant le tribunal correctionnel de Bruges en 2006 .
Deux médecins, deux coordinateurs et une infirmière d’un centre de planning familial
d’Ostende étaient poursuivis pour avoir pratiqué un avortement sur une adolescente de
quatorze ans sans respecter le délai légal de six jours de réflexion entre la première
consultation au centre et l’intervention. Devant la justice, les praticiens plaidèrent l’état de
nécessité en ce qu’ils avaient été confrontés à un dilemme : le respect du délai rendait
impossible la pratique de l’avortement endéans le délai légal de douze semaines de
grossesse (aucune raison médicale liée à l’état de santé de la mère ou de l’enfant ne
pouvant en l’espèce être invoquée pour procéder à un avortement thérapeutique au-delà
de douze semaines) et, enfin, la jeune fille se trouvait dans une situation de grande
détresse pouvant la pousser à se suicider. Le tribunal suivit l’argumentation des
défendeurs et reconnut qu’en l’espèce, l’intérêt de l’adolescente, supérieur, justifiait la
violation de la loi pénale. L’acquittement fut dès lors prononcé.
Un autre type de contentieux judiciaire doit toutefois être mentionné. Il ne concerne
pas directement un cas d’objection de conscience individuelle, mais pose la question
d’une objection de conscience « institutionnelle », et de son mode d’expression, face aux
conditions de subventionnement public des centres confessionnels de planning familial.
Pour justifier la révocation d’agrément d’un centre subventionné confessionnel, un
Gouvernement régional reprochait à ce Centre la nature excessive des propos
condamnant le recours à l’avortement et publiés par le bulletin trimestriel de ce Centre.
46
12
Corr. Bruges, 9 février 2006, inédit.
Christians y Minette - Avortement et objection de conscience en Belgique
Le Conseil d’État a été amené a statué par arrêt du 17 octobre 2000
47
. Cette affaire
mérite deux citations un peu longues.
On mentionnera d’abord les arguments du Gouvernement et la mise en contexte de
ce contentieux. Pour le Gouvernement, « contrairement à ce qu'énonce la partie
requérante [le Centre confessionnel], il ne leur est nullement reproché de ne pas
pratiquer des interruptions volontaires de grossesse ; Considérant que des convictions
personnelles sont respectables pour autant qu'elles soient compatibles avec une société
démocratique et, dans ce cas d'espèce, qu'elles ne mettent pas en péril la bonne
application du décret [régional wallon du 18 juillet 1997 relatif aux centres de planning et
de consultation familiale et conjugale]. Or les écrits contenus dans le bulletin trimestriel
de "LA LIGNE DE VIE" dont on doit raisonnablement penser qu'ils traduisent, non une
simple opinion, mais une attitude fondamentale de l'association opposée à toute l'IVG,
même pratiquée conformément à la loi, et à l'homosexualité violent le prescrit et la
philosophie des articles 5 et 11 du décret
48
; Considérant le caractère excessif
particulièrement frappant de ces écrits : Citons : Bulletin trimestriel de septembre 1996 :
"pédophilie et avortement égalent le même drame pour les enfants. N'y a-t-il pas une
certaine similitude entre pédophilie et avortement". Dans le même texte, on peut lire : "la
loi du 3 avril 1990 légalisant l'avortement ... va autoriser un génocide de bébés ... qui
crée une mentalité assassine ...". Dans le bulletin trimestriel de mai 1998, on peut lire :
"Monsieur Maurice Papon a été jugé et condamné ... Mais quand demanderons-nous
pardon pour tous les crimes de l'humanité commis par la dictature communiste et par
l'avortement". ... Considérant que lors de l'audition des responsables de l'ASBL qui s'est
tenue au Cabinet du Ministre des Affaires sociales et de la Santé le 17 février 2000, si les
membres de l'association ont affirmé qu'il s'agissait d'une brochure de liaison interne à
l'association, ils ont admis qu'elle était disponible dans la salle d'attente des consultations
47
C. E., 17 octobre 2000 (asbl Ligne de Vie c. Région Wallonne), n° 90265, www.belgiquelex.be.
48
Art. 5 : « Le centre a pour mission de : 1° organiser des consultations psychologique, sociale,
médicale et juridique ; 2° préparer les jeunes à la vie affective et sexuelle ; 3° informer les
personnes et groupes sur tout ce qui concerne la contraception, la grossesse désirée ou non,
l'interruption volontaire de grossesse, les maladies sexuellement transmissibles et tout aspect de la
vie sexuelle et affective ; 4° aider les personnes dans les problèmes d'infertilité, de contraception et
dans tout autre aspect de leur vie sexuelle et affective; 5° aider les femmes enceintes en difficultés
; 6° porter à la connaissance du public les notions de droit familial ; 7° assurer l'éducation et
l'information des adultes et des jeunes dans le domaine de la vie relationnelle, affective et de la
parenté responsable. Le centre peut développer des activités dans des domaines spécialisés
notamment dans la pratique de l'interruption volontaire de grossesse réalisée dans le respect de
l'article 350 du Code pénal et dans le cadre de la consultation conjugale et de la médiation
familiale. Le centre organise des animations liées aux missions énoncées ci-avant. Le centre peut
aussi contribuer à la formation des personnes exerçant une activité dans le domaine de l'éducation
affective et sexuelle. L'intervention du centre fait l'objet, en son sein, d'une concertation
pluridisciplinaire régulière dont les modalités sont fixées par le Gouvernement. (…) ».
L’art. 11 est cité supra, note 25.
13
RGDCDEE 23 (2010) 1-20
Iustel
; Considérant qu'il est dès lors évident que ce seul fait suffit amplement à démontrer que
le centre ne respecte pas la lettre ni la philosophie de la législation wallonne en la
matière. Considérant surabondamment la constatation du rapport d'inspection que sur les
137 demandes ayant été déclarées réorientées vers d'autres centres, les services
destinataires renseignés n'en ont identifié que cinq ne peut que renforcer la présomption
que la manière dont le centre exerce ses activités reflète les idées émises dans le bulletin
trimestriel, en contradiction avec les règles fondamentales du décret ».
La Conseil d’État de Belgique rejoint la position du Gouvernement pour l’essentiel, et
rejette la requête en annulation de la décision de retrait de l’agrément : « considérant,
certes, qu'en cette matière comme en toute autre, les opinions personnelles sont
éminemment respectables, pourvu qu'elles ne restreignent pas la liberté des autres; que,
cependant, celui qui souhaite concourir à assurer un service public doit adopter une
certaine réserve dans l'expression de ses options personnelles, et respecter les
convictions notamment idéologiques, philosophiques et religieuses de ceux avec lesquels
sa mission le met en contact, ce que requiert du reste l'article 20 du décret wallon du 18
juillet 1997 précité
49
; que, plus particulièrement, l'aide sociale ne peut se pratiquer que
dans le respect des autres, respect d'autant plus nécessaire que l'aide s'adresse, par
hypothèse, à des gens fragiles et en difficultés ; Considérant que les écrits reprochés,
relevés dans le bulletin trimestriel de la requérante, notamment par leur outrance et leur
violence, sont manifestement contraires aux missions d'information, d'éducation et d'aide
aux personnes imparties aux centres par l'article 5 du décret précité du 18 juillet 1997, et
à l'obligation de respecter les convictions idéologiques, philosophiques et religieuses des
personnes prises en charge prévue par l'article 20 dudit décret ; qu'en l'énonçant, la
partie adverse n'a nullement fait un procès d'intention à la requérante, mais a bien
constaté des violations du prescrit décrétal ».
Sans doute, ce contentieux est-il presque un idéal-type. La radicalité (imputée) aux
propos de la « brochure de liaison » ne fait peut-être pas de doute en l’espèce. Le
raisonnement tenu par le Gouvernement et par le Conseil d’État ouvre toutefois la porte à
des évaluations publiques plus complexes, et potentiellement plus intrusives au regard
de la liberté d’expression des centres, et de leurs méthodes d’accompagnement.
49
Art. 20 : « La personne prise en charge a, dans tous les cas, le libre choix du centre. En toute
circonstance, les convictions idéologiques, philosophiques et religieuses ainsi que la volonté de la
personne prise en charge doivent être respectées ».
Art. 21 : « Le centre doit recevoir toute personne d'où qu'elle vienne, à charge éventuellement de
l'orienter, si la personne l'accepte, vers un centre ou un service mieux adapté à ses besoins ».
14
Christians y Minette - Avortement et objection de conscience en Belgique
V. ÉVALUATION DE LA LOI DU 3 AVRIL 1990
Vingt ans après l’adoption de la loi, force est de constater qu’aucune décision
judiciaire spécifique à l’objection de conscience n’a été rendue. Au contraire des pays
voisins, cette dernière ne semble poser aucun problème pratique, la liberté de
conscience en la matière étant reconnue par et pour tous. Comme on l’a déjà indiqué,
l’obligation que fait peser l’article 350, alinéa 2, 6° du Code pénal sur le personnel
médical - à savoir d’informer la patiente, dès la première visite, du refus de pratiquer
l’interruption de grossesse - n’est pas assortie de l’obligation de rediriger la femme vers
un médecin, un hôpital ou un centre pratiquant l’avortement, mais il semble qu’il en aille
ainsi en pratique.
Par ailleurs, du point de vue de la pratique, la Commission nationale
50
d’évaluation de
la loi ne soulève aucune question particulière quant à la clause de conscience.
Le dernier rapport en date de cette Commission (1999), rédigé à l’attention du
Parlement, fait état des estimations suivantes : le nombre d’interruptions de grossesse
pratiquées en Belgique durant l’année 2007 est d’un peu plus de 18000, nombre en
constante augmentation au fil des ans, et l’âge moyen de la femme est de 27,33 ans. Le
lieu de prédilection pour la réalisation de l’intervention est sans conteste le centre de
planning familial plutôt que l’hôpital, étant donné que plus de 15000 interventions sont
réalisées dans les premiers. Enfin, en ce qui concerne le délai endéans lequel sont
pratiquées les interruptions volontaires de grossesse, l’on observe que seules quelque
cent interventions ont lieu au-delà de douze semaines.
Outre le nombre de demandes d’interruption de grossesse s’étant vues opposer un «
refus »
51
- à savoir, pour l’ensemble de la Belgique sur l’année 2007, 3123 requêtes
refusées par les centres et 469 par les hôpitaux -, rien dans les conclusions dudit rapport
50
Cette commission fut instituée par la loi du 13 août 1990 visant à créer une commission
d'évaluation de la loi du 3 avril 1990 relative à l'interruption de grossesse, modifiant les articles 348,
350, 351 et 352 du Code pénal et abrogeant l'article 353 du même Code (M.B., 20 octobre 1990).
Composée de 16 membres effectifs (9 femmes et 7 hommes ; 8 docteurs en médecine, 4
professeurs de droit dans une université belge ou avocats et 4 membres issus de milieux chargés
de l’accueil et de la guidance des femmes en état de détresse ; 8 francophones et 8
néerlandophones) et de 16 membres suppléants (même répartition), cette commission a pour
mission d’évaluer l’application de la loi du 3 avril 1990. Sa composition est également équilibrée
entre les grands courants convictionnels et philosophiques. Le dernier rapport en date, dont
question au texte, est le suivant : Rapport de la Commission nationale d’évaluation de la loi du 3
avril 1990 relative à l’interruption de grossesse (loi du 13 août 1990 à l’attention du Parlement. 1
janvier 2006 - 31 décembre 2007, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 2008-2009, 12 janvier 2009, n°
1745/001.
51
Il importe de préciser ici que la Commission souligne quant à cette catégorie : « Les IVG
[interruptions volontaires de grossesses] refusées par les établissements doivent être mentionnées,
mais il est possible que l’IVG ait été pratiquée dans une autre structure que celle où la demande a
été finalement faite. Il n’y a donc pas là de refus au sens strict ». Sont en effet entre autres classés
comme « rejet » ou « refus » les cas dans lesquels la femme est orientée vers un autre centre ou
un autre hôpital.
15
RGDCDEE 23 (2010) 1-20
Iustel
(de plus de 90 pages !) n’a trait à l’objection de conscience reconnue par la législation
pénale, ce qui confirme notre observation faite plus haut quant au caractère
apparemment pacifié de cette question. La Commission attire essentiellement l’attention
des assemblées législatives du pays sur l’importance de la prévention et soutient, à ce
titre, une proposition de loi tendant à modifier la loi instituant l’organe de contrôle afin de
lui permettre de recueillir des données plus complètes sur les femmes recourant à
52
l’interruption volontaire de grossesse .
VI. PROPOSITIONS DE MODIFICATION DE LA LOI DE 1993 RELATIVEMENT À
L’OBJECTION DE CONSCIENCE
Parmi les diverses propositions de loi tendant à modifier la loi du 3 avril 1990, deux
séries de propositions touchent, quant à elles, à l’objection de conscience. Les premières
propositions émanent du député Gerolf Annemans (Vlaams Belang, extrême droite
flamande)
53
et ont pour but de repénaliser l’interruption de grossesse afin de rendre à la
vie humaine encore à naitre la protection sociale absolue dont elle jouissait auparavant.
Toutes ces propositions de loi sont aujourd’hui caduques sauf la dernière en date,
toujours pendante devant la Chambre des représentants. On lit dans cette proposition
que ne pouvant accepter que « [le] droit à la vie de l’enfant à naitre [soit] rendu tributaire
de l’état d’âme occasionnel de la femme, voire des conditions psychologiques
54
passagères dans lesquelles elle se trouve ou des pressions qu’elle subit » , la loi devrait
rétablir une réglementation plus stricte, à savoir l’interdiction de l’avortement. L’auteur
tente, par le biais de ces textes, non seulement de restaurer la législation antérieure à
1990, mais, plus précisément, de supprimer toute possibilité à la conscience d’être
librement mise en œuvre dans ce champ controversé.
Les secondes propositions émanent de la députée Alexandra Colen (du même parti
Vlaams Belang) et cherchent à renverser la logique en vigueur quant à l’objection de
52
Rapport de la Commission nationale…, op. cit., pp. 67-68. Voy. également la proposition de loi
portant modification de la loi du 13 août 1990 visant à créer une commission d’évaluation de la loi
du 3 avril 1990 relative à l’interruption de grossesse, modifiant les articles 348, 350 et 351 du Code
pénal et abrogeant les articles 352 et 353 du même Code, Doc. parl., Sén., sess. ord. 2008-2009,
n° 4-993/1.
53
Proposition de loi repénalisant l’avortement, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 1995-1996, n°
388/1 ; Proposition de loi repénalisant l’avortement, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 1999-2000, n°
0271/001 ; Proposition de loi repénalisant l’avortement, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 2003-2004,
n° 0556/001 ; Proposition de loi modifiant le Code pénal en ce qui concerne l’avortement, Doc.
parl., Ch. repr., sess. ord. 2007-2008, n° 0424/001 (cette dernière proposition est déposée
conjointement par Gerolf Annemans, Bart Laeremans et Bert Schoofs, tous trois membres du
Vlaams Belang).
54
Proposition de loi modifiant le Code pénal en ce qui concerne l’avortement, Développements,
Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 2007-2008, n° 0424/001, p. 3.
16
Christians y Minette - Avortement et objection de conscience en Belgique
conscience
55
. À l’instar de la série précédente, toutes ces propositions sont caduques
sauf la dernière en date, toujours pendante devant la Chambre des représentants.
Comme nous l’avons précisé, la législation actuelle rend les médecins, infirmiers et
auxiliaires médicaux libres de refuser de concourir à un avortement. A contrario, le
principe sous-jacent est donc de présumer l’accord de pratiquer une telle intervention :
les personnes qui s’y opposent doivent adopter une démarche active et prendre position
publiquement par un refus exprès. L’auteur des propositions souhaite inverser la situation
et « prévoir dans la loi que ce ne sont pas les personnes formellement opposées à
l’avortement qui doivent manifester leur refus de concourir à un acte abortif, mais que ce
sont ceux qui sont disposés à concourir à une interruption de grossesse qui doivent le
56
signaler » , et ce afin que personne - particulièrement les futurs médecins ou infirmiers
dans le cadre de leur formation, par crainte de conséquences négatives - ne se sente
obligé de s’associer à des pratiques heurtant sa conscience. Le but premier de ces
propositions prétend être la volonté de ne forcer personne à manifester ses convictions
anti-abortistes, droit négatif qui fait intégralement partie de la liberté de conscience. Pour
ce faire, la proposition vise à remplacer l’actuel article 350, alinéa 2, 6° du Code pénal
par le texte suivant :
6° Tout médecin, tout infirmier ou infirmière, tout auxiliaire médical et toute
personne qui, dans l’exercice d’une fonction quelconque, concourt ou est associé à
une interruption de grossesse, doit avoir déclaré au préalable, par écrit et sans
équivoque, y être librement disposé.
Hormis le médecin sollicité par une femme en vue d’interrompre sa grossesse,
ne pourront être sollicitées pour concourir ou pour être associées à une
interruption de grossesse que les personnes qui auront signalé librement et au
préalable qu’elles sont disposées à accueillir une telle demande.
La demande doit être faite avant chaque interruption de grossesse par le
médecin qui pratiquera l’intervention à la demande de la femme.
La déclaration selon laquelle on peut être sollicité pour concourir à une
interruption de grossesse doit être faite par écrit auprès de l’établissement de soins
55
Proposition de loi modifiant l’article 350, alinéa 2, 6°, du Code pénal, Doc. parl., Ch. repr.,
sess. ord. 1996-1997, n° 952/1 ; Proposition de loi modifiant l’article 350, alinéa 2, 6°, du Code
pénal, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 1999-2000, n° 0225/001 ; Proposition de loi modifiant l’article
350, alinéa 2, 6°, du Code pénal, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 2003-2004, n° 0699/001 ;
Proposition de loi modifiant le Code pénal en matière d’avortement, Développements, Doc. parl.,
Ch. repr., sess. ord. 2007-2008, n° 0927/001 (cette dernière proposition est déposée conjointement
par Alexandra Colen, Bart Laeremans, Bert Schoofs, Bruno Stevenheydens et Peter Logghe, tous
membres du Vlaams Belang).
56
Proposition de loi modifiant le Code pénal en matière d’avortement, Développements, Doc.
parl., Ch. repr., sess. ord. 2007-2008, n° 0927/001, p. 3.
17
RGDCDEE 23 (2010) 1-20
Iustel
où est pratiquée l’interruption de grossesse. Elle doit être renouvelée chaque
année.
Le médecin qui refuse d’interrompre une grossesse n’est pas tenu d’en informer
la femme, sauf lorsqu’il a fait savoir, lors de la première consultation, par écrit et
sans équivoque, qu’il était disposé à interrompre la grossesse. Dans ce cas, il est
tenu de notifier son refus par écrit dans les six jours qui suivent la première
consultation.
Aucune de ces propositions n’a fait l’objet d’un vote positif au sein des assemblées
législatives. Cela peut certes s’expliquer par le fait qu’elles émanent d’un parti d’extrême
droite, et de surplus dans l’opposition. Mais plus fondamentalement, l’accord sur la
dépénalisation partielle de l’avortement, qui fut long à établir et parsemé d’embûches
demeure peu discuté dans une société belge très libéralisée
57
. Quant à la seconde
proposition, il est vrai que la Belgique pourrait, en adoptant un tel texte, s’aligner sur la
jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme relativement à
l’objection de conscience. En effet, dans un récent arrêt Sinan Işık c. Turquie, la
juridiction strasbourgeoise a considéré que « la liberté de manifester sa religion ou sa
conviction comporte également un aspect négatif, à savoir le droit […] de ne pas être
obligé d’agir en sorte qu’on puisse tirer comme conclusion qu’il a - ou n’a pas - [telle ou
telle conviction] »
58
. Le point central de tels débats est que « la divulgation d’un des
aspects les plus intimes de l’individu est toujours en jeu »
59
. La position adoptée par la
Cour pourrait toutefois se retourner tout autant contre les propositions de loi évoquées, à
supposer que l’indication d’une disponibilité technique soit assimilée à la révélation d’une
conviction intime. En toute hypothèse, une majorité de déclarations de disponibilité,
nécessairement publiques, ferait apparaître par contraste une minorité silencieuse. Ces
propositions n’ont en tout cas suscité aucun débat public réel.
VII. CONCLUSION
Face à l’avortement, le législateur pénal belge a déployé depuis 1990 une technique,
symboliquement limitée, de dépénalisation partielle et a confirmé l’absence d’obligation
57
A l’occasion des vingt ans de la loi, une manifestation pro-life a rassemblé en 2010 quelques
centaines de personnes à Bruxelles, parmi lesquelles le nouveau primat de Belgique, Mgr A.
Léonard. La présence d’une autorité ecclésiastique a été vivement critiquée par différents acteurs
politiques craignant le retour d’une opposition politique de l’Église catholique, estimée par certains
contraire au principe de séparation de l’Église et de l’État.
58
Cour eur. D. H., arrêt Sinan Işık c. Turquie, 2 février 2010, req. n° 21924/05, § 41. Cette affaire
avait trait à la mention, quoique facultative, de la religion sur la carte d’identité en Turquie.
59
18
Ibidem, § 51, in fine.
Christians y Minette - Avortement et objection de conscience en Belgique
pour le personnel médical et infirmier de concourir à un avortement. Cette modalité
particulière qui ouvre une voie, elle aussi symboliquement limitée, à des cas d’objection
de conscience (ni explicite, ni contrôlée) n’a plus fait l’objet de débat significatif. On a
certes observé que l’obligation de renseignement à charge de l’objecteur peut varier
selon les législations fédérales ou régionales (simplement indiquer son refus lors de la
première consultation, ou devoir renseigner le nom d’un médecin ou d’une institution
alternative). Deux débats plus larges sur l’objection de conscience sont cependant sans
doute promis à un avenir plus complexe.
Il y va d’abord de l’étendue des corps professionnels concernés par un « droit de refus
». Le statut des pharmaciens semble notamment devenir plus problématique au gré des
progrès des techniques médicamenteuses. En janvier 2008, le Conseil de l’Ordre des
pharmaciens de Belgique a été amené à préciser davantage ses positions à la suite
d’une demande d’avis émanant du Centre belge d’Action Laïque, organisation humaniste
reconnue et subventionnée par la loi au même titre que divers cultes. La réponse du
Conseil de l’Ordre est particulièrement balancée : si les pharmaciens peuvent,
évidemment, invoquer la clause de conscience, « leurs droits et libertés s'arrêtent là où
commencent le droit du patient, ses propres convictions et la nécessité d'une disponibilité
continue des médicaments et des soins pharmaceutiques ». [… I]l s'impose d'assurer la
60
continuité des soins lors d'un service de garde .
Le second débat ne porte plus sur l’étendue d’une exception de conscience
individuelle, mais sur les conditions collectives d’une politique sociale d’optimalisation de
la régulation des interruptions volontaires de grossesses
61
. Ainsi qu’en témoigne la
jurisprudence belge, les conditions de subventionnement des centres de planning ne
restent pas sans influence sur le pluralisme social et convictionnel. Jusqu’où le soutien
financier de l’État peut-il conduire à orienter les modalités d’accompagnement des
femmes en détresse et contrarier une éthique institutionnelle qui viserait à proposer ou
suggérer avec persuasion d’autres réponses que l’interruption volontaire de grossesse ?
Quel type d’expression ou de tendance les pouvoirs publics pourront-ils qualifier d’«
outrance et de violence » ?
Enfin, indépendamment même de tout subventionnement d’État, certains débats
politiques ont conduit à reprocher à des autorités religieuses de contrarier la bonne
application sociale de la législation sur l’interruption volontaire de grossesse par leurs
prises de paroles et leurs condamnations morales récurrentes et de menacer, ce faisant,
le principe de séparation de l’Église et de l’État. Malgré la sécularisation avancée de la
60
Voy. La Libre Belgique, 19 décembre 2007, CH. LAPORTE, « Un pharmacien ne peut abuser de
sa clause de conscience lors d'une garde ».
61
Voy. les observations de R. TORFS, op. cit., loc. cit., p. 46.
19
RGDCDEE 23 (2010) 1-20
Iustel
société belge, il résulterait en effet du jeu de cette liberté d’expression, une
déstabilisation morale de certaines personnes vulnérables et un déficit de légimité sociale
de l’interruption de grossesse. Dans une perspective proche, l’existence de l’article 268
du Code pénal belge a été rappelée publiquement par certains Ministres : « Seront punis
d'un emprisonnement de huit jours à trois mois et d'une amende de vingt-six euros à cinq
cents euros, les ministres d'un culte qui, dans l'exercice de leur ministère, par des
discours
prononcés
en
assemblée
publique,
auront
directement
attaqué
gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l'autorité publique »
le
62
. Sans
doute ne suffit-il pas de mettre en cause publiquement la conscience des hommes
politiques pour enfreindre ce texte. La doctrine entend par attaque « directe » une
incitation précise à la rébellion et à la désobéissance. La question des limites de la liberté
d’expression des ministres des cultes est toutefois remise en avant.
On le voit, au-delà du jeu apparemment pacifié des exceptions individuelles, ce sont
davantage ces questions collectives, de gestion de l’État-Providence ou de régulation de
la liberté d’expression, qui constitueront l’essentiel des débats futurs sur ces thèmes
difficiles.
62
Voy. par exemple des débats publiés par le journal Le Soir du 20 janvier 2010, suite à diverses
prises de parole du nouveau Primat catholique de Belgique : http://archives.lesoir.be/cartesblanches_t-20100120-00RWQ3.html
20