building stories, ou le pari de l`intimité

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building stories, ou le pari de l`intimité
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building stories, ou le pari de l’intimité
par Thierry Groensteen
[août 2013]
Les grandes œuvres de Chris Ware, à ce jour au nombre de trois (Jimmy Corrigan, Building Stories et
Rusty Brown encore inachevé), auront été des chantiers ouverts pendant des années avant de
trouver leur état définitif. L’auteur américain travaille par séquences, livre des variations sur un même
thème, accumule les strates narratives et les digressions, et pour finir doit se résoudre à faire œuvre,
c’est-à-dire à boucler son récit et à le doter d’une forme, ce qui implique de prendre une série de
décisions touchant à la mise en intrigue, à l’ordination des épisodes, au chapitrage, au format, etc.
Jimmy Corrigan conservait des traces de ce processus de création évolutif, pour ne pas dire
erratique, mais offrait néanmoins l’apparence rassurante, classique, d’un livre. Building Stories, au
contraire, innove radicalement. Sa forme, loin de chercher à dissimuler la disparité de ses éléments
constitutifs (des livraisons ont été publiées dans Acme Novelty Library, d’autres dans The New Yorker,
The New York Times magazine, Nest Magazine, Kramers Ergot, The Chicago Reader, Hangar 21
Magazine et McSweeney’s Quarterly Concern, autant de supports de dimensions différentes),
propose une expérience de lecture inédite.
Cette grande boîte rassemblant 14 livrets et opuscules de formats et types variés n’est pas une
solution adoptée faute de mieux pour compatibiliser des matériaux hétéroclites, irréductibles à une
mise en livre. Elle correspond au projet proposé par Ware à son éditeur Pantheon Books dès 2006,
soit six ans avant la réalisation effective de l’objet. (Ware aurait été inspiré à cet égard par la Boîte
en valise de Marcel Duchamp, musée portatif qui, en 1936, réunissait ses œuvres principales,
reproduites en modèle réduit).
Ware nous livre ces divers éléments sans préséance chronologique ni « mode d’emploi ». D’un
opuscule à l’autre, ce n’est pas seulement le format et le façonnage qui peuvent changer, c’est le
dispositif (planches classiques, grands dessins, séquence se déployant en accordéon, etc.), le mode
énonciatif (récit à la première ou à la troisième personne, séquence muette) et même le style
graphique (le monde des abeilles, notamment, faisant l’objet d’un traitement beaucoup plus stylisé
et caricatural que celui des humains). Il ne s’agit donc pas des parties constituantes d’un livre
démembré, mais bien d’objets éditoriaux ayant chacun une cohérence propre. Et bien sûr le titre,
Building Stories, ne désigne pas seulement l’édifice qui sert de commun dénominateur à tous ces
fragments de récits (encore n’est-ce pas tout à fait exact puisque la fleuriste le quitte pour aller vivre
avec son mari et sa fille dans le quartier d’Oak Park, en banlieue de Chicago), il nous invite aussi à «
construire des histoires » à partir des matériaux proposés.
En cohérence avec la logique de l’œuvre, avec son exigence de réalisme et de transparence, nous
devons supposer qu’en déshabillant son héroïne, Ware cherche d’abord à s’approcher au plus près
de son intimité et de sa vérité. Une séquence particulièrement saisissante – figurant dans l’album
cartonné toilé avec une couverture verte sans image − peut être lue comme une mise en abyme
ironique de cette quête. La fleuriste y est représentée en pied, face au lecteur, sur trois « belles
pages » consécutives et sur plus de 20 cm de haut. Motif central de chacune de ces pages, elle est
hors de proportion avec les vignettes environnantes ; le dispositif semble s’inspirer d’un procédé
typique du shôjo manga que j’ai, naguère, baptisé du nom d’« effet podium ».
À la première occurrence, la jeune femme est habillée (et son handicap est invisible) ; à la
deuxième, elle est nue ; à la troisième, c’est son squelette qui est représenté (le cœur et, plus
curieusement, les intestins sont les seuls organes présents à l’image ; le visage est un écorché). Si le
nu est ici doublement indexé, sur la notion de modèle vivant et sur des scènes de sexe apparaissant
dans la même page, un texte lu un peu plus haut réfère cette figuration inattendue du squelette à
une encyclopédie qu’elle lisait enfant : des transparents superposés permettaient d’éplucher
progressivement le corps humain, de la peau jusqu’aux os. Mais cette justification n’est
qu’anecdotique et ne rend pas compte de ce que reçoit le lecteur à la vue de ces trois pages. Tout
se passe, en vérité, comme si Ware cherchait à nous faire partager son sentiment d’impossibilité à
atteindre le cœur, la vérité ultime, de son personnage de femme. La mettre à nu ne suffit pas, ce
n’est pas encore s’en approcher assez près, il faut descendre sous les apparences, ouvrir
l’enveloppe. Un peu comme si le dessinateur anthropophage se nourrissait symboliquement de la
chair de son héroïne.
Toujours selon la même logique, la double page suivante, qui présente en son centre la
représentation d’une vulve largement écartée (et pixellisée, à la façon d’une image porno floutée),
bien que contextualisée, elle aussi (et même doublement : son ancien petit ami l’humiliait en
l’obligeant à contempler, devant lui, son propre sexe dans un petit miroir ; et il l’invitait à regarder
ensemble une vidéo X), apparaît à son tour comme une autre tentative désespérée de rejoindre
l’inatteignable : par un très gros plan sur l’endroit du corps le plus secret, supposé détenteur (?) d’on
ne sait quelle vérité profondément enfouie.
Dans l’article « Nu » du Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée [5], j’écrivais que
le nu, dans la BD, est « d’abord et avant tout une couleur », et que « cette couleur est seulement
indicative, elle n’est pas charnelle. Elle désigne la chair mais ne la fait pas apparaître. » Cela
s’applique particulièrement aux dessinateurs apparentés de près ou de loin à l’esthétique de la ligne
claire, et Ware en fait partie. Dans Building Stories, toutefois, le nu réussit à s’approprier certaines
qualités de l’image filmique : cette capacité à s’approcher « au plus près des corps, [à] les donner à
voir dans leur intimité, jusqu’à l’obscène parfois », et puis le « poids du réel, du “ça a été” » dans
lequel Barthes voyait le ressort de la photographie. C’est que, même si la fleuriste est un personnage
de fiction, le regard que l’auteur porte sur elle est, au fond, d’ordre documentaire. Voilà ce qu’est
une femme, voilà ce que c’est que d’être une femme, voici ce qu’il en est de cette femme-là en
particulier, semble-t-il nous dire à chaque instant.
On remarquera qu’en plus d’une occasion, le dessinateur se rapproche du visage de son héroïne
pour des gros plans qui sont dessinés avec un surcroît de détails, dans un style plus réaliste que celui
dont il use habituellement. (De même, un très gros plan sur sa fille représentée grandeur nature −
dans la double page centrale du cahier déjà mentionné qui s’ouvre sur le mot God − fait apparaître
ses dents, ses cils, les poils composant ses sourcils, etc., toutes choses dont le style habituel de Ware
fait habituellement l’économie : cette image hors de proportion vise manifestement à produire
l’illusion que nous sommes face à la personne même.) Dans Jimmy Corrigan, il n’y avait qu’une
occurrence de gros plans suffisamment grands pour être frappants : le face à face entre Jimmy et
son père, alors qu’ils viennent de se retrouver. Mais les deux visages restaient relativement mutiques ;
ce qu’il y avait à observer, c’était la ressemblance entre les deux hommes, à une génération
d’écart ; et le grossissement était une procédure de soulignement de l’importance symbolique de
cette première confrontation.
Dans les Building Stories, le gros plan, avec le supplément de réalisme qu’il apporte, est au service de
l’empathie et de l’acuité psychologique. De ce point de vue, la vulve représentée en « super-gros
plan » n’a, elle, rien à nous dire (au contraire du visage qui est une signature, elle est même
condamnée à l’anonymat ; nous ne pouvons pas établir avec certitude à qui elle appartient), et
l’on peut soupçonner, là encore, Chris Ware d’ironie [6].
Pour en revenir aux images de nudité, elles se prêtent, que l’auteur le veuille ou non, nécessairement
à deux modes d’appropriation très différents, l’identification au personnage et le voyeurisme, entre
lesquels la tension ne peut être résolue.
Ces images (qui nécessiteraient d’être examinées une par une, mais cela dépasserait le cadre de
cette étude) participent essentiellement de trois catégories : la femme à sa toilette (dans sa salle de
bains), la femme face au miroir, occupée à se contempler, à s’évaluer, à se juger, et la femme
engagée dans un rapport sexuel [7]. Mais, que notre fleuriste soit nue face à elle-même ou face à
autrui, dans les deux cas les images sont offertes à un lecteur (une lectrice) qui, lui (ou elle), n’est pas
censé(e) être présent(e). On doit parler d’images volées, arrachées à la sphère de l’intimité du
personnage – alors que, de toute évidence, une description littéraire de ces mêmes scènes ne
donnerait pas le même sentiment d’effraction.
C’est en cela que la tentative de brosser le portrait intime d’une femme dans une bande dessinée
est une gageure. Ware utilise des procédés tels que le monologue intérieur ou la sous-conversation
pour nous faire pénétrer dans les pensées de son personnage ; s’agissant de son corps (si important
pour elle), l’image, en son essence même, le condamne à une infranchissable extériorité. Building
Stories est, à ce jour, la tentative la plus aboutie de résolution de cette équation, passionnante
jusque dans ses impasses.
Thierry Groensteen
Notes
[1] L’immeuble de Building Stories offre une ressemblance frappante avec celui que Ware a
représenté sur le motif dans ses Carnets (Acme Novelty Date Book, vol. 2, Drawn & Quarterly/Oog
& Blik, 2007, p. 162), assorti de cette notation : « Our apartment building. 12/02 ». L’intéressé m’a
confirmé que la maison dans laquelle il avait occupé un appartement de 1995 à 2001 avait servi
de modèle « mais en aucun cas de façon précise, la maison dans laquelle nous vivions étant plus
grande, plus profonde, construite dans d’autres matériaux et peuplée par des personnes
complètement différentes ».
[2] À la dernière page du grand fascicule qui s’ouvre sur le mot Disconnect figure cette belle
métalepse : la fleuriste rêve que quelqu’un a raconté sa vie au moyen de dessins, et que le
résultat ressemble à un « livre en morceaux » (!) ; dans un autre livret, 16 pages format A4, une
image nous transporte en 2156 : un chercheur du futur décide d’étudier, au moyen de
technologies encore inconnues de nous, la mémoire de cette femme précisément.
[3] Au moment de la parution de Jimmy Corrigan, Ware citait volontiers Flaubert et Tolstoï parmi
ses grands modèles littéraires.
[4] « Body Schemas », article mis en ligne le 24 octobre 2012 sur le site du Comics Journal. URL :
www.tcj.com/body-schemas/
[5] En ligne depuis octobre 2012 à l’adresse suivante :
http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article465
[6] On n’oubliera pas que le sexe peut être vu, métaphoriquement, comme la fleur intime de
cette femme qui fait profession d’en vendre. Et il y a aussi des gros plans sur les fleurs dans les
pages de cette œuvre, en particulier dans les deux livraisons centrées sur l’abeille.
[7] Un running gag traverse Building Stories : à chaque fois que la fleuriste se dispose à faire
l’amour, sa mère ne manque jamais de l’appeler au téléphone.