Nous entrerons dans la carrière » (18 avril 2010)

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Nous entrerons dans la carrière » (18 avril 2010)
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DIMANCHE 18 AVRIL 2010 LA MONTAGNE
Magazine
Dimanche
CHRONIQUE DU TEMPS PRÉSENT
«N
PAR
PATRICK
PA
TRICK
TUDORET
Patrick Tudoret est l’auteur
d’une douzaine de livres
parus notamment aux
Éditions de La Table Ronde.
Son dernier ouvrage,
L’écrivain sacrifié, Vie et
mort de l’émission littéraire
(INA/Le Bord de l’Eau) a
obtenu, en 2009, le Grand
Prix de la Critique et le Prix
de l’essai Charles Oulmont de
la Fondation de France.
Les Chroniques du temps présent
s’inscrivent dans la tradition initiée
par Alexandre Vialatte. Claire Gallois
et Jean-Louis Ézine en sont les
collaborateurs permanents. Des
invités renommés les rejoignent
chaque mois.
ous entrerons
dans la carrière/Quand nos aînés n’y seront
plus/Nous y trouverons leur poussière/Et la
trace de leurs vertus »… Voilà plus de deux
siècles que La Marseillaise nous a préve­
nus. Ah, carrière ! Comme à ta simple évo­
cation, l’on sent bien la froideur éternelle
du marbre ! Que de crimes contre l’huma­
nité l’on commet en ton nom ! Comme en
leur temps César défit Pompée, Néron fit
occire Claude ou Henri le IIIe fit suriner le
« balafré » – la liste peut être longue – il ar­
rive encore bien souvent que l’on sacrifie
son parent ou son presque frère à cette ido­
le fiévreuse, dévoreuse de vertus : la carriè­
re. Il arrive encore plus souvent qu’on lui
sacrifie sa propre humanité, préférant gra­
vir âprement les échelons dorés d’un très
improbable Olympe que cultiver l’amour
des siens, du savoir, de l’art ou tout simple­
ment de la vie.
Nous entrerons
dans la carrière…
Me revient soudain en mémoire cette anec­
dote célèbre où le général de Gaulle, convo­
quant Alain Peyrefitte pour lui proposer
quelque ministère, termine l’entretien par
une formidable question subsidiaire :
« N’êtes­vous pas sûr, au fond, de préférer
la vie à tout ça ? » On sait que Peyrefitte ac­
cepta le maroquin qu’on lui offrait sans
barguigner. Sans doute l’appel de la vie ne
résonnait­il pas assez fort dans ses oreilles
au format pourtant XXL…
Toujours est­il que la carrière est, dans nos
sociétés exaltées où la compétition fait loi,
un des principaux motifs de débordement
chronique, mais aussi un de ses principaux
alibis. Elle transforme d’honnêtes citoyens
en créatures serviles,
sommées – dès la
classe de Seconde –
de choisir la « bon­
ne » filière et d’em­
boîter le pas au
troupeau dominant.
Ainsi, vers vingt et
une heures, Charles­
Alexis quitte­t­il –
toujours à regret –,
sa douillette cage à
poule, sise dans une
jolie tour de La Dé­
fense, pour retrou­
ver les siens à l’autre
bout de Paris (il n’a
plus rien à craindre,
les enfants sont déjà
bordés, le lave­vais­
selle est en route et
madame a mille coups de fil à passer. Com­
ment voulez­vous qu’elle en trouve le
temps dans la journée ? Elle aussi a une
carrière). Raison de plus pour rester un peu
à faire reluire un coin de bureau, comme
l’aurait dit Kafka…
Ce spécimen spécieux a le même âge que
nous, à peu de chose près le même diplô­
me, un salaire dans la frange très supérieu­
re et passe sa journée à se rappeler qu’il est
sous­directeur­adjoint ou adjoint­directeur­
chef ou même chef tout court (du Latin Ca­
put, capitis). Si jamais le Boss l’appelait
maintenant, il verrait de quel bois il est fait.
Lui, le dauphin désigné, celui qui attend
son heure, un iPhone dernier modèle coin­
cé entre les dents. Le calcul est simple,
mais risqué. C’est entendu, il est parfaite­
ment débordé, comme son supérieur jalou­
sé, on le pense donc
utile et surtout prêt à
agir au plus tôt en
cas de crise majeure.
Reste donc à atten­
dre, comme ce bon
capitaine Drogo dans
Le Désert des Tarta­
res. Le risque serait
que le front reste cal­
me pendant quel­
ques siècles encore,
que pas un frémisse­
ment ou poudroie­
ment de poussière
dorée ne signale l’ar­
mée ennemie et que
sa carrière reste en
panne.
Alors, un jour, la voi­
ture­balai le cueille­
rait sans état d’âme et on lui demanderait
d’aller compter ses points retraite, d’aller
materner ses endives « maison » dans l’an­
gle nord­ouest de son merveilleux potager.
Formidable épilogue.
Allez ! Que l’on m’en croie, la liberté est
bonne conseillère. Même un modeste des­
tin vaudra toujours mieux que la plus belle
carrière du monde.
Un indépendant
Paul Ladmirault classique inclassable
« Mais le pire est toujours/
D’être en dehors de soi/
Quand la folie/N’est plus lucide./D’être le souvenir d’un
roc et l’étendue/Vers le dehors et vers le vague. »
Ce pire qu’appréhende le
p o è t e Gu i l l e v i c ( 1 ) , l e
compositeur Paul Ladmi­
rault le fuit en demeurant
fidèle à la Bretagne. Fidéli­
té inspirée, habitée par la
conviction que sa terre, fé­
conde en traditions, ne
doit rien céder à l’hégé­
monisme parisien.
Il vivra au superlatif cette
« folie lucide » en restant
lui­même, indépendant.
Marqué par la tragédie
du premier conflit mon­
dial, il n’hésite pas à tour­
ner le dos au succès que
lui promettent son talent
et les encouragements de
son maître Fauré et de ses
amis au rang desquels on
compte Ravel, Florent
Schmitt, ou encore Enesco
et Cortot, ses interprètes.
UNIVERSEL. Novateur nourri du meilleur de la tradition.
Il paye cet éloignement au
prix fort de la condescen­
dance d’un jacobinisme
culturel qui le stigmatise
(toujours) en tant que
chantre d’un terroir (2).
Son sens très sûr de la
modulation, son art pres­
que instinctif de la sou­
plesse et de la prégnance
orchestrale, et son naturel
confondant à maîtriser les
richesses polyphoniques
en font un vrai novateur
nourri du meilleur de la
tradition. De celle qui en
fait un classique inclassa­
ble. Donc universel.
En témoignent la pureté
de ton et la spontanéité de
ses œuvres pour chœurs
parues chez Skarbo, avec
l’Ensemble Vocal Mélis­
me(s) dir igé par Gildas
Pungier. Des interprètes à
la hauteur de cette redou­
table gageure consistant à
traduire sans trahir la
transparence d’une écritu­
re a capella ou avec sim­
ple accompagnement de
piano. Ladmirault affiche
une limpidité trompeuse.
Toute la complexité à en
traduire les raffinements
est de parvenir à en ren­
dre les nuances contra­
puntiques comme la
beauté de ses unissons.
Son temps musical don­
ne la parole à ces espaces
de fraîcheur qui « ne sa­
vaient plus qu’ils avaient
une voix ». Fluidité d’une
liquide incantation qui
n’est pas sans rappeler les
Sonates pour clarinette et
piano gravées par Béatrice
Berne et Laurent Martin
pour Ligia Digital. ■
Roland Duclos
(1) Terraqué suivi de Exécutoi­
re, Poésie/Gallimard.
(2) Association des Amis de
Paul Ladmirault, 4 rue de Bréa à
Nantes (Tél. : 02.40.73.29.51).
CLASSIQUE
LA SEMAINE PROCHAINE :
Claire gallois
■ PRESTO
Féconde époque
Quatre mains. Comprendre Ladmirault
c’est aussi le replacer dans son temps. Un
album Skarbo s’y consacre autour de la
Rhapsodie gaélique du Nantais, de Dolly
de Fauré, d’Âmes d’enfants de Jean Cras
et de Ma Mère l’Oye de Ravel, pages pour
piano à quatre mains. Jean­Pierre Ferey
et Laurent Boukobza en dénouent les
élégances et la verve avec un sens inné
de ces atmosphères entre délicat symbo­
lisme et transparence poétique. ■
Connivence des temps
Hervé Roullet. Dans l’esprit plus que
dans la lettre, la connivence d’un temps
rêvé entre Jean Cras et la contemporaine
sensibilité d’un Hervé Roullet s’imposent
au toucher sobre et altier de Jean Dubé.
Les Deux impromptus et les Âmes d’en­
fants avec Xavier Bouchaud, du premier,
trouvent de singulières correspondances
dans les Croquis champêtres et les Voya­
ges oniriques du second, chez Syrius. ■
Panthéisme
Nature. Parallèlement à Fauré, Ladmi­
rault ou Cras, un Bartok bouleverse plus
sûrement le paysage esthétique avec son
Mandarin merveilleux. L’éloquence du
symphonique de la radio de Bavière, con­
duit par Mariss Jansons pour Sony, ne
peut que nous en convaincre aux côtés
du Concerto pour orchestre et d’un dyo­
nisiaque Daphnis et Chloé de Ravel. ■
Pdd