Suzanne Hême de Lacotte

Transcription

Suzanne Hême de Lacotte
AU LYCÉE
Lycéens et apprentis au cinéma
Auteur
Suzanne Hême de Lacotte
Date
2014
Descriptif
A N A LY S E D E S T R O I S F I L M S A U
PROGRAMME 2014-2015
Synthèse des formations menées dans le cadre de « Lycéens et apprentis au cinéma » par Suzanne Hême de Lacotte et
consacrées à « Burn After Reading » de Joel & Ethan Coen, « La Vierge, les Coptes et Moi » de Namir Abdel Messeeh et
« Invasion of the Body Snatchers » de Don Siegel.
Cette formation a eu lieu les 5, 7 et 14 novembre 2014 dans divers établissements scolaires partenaires de
l’opération. La formatrice Suzanne Hême de Lacotte, Docteur en cinéma, enseignante à l’université et rédactrice
de documents pédagogiques, propose ici une analyse de chacun des films au programme.
« Burn after reading » de Joel et Ethan Coen (2008)
Depuis « Blood Simple » (Sang pour sang), leur premier long métrage sorti en 1984, les frères Coen ont réalisé 16 films,
parmi lesquels « Barton Fink » (1991, palme d’or au festival de Cannes), « The Big Lebovsky » (1998), « O’Brother » (2000),
où l’on retrouve pour la première fois George Cloney, « No Country for old men » (2007), « True Grit » (2010) ou encore, leur
dernier film, « Inside Llewyn Davis » (2013). A chaque fois, ils donnent impression d’explorer un genre différent de l’histoire
du cinéma, souvent en y adjoignant une dose d'humour noir, un regard caustique qui caractérise leur style.
Jouer avec le genre
« Burn after reading » joue pour sa part avec les codes du film d’espionnage, ceci est évident dès le tout premier plan du
film : un zoom très rapide sur notre planète accompagné d’une musique rythmée qui posent d’emblée la thématique de la
surveillance (on arrive dans les bureaux de la CIA) et suggèrent la présence d’une menace invisible. Mais rapidement,
l’apparition d’un personnage (Osborne Cox) détonne : il aurait « un problème avec la boisson ». Bref, il ne « cadre pas »
avec le lieu et son fonctionnement. Un premier décalage s’installe. Le rapport entretenu par les frères Coen avec le film
d’espionnage ne se situe pas tant sur le plan de la caricature, mais plutôt sur celui de la parodie. Il s’agit au fond de jouer
avec le spectateur et sa connaissance du genre, et de construire des personnages qui, tout en n’ayant rien à voir avec
l’univers des espions et des maîtres chanteurs, tentent (avec un succès discutable !) de s’en approprier les codes.
Des acteurs à contre-emploi
A ce titre, les personnages du film sont pathétiques dans leur façon d’endosser un costume pour lequel ils n’ont pas la
carrure. Si l’on excepte Ted, tous prétendent être ce qu’ils ne sont pas. Osborne Cox pense être un agent secret
d’importance (il écrit ses mémoires dans le but de faire de grandes révélations), Linda et Chase jouent aux apprentis
espions-maîtres-chanteurs, Harry n’est que l’ombre d’un séducteur… Dans cette perspective, il faut prendre la mesure du
jeu des acteurs ici dirigés totalement à contre-emploi par Joel et Ethan Coen.
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Une dramaturgie proche de l’absurde
Ce décalage entre l’être et le vouloir-être entraîne un enchaînement d’actions de plus en plus incontrôlables. On perd toute
logique, l’intrigue se déploie par glissements, par croisements. On peut d’ailleurs qualifier « Burn after reading » de film
choral, car aucun personnage ne prend le dessus sur les autres. Et au final, tout implose alors même que le dernier plan
(un zoom arrière) boucle le film en laissant supposer que toute cette histoire n’est rien. La machine s’est emballée dans
une fuite en avant qui n’a strictement rien produit. « Burn after reading » peut être vu comme une gigantesque dépense
d’énergie totalement vide de sens, c’est-à-dire absurde.
Deux extraits pour situer le « Burn after reading » :
-
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« Jouer à l’espion » : « Charade » de Stanley Donen (1963) avec Cary Grant et Audrey Hepburn. On retrouve ici le
même jeu enfantin qui consiste à prétendre être ce qu’on n’est pas. Plus Audrey Hepburn cherche à être discrète,
plus elle devient visible. Comme dans « Burn after reading », l’important n’est pas tant de démêler les fils d’une
intrigue que de jouer sur les codes du film d’espionnage.
L’influence de la « screwball comédie » : « L’Impossible Monsieur Bébé » (1938) de Howard Hawks, avec le même
Cary Grant et Katharine Hepburn. On retrouve le sens du dialogue et surtout sa rapidité et sa logique détournée,
de même que le fait d’être entraîné dans des directions inattendues.
Ausculter la bêtise humaine (américaine ?)
Avec « Burn after Reading », les frères Coen dressent un portrait au vitriol de la société américaine contemporaine et de ses
obsessions.
Extrait « Rendez-vous chez le chirurgien esthétique ».
Le zoom qui ouvre le film nous a fait passer en quelques secondes d’un point de vue satellitaire très éloigné de la Terre à
un point de vue précis sur un bureau de la CIA. Le rendez-vous chez le chirurgien esthétique va permettre de se rapprocher
plus encore puisque la séquence s’ouvre sur une série de gros plans sur un corps de femme. Loin de tout glamour, il s’agit
d’ausculter la bêtise humaine.
Linda, un des personnages principaux, nous est d’abord présentée comme un corps morcelé. C’est son obsession du corps
parfait qui est visée. Rapidement, on perçoit l’humour de la séquence (le recul qu’elle peut avoir vis-à-vis d’elle-même par
le langage) mais aussi, et dans le même temps, la critique féroce qui est faite de ce personnage sans réelle profondeur : le
visage serait-il le miroir de l’âme ? Linda répond à cette assertion du médecin par une série de grimaces.
Plus largement, l’effet de morcellement du corps est à l’image du film entier : tout comme le corps de Linda ne nous est
jamais montré dans son intégralité, la narration du film procède par touches, par sauts du coq à l’âne, par enchaînements,
sans jamais que le spectateur ne parviennent à avoir une vue d’ensemble sur l’action (il faudra les séquences à la CIA pour
l’aider à mettre de l’ordre dans ses idées). De près on ne perçoit rien, de loin non plus !
Extrait « chantage au téléphone chez Linda » : Comment jouer la bêtise ?
Brad Pitt incarne dans « Burn after reading » un parfait idiot qui joue l’espion, pensant pouvoir en tirer profit. Cela donne
lieu à de véritables séquences d’anthologie, à l’image de celle-ci : il s’agit pour Brad Pitt de jouer un personnage (Chad) qui
lui-même joue un rôle (maître-chanteur) mais de façon totalement ratée, source du comique de la séquence (voir les
mimiques, la gestuelle, le jeu sur la voix, l’emploi de formules toutes faites de la part de Brad Pitt). Dans cet extrait, on
notera également l’effet de parallélisme produit par le montage alterné entre l’appartement de Linda et la chambre
d’Osborne Cox, et le rôle dévolu aux femmes (Linda et Katie Cox), d’abord reléguées à l’arrière-plan avant de reprendre une
place prépondérante en fin d’extrait (Linda s’immisçant dans la conversation téléphonique et Katie ridiculisant le projet de
son mari d’écrire ses mémoires). Ce sont elles les véritables moteurs de l’intrigue.
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Dans un article intitulé « Du crétinisme dans l’œuvre des frères Coen »*, Jean-Philippe Costes note que l’univers que les
cinéastes développent de film en film est peuplé d’imbéciles. Selon lui, les frères Coen feraient le portrait d’idiots, rejetons
de la société américaine contemporaine. « L’idiotie est indissociable d’une époque, d’une civilisation et d’un système de
valeurs » et l’idiot peut se définir ainsi :
1)
Il est conservateur, c’est-à-dire qu’il est exclusivement motivé par sa survie et son intérêt immédiat (Linda prête à
tout pour se « réinventer »).
2)
Il est toujours en mouvement, parfois il sombre même dans l’hystérie (cf. Chad qui bouge sans cesse).
3)
Il pratique le culte païen de l’apparence physique et érige le Moi en valeur supérieure.
Autant de caractéristiques qui peuvent s’appliquer aux personnages de « Burn after Reading ».
* http://agora.qc.ca/documents/joel_et_ethan_coen--du_cretinisme_dans_luvre_des_freres_coen__origines_caracteristiques_et_perspectives_de_lhomo_imbecilius_par_jean-philippe_costes
Surveillance généralisée
« Burn after reading » est construit autour d’un réseau de surveillance généralisée. Certes tout film d’espionnage joue sur
cette corde (un espion est bien quelqu’un qui surveille les autres), mais le film érige la surveillance de l’autre en principe de
société : tous les personnages s’épient, s’espionnent, se guettent et la CIA n’est pas l’organe principale de cette
surveillance qui est davantage domestique (la femme d’Harry le fait suivre), quotidienne, qu’étatique.
Extrait « Découverte du CD ».
Dans cet extrait, Brad Pitt s’exprime tout en phrases creuses. Il ne sait pas interpréter l’objet qu’il a sous les yeux : il se
croit en possession d’un objet classé secret-défense. La salle de gym « Quedumuscle » est intéressante car son
aménagement tout en parois de verre instaure l’idée que chacun peut observer l’autre. Dans ce temple de l’apparence, on
glose autour de documents prétendument top-secrets.
Extrait « Paranoïa de Harry ».
Cet extrait est un pastiche, on voit Harry se sentant menacé. La séquence met en place une atmosphère paranoïaque et
joue à plein sur un sentiment que rien n’étaye véritablement, elle s’amuse surtout avec le spectateur et son
conditionnement à ressentir une certaine tension à partir de stimuli précis (raccords de regards et champs contre-champs,
caméra se rapprochant lentement du visage de Harry pour suggérer le danger, montage de plus en plus rapide et musique
typique des films d’espionnage/d’action). Les réalisateurs visent ici les films conçus dans l’unique but de produire des
effets sur le spectateur, sans autre considération narrative ou artistique.
Cet affolement généralisé ne retombe que lors des séquences dans les bureaux de la CIA.
Extrait « À la CIA ».
Il faut en effet aider le spectateur à y voir un peu plus clair en ménageant des temps de pauses où toutes les informations
seront synthétisées par un personnage extérieur à l’action. C’est à ce moment-là que l’absurdité des faits et de leur
enchaînement sautent aux yeux. Mais la CIA est aussi le lieu d’un autre régime de la parole, plus posé mais tout aussi
dangereux, sinon plus : il s’agit d’une parole toute-puissante, qui a droit de vie ou de mort sur les personnages, et ce de
façon arbitraire. Le film se donne alors comme pure mécanique qui tourne à vide, production d’effets pour rien. Il reste la
satire et le plaisir du spectateur.
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« L’invasion des profanateurs de sépulture » (Invasion of the Body Snatchers) de Don Siegel (1955)
Le producteur Walter Wanger (Allied Artists) découvre, en 1954, dans « Colliers », un magazine d’actualités qui publiait
également des textes littéraires, une nouvelle de science-fiction. Il envisage aussitôt de l’adapter au cinéma et soumet le
projet à Don Siegel, cinéaste en vue depuis la sortie de « Riot in Cell Block 11 ». Avec un budget de 400 000 dollars (soit
moitié moins que la plupart des œuvres de SF de l’époque) et quatre semaines de tournage, Siegel réalise « L’invasion des
profanateurs de sépultures ».
Don Siegel a mis en scène près d’une quarantaine de films. Il a débuté sa carrière en 1934 comme monteur pour la
Warner Brothers (il a travaillé notamment sur « Casablanca » de Michael Curtiz). Il tourne son premier long-métrage, le film
noir « The Verdict » en 1946 et quitte la Warner en 1949. Au cours des années suivantes, des films comme « Les Révoltés
de la cellule 11 » (« Riot in Cell Block 11 », 1954), « L'Invasion des profanateurs de sépultures » (« Invasion of the Body
Snatchers », 1956), son seul film de science-fiction et « L'Ennemi public » (Baby Face Nelson, 1957) lui permettent
d'asseoir sa réputation de solide réalisateur de films d'action. Pendant les années 1960, il dirige notamment « Les Rôdeurs
de la plaine » (« Flaming Star », 1960), western dans lequel joue Elvis Presley, et « À bout portant » (« The Killers », 1964),
film noir inspiré d’une nouvelle d'Ernest Hemingway. Le film est tourné pour la télévision, mais jugé trop violent pour être
télédiffusé, il est distribué en salles.
En 1968, Don Siegel fait la rencontre de Clint Eastwood avec qui il travaillera sur cinq films et connaitra un succès
commercial et critique : « Un shérif à New York » (« Coogan's Bluff », 1968), « Sierra torride » (« Two Mules for Sister Sara »,
1970), « Les Proies » (« The Beguiled »), « L'Inspecteur Harry » (« Dirty Harry », 1971), le film le plus célèbre et le plus
controversé de sa carrière, et « L'Évadé d'Alcatraz » (« Escape From Alcatraz », 1979). En 1976, il tourne aussi le western
« Le Dernier des géants » (« The Shootist »), seule collaboration avec John Wayne et chant du cygne de l’acteur.
A noter que « Invasion of the Body Snatchers » a fait l'objet de trois remakes :
1978 : « L'Invasion des profanateurs » (« Invasion of The Body Snatchers ») de Philip Kaufman
1993 : « Body Snatchers, l'invasion continue » (« Body Snatchers ») de Abel Ferrara
2007: « Invasion » (« The Invasion ») de Oliver Hirschbiegel
Particularité du film
« Invasion of the Body Snatchers » est un film de science-fiction qui ne comporte quasiment aucun effet spécial (si ce n’est
lorsque les cosses éclosent). La menace qui pèse sur la petite ville de Santa Mira n’a donc pas d’apparence propre.
« Invasion of the Body Snatchers » est donc un film qui n’a rien de « spectaculaire ». Pourtant, la menace est bien présente,
et si elle n’est pas à proprement parler visible, elle n’est pas non plus « hors-champ ».
Le film est structuré par un prologue et une conclusion qui créent une boucle temporelle et installent le reste de la
narration dans un flash-back. Ces deux parties, introductive et conclusive, ont été imposées après coup à Don Siegel par le
producteur, de même que la voix-off présente tout au long du film. Le cœur du film (tel qu’il a été initialement réalisé par
Siegel et qui devait se terminer sur le plan où Miles s’exclame, face caméra, « You’re the next ! ») est composé de deux
parties :
1)
2)
La découverte progressive de la vérité, avec une apparence de normalité, se déroule en ville (dans les rues, au
restaurant) et chez les différents personnages (cabinet de Miles, chez ses amis…)
La traque et la lutte pour échapper aux body snatchers, avec pour décor les collines, la grotte et l’autoroute (des
lieux déshumanisés).
Malaise dans le réel
« Invasion of the Body Snatcher » est un film particulièrement troublant car la menace (qui vient certainement d’un autre
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monde) envahit le quotidien des personnages et se loge dans leur intimité : le corps de leurs proches. Seul le plan sur le
ciel qui ouvre le film évoque l’idée d’un au-delà extra-terrestre.
Dans un article très argumenté consacré au film (l’Ecran fantastique, n°3, 1er trimestre 1978, disponible ici :
http://jftarno.free.fr/article-ecran-invasion01.html), Jean-François Tarnowski revient sur la prise de possession des corps
par les « body snatchers » pendant l’état de sommeil : dans cette perspective, dormir ce serait mourir. Il faut songer au titre
que Siegel voulait donner à son film : « Sleep no more ! » (« Ne dormez plus ! ») Or, on meurt également à coup sûr de ne
pas dormir du tout. Là réside le paradoxe : si on s’endort, on se réveille mort à l’humanité (sans sentiment), et si on ne dort
pas, on meurt de toute façon. Cette situation est vécue comme un véritable cauchemar éveillé, qui a toutes les apparences
de la réalité pour Miles, dont on adopte le point dans la quasi-totalité du film.
Dans le film, tout ou presque semble normal. Or cette normalité devient précisément le signe d’une menace. Là réside
l’objet de la première partie du film : exprimer le danger à partir de ce qui en apparence n’a pas changé, est identique à
soi.
Extrait 1 : « Uncle Ira ».
Wilma tente de convaincre Miles que son oncle Ira n’est pas son oncle. Elle décèle une différence imperceptible par les
yeux : « Il n’y a pas d’émotion ». C’est lui (en apparence) mais ce n’est pas lui. Si dans un premier temps Miles garde sa
posture d’homme de science (il est médecin), il va se mettre lui aussi à douter et envisager ce qu’il voit sous un angle
différent (peu avant la fin de l’extrait il s’assoira à côté de Wilma alors qu’il était resté debout, dominant la jeune femme de
sa haute taille). Le plus important dans cette séquence reste la façon dont l’oncle Ira est filmé : en plan large, raccordé au
regard de Miles. Impossible pour le spectateur de scruter les détails qui pourraient laisser penser qu’Ira n’est pas Ira. La fin
de l’extrait propose un plan dont la focalisation est externe (c’est-à-dire qu’elle ne renvoie pas au regard d’un des
personnages), il s’agit du seul plan rapproché sur Ira, dont le spectateur interprète désormais le moindre signe expressif
comme une marque d’étrangeté.
Jean-François Tarnowski écrit que « la tension paradoxale de la scène (…) découle de ce que notre attention suspicieuse
est contrariée, retenue, contrée par la neutralité du plan général (…). » C’est la trop grande normalité du vieil oncle
pendant la discussion qui suscite le soupçon. Quant à son sourire, « justement parce qu’il est en opposition avec tout ce à
quoi on pouvait s’attendre, [il] est vraiment très anormalement normal et sa franchise de nature à susciter notre
inquiétude. »
Dans le même ordre idée, un autre extrait nous montre comment Don Siegel travaille la question du point de vue pour créer
le malaise :
Extrait 2 : « Dans la rue ».
Là encore, la séquence se structure à partir du point de vue de Miles. Mais cette fois-ci on est monté d’un cran : le danger
est bien là et Miles découvre un groupe de body snatchers en train d’organiser son expansion.
La séquence alterne des champs-contrechamps entre Miles, situé dans son cabinet, et la place centrale de la petite ville
(alternance entre intérieur et extérieur). Dans cet extrait, les cosses sont dévoilées au spectateur via le regard de Miles pour
la première fois (elles n’ont rien de spectaculaire). Les body snatchers, filmés en plan général, s’inscrivent dans la
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quotidienneté. Seule l’animation peu habituelle pour un samedi matin est jugée intrigante par Miles, de fait, ils sont en train
de s’organiser pour « envahir » la région. Le policier (incarnation d’une institution censée protéger la population) qui dirige
les opérations a droit à un plan rapproché (on quitte alors le point de vue de Miles). Les voitures qui s’éloignent, chargées
de cosses, annoncent la séquence sur l’autoroute. En fin d’extrait, le gros plan d’insert sur la poignée de la porte (un
classique du film d’épouvante ou à suspense) suggère que la menace est désormais partout.
Dans cette première partie du film, où la lumière du jour domine, on assiste à une inversion de l’imagerie traditionnelle
(habituellement, le danger ne rôde pas en plein soleil). Pour autant, c’est bien pendant le sommeil que la substitution a lieu.
Et le film comporte malgré tout un certain nombre de plans nocturnes, qui renvoient à l’esthétique du film noir.
Choix de mise en scène
« L’invasion des profanateurs de sépultures, » utilise de nombreux procédés inspirés du film noir (silhouettes et jeux
d’ombres, angles marqués, gros plans sur des visages apeurés, décors nocturnes…). Voir à ce sujet la distinction entre
l’utilisation « low key » et « high key » des éclairages (cf. livret enseignant). « Bodysnatcher » est un film dont la noirceur au
sens propre comme au sens figuré, se fait de plus en plus envahissante (si l’on fait exception du prologue et la conclusion,
le film s’ouvre en plein jour et s’achève en pleine nuit). Mais Don Siegel utilise d’autres procédés cinématographiques pour
produire du sens : la profondeur de champ, le montage (de plus en plus rapide tout au long du film), les angles de prise de
vue, et ce de façon très efficace, dans une production caractérisée par une certaine économie de moyens.
Extrait 3 : « Substitution ».
L’extrait débute par un plan à la composition chargée, filmé en contre-plongée, avec une grande profondeur de champ.
Jean-François Tarnowski décrit très bien la liaison dynamique entre le premier plan (un body snatcher étendu sur une table
de billard, les yeux clos) et l’arrière-plan (l’ami de Miles endormi aux côtés de sa femme). Quand l’un (l’ami) s’endort,
l’autre s’éveille (le body snatcher). C’est la profondeur de champ utilisée comme effet de vases communicants qui crée ce
lien dynamique entre les deux êtres. La femme s’approche du body snatcher. La caméra recadre sur son visage, le body
snatcher éveillé passe hors-champ. La femme pousse un cri de terreur d’autant plus impressionnant pour le spectateur
qu’on ne voit plus l’objet de sa peur. Son mari s’éveille à son tour, se lève, un raccord dans l’axe fait disparaître totalement
le corps du body snatcher. N’avons-nous pas rêvé la scène à laquelle nous venons d’assister ?
En quelques plans, sans dialogues, Don Siegel a mis en scène une « incorporation » qui n’a pas été menée à terme. Ses
choix de montage, de cadrage, le jeu avec le hors champ et l’importance de la profondeur de champ manifestent une très
grande maîtrise.
Extrait 4 : « Dans la serre ».
Dans cet extrait, Don Siegel s’autorise quelques procédés de mise en scène hérités de l’expressionnisme allemand et du
film noir : l’ambiance nocturne, le cadrage penché (voir l’arrivée de Miles dans la serre). Un effet de montage (un champcontrechamp entre Miles et une cosse en train de se transformer) réduit l’espace qui existe entre eux grâce à l’utilisation
du gros plan (le spectateur à l’impression que Miles et le body snatcher sont plus proches qu’ils ne le sont en réalité). Ce
jeu sur les perspectives exprime bien le choc de la découverte.
L’extrait travaille par ailleurs la montée de la tension grâce au montage alterné : Becky attend près du téléphone tandis que,
dans la serre, le danger devient de plus en plus menaçant. Le temps est étiré au-delà du vraisemblable.
La thématique du double (Je est un autre)
« Invasion of the Body Snatcher » creuse une thématique vertigineuse que l’on retrouve souvent dans les films de sciencefiction : être envahi de l’intérieur par un être venu de l’extérieur. Soi n’est plus soi, l’identique est différent.
L’impossibilité de discerner entre les humains et leurs doublures renvoie à l’impossibilité de distinguer le vrai du faux. Par
conséquent, tout le monde devient potentiellement dangereux. Voir ne permet plus de croire et seul l’affect (le sentiment)
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permet de faire le distinguo entre le réel et l’apparaître.
Extrait 5 : « Dans La grotte ».
Dans cet extrait, il ne reste plus que le couple Miles/Becky mais celui-ci s’enterre (pour échapper à la foule des
poursuivants), comme s’il était déjà mort. Dès lors, le film met en scène de façon explicite le thème de l’individu contre la
foule anonyme en même temps qu’il continue de développer, jusqu’à l’horreur, la question du double. On reprend en effet
certains motifs déjà développés plus tôt, en créant des effets de redoublement : la structure de la grotte reprend celle de la
serre ; Miles effectue un aller-retour en passant par le même chemin (et alors qu’on s’attendait à retrouver Becky au même
endroit, celle-ci se situe là où on ne l’attendait pas) ; les deux amants se reflètent dans une flaque d’eau. Le dernier
champ-contrechamp entre Miles et Becky brise le processus de reconnaissance / d’identification habituel : le face-à-face
entre le médecin et la jeune femme (devenue body-snatcher) achève de ruiner toute possibilité d’échange intersubjectif. Le
visage n’est plus le lieu de la reconnaissance de ma propre humanité mais celui d’une altérité, et donc d’une menace,
radicale.
Ce film à petit budget révèle une très grande maîtrise de la mise en scène. Mais au fond de quoi nous parle-t-il ? D’une
menace intérieure ou d’une menace extérieure ? Les années 1950 ont été particulièrement fécondes en films de sciencefiction mettant en scène une menace extra-terrestre, le plus souvent pour pointer du doigt le danger communiste. Dans ce
cas précis, on peut aussi évoquer le danger que représente la standardisation des modes de vie aux USA : les aspirations
des citoyens devenant identiques, quelle place laisser à l’expression d’une forme de singularité ?
Pour aller plus loin, on pourra visionner un extrait de « The Thing from another World » (1951) de Howard Hawks et
Christian Nyby, film qui constitue une référence pour Don Siegel dans la mise en scène d’une menace extra-terrestre.
« La Vierge, les Coptes et moi » de Namir Abdel Messeeh (2012)
Namir Abdel Messeeh est diplômé de la Fémis (section réalisation). « La Vierge, les Coptes et moi » est son premier long
métrage, après deux courts métrages l’un de fiction (« Quelque chose de mal », 2005) et l’autre documentaire (« Toi,
Waguih », 2005). Aux yeux de Namir Abdel Messeeh, la forme du documentaire est moins contraignante et plus libre.
Lorsqu’il commence à travailler au projet de film qui deviendra « La Vierge, les Coptes et moi », c’est dans une démarche
documentaire qu’il s’inscrit. Le processus de création de ce long métrage s’est étalé sur trois années. Le point de départ
était une enquête sur les apparitions de la Vierge. Mais au fur et à mesure des recherches et de sa réflexion sur le film,
Namir A. Messeeh a perçu les limites qu’il y avait à se concentrer uniquement sur cette question et son approche s’est
diversifiée, au point de ne plus savoir si le film avait pour sujet central sa famille, le cinéma, l’Egypte, les apparitions de la
Vierge… Quant à la forme, elle oscille entre fiction et documentaire, entre film de famille et film sur un tournage, en
passant par l’autoportrait (mais de fiction !). Mais ce qui semble être l’un des piliers de « La Vierge, les Coptes et moi », est
la question de la croyance : croyance religieuse et croyance en l’image cinématographique.
Pour aborder le film avec les élèves, il conviendra de désamorcer certains préjugés, de revenir sur certaines croyances
justement. Le film est classé parmi le genre « documentaire », or réaliser un documentaire ne revient pas à « capter le réel
tel qu’il est ». S’il existe une très grande diversité d’approches documentaires, le genre implique toujours une mise en
scène et n’interdit pas au cinéaste d’intervenir directement sur le réel qu’il filme, quitte à l’orienter, le provoquer, voire le
modifier (Cf. « Nanouk l’Esquimau » de Robert Flaherty bien sûr, ou encore les films du documentariste québécois Pierre
Perrault).
Extrait : « Discussion entre Namir et sa mère ».
Namir et sa mère évoquent la possibilité de recréer une apparition de la Vierge pour filmer la réaction du public. La mère
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explique à son fils qu’il est tout à fait possible de procéder ainsi (créer une situation factice pour enregistrer des réactions
bien réelles : un miracle peut avoir lieu n’importe quand). Plus loin dans ce même extrait, la famille de Namir discute avec
le réalisateur : le problème ne serait pas tant de recréer un miracle factice (même si dans un premier temps ce procédé est
qualifié de « blasphème ») que de tromper ceux qui y participeraient (et par extension tromper le spectateur) en leur
laissant croire qu’il s’agit de la réalité. Un pacte doit être conclu entre le filmeur et les filmés et entre le filmeur et les
spectateurs, c’est à cette seule condition qu’il est possible de jouer avec le réel, de le provoquer.
Or d’emblée le film s’amuse avec le spectateur et sème de nombreux indices qui l’aideront à prendre conscience que le
film est un immense patchwork.
Extrait : « Dîner de famille ».
Cet extrait est monté à partir de plans de la famille de Namir tournés au début du projet et de plans sur Namir tournés
plusieurs années après. Le spectateur, qui croit assister à un dîner de famille en présence de tout le monde (ce qui était
effectivement le cas, sauf que Namir n’a pas été filmé la première fois), a tout de même une impression de « faux
raccords » (lumière différente, différence de mixage…). Cet assemblage implique-t-il pour autant de remettre en question
ce qui se dit et se joue dans cette scène ? Sans doute si le réalisateur avait pour projet délibéré de masquer la facture de
son film, ce qui n’est pas le cas.
A ce sujet, voir le générique qui, d’une part, donne la liste des collaborateurs du film (il y a un bien des scénaristes, un
monteur, toute une équipe qui a participé à sa fabrication) et d’autre part joue avec des images de nature différente,
mettant en scène le principe même de collage et d’assemblage dont procède « La Vierge, les Coptes et moi ».
Le personnage de Namir, s’il porte bien le prénom du réalisateur, n’est en aucun cas une réplique de Namir Abdel
Messeeh. Le cinéaste déclare même que Namir est certainement « la partie la plus fictionnelle du film ». De même, « La
Vierge, les Coptes et moi » est certainement très différent du film que le personnage Namir tente de tourner.
Extrait « la grand-mère et le hors-champ ».
Dans cet extrait, le dispositif de tournage est rendu visible et la grand-mère de Namir découvre la perche de l’ingénieur du
son (peut-être en même temps que certains spectateurs peu familiers du matériel de prise de son). A plusieurs reprises
dans le film, on assiste au tournage d’un (autre) film, on est mis au courant (par la voix du producteur notamment) de
« l’envers du décor ». Ce qui constitue habituellement les « à-côté » d’un film devient le cœur même de « La Vierge, les
Coptes et moi ».
Extrait « Portrait du cousin ».
Il y a pourtant une séquence dans le film qui renvoie à une esthétique du documentaire plus classique : la séquence de
l’irrigation. Il s’agit pour Namir Abdel Messeeh de capter un moment unique (lorsque l’eau jaillit et son trajet dans les
canaux), sans influer sur le cours des événements. On imagine donc une prise unique. Dans un second temps, le cinéaste
interroge son cousin sur ses conditions de vie. On est là dans un registre ethno-sociologique et si le réalisateur est bien
dans le champ, il a ôté son costume de « Namir », pour redevenir Namir Abdel Messeeh. Tout face à face est un jeu de
miroir, et en interrogeant son cousin, Namir Abdel Messeeh construit en creux une autre image de lui, une image de ce
qu’il aurait pu devenir.
Dans « La Vierge, les Coptes et moi », tout tourne autour de cette question de la nature d’une image : l’image de la vierge
dans ses apparitions, l’image que Namir Abdel Messeeh donne de lui-même à travers le personnage de Namir, l’image
qu’il donne de sa famille, mais aussi l’image cinématographique et sa nature propre.
Voici quelques exemples d’images proposées dans le film, qui renvoient à des réalités et des régimes différents :
8/11
Une captation vidéo de la foule attendant l’apparition de la Vierge
Une captation vidéo de l’apparition de la Vierge
Une photo de famille (devant la vidéo de l’apparition de la Vierge)
La mère de Namir par écrans interposés
Une photographie d’archives commentées par la fille du photographe
Une autre photographie d’archives (avec une apparition de la Vierge) scannée et scrutée par
Namir, sans commentaire.
Un plan filmé par Namir (on aperçoit le preneur de son à l’arrière-plan : Namir ne sait pas
bien cadrer !)
Un tatouage représentant Saint Georges
Des cartes postales de tableaux occidentaux représentant la Vierge
9/11
Un trucage sur fond vert
Idem sans le fond vert mais avec un paysage incrusté à l’arrière plan
Un plan truqué vu sur ordinateur
Une image projetée
Une image projetée ? Une apparition ? Une image truquée ?
Une « photo de famille » réussie
Cette réflexion sur la nature de l’image et son rapport à la croyance constituaient le sujet de « Blow up » de Michelangelo
Antonioni (voir extrait), auquel Namir Abdel Messeeh fait explicitement référence lorsqu’il tente d’agrandir une des
photographies d’une apparition de 1968 prises par un journaliste. L’image constitue tout autant un accès au mystère de
l’apparition qu’un obstacle. En agrandissant une image, on ne percera rien de plus que ce qu’elle montre, on ne parviendra
qu’à la rendre plus opaque, à la réduire à sa pure matérialité. Tel est le statut ambigu de l’image.
Extrait « Agrandissement ».
« La Vierge, les Copte et moi » est bien un film sur les mystères de la croyance, croyance en la Vierge, croyance en le
cinéma (notre rapport au cinéma relève lui aussi de la croyance. Penser par exemple qu’une image est une réplique du réel
est une croyance !). Or s’il est un mystère qui préoccupe de façon très intime Namir, c’est celui de ses origines et de son
rapport à sa mère. La mère de Namir est incontestablement un des sujets du film, et il la filme comme un véritable
personnage comique.
Extrait « Retour aux sources ».
Dans cet extrait, on prend la mesure de ce qui se joue dans la relation entre Namir et sa mère. Sa tante lui explique en effet
(dans un cadre propice aux confidences) comment sa mère l’a confié à ses bons soins lorsqu’il n’était encore qu’un
nourrisson, avant de revenir de France quelques années après pour le récupérer. Cet épisode est mis en scène comme une
blessure mal cicatrisée (le raccord de cette séquence avec un plan sur un tatouage de la Vierge sur une peau à vif le laisse
10/11
supposer). Par ailleurs, le montage établit aussi un lien très clair entre La Vierge (dont on voit un portrait au mur), la mère
de Namir (un portrait de celle-ci fait face à celui de la Vierge). Sans compter que la mère est redescendue du ciel (en
avion !) pour venir chercher son fils. Elle lui est apparue et il l’a reconnue (parce qu’on lui avait montré des portraits d’elle).
Pour conclure, un dernier extrait permet d’aborder la question de la croyance et de relation avec l’image cinématographique :
Extrait « Séance de cinéma ».
Les villageois sont conviés à assister à la projection du film collectif auquel ils ont participé. L’enjeu ici n’est pas tant de
montrer ce film amateur aux spectateurs que nous sommes, que de filmer les réactions des villageois-spectateurs. L’extrait
débute sur une ambiguïté : l’image que nous voyons est-elle un plan d’une situation « réelle » ou fait-elle partie du film
mettant en scène une apparition de la Vierge ? La réponse nous est donnée à la faveur d’un travelling arrière qui laisse
apparaitre l’écran de projection. Les plans qui suivent nous montrent, en champ-contrechamp, des plans sur les
spectateurs alternant avec des plans sur les images projetées. Les réactions sont souvent joyeuses, mais elles expriment
surtout une fascination vis-à-vis de l’image de cinéma, quand bien même les trucages sont connus de tous. Cette
fascination (on voit même un petit garçon filmer l’écran, rejouant par là-même le dispositif de « La Vierge, les Coptes et
moi ») renvoie aux premières projections publiques à la fin du 19ème siècle, lorsque les spectateurs découvraient des
images animées sur grand écran pour la première fois. Le miracle cherché et provoqué par Namir a donc bien eu lieu, il a
pu recréer cette fascination devant l’écran de projection (et devant une apparition factice de la Vierge, aussi fascinante que
si elle avait eu lieu « en vrai »).
11/11