Nelson : un grand marin, un grand soldat, un grand homme

Transcription

Nelson : un grand marin, un grand soldat, un grand homme
Trafalgar, deux siècles après
Trafalgar, mère
de toutes les batailles impériales…
Nelson : un grand marin, un grand soldat,
un grand homme !
Francis Vallat
Président de l’Institut Français de la Mer
Hommage à l’un des plus grands capitaines de tous les temps.
À beaucoup, ce titre paraîtra excessif et inadapté pour une victoire éclatante de notre
ennemi héréditaire préféré, infligée de surcroît par un homme qui ne nous aimait pas
particulièrement (même s’il sut toujours rendre hommage à notre bravoure et être généreux
avec les marins français qui avaient su forcer son admiration, comme en témoigne par
exemple le sauvetage difficile des rescapés du l’Orient à Aboukir).
À ceux qui n’ont qu’un regard sur Mers El-Kébir dans la tête et bien souvent « sur le
cœur », il pourra de surcroît paraître provoquant que la plus ancienne publication maritime de
France ait décidé de rendre un tel hommage à la « perfide Albion », d’autant que Trafalgar est
bien la plus douloureuse et plus importante défaite de notre histoire navale. Dix fois plus de
morts français qu’anglais, treize vaisseaux français coulés sur dix-huit, neuf espagnols sur
quinze… Et au-delà de cette catastrophe le fait que « réduite à une trentaine de vaisseaux au
total, la flotte française est tombée à l’un des niveaux les plus bas de son histoire », nul ne
contestant aujourd’hui que « Nelson obscurcit de la fumée de Trafalgar le soleil d’Austerlitz »
(Meredith).
Mais surtout Trafalgar, comme le dit l’Amiral Maurice Dupont, est le « prélude au
blocus continental, à l’extension des guerres en Europe, et à l’effondrement final », ajoutant :
« Dés 1805, les Anglais ont gagné. » Par ces mots, il résume ce que pense une majorité
d’historiens, justifiant ainsi que cette formidable bataille navale soit effectivement considérée
comme la mère de toutes celles qui vont suivre sur terre, jusqu’à la page glorieuse mais
douloureuse de Waterloo.
En fait le paradoxe n’est qu’apparent de faire de Trafalgar l’origine et la cause de ce
que seront à la fois le Grand Empire et les coalitions qui le détruiront. À deux reprises, j’ai eu
l’honneur de présenter cette opinion, voire d’en débattre, devant des auditoires à la fois avertis
et peu complaisants. La première fois, c’était il y a vingt ans à Toulon, au cours d’une leçon
inaugurale de l’École du commissariat de la Marine, face à tous les officiers de la Préfecture
maritime ; la deuxième, il y a quelques mois lors de la leçon de rentrée de la promotion 20042005 de l’École navale. À chaque fois, ce que j’ai dit était simple. On ne m’en voudra pas de
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citer, pour plus de facilité, mes mots d’alors : « C’est bien Trafalgar qui conduira à l’erreur
funeste du blocus continental, cette arme suicidaire exigeant des conquêtes de plus en plus
démesurées. Comme l’a écrit Tomasi « l’infériorité navale de Napoléon est bien la cause
profonde de ses défaites militaires… » En résumant, l’expansion du Grand Empire
napoléonien et son effondrement sont les simples conséquences de la lutte maritime contre
l’Angleterre. Et pourquoi ? Parce que grâce à ses marines militaire et marchande, Albion
pouvait déjouer toutes les tentatives impériales et assurer l’efficacité de son volet logistique,
tandis que sans marine de guerre, Napoléon ne pouvait réellement l’affaiblir. Alors le blocus
pouvait bien générer la gloire :
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La Garde impériale entra dans la fournaise.
Mais il ne pouvait que faire illusion face aux manques de moyens navals nécessaires
pour torpiller ce vecteur maritime qui narguait la puissance impériale.
Nelson
Et puis, voire surtout en ce bicentenaire, il y a Nelson, l’homme extraordinaire,
l’artisan, le vainqueur presque posthume de Trafalgar, celui qui avait défini la stratégie
anglaise et avait su, juste avant de mourir, que son pays en recueillerait les fruits. Ce qui lui
permit de prononcer ces derniers mots : « Dieu merci, j’ai fait mon devoir. » Nelson, caractère
et intelligence exceptionnels, marin et officier général incarnant au plus haut point les vertus
dont traditionnellement la mer est porteuse : courage, générosité, vie, force, opiniâtreté (ah !
« la mer toujours recommencée »1) et « last but not least », dimension romantique faisant de
ce grand « British » un archétype d’homme universel. Comme en témoignent bien des actes
de sa vie dont certains seulement peuvent être rappelés ici.
De santé faible, chétif même, le jeune Horatio – pourtant petit-fils d’un chancelier de
l’Échiquier – choisit très tôt la mer, et l’apprentissage le plus dur et le plus modeste de la
navigation. Pilotin de pilotine, puis assistant de pilote sur la Tamise, marin sur un côtre, il
participe très jeune (à quatorze ans !) à une expédition dans les glaces du Pôle Nord où il fait
montre d’un remarquable courage. À dix-sept ans, il est midshipman sur un navire de guerre ;
à vingt-cinq, il fait un relevé des côtes du Danemark (qui lui sera très utile pour la compagne
victorieuse de la Baltique de 1801) puis vient en France, à Saint-Omer, pour y étudier notre
langue et ces Français dont il sent bien que l’histoire sera indissociable de la sienne…
Ensuite, sa carrière fourmille de circonstances exemplaires qui feront de lui un héros national
déjà bien des années avant Trafalgar : par exemple, le tacticien audacieux et manœuvrier hors
pair de la bataille d’Aboukir (que les Anglais appellent bataille du Nil, ce qui explique le titre
de baron du Nil qui lui est alors octroyé) ou encore le chasseur acharné qui ne lâche jamais sa
proie et finit toujours par la rejoindre comme il le fit – entre autres – deux fois après que des
escadres françaises aient trompé sa vigilance en sortant de Toulon : une fois lors de la
campagne d’Égypte (juste avant Aboukir précisément), une autre des années plus tard avec
« l’escadre Villeneuve », peu avant Trafalgar.
Et puis il y a le chef adoré de ses hommes, aussi bien de ses « principaux » (à cet
égard, le respect démontré par ses anciens officiers est excellemment illustré dans le film
récent et remarquable « Master and Commander ») que par les maîtres, les canonniers ou les
matelots… Affection et respect qui ne doivent rien au hasard, car nés de son autorité naturelle
comme de son sens de l’organisation qui le pousse à veiller à chaque détail de la vie à bord.
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In « le cimetière marin » de Paul Valéry. Ndlr
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Enfin la dimension romantique !
C’est aussi bien sa passion pour la belle Lady Hamilton au mépris du qu’en dira-t-on,
que sa fidélité parfois têtue à la famille royale de Naples qui vaudra d’ailleurs à Lord Nelson
le titre de duc de Bronte… assis sur celui de piètre politique (ce dont il n’aura cure tant la
vraie valeur se situe ailleurs chez cet esprit indépendant).
C’est cette façon d’imprimer sa marque personnelle sur la manière dont se fait
l’Histoire, apportant ainsi, comme d’autres personnalités rares, sa pierre à la démonstration
que l’homme exceptionnel peut influencer le cours des choses… à l’opposé des théories du
siècle qui l’a suivi, fondées sur l’affirmation que les événements « superstructurels » sont le
résultat pur et simple d’infrastructures complexes d’abord économiques et subsidiairement
sociales. Nelson rejoignant Napoléon comme allié objectif de tous ceux qui ont envie de
croire à la conception romantique de l’histoire (l’homme la fait) plus qu’à la conception
matérialiste (l’homme n’en n’est que le résultat) !
C’est par ailleurs cette Nelson touch que tous les observateurs soulignent dans le
déroulement de Trafalgar même, et qui fait que le sort des armes fut favorable à notre ennemi
du fait de son génie et non de la chance ou de la seule obstination. Quelle différence sur ce
plan avec le besogneux Wellington, remarquable de constance impavide mais sauvé quasi in
extremis par le gong (Blücher arrivant avant Grouchy) ! Finalement les autorités britanniques
dans leur sagesse ont fait le bon choix à Londres : un square grandiose et aéré seyait mieux à
l’amiral Nelson ; et une voie de garage, même transformée en illustre terminus, au général
Wellington !
C’est la fin ultime de l’amiral, au destin décidément lié à celui de la France, dont la
tradition dit que la dépouille glorieuse fut conservée jusqu’à son retour au Homeland dans un
tonneau de cognac (la France a donc apporté là sa contribution), tandis que le corps de Nelson
repose maintenant à Saint-Paul de Londres, dans un cercueil taillé dans le grand mât du
vaisseau l’Orient, glorieux vaincu d’Aboukir. Ce même l’Orient sur lequel mourut le mousse
– français2 et non anglais comme le croient les Britanniques – évoqué dans un poème
qu’apprennent tous les écoliers d’Angleterre : The boy stood on the burning deck…
Un mot sur le vaincu avant de clore cette introduction française à l’anniversaire de
Trafalgar… De fait l’histoire est quelque peu injuste avec l’amiral Villeneuve, victime autant
de circonstances extérieures que de lui-même. La flotte combinée franco-espagnole était
puissante sur le papier (plus nombreuse, assez jeune pour les navires français) mais fatiguée,
armée d’équipages insuffisants et insuffisamment formés, gréée médiocrement tant au niveau
des voiles que des canons, démoralisée et mal commandée du fait des mesures et contremesures révolutionnaires impossibles à corriger en quelques mois, voire en quelques
années… Elle n’était pour ces raisons, capable de se battre qu’en ligne de file, « une tactique
surannée » au dire de Villeneuve lui-même… Un Villeneuve deux fois démissionnaire dans
les temps précédents la bataille, démissions refusées alors même qu’il sera révoqué… à la
veille du combat sans pouvoir être remplacé3 ! Un Villeneuve touchant lorsqu’il s’exclame :
« Puisque Sa Majesté pense qu’il ne faut que de l’audace et du caractère pour réussir en
marine, je ne laisserai rien à désirer… » Ces rappels non pour diminuer le mérite éclatant du
vainqueur (pas un vaisseau perdu sur les vingt-deux de la flotte anglaise !) mais pour sauver
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Giocante Casabianca, mort à 10 ans, fils de Louis de Casabianca, commandant du l’Orient.
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un peu de l’honneur d’un honnête homme dépassé et vis-à-vis de qui les événements et la
postérité se sont probablement montrés trop sévères 4.
À certains égards il apparaît en effet que l’on pourrait être au moins aussi sévère avec
l’Etat français d’alors qu’avec un Villeneuve certes dépassé, mais aussi si incommodément
placé dans un contexte éprouvant par les autorités républicaines puis impériales. En espérant
ne plus avoir à lire dans l’avenir ce jugement terrible mais si juste porté par le grand historien
naval anglais Jenkins : « La France n’a pas eu beaucoup de raisons d’avoir honte de sa
marine, mais la marine française peut avoir quelques raisons d’avoir eu honte de la
France ! ».
Mais place à l’essentiel, qui est qu’en cette année 2005 tous ceux qui aiment la mer,
les marins, le patriotisme et le souffle puissant de l’Histoire, doivent se joindre sans réserve à
l’hommage que le Royaume-Uni – et finalement le monde maritime - s’apprêtent à rendre à
l’un de ses plus grands marins… l’amiral Horatio Nelson. Est-il besoin d’ajouter que cet
hommage ne peut être disjoint de celui que la France et l’Espagne - là-aussi accompagnées
du monde maritime tout entier - doivent à leurs cinq mille glorieux marins qui ont péri à
Trafalgar ?
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En Angleterre, la sanction eut été plus sévère encore : l’amiral John Byng cédant devant La
Galissonnière à Port-Mahon est arquebusé à bord du Monarch en rade de Portsmouth en mars 1757
malgré le plaidoyer de Voltaire en faveur de la clémence. Ndlr
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