Hors-Série Hommes
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Hors-Série Hommes
Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps samedi 21 juin 2014. Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps samedi 21 juin 2014 PUBLICITÉ EXPOSITION JUSQU’AU 15 JUILLET 2014 BOUTIQUE CHANEL JOAILLERIE - 43, RUE DU RHÔNE - 1204 GENÈVE - TÉL : +41 22 316 11 50 www.chanel.com Jardin de Camélias La nouvelle collection de Haute Joaillerie Jardin de Camélias célèbre l’effervescence créative de CHANEL Joaillerie grâce à une centaine de variations autour d’un thème cher à Mademoiselle. Un éblouissant exercice de style teinté d’excellence technique où les volumes, les influences et les matières se rencontrent et se répondent pour faire éclore des bijoux d’exception. Eléments de décoration essentiels à l’univers intime de Gabrielle Chanel, les paravents de Coromandel ont orné chacun de ses appartements. Leur laque caractéristique offre à cette broche une toile de fond où scintillent ors et diamants jaunes et blancs. La virtuosité joaillière de CHANEL étincelle sur cette bague qui sublime les diamants jaunes et blancs grâce à un travail de ciselure artisanale rare, sur fond d’ors jaune et blanc. Graphique et épuré, le design de cette broche s’inscrit parmi une des principales signatures stylistiques de la Maison CHANEL. Un élégant jeu de contrastes est orchestré par l’or blanc, les spinelles noirs et les diamants. PHILIPPE QUAISSE / PASCO Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 21 juin 2014 HOMMES ÉTIENNE DAHO ÉRIC CANTONA BÉRETS VERTS SHIBARI CORPS ET ARMES 2 Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes ÉDITO Sij’étaisunhomme SOMMAIRE PHOTOS: SALVA MAGAZ/WWW.MAGAZ.COM RICHARD DUMAS 4 6 Si j’étais un homme, j’aspirerais à l’élégance, du geste et pas seulement de la veste. De l’élégance et du panache. Je crois que ce serait ça, mon kif. Je porterais la moustache, comme Joaquin Phoenix dans le film Her de Spike Jonze. Un truc old school façon Brigade du Tigre. (p. 25) Je m’entraînerais au noble art et j’apprendrais les techniques de combat et de selfdéfense en espérant n’avoir jamais à me battre passé l’âge de la cour de récré. Jamais. (p. 6 et 12) Le jour de la naissance de mon premier enfant, je me Récit d’une métamorphose 10 Toys for boys 12 Des hommes à part Par Emmanuel Grandjean Reportage exclusif avec les bérets verts Par Pierre Chambonnet Je ferais de temps en temps quelques sorties testostérones entre mecs, pendant lesquelles l’on se raconterait des histoires qu’on n’oserait dire à personne d’autre (pas même à un psy). Certains révéleraient des fantasmes que je n’ai pas, mais que j’écouterais sans juger. (p. 26) Parce que ce serait mes potes. On boirait des Old Fashioned jusqu’à se jurer fidélité. (p. 16) Et cette promesse-là, on saurait qu’on la tiendrait toujours. 16 Cheers! Le grand retour des cocktails vintage Par Géraldine Schönenberg DR ferais confectionner une paire de bottes sur mesure. Chez Schnieder, le bottier qui chausse la famille royale d’Angleterre. (p. 18) Une adresse qui n’a pas pignon sur rue. Ce serait mon secret, un secret d’homme devenu papa. 18 10 Flagrants désirs Bottes secrètes Visite londonienne chez le bottier Rudolf Schnieder Texte et photos: Pierre Chambonnet 20 Portfolio Suite parisienne Photographies et stylisme: Buonomo & Cometti. Réalisation: Isabelle Cerboneschi VIRGINIE GARNIER Comme j’ai le mal de mer, l’histoire du bateau vert et blanc, elle serait vite pliée. 24h dans la vie d’un garde du corps Par Isabelle Cerboneschi Par Isabelle Cerboneschi Mais moi, si j’étais un homme? Interview de mots volés à ses chansons Par Isabelle Cerboneschi 4 Etienne Daho «Moi si j’étais un homme, je serais capitaine, d’un bateau vert et blanc.» C’est ce que chantait Diane Tell dans les années 80. Etienne Daho, corps et armes 25 Hommes à poils Les bacchantes, un mode d’expression Par Mehdi Atmani 16 Old Fashioned 26 Dans ses cordes L’art du shibari Par Catherine Cochard SALVA MAGAZ/WWW.MAGAZ.COM 27 Parfums de cinéma Quand la fiction inspire l’olfaction Par Valérie d’Hérin 25 Belles bacchantes 28 Eric Cantona, qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant? Interview Par Isabelle Cerboneschi En parlant de fidélité, je n’enverrais jamais de message de rupture à une femme par SMS. Encore moins sur Facebook. J’ai dit que je serais un homme. Portfolio Suite parisienne réalisé à l’Hôtel Royal Monceau à Paris. Réalisation Isabelle Cerboneschi Photographies et stylisme Buonomo & Cometti Make-up & Hair Corinne Fouet @Airport Acteur Rob Knighton* @ Nathalie Men Mannequin Alice @ Next Paris Assistant Robert Liptak Rob: veste en soie imprimée, Gucci. Pantalon noir en cool wool, Givenchy. T-shirt en coton, Hermès. Philip II à double boucle, John Lobb. *Le film «Everyone’s Going to Die», réalisé par Jones, Max Barron et Michael Woodward dans lequel joue l’acteur Rob Knighton avec l’actrice Nora Tschirner, sortira en juillet. Remerciements à toute l’équipe de l’Hôtel Royal Monceau pour son accueil. Editeur Le Temps SA Place Cornavin 3 CH – 1201 Genève Président du conseil d’administration Stéphane Garelli Directrice générale Valérie Boagno Rédacteur en chef Pierre Veya Rédactrice en chef déléguée aux hors-séries Isabelle Cerboneschi Rédacteurs Mehdi Atmani Pierre Chambonnet Catherine Cochard Valérie D’Hérin Emmanuel Grandjean Géraldine Schönenberg Photographies Buonomo & Cometti Salva Magaz Iconographie Marc Sauser-Hall Géraldine Schönenberg Responsable production Nicolas Gressot Réalisation, graphisme, photolithos Cyril Domon Christine Immelé Mathieu de Montmollin Correction Samira Payot Conception maquette Bontron & Co SA Internet www.letemps.ch Michel Danthe Courrier Case postale 2570 CH – 1211 Genève 2 Tél. +41-22-888 58 58 Fax + 41-22-888 58 59 Publicité Case postale 2564 CH – 1211 Genève 2 Tél. +41-22-888 59 00 Fax + 41-22-888 59 01 Directrice: Marianna di Rocco Impression IRL plus SA La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités. Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite. ISSN: 1423-3967 <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDQ2NwQAjhQ9pA8AAAA=</wm> cartier.ch - 044 580 90 90 <wm>10CFWKIQ7DMBAEX2Rr927PdnKwCosKqnCTqLj_R03DKs1oyOx7RsXtY3se2ytjxGAB6J05zCrUk6ZeTYmGZqBWusIW6_73X2kucP6egnYx6UUqXKZG1M_5_gLOeBkbcgAAAA==</wm> CALIBRE DE CARTIER DIVER MOUVEMENT MANUFACTURE 1904 MC ÉTANCHE JUSQU’À 300 MÈTRES, LA MONTRE CALIBRE DE CARTIER DIVER EST UNE AUTHENTIQUE MONTRE DE PLONGÉE. DOTÉE DU MOUVEMENT 1904 MC, ELLE ASSOCIE L’EXIGENCE TECHNIQUE DE LA NORME ISO 6425 : 1996 À L’ESTHÉTIQUE AFFIRMÉE DE LA MONTRE CALIBRE DE CARTIER. NÉE EN 1847, LA MAISON CARTIER CRÉE DES MONTRES D’EXCEPTION QUI ALLIENT AUDACE DES FORMES ET SAVOIR-FAIRE HORLOGER. 4 Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes INTERVIEW/MOTS VOLÉS ÉTIENNE DAHO, CORPS ET ARMES Le Temps: Sur les photos d’un ado sombre accrochées au mur, que voyez-vous? 1 Etienne Daho: Comme les heures Indoues, c’est une chanson à clés, qu’il ne faut pas dévoiler. Donc je ne dévoilerai pas ce qu’il y a au mur. Mais imaginons que ça peut être une photo de moi adolescent. années. Si l’on n’a pas de lien plus puissant, celui de l’amitié, du respect, de l’admiration, ça se casse la gueule. Le bonheur est-il dangereux? 13 Oui! (Rires.) Le rechercher systématiquement, c’est ce qu’on fait tous, et ce que je fais aussi. Le bonheur c’est un état de confort, un cocon dans lequel on se sent bien, affectivement, financièrement, professionnellement. On vit dans une société qui nous provoque par rapport au bonheur et nous emmène ailleurs: le bonheur c’est telle voiture, c’est avoir à son bras tel type de personne, c’est de porter telle marque de vêtement. On nous propose un bonheur assez dangereux, fictif, qui n’est pas basé sur les véritables aspirations que l’on peut avoir. Et puis certains bonheurs peuvent être aussi anesthésiants. Que transportaient les rivières de vos 20 ans? 2 Toujours les mêmes envies. A savoir une passion pour la musique, inconditionnelle, qui s’arrêtera avec moi, je pense. Les mêmes rêves, la même énergie pour faire de la musique, qui est la chose la plus importante de mon existence. Qui est au centre de ma vie, en tout cas. Où sont l’épaule et les mots qui vous rassurent? 3 Ce sont ceux de mes proches, des personnes que j’aime, les gens qui me comprennent. Je préfère être compris que rassuré. Cette chanson est assez universelle, en fait. Elle évoque ces chaos de l’enfance qui font de vous un adulte plus fort. Qui sont vos héros d’antan qui défient le temps? 4 Ce sont des héros de la musique, de la littérature, du cinéma, qui sont comme des tuteurs et sur qui se construit un imaginaire d’adolescent qui fera ensuite de vous un homme «fait». Quand j’ai découvert les chansons de Lou Reed et du Velvet Underground, ça m’a construit pour la vie. Je dirais donc Lou Reed, Syd Barrett, Iggy Pop, David Bowie. Ils défient le temps. J’avais vu Lou Reed sur scène avant qu’il ne parte et cela me provoquait toujours les mêmes émotions intenses. Des héros, j’en ai plein d’autres: Jean Genet, John Waters, David Lynch. Francis Bacon, aussi. Ce qu’il dit. La personne qu’il est. Je ne sais pas si vous avez eu entre les mains des livres d’entretiens avec Francis Bacon? Ses réflexions aident à affiner nos pensées. J’habite assez près de son ancien atelier. Ce lieu me fascine. Quand j’étais en train d’écrire les textes (de l’album Les chansons de l’innocence retrouvée, ndlr), et que j’avais des pannes, que j’avais envie de jeter ma table de travail par la fenêtre parce que j’étais furieux de ne pas pouvoir trouver les mots, je partais. J’avais besoin de regarder cette maison. Je ne sais comment expliquer cela. Ce n’est pas un rite. Cette proximité était apaisante. Quels sont vos artifices, vos lignes floues? 5 Les artifices, on en a tous pour se tirer d’affaire. Mes lignes floues? Je ne sais pas. Pour moi, elles sont très nettes mes lignes. Peut-être que les autres les trouvent floues? Quel est le parfum des Heures Indoues? 6 Un mélange d’ambre, de musc, de jasmin et de fleur d’oranger. Quelle est la couleur des fleurs de l’interdit? 14 Carmin! Quelle est votre arme de séduction massive? 15 Je n’en ai aucune idée. Les gens qui me connaissent disent que je suis drôle. Mais je ne le montre pas du tout… Et vous, aimez-vous les baisers français? 16 J’aime beaucoup les baisers français. RICHARD DUMAS Son dernier album «Les chansons de l’innocence retrouvée», sorti en novembre 2013, raconte dans un tourbillon de violons et de mots la construction de soi et l’amour, quête de l’impossible. Avant son concert au Montreux Jazz Festival, nous lui avons retourné au bout du fil ses propres questionnements, puisés dans les paroles de ses chansons. Par Isabelle Cerboneschi Faut-il du courage pour savoir aimer trop fort 7 Oh oui! Bien sûr! On ne peut pas battre en retraite. Quand on a la chance d’avoir un grand amour – qui s’accompagne de grandes souffrances parce que c’est une immense aventure – il faut du courage. Il en faut déjà pour être debout. Pour vivre au quotidien. Il faut être courageux pour défendre ce que l’on est, ses lignes. Et quand on est amoureux, on doit l’être encore plus, car ces lignes-là ont tendance à se fragiliser. Vous souvenez-vous du premier jour du reste de votre vie? 8 Oui, c’était ce matin. Quelles sont vos adresses préférées quand vous partez en week-end à Rome? 9 Week-end à Rome, c’était comme un fantasme quand j’habitais à Rennes: on se prenait la pluie sur la tronche toute la journée. J’avais vu à l’époque Vacances romaines et La Notte d’Antonioni. C’était le point de départ pour imaginer cette chanson. Pas d’adresse en particulier. Juste se promener dans cette ville-musée. Se laisser emporter. J’adore l’Italie. On y est tout le temps en présence de la beauté. J’adore la joie de vivre, la qualité de vie qu’ont les Italiens, quels que soient leurs moyens. Ils savent donner le change, ils se font beaux pour sortir dans la rue. La nourriture est simple mais c’est toujours la bonne tomate, la bonne huile d’olive. C’est plein de clichés, je sais. Je ne suis qu’un touriste en Italie et je ne vois que les bonnes choses. Dans quel hôtel aimeriez-vous relever le pari d’une coursepoursuite dans les couloirs? 10 Ah c’est drôle! J’étais en train de répéter cette chanson juste avant que vous appeliez car je vais rejouer cet album Pop Satori prochainement, à Paris, le 1er juillet!** Quel hôtel? Il y en a un dans lequel j’ai vécu longtemps à Londres, dans les années 80, c’est Le Colonnade, sous Maida Vale. La chanson a été écrite sur cet hôtel en fait. Sigmund Freud y a vécu, il y donnait ses consultations. Quels sont vos cocktails délices 11 J’aime bien le Spritz, le Pimm’s, les cocktails anglais doux. J’aime aussi les cocktails très forts, un Cosmopolitan bien tassé, ça me plaît beaucoup. Les liens d’Eros tout-puissant sont-ils plus attachants que les liens du cœur? 12 C’était une question dans la chanson. Je ne sais pas. Peutêtre… Beaucoup de mariages, d’unions sont basés sur l’attirance avant tout. Sur le fait de se plaire. Un élan érotique. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de relations qui ne tiennent pas. Parce qu’une fois que l’élan physique est passé, forcément ça s’étiole avec les Notes: * Etienne Daho donnera un concert au Montreux Jazz Festival le 14 juillet. Rens. ** Etienne Daho sera le curateur d’une semaine à La Cité de la Musique, qu’il a baptisée «Une jeunesse moderne». Il chantera les 1er, 5 et 8 juillet, à Paris 1. «L’homme qui marche», Les chansons de l’innocence retrouvée, 2013 2. «Les torrents défendus», idem, 2013 3. «La peau dure», idem, 2013 4. «Soleil de Minuit», Pop Satori, 1986 5. «Corps et armes», Corps et armes, 2000 6. «Des Heures Indoues», Pour nos vies martiennes, 1988 7. «L’adorer», L’invitation, 2007 8. «Le premier jour (du reste de ta vie)», Best of 1998 9. «Week-end à Rome», La Notte, la notte, 1984 10. «Pari à l’hôtel», Pop Satori, 1986 11. «Swinging London», La Notte, la notte, 1984 12. «Les liens d’Eros», Réévolution, 2003 13. «Un bonheur dangereux», Les chansons de l’innocence retrouvée, 2013 14. «Les Fleurs de l’interdit», L’Invitation, 2007 15. «Corps et armes», Corps et armes, 2000 16. «Le baiser français», Reserection, 1995 Des 405 pièces composant le mouvement, nous en avons modifié 16 et ajouté 46. Tout cela pour un peu plus de réserve de marche. <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDQzNwEA6iKc0g8AAAA=</wm> <wm>10CFWKIQ6AMBAEX9Tm9rrXNpwkdQ2C4GsImv8rCg4xmRHTu1uUj7VtR9vdqlUEEeRCr6pRWBzKEpUuhqwCLiColcDvn8qJgvE-QSwgjxlIIdkMi_d5PUw1SBpyAAAA</wm> La réserve de marche du Datograph Up/Down, indique l’autonomie 62 composants, ils ont conservé dans le Datograph Up/Down le de- de marche, portée à 60 heures. Les constructeurs ont utilisé un spiral sign et la construction qui ont fait leurs preuves. Beaucoup de travail oscillant librement, développé par la Manufaktur, et un balancier à mas- caché ne se révèle qu’aux connaisseurs – une particularité des montres selottes excentrées pour garantir la précision. Si les horlogers ont modifié A. Lange & Söhne, appréciée depuis toujours. www.alange-soehne.com 6 Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes MEN IN BLACK 24 HEURES DANS LA VIE Par un beau jour du mois d’avril, je décide que l’édito du premier Hors-série Hommes va s’intituler «Si j’étais un homme». J’en parle à une amie. Elle me dit: «Pourquoi n’irais-tu pas jusqu’au bout de l’idée: te glisser dans la peau d’un homme 24h durant?» Et pourquoi pas? Récit d’une métamorphose. Texte: lsabelle Cerboneschi. Photographies:SalvaMagaz Avec mon coéquipier d’un jour, Gustave Jourdan, directeur général de Sentinel Protection, à droite. LA PRÉPARATION Jour J-20 Je confie mon projet à un collègue. Il me dit: «Etre un homme, c’est passionnant, mais ce n’est pas facile tous les jours.» Je pense: «Etre une femme non plus», mais je n’ose pas le lui dire. Pendant le déjeuner, j’explique à un dandy mon désir de métamorphose. Il me dit: «Il va déjà falloir apprendre à vous asseoir autrement! Une femme, quand elle s’assied, elle ferme les jambes, comme une huître. Un homme, lui, il s’ouvre, comme une fleur.» Et il me montre le mouvement sous la table. Je l’imite en écartant les cuisses. J’ai une chance folle: ce jour-là, je porte un pantalon. L’après-midi, je m’entretiens de ce sujet avec deux collègues. La première me dit: «Et tu vas apprendre à faire pipi debout?» Bonne question. Une fois que je serai devenue un homme, où irai-je me soulager: dans les toilettes des filles ou dans celles des garçons? La seconde ajoute: «Il va aussi falloir que tu apprennes à marcher comme un mec: ils ne bougent pas les hanches, comme s’ils étaient un tronc.» Depuis ce jour, je mate le derrière des hommes qui marchent dans la rue. Un prêté pour un rendu. Jour J-17 Quand je serai un homme, je voudrais faire quoi comme métier? Garagiste? Barman? Marchand d’art? Grutier? DJ? Au fond de «Chaque fois que je donne un coup de pied derrière les genoux de mon adversaire, je lui dis «Pardon», et quand il tombe à terre, je place instinctivement ma main sous sa tête, pour amortir le choc» moi, je rêve d’être Magnum, Ferrari et moustache comprises (je lui laisse ses chemises hawaïennes). Je veux être un cliché, presque une caricature: conduire une voiture rouge, me lancer dans des enquêtes où je risque ma vie mais ne la perds jamais, avoir des potes qui font des choses formidables (conduire un hélicoptère, fouiller dans les ordinateurs, assister les procureurs, etc.). Je veux surtout apprendre à me battre pour ne pas avoir à le faire. Et faute de pouvoir suivre l’entraînement des Navy Seals, comme Magnum, ou celui des bérets verts (lire p. 12), je suivrai l’entraînement type d’un garde du corps. J’ai de la chance: j’ai un ami garde du corps: Gustave Jourdan, le directeur général de la société Sentinel Protection. A la différence de Magnum, lui, il prend des risques pour de vrai. Je lui explique mon projet. Il me dit: «Une formation pour quelqu’un qui est déjà agent de sécurité, ça dure un an minimum.» Je lui dis: «J’ai un jour.» Il me dit: «Ok. On va voir ce qu’on peut faire.» C’est ça, l’amitié virile: ne jamais dire «non» à un pote, même si ce qu’il vous demande, c’est mission impossible. Jour J-15 Si je veux me mettre dans la peau d’un homme, je dois changer d’apparence. Il n’y a qu’une personne à qui je puisse demander cela: Christophe Durand. Ce coiffeur-maquilleur-directeur artistique-organisateur de défilés-galeriste dirige à Genève un lieu hybride: Le Bal des Créateurs, un salon de coiffure-de maquillagebarbier-boutique de mode-bargalerie d’art. Je l’appelle et lui dis: «Je voudrais devenir un homme.» Silence au bout du fil. Je précise: «Juste pour un jour.» Il se détend. Il me parle de perruque, de maquillage, d’ombres, de cernes, de sourcils redessinés, de fausse moustache. Ça semble si facile de devenir un homme… Jour J-12 Je reçois un SMS d’un collègue. «On va enfin pouvoir parler de vrais trucs. Fini les dentelles et les frous-frous. Je t’apprendrai les prochaines étapes: désensabler un carburateur, démonter et remonter une arme les yeux bandés, entretenir une conversation de vestiaire dans une ambiance de camaraderie virile, vider un sanglier.» Son message me fait sourire, avant de me plonger dans des abîmes de perplexité. Ce jeu de rôle me déstabilise. Outre la peur du ridicule, j’envisage de devenir ce que je déteste: un imposteur. Je confie mes scrupules à une amie. Elle me dit: «C’est bien des pensées de fille, ça!» J’en parle à un pote. Il ne dit rien. Nada. C’est bien une posture de mec, ça, le silence, quand la question posée leur casse les pieds (pour ne pas dire autre chose). En parlant d’autre chose: vais-je devoir m’acheter une coque pour la placer dans mon entrejambe afin d’avoir l’air plus crédible? Jour J-6 Rendez-vous dans les bureaux de Sentinel Protection où Gustave Jourdan m’explique le déroulé de la journée. Il a réservé un stand de tir, une salle de boxe, un cours de krav-maga pour ma formation. Trois heures d’entraînement intensif avant la mission: conduire un client d’un point A à un point B. Il veut aussi m’expliquer les rudiments de son métier. Je vais être son coéquipier d’un jour: un minimum de préparation s’impose. Il commence par me présenter la panoplie du garde du corps: armes, gilet pare-balles, radio de liaison, couteau militaire suisse, lampe de poche, spray au poivre, lunettes de soleil (pour ne pas être aveuglé par des miroirs, des lasers), parapluie (pour cacher le VIP, le protéger de projections). Puis il me montre comment on porte une arme, comment on la dégaine, comment on accroche l’émetteurrécepteur à sa chemise. «Pour faire de la protection rapprochée, il faut porter un costume sombre afin de ne pas attirer l’attention: chaussures noires, veste noire, pantalon noir, cravate noire, chemise blanche. C’est simple: regarde Men in Black et habille-toi comme eux», dit-il en me prêtant une veste et une cravate. «Aujourd’hui, un garde du corps doit ressembler à tout hormis à un garde du corps. Sauf quand le client est une star et qu’il a besoin de types baraqués pour écarter les foules.» Outre le fait que l’on doit être hyperentraîné, que l’on doit passer inaperçu, que l’on risque de prendre une balle dans la tête à la place de quelqu’un d’autre, et que l’on passe beaucoup de temps à attendre, c’est quoi le plus difficile dans ce métier? «Le plus fatigant, c’est l’observation, répond-il. Tu es un zoom: tu dois voir à la fois tout ce qui est loin et tout ce qui est près. Si tu rentres dans une salle, tu dois photographier mentalement toutes les personnes présentes, et où elles se trouvent. Tu dois être vigilant à chaque seconde.» Je zoomerai donc au mieux de ma myopie. Gustave ajoute: «Le garde du corps doit avoir confiance dans son collègue, sinon il met sa vie et celle de son client en danger. Tout comme le client doit avoir une totale confiance dans son garde du corps.» Je ferai de mon mieux pour être crédible. J’émets toutefois un doute sur mes dons de boxeuse: j’ai des mains de fille. Il me parle alors de «rapport égali- Hommes Le Temps l Samedi 21 juin 2014 7 D’UN GARDE DU CORPS En haut à gauche: Comment faire rentrer une masse de cheveux imposante sous une perruque? Au Bal des Créateurs, le coiffeur Loïc Hauck, lui, il sait: brushing et mexicaine, enroulage autour de la tête, avant de glisser le tout sous une chaussette. PHOTOS: SALVA MAGAZ/WWW.MAGAZ.COM En haut à droite: La make up artist Audrey Bodilis colle les rouflaquettes et la moustache. Et voilà, presque un mec. Ci-contre: Leçon au stand de tir Dynamik, ou comment apprendre à tirer au Glock 36 en position isocèle quand on n’a jamais tenu une arme dans ses mains. taire de souffrance». «Tu ne peux pas réagir en femme. Tu vas devoir être plus agressive. Te battre avec ce que tu as. Un type, il ne dit pas qu’il a des petites mains: il frappe plus fort!» Puis il ajoute: «A partir d’aujourd’hui, tu penses comme un mec, tu agis comme un mec!» «OK», lui dis-je. Et c’est à ce moment qu’Ascot, son labrador, débarque d’on ne sait où et vient me renifler l’entrejambe. Je crois que je n’ai pas «pensé comme un mec» assez fort. Jour J-4 Journée shopping. Je demande à un ami de m’accompagner: j’ai besoin d’un regard masculin qui adoube ma panoplie. «Tu fais quelle taille?» me demande-t-il dans le rayon pantalons de chez Manor. «Du 38», je lui réponds. Sauf que chez les hommes, ça n’existe pas. Je demande à un vendeur. «Prenez du 46-48 pour le pantalon et du 37-38 pour la chemise.» J’aimerais bien savoir quel esprit dérangé a mis au point le système de tailles des vêtements masculins. Direction les cabines d’essayage, en compagnie de mon alter ego. La paire de chaussures noires en taille 39 trouvée dans une solderie? Il agrée. Le pantalon noir, la chemise blanche, la ceinture noire dénichés pour pas cher: il acquiesce. Il prend même une photo. C’est bon signe. Puis il se lève, remue ses jambes, dit «Bon.» Et je comprends à travers ce message quasi subliminal que l’on a outrepassé le taux maximum de patience masculine permise en magasin. Jour J-1 Journée cinéma. Je regarde Men in Black. Je regarde Mr & Mrs Smith. Je regarde Protection rapprochée. Je regarde Rocky Balboa. Je regarde Raging Bull. Je m’entraîne à donner des coups de poing à un adversaire invisible devant ma glace comme Jake LaMotta vs Sugar Ray Robinson. Je suis ridicule. Je bois un demi-verre de Malt pour oublier que je ne sais pas boxer. Avant de me souvenir que l’on ne doit pas boire d’alcool pendant les 24 heures qui précèdent une mission. Trop tard. Je repasse ma chemise. Je couds l’ourlet de mon pantalon. Je me dis qu’il faut sacrément aimer un homme pour coudre l’ourlet d’un pantalon à revers. Je prépare ma valise de «Man in Black». Mais avant de me coucher, je me plonge une dernière fois dans le livre SPHP Service de protection des hautes personnalités, le dernier rempart. Juste pour les images. J’essaie d’imiter les attitudes des gardes du corps: comment ils parlent dans le micro accroché à leur chemise, comment ils se tiennent jambes en équerre mains devant leur entrejambe, comment ils tirent avec un genou à terre. Je n’aurais jamais pensé qu’un jour un ouvrage dédié aux gardes du corps de la République française et préfacé par Monsieur Nicolas Sarkozy deviendrait mon livre de chevet. Jour J Je me lève aux aurores. Impossible de dormir. Je bande ma poitrine. Je me dis: «Heureusement que je ne fais pas un 90 D!» L’homme qui émerge en moi pense: «Dommage!» Je lui demande de se taire pendant que je m’habille. Je saute dans un taxi, direction Plainpalais, au Bal des Créateurs, vers mon nouveau moi. J’ai décidé de l’appeler Jack. LA TRANSFORMATION Je commence à me perdre quand Loïc Hauck me lisse les cheveux. Mes boucles, c’est mon empreinte, ma carte d’identité. Avec les cheveux raides, je ne suis plus moi-même, sans savoir qui je suis. Il enroule ma chevelure autour de ma tête, la maintient sous une chaussette en nylon. Je ressemble à Kojak. En mieux. Pose de la perruque brune. Coupe. Savant ébouriffage. Une heure plus tard, «Je» est devenu(e) un(e) autre et passe entre d’autres mains. C’est Audrey Bodilis qui va me faire basculer de l’autre côté de mon identité. Les personnages, les rôles, les incarnations, elle connaît: cette make up artist a travaillé pour la télévision et le cinéma à Paris avant de s’installer à Genève. Elle me colle des rouflaquettes, noircit mes sourcils, ombre mes joues, mes yeux, ma mâchoire, donnant l’illusion d’une barbe en phase de repousse. Puis elle pose la moustache. Qui est ce type qui me regarde dans le miroir? Je déambule dans le salon sans trop savoir quoi faire de ce corps étranger. Je me sens vulnérable. Comme un ado qui se cherche. LA LEÇON DE TIR Elle a lieu au stand de tir Dynamik, à la Croix-de-Rozon et c’est Philippe Decerier qui me la donne. Protections auditives, lunettes protectrices, gilet pare-balles (pour moi seulement). Avant de commencer, le moniteur demande à toutes les personnes présentes dans la salle de se placer derrière les tireurs. Au pire, sur la même ligne. Jamais devant. Ensuite, il énonce les quatre règles de sécurité de base: «Une arme doit toujours être considérée comme chargée, dit-il. Ce n’est pas elle qui est dangereuse: c’est celui qui la tient. On ne pointe jamais le canon sur un objectif que l’on ne veut pas détruire. On ne met le doigt sur la détente que lorsque les organes de visée sont pointés sur l’objectif que l’on veut détruire. A cause de la crispation musculaire, précise-t-il. On ne tire que lorsque l’on est sûr du but et conscient de son environnement.» Reçu. Il me montre comment on insère les cartouches dans le magasin, comment on engage le chargeur dans l’arme et comment on contrôle qu’il soit verrouillé. Il ouvre la culasse pour vérifier que la cartouche est bien dans la chambre de tir, se met en position de contact, lève l’arme à hauteur de ses yeux et tire cinq coups bien placés dans la cible «pour la photo». Comprenez: pour éviter que je ne me ridiculise quand ce sera mon tour. Il me montre la position «Weaver», la position «Isocèle», des positions de tir de combat. Il me prête son Glock 36 et m’invite à tirer. Dans le chiffre 5 si possible et 10 cm en dessous. Il suffit de demander. Je vise le 5. Je presse la détente. Pow! Je remarque que j’ai tiré dans l’un de ses trous et mets cela sur le compte de la chance du débutant. Mon coéquipier et mon moniteur, eux, partent du principe logique que j’ai tiré de travers et vont chercher la balle perdue. Qu’ils ne trouveront jamais. Si j’étais un homme, un vrai, est-ce qu’ils auraient osé douter de mes capacités? Ils me redemandent de tirer. Pow! Une fois, deux fois, cinq fois, je mets tout dans la cible. Tir groupé. «Vous êtes très douée», me dit finalement Philippe Decerier. Je ressens alors quelque chose d’étrange à l’intérieur. Comme si deux parts de moi se faisaient face, sans se comprendre. La première est emplie de fierté, elle dit «Yesss!» et attend qu’on lui dise «Bravo!» La seconde ne dit rien, mais je perçois son trouble. «Ce n’est qu’une cible de papier, lui dis-je, rien que du papier.» > Suite en page 8 8 Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes > Suite de la page 7 SUR LE RING PHOTOS: SALVA MAGAZ/WWW.MAGAZ.COM C’est dans le plus ancien club de boxe genevois, l’«Ecole de boxe Erdal Kiran Genève since 1887», qui porte le nom de son président, Erdal Kiran, champion intercontinental invaincu et promoteur de boxe, que j’ai l’honneur de prendre mon premier cours, sous le regard de boxeurs façon Brigade du Tigre pris en photo dans des poses improbables. Je suis totalement hors de mon biotope. J’adore. Mais pas le temps de me laisser fasciner par le lieu: bandage des mains. Echauffement. «Non, je n’ai jamais fait de boxe de ma vie», dis-je. «Pas grave», me répond Johann Gérard, mon instructeur compétiteur. Il me montre les bases de la boxe anglaise: coup droit, crochet, uppercut et m’invite à l’imiter. Il m’explique patiemment. Décortique chaque mouvement. M’encourage. Me demande de taper plus fort. Plus fort, je n’ai pas. Il me dit: «Vise le menton.» Je loupe le menton. Je me sens gauche avec mes deux mains. On répète une routine. Gustave sera mon sparring-partner: coups droits de ma part (droite-gauche-droite), crochet du gauche de la sienne, que je tente d’esquiver, ratage de l’esquive, effleurement de perruque, je frôle le ridicule. «Le ring est ta maison», me dit Johann pour m’encourager. Il est gentil, Johann. A-t-il jamais eu un élève aussi nul? Il esquive la question. Gustave est dans les cordes. «Frappe-le dans les côtes, vas-y, ça ne fait pas mal», me lance Johann. Je cogne comme je peux. Je sens monter en moi une poussée d’adrénaline ou de rage, je ne sais pas. Je tape alors plus fort. Je transpire sous ma perruque, la sueur me dégouline dans les yeux, mon maquillage aussi, ma moustache se décolle. Le ring est ma maison, peutêtre, mais je sens que pour l’instant, elle m’accueille à l’insu de son plein gré. Ci-dessus de haut en bas: Leçon de boxe chez Erdal Kiran. Coup droit, crochet, uppercut. «Tape un peu plus fort», me dit Johann Gérard. J’aimerais bien mais plus fort, je n’ai pas. Comment contrer une attaque au couteau? Réponse après une heure d’entraînement de krav-maga, par Lior Zabari, instructeur de self-défense. Devant l’entrée de Beau Rivage, à Genève. Pick-up du client que l’on doit déposer à l’Hôtel Président Wilson. Dans la vraie vie: 5 minutes à pied. Avec deux gardes du corps: c’est un peu plus compliqué. LE COURS DE KRAV-MAGA Après une heure de tir et une heure de boxe, je ne sens plus mes bras et j’ai très mal aux mains. Mais selon le principe énoncé par Gustave il y a quelques jours, ce fameux «rapport égalitaire de souffrance», je me tais, je vais changer de t-shirt et me présente devant Lior Zabari, instructeur de self-défense, diplômé de la Krav Maga Federation d’Alain Cohen, pour suivre une heure de cours. «Krav maga signifie combat rapproché», m’explique mon professeur. Il me raconte les origines de ces techniques, créées par Imi Liechtenfeld, dans les années 30, pour apprendre aux habitants des quartiers juifs de Bratislava à se défendre contre les attaques antisémites. «Il n’a pas créé le krav-maga de zéro. C’était un excellent gymnaste, champion de lutte et de boxe. Il s’est inspiré des combats de rue où tout est permis.» Aujourd’hui, le krav-maga est enseigné notamment aux soldats de l’armée israélienne, aux hommes du SWAT aux Etats-Unis, du GIGN en France, et du DARD en Suisse. Aux civils aussi. «L’avantage de cette technique, c’est que si l’on s’entraîne tous les jours, au bout de deux mois on devient déjà très efficace», explique Lior Zabari. Et en une heure? Il va réussir à m’initier à quatre techniques: contrer un étranglement de face statique, une menace au couteau au ventre, à la gorge, et des coups de poings et coups de pied directs. «Les mouvements sont très naturels, dit-il. Et contrairement aux arts martiaux, il y a défense et attaque simultanées.» Mais il précise une chose fondamentale: «Si l’on peut s’extraire d’une situation sans avoir à se battre, il faut toujours choisir cette solution. Si l’on vous braque pour prendre votre porte-monnaie: donnez-le. Ça ne vaut pas la peine de prendre des risques.» Malgré trois heures d’entraînement, nonobstant une surproduction de testostérone, en dépit de mes rouflaquettes et de ma fausse moustache, je remarque que l’énergie féminine l’emporte toujours en moi: chaque fois que je donne un coup de pied derrière les genoux de mon adversaire, je lui dis «Pardon», et quand il tombe à terre, je place instinctivement ma main sous sa tête, pour amortir le choc. Et cela, Gustave, ça le rend fou! >> Retrouvez la vidéo sur www.letemps.ch/hommes LA MISSION Il est temps de prendre une douche et de revêtir mon habit de l’ombre. La «mission» consiste à aller chercher un client à Beau Rivage, pour le conduire à l’Hôtel Président Wilson où il a rendez-vous. Dans la vraie vie, ce client pourrait facilement faire le trajet à pied en cinq minutes. Sauf que pour les besoins de notre histoire, cet homme est une personnalité à risque qui a besoin de deux gardes du corps pour faire 100 mètres en Porsche Cayenne. A la réception de Beau Rivage, Ivan Rivier le directeur général, marque un temps d’arrêt avant de me tendre la main. «Madame Cerboneschi? Mais où sont passés tous vos cheveux?» demande-t-il. Il rit. Moi aussi, derrière ma moustache, je ris. En descendant les escaliers de l’hôtel, nous croisons une personnalité, une vraie, qui, impressionnée par le service de sécurité mis à la disposition de mon client, ou pensant sans doute qu’il le connaît, le salue. Une fois la porte tournante passée, je mets en place la procédure apprise: regard à droite, à gauche, je scanne la rue, je suis un zoom, je vois tout, de près, de loin, pas un passant, pas une voiture ne m’échappe, je me souviens de tout. «Un garde du corps doit tout anticiper», m’a dit Gustave. Je suis un bouclier humain. Qu’est-ce qui pousse un homme à accepter l’idée qu’il pourrait mourir à la place d’un autre? Pas le temps de réfléchir. Direction l’Hôtel Président Wilson. On recommence la procédure à l’envers. Une fois, deux fois, dix fois pour la caméra. Mission accomplie. J’ai faim. LE LENDEMAIN Je me réveille avec des courbatures aux bras dans des muscles dont j’ignorais l’existence. Plus de trace de Jack sur mon visage. Je l’ai effacé la veille à coups de démaquillant. Pas totalement: il reste un peu de lui au fond de moi. Je prends conscience d’une chose qui me bouleverse: j’ai été élevée par une tribu de femmes. Or pour la première fois de ma vie, j’ai le sentiment de m’inscrire dans la lignée des hommes de ma famille. Je ne sais pas où ils sont partis, tous ces morts, mais j’ai l’impression que là où ils se trouvent, ils lèvent un verre à ma santé en beuglant: «For he’s a jolly good feeellooowww! And so say all of us.» Remerciements à Monsieur Ivan Rivier, le directeur général de Beau Rivage, ainsi qu’à toute son équipe pour leur formidable accueil et leur participation. A la direction et à toute l’équipe de l’Hôtel Président Wilson pour leur accueil et leur patience. A Juan Carlos del Moral pour avoir joué le rôle du client. <wm>10CAsNsjY0MDQx0TU2NTIwNAMA8k1-LA8AAAA=</wm> <wm>10CFWLsQ6AIAxEvwhyLW0BOxo24mDcWYyz_z8pbg433Ht3vbtGfFnbdrTdCSQSkjLIvDBHiGV1YsmRxYrDMKUsZBCqXO33CYAlAY25CXi7jklToJdVi_d5PZZU6kp2AAAA</wm> BOUTIQUE GENEVE 78 rue du Rhône / 3 rue Céard Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes Invitation au voyage Rock Arty Sac de voyage J. W. Hulme Il résiste à tout: à la pluie tropicale, au soleil de midi et à la poussière des villes. Il est aussi 100% américain et 100% fait main ce sac de voyage au bronzage caramel, à la fois très «man» et très vintage. L’accessoire pour baroudeur urbain porte la griffe de John Willis Hulme, maroquinier installé à St. Paul, Minnesota, depuis 1905. Un artisan du cuir plus que centenaire suffisamment sûr de la qualité de son travail pour le garantir à vie. Une guitare Gibson Zakk Wylde Bullseye La spirale de Vertigo qui rendait James Stewart maboul? Ou alors un hommage rock’n’roll à Bridget Riley, la plus Op art des peintres anglaises? On imagine plus simplement le guitariste Zakk Wylde, le designer de cette gratte électrique, inspiré par le psychédélisme de ses jeunes années. Notez que la guitare qui fait mal aux yeux est fabriquée par Gibson. Temps de l’aventure Tudor Heritage Ranger La voiture, la vitesse, le luxe et les voyages dans les abysses. Pour le coup, Tudor, marque sœur de Rolex et qui aime l’action, se met en mode nature sauvage et trappeur du Grand Nord. Gros cadran, index rétro et hyper-lisible, bracelet en cuir naturel, l’Heritage Ranger reprend le look d’un modèle de la fin des années 60. Car le temps de l’aventure jamais ne se démode. FLAGRANTS DÉSIRS Avis de tempête TOYS FOR BOYS La lanterne en cuir de Yann Kersalé pour Hermès Cette année, la collection Hermès Maison cherche la lumière. Le sellier a ainsi fait appel à deux designers éclairés, soit Michele de Lucchi, du mouvement Memphis, et Yann Kersalé, spécialiste de l’illumination architecturale. Le Français, habitué au format building, revisite cette fois une petite lanterne-tempête qui se sépare en quatre. Un fanal classe et gainé de cuir pour soirées sans orage au bord de la piscine. Des belles mécaniques, une fragrance fringante, une guitare psychédélique… L’homme est un grand enfant dont les jouets sont super chics. Par Emmanuel Grandjean Vavavoum L’heure absolue De Bethune DB29 Maxichrono Tourbillon De Bethune, c’est cette manufacture folle qui organise la rencontre entre l’horlogerie de grande complication et la science-fiction. Mais qui sait aussi donner à ses délires mécaniques des atours, plus classiques. Comme cette DB29 Maxichrono avec son fond officier élégant, ses cinq aiguilles et son boîtier en or rose sous lequel vibrent un tourbillon et le fameux embrayeur absolu, invention de l’horloger de l’Auberson, qui en assure la parfaite précision. Une merveille! PHOTOS: DR 10 Cuir tanné La moto JVLT O14 MOTORBIKE Joe Velluto est designer, Italien et fan de bécane. Il a donc naturellement conçu cette moto JVLT O14 comme un meuble. Un buffet haut de gamme, mais qui roule au super, avec son carénage en frêne et son réservoir en verre. A mi-chemin entre le mobilier d’art et le custom écolo, la routière du biker des bois est disponible en édition forcément ultra-limitée. Aqua Di Parma Colonia Leather Si le luxe avait une odeur ce serait celle d’une berline dont le cuir qui craque embaume l’habitacle et s’accroche à la mémoire. Une version chicissime de la madeleine du temps perdu, que l’on peut désormais retrouver même sans voiture. Aqua di Parma vient de lancer Colonia Leather, sa nouvelle Eau de Cologne concentrée aux accents de peau tannée, d’agrumes et de cèdre de l’Atlas. Le jus est destiné à l’homme, mais il habille aussi très bien les femmes. Ticket chic Le grand bleu Your Little Printer On a craqué devant sa bouille de machine chou. Connectée au réseau wi-fi, Your Little Printer imprime les dernières nouvelles du Monde, la grille de Sudoku du Times, des photos Instagram et tous les SMS, MMS et tweets de votre smartphone sur une bande de papier qui se déroule comme un ticket de caisse. Un gadget intello pour geek poète. Hublot Classic Fusion Tourbillon Vitrail En 2014, Hublot associe l’art de la précision mécanique à celui des maîtres verriers. D’où ce modèle dont chaque espace intercalaire du mouvement squelette est rempli par une plaque de verre coloré. La montre vitrail existe pour l’instant en bleu et en rouge, mais Hublot promet de compléter avec d’autres nuances la palette de sa cathédrale mécanique. La métamorphose, une histoire Hermès <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMLQwsAQAmuXy6Q8AAAA=</wm> <wm>10CFWLIQ7DQAwEX-TTes8-uzWswqKCKvxIFJz_oyZlBaMhM-ta3vDjtby35VOeniqAJh6VZION8FJaNNrIgjMItaeyd80Y9vdcGt2g824ELoyplK5CmwG2cz--o2-EnXYAAAA=</wm> Cravate dip tie en twill de soie Porte-documents « Etrivière » en veau Sombrero Hermès à Bâle, Berne, Crans-sur-Sierre, Genève, Gstaad, Lausanne, Lucerne, Lugano, St. Moritz, Zurich. Hermes.com Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes FRED TANNEAU/AFP ÉRIC FEFERBERG/AFP FRED TANNEAU/AFP «C’est vrai qu’on vit dans un milieu particulier où il n’est pas courant de montrer la faille. C’est la fosse aux lions. Mais les psys sont utiles, je n’ai pas honte, je le revendique» Des commandos marine à l’exercice sur terre et sur mer. La force de 400 militaires qui portent le béret vert est susceptible d’intervenir partout sur le globe, hors métropole, là où les intérêts de la France sont menacés. U Le «GIGN des confins» De la protection des zones de pêche françaises au large des Seychelles à celle des cargos en mer Rouge, en passant par la libération des otages (le Ponant en 2008 au large de la Somalie, par exemple), ils interviennent partout sur (et sous) mer. Mais leurs missions ne se limitent pas aux espaces maritimes. Comme un «GIGN des confins», la force est présente aussi sur terre, partout où les intérêts de la France sont menacés, hors métropole. Tous sont brevetés parachutistes. LES GARS DE LA MARINE DESHOMMESÀPART Basés en Bretagne, les fusiliers marins commandos français sont plus connus sous le nom de «bérets verts». Ils ont pour tâche une partie des missions confiées aux Forces spéciales de l’Hexagone, sur les points chauds de la planète. Rencontre avec des soldats d’élite. Par Pierre Chambonnet JEAN-SEBASTIEN EVRARD/AFP n rodéo sur mer, au large de Lorient. Dans le sillage d’un ferry «Compagnie océane», les embarcations ultra-rapides des hommes cagoulés en tenues camouflées avancent, dos au navire, pour ne pas être détectées par le radar. Concentration extrême. Pleins gaz, les Zodiacs tapent sur les creux, rebondissent sur les vagues. Un à un, ils viennent se ranger sur le flanc du navire en pleine course, collés contre la coque, pour y faire embarquer les commandos. La manœuvre est fulgurante. Simple observateur à bord au milieu des soldats d’élite de la Marine française, je suis cramponné, secoué dans tous les sens. La guerre en Bretagne? Une prise d’otages des civils qui se rendent sur l’île de Groix voisine? Rien de tout ça. Il s’agit d’un «simple» exercice d’assaut en mer. La routine pour les commandos français, qui s’entraînent, comme chaque jour, au large de leur base de Lanester, près de Lorient. Sous les yeux des passagers civils du ferry, médusés. Je suis en compagnie des fusiliers marins commandos – les «commandos marine» –, plus connus sous le nom de bérets verts. Ceux qu’on appelle également les «Fusco» (fusiliers commandos) sont l’une des composantes des Forces spéciales françaises. Ces soldats d’élite répètent en permanence leurs chorégraphies martiales, quand ils ne sont pas déployés à l’étranger. Ils interviennent partout dans le monde sur ordre de la Marine nationale ou du COS (le Commandement des opérations spéciales). Ils sont, entre autres, spécialisés dans les opérations de contre-terrorisme et de libération d’otages, la lutte contre les narcotrafiquants et la piraterie maritime. PIERRE CHAMBONNET 12 De gauche à droite: deux commandos marine (dont un tireur d’élite) à l’entraînement dans leur base de Lanester. Les Fusco ont passé douze ans ininterrompus en Afghanistan à y conduire des «opérations spéciales», dont ils ne donnent aucun détail. On sait en revanche que la prise des aéroports de Gao et de Tessalit l’an dernier au Mali dans le cadre de l’opération Serval est à mettre à leur crédit, comme la capture du bras droit de Radovan Karadžiz en 2000. L’opération Sangaris, en République centrafricaine, les occupe, toujours à l’heure actuelle, en permanence. Ils se disent «comme les autres», pourtant tout ou presque les en distingue. Les autres, ces simples mortels. Ephémères, ils le sont en tout cas. Les noms gravés sur les monuments aux morts et les hommages officiels de la Nation, qui ne connaît d’eux au fond pas grand-chose, en témoignent. Ils ont choisi une vie extrême par esprit d’aventures, le goût du grand air et d’un destin en mouvement continu, un esprit de cohésion et des rapports humains authentiques, des idéaux. Pas autant médiatisés que leurs alter ego américains, les Navy Seals (qu’ils côtoient dans tous les endroits pourris du globe), les «Fusco» sont tout aussi à la pointe. La plupart des films à grand spectacle les présentent comme des surhommes bodybuildés qui dégoulinent de testostérone et défouraillent en permanence à tout va. Une image loin de la réalité, selon eux. Les opérations d’urgence qu’ils mènent sont toutes ciblées, et surtout aussi rapides qu’intenses. Le film Zero Dark Thirty (sur l’élimination de Ben Laden par les commandos américains) est l’un des seuls à refléter, toujours selon eux, une image assez fidèle. Autre exercice, cette fois à terre: le visage est fermé, la concentration maximale, la réflexion per- manente. Dans la pièce où il vient de pénétrer seul en équipement de combat, le soldat n’a aucune idée de ce qui l’attend. En situation de stress (on lui a réservé un certain nombre de surprises et de pièges), il est sur le qui-vive, le doigt sur la détente de son fusil d’assaut, à évaluer la situation à chaque seconde et à y adapter ses décisions. Le but de la manœuvre? Récupérer un criminel de guerre en milieu hostile une arme à la main, sans perdre son calme et sa capacité de réflexion. La maîtrise du feu «Sam» (tous les commandos resteront anonymes), l’un des instructeurs qui supervisent, est lui un habitué de ce genre de traquenards, en situation réelle: «On arrive en hélico, en pleine nuit. On est dix à intervenir, on se retrouve dans un compound où ils sont moult. Des flingues sont planqués dans les couffins. Il y a du bétail, ça court dans tous les sens, ça tire de tous les côtés. Vous connaissez le «civcas», le civil qui tombe? (civilian casualties, ndlr). Nous, on nous embauche pour éviter ça. Notre truc c’est la maîtrise du feu, le tir sélectif, la petite seconde de réflexion avant d’appuyer sur la détente, et même une fois la détente en action, pouvoir la relâcher si la situation évolue. On n’a pas envie de voir des gosses sous la bâche plastique après un assaut.» L’homme qui nous parle a 41 ans. Cuir tanné, physique râblé. Rustique, dur au mal, évidemment. Il a une connaissance des armes à feu, des explosifs, du combat rapproché, etc. sur le bout des doigts. Aussi une femme et un enfant de 5 ans. Il fait partie du commando Trépel, l’un des six commandos de la Marine, spécialisé dans le contre-terrorisme et la libération d’otages. «Une fois, j’ai enchaîné deux séjours de quatre mois en «Afgha» avec quatre mois en France au milieu. Quand on m’a demandé de repartir dans la foulée, j’étais bien sûr d’accord. C’est ma femme qui l’était moins.» France oblige, les 35 heures, ces fonctionnaires connaissent bien. Sauf qu’ils effectuent ce temps de travail très souvent en deux jours. Ils habitent, en famille, tous à proximité de la base. En alerte en permanence, ils ont six heures quand ils sont sollicités pour être prêts à être projetés n’importe où sur la planète. Renoncer à ce sacerdoce? Pour rien au monde. La seule limite est physiologique. «Sam» est depuis dix-huit ans ininterrompus actif dans les Forces spéciales, ce qui est très rare: «J’ai de la chance, le physique suit. Hommes Le Temps l Samedi 21 juin 2014 La fosse aux lions C’est la raison pour laquelle les commandos sont extrêmement bien encadrés, «un véritable cocon». Depuis septembre 2001, la date d’entrée de plain-pied de l’armée française dans le monde des Forces spéciales en Afghanistan, les Fusco sont encadrés par des psychologues. «Nous y avons tous recours, raconte l’un d’eux sans aucune gêne. C’est vrai qu’on vit un peu dans un milieu particulier où il n’est pas courant de montrer la faille. C’est la fosse aux lions. Mais les psys sont utiles, je n’ai pas honte, je le revendique. Ça fait partie du package. Aucun tabou avec ça. Il y a par exemple deux mecs, des gars super, qui ont quitté après leur séjour en Afgha, car ils se sont rendu compte que ce n’était pas fait pour eux. C’est honorable de leur part.» Et de poursuivre, sur un divan improvisé au milieu du camp d’entraînement, entre les soldats un peu partout à l’exercice, équipés de toutes sortes d’armes qu’on ne voit habituellement que dans les films américains: «On n’est pas nés pour tenir un flingue et abattre quelqu’un, c’est faux. Nous les humains, on n’est pas des tueurs, faut arrêter la télé. Ce n’est ni un geste anodin ni un geste naturel. Ok, on est entraînés, le geste est mécanisé, tout répond très vite. Mais là-haut (en pointant du doigt son front), ça travaille. Du coup, on nous encadre. Quand on rentre de mission, on est pris en compte, débriefé par des psys. On y vient de nous-mêmes.» LA FORCE EN PRATIQUE Les commandos marine sont formés de six unités (Jaubert, Trépel, De Montfort, de Penfentenyo, Kieffer et Hubert), qui représentent 400 militaires en tout. Le temps opérationnel d’un commando est d’une quinzaine d’années maximum. La moyenne d’âge est de 29 ans. Les commandos sont en mission sur le terrain à l’étranger, environ 150 jours par an. Les plus expérimentés sont sollicités jusqu’à 220 jours par an. Les commandos marine français ont vu le jour durant la Seconde Guerre mondiale. Le 6 juin 1944, 177 bérets verts, formés par les Britanniques en Ecosse, ont débarqué sur les plages normandes. C’est l’enseigne de vaisseau Philippe Kieffer qui est à l’origine de la création de cette unité spéciale. JEAN-SEBASTIEN EVRARD/AFP Aucune blessure sérieuse. Mais là, j’arrive au bout physiquement. J’arrête l’an prochain.» La suite? «Une reconversion, je quitte. Je préfère partir et changer de métier. Même si l’entrée dans la vie civile, ça va changer de la famille commando.» Vers quoi? «Peutêtre conseiller… la sécurité…» On n’en saura pas plus. Rythme effréné, opérations qui s’enchaînent aux quatre coins de la planète. La réponse est pourtant non, ce ne sont pas des surhommes, ils le répètent à l’envi. Malgré leurs aptitudes, résistance et polyvalence extrêmes: «On n’est pas des champions du monde, dit l’un d’eux, cagoule sur la tête, après un exercice de descente en rappel depuis un hélicoptère. Juste très motivés et très bien préparés.» On peut par ailleurs être commando et être déstabilisé. Passer du terrain en milieu hostile aux situations courantes de la vie civile ne se fait pas toujours facilement. Autre difficulté: quitter le statut opérationnel. Le maître principal «X», 55 ans, toujours en béret vert, ne part plus en opération. L’homme a fait partie du commando Hubert, le plus prestigieux, celui des nageurs de combat. De sa blessure par balles qui a ravagé une bonne partie de ses organes internes, on ne voit au moment de lui parler, par l’échancrure de sa veste camouflée, que la trace de la trachéotomie qu’il a dû subir en urgence. «Devenir inapte aux opérations, ça a été très dur. On passe par des moments très difficiles dans ce métier», racontet-il sans la moindre fausse pudeur. «Toute lacune est éliminatoire. Les gars sont bons en tout» Un commando qui vient d’effectuer une descente en rappel dans l’une des cuves datant de la Seconde Guerre mondiale de la base. On leur offre aussi la possibilité de souffler et de faire une pause dans leur carrière. «Se mettre au vert», faire autre chose un temps et réintégrer un commando, à condition d’avoir gardé le niveau. Pour eux, et aussi souvent pour leur famille, le temps de retisser les liens que les opérations permanentes finissent forcément par distendre. Le profil recherché, c’est le contre-amiral Olivier Coupry, commando et patron de la Force maritime des fusiliers marins et commandos marine en personne – le pacha –, qui nous l’explique: «Nous sommes les héritiers des premiers commandos français, formés par les Anglais pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous avons conservé quelque chose de «En tant que marins, on se fait un peu brancher au milieu du Sahel ou de l’Afgha» britannique, en plus de la coquetterie qui consiste à porter notre béret vert insigne à gauche, comme eux. Il y a le pragmatisme, le sang-froid, la rigueur et un solide sens de l’humour, dont nous avons hérité. Mais au-delà de ça, nous recherchons des qualités d’homme. La force, pas uniquement physique, mais aussi et surtout mentale, celle qui permet d’aller au bout de la mission. La ténacité, l’audace, le courage. L’esprit d’initiative, qu’on développe chez nos jeunes commandos et qui va de pair avec l’esprit d’équipe. Une dernière qualité, peut-être la plus importante: l’intelligence des situations. Cette capacité à analyser, à comprendre une situation et à prendre la bonne décision, dans l’instant.» Des gens globalement calmes, équilibrés, mais capables d’être agressifs. Et de comprendre très vite. Tous sont capables de «restituer» quasi immédiatement tout ce qu’on leur montre. «Rien ne sert d’être un tireur d’élite et un grand nageur, si on a le vertige. Ou viceversa. Toute lacune est éliminatoire. Les gars sont bons en tout.» Face à l’exigence des missions, l’entraînement est drastique. La sélection des élus impitoyable. Deux stages commandos sont organisés chaque année pour repourvoir les effectifs des six commandos. Sur 100 postulants ultramotivés, seuls 10 coiffent le béret vert à l’issue. Le stage? Neuf semaines ininterrompues (jour et nuit) d’épreuves… Toutes les unités commandos sont gelées tous les deux ans. Elles ne participent plus aux opérations, le temps d’être réévaluées. «Pour garantir le professionnalisme dans nos missions, nous sommes testés, et, quand il le faut, nous retournons en formation. Après des opérations en Afrique par exemple, où on ne plonge pas, nos savoir-faire liés à la mer s’érodent.» Une adaptation permanente La marque de fabrique des commandos, c’est la remise en question personnelle et collective permanente. «On ne se sent jamais arrivés. On apprend tout le temps, on cherche toujours à s’adapter aux nouveaux défis et à s’améliorer.» Car celui qui ne progresse pas s’en va. Pour chaque degré de progression, un nouveau stage, éliminatoire. Aucune autre équipe des Forces spéciales au monde n’a ce type de couperet au moment de gravir les échelons. Caste unique, coterie exclusive de fait auto-excluante, ils sont le sommet de la pyramide de la force armée. On les envie, on les jalouse: malgré la crise, les enveloppes budgétaires de la Défense sont pour eux reconduites chaque année jusqu’ici. L’infrastructure vétuste de leur camp de base? Ils ne semblent même pas la remarquer. Commandos de la Légion étrangère, GIGN, Navy Seals, etc. «Pour être honnête, la question peut vous effleurer à 20 ans de savoir qui est le plus fort, résume l’un d’eux. A nos âges (35-40 ans en moyenne pour les opérationnels des missions les plus délicates, ndlr), on a suffisamment à faire pour ne plus avoir le temps de nous poser cette question.» Et les femmes? On nous le jure, les portes leur sont ouvertes. Et que celles qui ont essayé le test d’entrée n’ont pas réussi. «Ces épreuves ne sont pas faites pour les empêcher de venir aux commandos. C’est capital d’être capable, avec tout l’équipement, de courir 8 kilomètres en moins de quarante-cinq minutes. Quand on est sous le feu d’un tir de mortier en opération, on doit pouvoir porter un camarade blessé.» Hors terrain, c’est souvent la déconnexion totale. «Chez moi, je ne porte plus de montre. J’ai les cheveux qui poussent et des géraniums dans la tête. A la maison, c’est madame l’adjudant, je n’ai pas honte de le dire. On est comme tous les Français, pas plus pas moins. Mais notre récente médiatisation nous a fait du mal. Avant, nos femmes ne savaient pas ce qu’on faisait vraiment. Maintenant qu’elles sont au courant, c’est devenu plus compliqué de partir.» 13 16 Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes COCKTAILS VINTAGE CHEERS! Ceux qui les boivent sont des héros, ceux qui les confectionnent aussi. Loin des shows où l’on voit valser les shakers derrière le bar, les nouveaux rois du cocktail distillent sobrement leur savoir-faire dans des compositions millimétrées inspirées de recettes «old school». Petit traité de mixologie contemporaine. Par Géraldine Schönenberg Frédéric Le Bordays, barman néo-rétro, à l’œuvre: une précision millimétrée. PHOTOS: VIRGINIE GARNIER D Un ingrédient clé: la glace. Concassée au pic à glace pour des glaçons parfaitement réfrigérés, presque secs. errière la table de jeu face au cruel Le Chiffre, James Bond est engagé dans une partie de poker à plusieurs millions. Impassible, il demande le barman, que le maître d’hôtel fait venir d’un claquement de doigts. Puis il énonce une recette, variante de son légendaire Vodka Martini, que lui inspire la vénéneuse Vesper accoudée au bar: «3 mesures de Gin, 1 mesure de Vodka, 1/2 mesure de Lillet blanc et un zeste de citron.» Et bien sûr au shaker, pas à la cuillère, comme le stipule invariablement l’agent secret au cours de ses aventures comme ici dans Casino Royale. Et voilà le cocktail mis en situation: un héros en smoking dans un décor codifié, face au danger qui menace, une appréhension qu’il contient derrière un regard polaire et une attitude corsetée, en risquant à la dérobée une œillade à une jeune beauté en embuscade. Un amalgame de sensations fortes, de sueurs froides avec un arrière-goût d’amertume, la mort possible, et au fond de la gorge la suavité de la liqueur, les promesses de volupté charnelle, le repos du guerrier. Un concentré de saveurs qui pimentent l’action tout autant que la boisson. Un prodige d’équilibre à partir de composants discordants autour d’un ingrédient clé: le glaçon. Parfaitement réfrigéré, presque sec, comme le regard acier de Daniel Craig. Dans la vraie vie, la star se trouve derrière le bar. Le barman n’est pas un satellite au service des puissants, il est l’artisan éclairé des nectars crépusculaires, le grand alchimiste du breuvage sélect, le concepteur méthodique des potions mondaines. Et l’appellation même de son métier se teinte d’expertise puisqu’on le nomme aujourd’hui «mixologiste». Plongeons dans l’histoire et le vocabulaire sibyllin d’un art raffiné grâce à Frédéric Le Bordays, spécialiste de cocktails vintage, qui revisite ses classiques avec succès dans son bar Artisan, à Paris dans le 9e. Il fut créateur de cocktails à la Maison Mère et au China, bars-restaurants parisiens et, parallèlement, il est directeur de Mixed Drinks, société spécialisée dans la création de cocktails sur mesure. Il est aussi l’auteur du livre Cocktails, les nouveaux classiques aux Editions Hachette, paru fin 2013. Le Temps: L’origine du cocktail est incertaine. A quand la dateriezvous? A la Prohibition? La Prohibition est une petite étape dans l’histoire du cocktail. Son origine remonte plutôt aux colonies, aux XVIe et XVIIe siècles. A l’époque, on préparait des petits mélanges avec du rhum, du gin et du jus de citron, du thé, c’était les «punchs». L’âge d’or du cocktail c’est plutôt le XIXe siècle, entre 1850 et 1900, notamment aux Etats-Unis. Votre spécialité, c’est le cocktail classique? Oui. Ce qu’on appelle «cocktails classiques», ce sont toutes les recettes qui existaient au XIXe siècle: le Old Fashioned, le Manhattan, les Sour, les Fizz. On était un peu plus pointus à cette époque. On a l’impression que le Old Fashioned a été remis au goût grâce à la série «Mad Men»? En fait «cocktail» et «Old Fashioned» désignent la même chose. A l’origine, au XIXe, le mot «cocktail» est la définition d’une recette particulière: un petit peu de sucre, un aromatique bitter – qui est une infusion, une macération de plantes dans de l’alcool avec beaucoup d’amertume, telles que la gentiane ou l’absinthe – et une eau-de-vie, produit de la distillation d’une plante, d’une graine. Le gin, le whisky, le cognac sont des eaux-de-vie au même titre qu’une «poire williams», par exemple. Le «Old Fashioned», c’est exactement ce qu’on appelait un cocktail à l’époque: du sucre, un petit peu de bitter et du whisky. Avec des glaçons. Aujourd’hui, cocktail est devenu le terme générique pour dire «boisson mélangée», comme le mojito par exemple, alors que ça n’a rien à voir… Pourquoi ce retour au Old Fashioned? Parce que c’était l’âge d’or, l’époque où les cocktails ont été créés, où l’équilibre entre les ingrédients a été trouvé. Aujourd’hui, on revisite les classiques en apportant des touches modernes mais les bases ont été posées à cette période-là, notamment avec l’invention de la glace artificielle ou encore le processus de distillation, qui était un peu plus précis. Et l’on utilisait des produits de meilleure qualité qu’au XVIe ou au XVIIe. Mais n’est-ce pas une mode au même titre que la décoration ou les vêtements? Oui, ça fait partie du mouvement Hommes Le Temps l Samedi 21 juin 2014 OLD FASHIONED AVIATION COCKTAIL C’est l’origine même du cocktail: spirit, sucre et bitter aromatique (voir la partie historique page 16). La préparation du Old Fashioned est sujette à controverse. Certains préfèrent dissoudre un morceau de sucre imbibé de bitter et préparer le cocktail directement dans le verre, ajoutant progressivement le bourbon et la glace tout en mélangeant avec la cuillère à cocktail. D’autres apprécient une texture plus lisse et utilisent du sirop de sucre. Vous pouvez décliner cette recette en remplaçant le bourbon par un autre spirit comme du rhum, de la tequila ou même du gin. 60 ml de bourbon 5 ml de sirop de sucre 5 ml d’eau gazeuse 2 traits d’Angostura bitters Zeste d’orange Hugo Ensslin, chef barman au Wallick Hotel de New York au début du XXe siècle, fut le premier à présenter cette recette, en 1916, dans son livre Recipes for Mixed Drinks. Les ouvrages qui ont suivi cette première publication ont presque tous omis la liqueur de violette, y compris la référence des années 1930, Le Savoy Cocktail Book. Il semblerait que la difficulté à se procurer de la liqueur de violette à cette époque ait poussé certains barmen à l’éliminer de la préparation. 60 ml de gin 20 ml de jus de citron 15 ml de marasquin 10 ml de liqueur ou crème de violette Versez le sirop de sucre, l’eau gazeuse, l’Angostura et le zeste d’orange dans un verre à mélange. Ecrasez légèrement le zeste pour en extraire les huiles. Retirez le zeste, puis ajoutez le bourbon et de la glace. Mélangez à l’aide d’une cuillère à cocktail et versez dans un verre à whisky bas rempli de glace. Décoration: exprimez un zeste d’orange au-dessus du verre et garnissez. Frédéric Le Bordays La qualité de la glace est importante? Oui, dans la réalisation d’un cocktail, il faut utiliser une glace très froide pour ne pas apporter trop d’eau à la boisson, pour la rafraîchir sans la diluer. Tout ça n’avait que peu d’importance dans les années 80-90. En réinterprétant aujourd’hui le métier de barman comme au XIXe siècle, on s’est aperçu qu’ils taillaient les blocs de glace d’une certaine manière: les machines à glaçons n’existant pas, on utilisait des pics à glace. Pourquoi ces ingrédients amers? A l’époque, les aromatiques bitters avaient des vertus médicinales. On en mettait un petit peu sur du sucre, ça permettait de soigner les maux de ventre. Tout comme le gin tonic qui a été créé pour lutter contre le scorbut. Le quinquina qui entre dans la composition du tonic est très amer et était administré contre le paludisme, le citron aussi avait des vertus médicinales. Aujourd’hui, c’est entré dans les mœurs, on apprécie l’amertume mais ce n’était pas forcément le cas à l’époque… Le cocktail, c’est donc plutôt une boisson de «dur à cuire» à l’origine? Oui, c’est une boisson de marin. Mais qui est très bonne si elle est bien équilibrée. Il faut que chaque saveur ait sa place sans être dominante. Boire un cocktail, ça fait partie de l’art de vivre comme fumer un bon cigare? Tout à fait, ou comme manger une bonne viande à la façon des bouchers stars qui font un vrai travail de maturation, par exemple du gigot d’agneau avec du whisky japonais. Composer un cocktail, c’est vraiment de l’artisanat, c’est pour ça qu’on a appelé notre bar «Artisan». Une fois que vous avez composé une recette, il faut la reproduire de manière précise, il y a des procédures, on mesure chaque ingrédient. Certains héros ont leur cocktail préféré, qui devient un de leurs attributs fétiches. Oui, c’est le cas de James Bond, qui en a eu plusieurs dont le Dry Martini ou le Vesper, du nom d’une des héroïnes de Casino Royale. Qu’en est-il du geste, du show associé au bar à cocktails? Le geste et la technique sont importants. Mais on doit les maîtriser sans que le client le sente forcément. Aujourd’hui, on trouve encore des cocktails à l’absinthe? Oui bien sûr, c’est un des ingrédients que l’on utilise beaucoup. Comme au XIXe à la NouvelleOrléans dans les quartiers français où l’on mixait du cognac, de l’absinthe, du Champagne. Quels sont les cocktails masculins par excellence? Le Manhattan, le Old Fashioned, le Whisky Sour. Le plus viril étant le Old Fashioned, que boit Don Draper dans la série Mad Men. DRY MARTINI En fait, on déguste un cocktail comme si c’était un chef-d’œuvre culinaire? Exactement. Pourquoi cette visibilité des cocktails dans les films, même dans le cinéma muet? A l’époque, il y avait un véritable engouement, notamment à Paris. Lorsqu’a eu lieu la Prohibition aux Etats-Unis en 1915, les bars à cocktails, qui étaient très populaires, ont fermé. Les barmen américains se sont exportés en Europe et les ont recréés à Londres, à Paris. C’est à ce moment-là que le cocktail est devenu populaire en France, dû au fait, notamment, que le pays possédait un important patrimoine en ce qui concerne les spiritueux (cognac, vermouth, liqueurs). Les barmen ont utilisé ce potentiel pour monter leur bar et élaborer des recettes. Deux barmen de l’American bar de l’hôtel londonien The Savoy ont d’ailleurs publié, dans les années 30, un célèbre livre de recettes de cocktails. Que buvait-on avant cette époque? Beaucoup d’apéritifs anisés de type absinthe, qui était très populaire en France jusqu’à son interdiction à l’avènement de la Prohibition en 1915. Recettes et photos extraites de l’ouvrage «Cocktails, Les nouveaux classiques» de Frédéric Le Bordays, collection CQFD des Editions Hachette Cuisine Photographe: Virginie Garnier Styliste: Coralie Ferreira Il y a beaucoup de barmen stars? Oui, à New York, à Londres et à Paris ce phénomène s’est développé depuis quatre-cinq ans, c’est un peu comme la cuisine en ce moment, on retourne aux sources, on veut des produits de qualité. Cocktail ne signifie pas forcément «ivresse». Cocktail classique, le dry martini a fait couler beaucoup d’encre sur sa préparation, à la cuillère ou au shaker, ou ses proportions de vermouth, de gin et d’orange bitters. En France, il est confondu avec le Martini dry, un vermouth sec de la maison Martini & Rossi qui, pour ajouter à la confusion, est un de ses ingrédients. Le dry martini est un grand terrain de jeu pour tout amateur de cocktails secs, qui pourra jouer sur les dosages et les associations! 60 ml de gin 10 ml de Vermouth français (sec) 2 traits d’orange bitters Versez tous les ingrédients dans un verre à mélange, ajoutez de la glace et mélangez à l’aide d’une cuillère à cocktail. Versez dans un verre à cocktail rafraîchi. Décoration: exprimez un zeste de citron au-dessus du verre et garnissez avec une olive verte. FLB Et la décoration, l’olive ou la rondelle de citron, c’est important? Une décoration de cocktail a également un sens dans sa composition, ce n’est jamais gratuit. Une rondelle de citron, ça apporte une tonalité d’agrume. TWENTIETH CENTURY COCKTAIL Quels sont les cocktails mythiques: Le Sazerac, le Old Fashioned, le Whisky Sour. Ce cocktail a été créé en 1937 par un barman britannique nommé C. A. Tuck, en l’honneur du célèbre train Twentieth Century Limited qui a relié New York à Chicago de 1902 à 1967. La recette a été publiée en 1937 dans le livre de William J. Tarling Cafe Royal Cocktail Book. Ce cocktail était à l’origine préparé avec du Kina Lillet. Vous pouvez utiliser du Lillet blanc ou un autre apéritif à base de quinquina, comme le Cocchi Americano ou le Kina l’Avion d’Or. 45 ml de Gin 20 ml de jus de citron 20 ml de Lillet blanc 20 ml de crème de cacao Il y a des moments, des humeurs pour les cocktails? Ça dépend du lieu, avec qui vous êtes. Le soir bien sûr mais aussi lors d’un brunch. Les Corpse Reviver, par exemple, sont censés vous réveiller… Ça reste une boisson luxueuse? Elle se démocratise et n’est plus cantonnée aux palaces et aux grands hôtels. Les rasades sont précises dans un cocktail et non pas aléatoires? C’est comme une recette de cuisine? Absolument. La plus petite unité de mesure c’est la goutte, on ne peut pas faire plus précis. PHOTOS: VIRGINIE GARNIER néo-rétro. Mais c’est une bonne chose, car c’est à cette époque-là que les cocktails étaient vraiment très bons et faits de manière professionnelle. On revient à des saveurs moins artificielles. On est plus axés sur la qualité des produits. Dans les années 80, on s’est un peu perdus dans les saveurs chimiques, avec des cocktails très sucrés. Aujourd’hui, on est revenus au savoir-faire du XIXe siècle et à la tradition. Ils sont préparés dans les règles de l’art. Avec une qualité d’ingrédients, une qualité de glace, un juste équilibre. Versez tous les ingrédients dans un shaker, ajoutez de la glace et frappez vigoureusement. Versez dans un verre à cocktail rafraîchi. Décoration: exprimez un zeste de citron au-dessus du verre et garnissez avec 1 cerise. FLB Versez tous les ingrédients dans un shaker, ajoutez de la glace et frappez vigoureusement. Versez dans un verre à cocktail rafraîchi. Décoration: exprimez un zeste de citron au-dessus du verre et garnissez. FLB 17 18 Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes THESE BOOTS WERE MADE FOR RIDING BOTTES SECRÈTES Pour toute publicité, rien d’autre que leur réputation et le bouche-à-oreille. Les Schnieder Boots sont aux pieds de tous les plus grands cavaliers. La famille royale d’Angleterre et la garde à cheval de la reine ne sont pas en reste. Etrangers aux box et manèges, quelques citadins avisés connaissent l’adresse du seul et unique bottier de Londres. Visite exclusive d’un lieu unique. Textes et photos: Pierre Chambonnet De gauche à droite et de haut en bas: une partie des 2000 paires de bottes stockées à Londres, le Royal Warrant of Appointement de la reine d’Angleterre, Rudolf Schnieder, des embauchoirs et un détail du stock. C ommençons par le sésame, l’adresse pour s’y rendre. 16, Clifford Street. Pas besoin de mot de passe. L’accès au seul et unique bottier de Londres se fait par l’intermédiaire d’une banale sonnette, vissée sur la brique d’un immeuble discret de Mayfair. Une fois à l’intérieur, d’abord l’odeur, entêtante. Celle des peaux de bovidés, devenues cuirs de premier choix. Des produits nobles qui, sublimés par les mains d’artisans, sont devenus des bottes à la qualité irréprochable et à l’esthétique parfaite. Saut d’obstacles, dressage, polo, chasse, cavalerie, etc. Toutes les activités équestres sont représentées chez «Schnieder boots», le seul véritable bootmaker de Londres, à savoir le seul fabricant de bottes uniquement. L’art le plus difficile, la quintessence du métier. Pour visiter ce sanctuaire bottier, il faut d’abord en avoir entendu parler. Aucune publicité dans les magazines. Le nom Schnieder n’apparaît nulle part ailleurs que sur la discrète ensei- gne de l’immeuble sage de Clifford Street. Un indice: la rue est perpendiculaire à Savile Row, l’artère londonienne qui n’est pas étrangère aux hommes de goût. C’est là, dans le Golden Mile, que se bousculent tous les élégants qui viennent chercher entre autres le savoir-faire des meilleurs tailleurs du monde. Tout au plus, quand le soleil est de la partie, aperçoit-on depuis le trottoir, quelques bottes présentées à la rue, derrière les étroites fenêtres du premier étage improvisées en vitrines. La «modernité» du site web de la marque donne elle aussi une idée de l’importance que l’on accorde chez Schnieder à la communication. La qualité des produits qui y sont vendus parle pour elle seule. Toute l’histoire de la marque repose d’abord sur les pieds, ensuite sur la bouche et les oreilles. A tel point que les dandys, les plus avisés, viennent y acheter les cinq modèles produits par la marque, compatibles avec le macadam des villes, à savoir des bottines: les ankle boots et autres strap Jodhpur. Royal Warrants Les bottes Schnieder ont une réputation planétaire. Seuls les Royal Warrants of Appointment (certificats royaux de la Couronne britannique qui garantissent le sérieux et la qualité d’une marque) constituent le bagage promotionnel officiel de la marque centenaire. Outre les pieds royaux de la monarchie britannique, Schnieder Boots est aussi le fournisseur de la garde à cheval de la reine avec les fameuses Jack Boots (lire page 19). Première surprise: rien au rezde-chaussée. Tout se passe à l’étage, dans le joyeux capharnaüm d’un autre temps. Meubles cirés victoriens, lustre à pendeloques, moulures et gravures old school: des scènes de chasse à courre et des militaires, à moustaches, à cuirasse et à cheval. Tout ce beau monde botté de près comme il se doit. Des selles, des licols, des longes, des mors, des éperons, et des bottes (et bottines). Deux mille paires sont stockées ici. Deuxième surprise, un homme, seule présence humaine sur place, nous reçoit. 78 ans, regard bleu rieur, distinction et gentillesse extrêmes. Le patron en personne. «Ce qui rend les choses plaisantes ici, c’est que nous sommes affranchis de la mode, dit Rudolf Schnieder, l’unique propriétaire de la marque. Nous ne sommes pas des faiseurs de mode. Chez d’autres, il faut changer sans arrêt, s’adapter, même devancer pour vendre. Les bottes que nous faisons sont toujours les mêmes, avec la même qualité, depuis toujours. Les patrons, les formes et les gestes n’ont jamais changé. Loin du tumulte de la mode et de ses vertiges, vous n’avez pas mal à la tête chez nous. Vous pouvez voir ici à Londres ce que nous proposons. Si cela ne vous convient pas, ayez la gentillesse d’aller chercher ailleurs.» «Nous»? Rudolf Schnieder dirige en fait une trentaine d’artisans. Tous officient dans sa fabrique de Northampton, à une centaine de kilomètres au nord de la capitale et du showroom qui fait également office de boutique. Clifford Street est le seul et unique point de vente de la marque. Le maître bottier connaît tout le métier sur le bout des doigts, ce qui lui vaut le respect de ses employés. Son père et son grand-père étaient bottiers avant lui, depuis 1907, en Allemagne. Né à Hanovre, c’est lui qui a déplacé les activités de la marque en Angleterre. Rudolf Schnieder vend ses bottes dans 87 pays. Tous ses clients ne viennent pas à Londres. Pour le sur-mesure, une bonne moitié ont recours au document qu’il propose de lui retourner, avec toutes les données nécessaires: «Il suffit de remplir la feuille recto verso, avec toute une série de mesures, ainsi que la forme de l’empreinte des deux pieds. C’est très facile. Et il ne peut y avoir aucune erreur. Quand j’ai le moindre doute sur la façon dont un client a pris telle ou telle mesure, je le recontacte aussitôt.» Toutes les bottes et bottines sont fabriquées en trois versions: prêt-à-porter – que l’on peut acheter directement dans le stock londonien –, et sur mesure, fabriquées soit à l’aide de machines, soit entièrement à la main. Hors commandes spéciales, les Hommes Le Temps l Samedi 21 juin 2014 FOURNISSEUR OFFICIEL DE LA GARDE Les Jack Boots des Horse Guards Un cavalier et ses Jack Boots lors de la relève de la garde au Horse Guards Building. Rudolf Schnieder fabrique les bottes d’équitation des membres de la famille royale. Et depuis trente ans, c’est lui qui fournit les Jack Boots des Horse Guards. Les Blues and Royals et les Life Guards, les régiments affectés à la protection des têtes couronnées au palais de Buckingham et au château de Windsor portent en effet ses célèbres cuissardes à la découpe particulière au niveau des genoux. «J’ai un contrat avec le Ministère de la défense britannique, explique Rudolf Schnieder. Je suis le seul fournisseur des Jack Boots à l’armée. On m’en commande un certain nombre par an, que je livre directement aux militaires.» PUBLICITÉ «Nous ne sommes pas des faiseurs de mode. [...] Les bottes que nous faisons ici sont toujours les mêmes, avec la même qualité, depuis toujours.» Rudolf Schnieder, directeur de Schnieder Boots <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDAzNgQABHQmfg8AAAA=</wm> <wm>10CFWKKw6AMBAFT7TN6376YSWpaxAEX0PQ3F9BcSQzo6Z3t4DPtW1H292KlUgAkkQ31cDGniUHoDgSEiPqgipQSObfT7OKOOZDSC8DlbiS2IBYuM_rAelHBQ1yAAAA</wm> prix sont compris entre 1000 et 4500 livres la paire (1500 et 7000 francs). «Pour le dressage par exemple, les bottes sont très longues et très droites, détaille le bottier. Pour le saut d’obstacles, elles sont plus courtes, et les jambes du cavalier étant pliées, ses bottes ont un angle différent. Pour la course, il faut des modèles très légers et très souples. Les joueurs de polo ont besoin eux de bottes dures et rigides, renforcées sous le milieu du pied. Car ils balancent tout leur poids en permanence sur leurs éperons.» Rudolf Schnieder est intarissable. Il est lui-même cavalier depuis 75 ans. Pour compléter son offre équestre, il a racheté il y a 15 ans la société bicentenaire W&H Gidden, qui fabrique tout l’équipement du cheval. «Ici, rien ne change» Pas une once de caoutchouc ici. Du cuir, uniquement du cuir, en provenance d’Angleterre principalement. Box-calf et wax calf. Cette dernière catégorie, le veau graissé, est un type de peau chargé en graisse et huile pour une plus grande imperméabilité. Au moment de notre visite, un client impatient vient chercher en avance une paire de bottes d’équitation sur mesure. «Vous devrez attendre un jour de plus, le sermonne gentiment Rudolf Schnieder. Elles doivent sécher sur mes formes en bois pendant un jour et une nuit. Je veux que les choses soient faites dans les règles et que vos bottes soient fabriquées comme elles le sont toutes, ce qui requiert de la patience.» La religion ici? La qualité bien évidement, au détriment de la quantité. «Ici, rien ne change, commente-t-il sobrement. Une botte de chasse sera toujours une botte de chasse. Certains de nos clients utilisent nos bottines comme articles de mode. Ils les portent en ville, car ils aiment l’élégance de ces bottines équestres, coupées en une seule pièce. Nous en sommes ravis. Peu importe l’usage qu’on fait de nos bottes. J’ai un client qui en a 80 paires. Il ne monte jamais à cheval!» T i s s oT Q u i c k sT e r F o oT b a l l . M ou v e M e n t c h ro n og r a p h e e xc l u s i f av e c fonction spéciale de chronoMétrage d’un Match de football, boitier en acier inoxydable 316l et fond gravé. innovaTors by TradiTion. TissoT.ch A Northampton, cinq personnes différentes travaillent sur chaque paire. Ces artisans ne produisent que ce type de bottes spécifiquement. Toutes les coutures sont faites à la main. Le cuir utilisé est le wax calf. Les Jack Boots sont des bottes françaises à l’origine. Renforcées au niveau des genoux («la jaque»), elles servaient à protéger les cavaliers des coups de sabre au niveau de ces articulations et sur une partie des cuisses. On les utilisait aussi en France à la chasse, comme en témoigne une gravure exposée chez Schnieder, qui présente un cavalier français invité à une chasse à courre en Angleterre, et qui porte ce type de bottes. 19 20 Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes PORTFOLIO SUITE PARISIENNE Réalisation Isabelle Cerboneschi Photographies et stylisme Buonomo & Cometti Cette série a été réalisée dans la suite parisienne et dans les couloirs du Royal Monceau à Paris. Ci-contre: Rob: pull en laine marine avec poche en cuir, Valentino. Montre Tank américaine, Cartier. Ci-dessous: blouson bleu-gris en python mat, t-shirt en maille bleu-gris et pantalon gris en cool wool, Louis Vuitton. Slippers noirs en cuir, Christian Louboutin. Montre Tank américaine, Cartier. Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes Ci-dessus: veste en soie imprimée, Gucci. Pantalon noir en cool wool, Givenchy. T-shirt en coton, Hermès. Philip II à double boucle, John Lobb. Montre Tank américaine, Cartier. Ci-contre à gauche: trench en tissu technique marine, Lanvin. T-shirt en coton kaki, Martin Margiela. Pantalon en coton, Berluti. Ci-contre à droite: pull en laine marine avec poche en cuir, Valentino. Pantalon noir en cool wool, Hermès. Montre Tank américaine, Cartier. 21 22 Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes PORTFOLIO Alice: longue robe en maille/viscose noire, ceinture en vernis, Azzedine Alaïa. Escarpins en dentelle et satin noir, Christian Louboutin. Collier Chain Attraction en or gris, serti d’une tourmaline verte de 20,42carats, de morganites (27,78 carats), émeraudes (3,51 carats), et diamants (26,10 carats), Louis Vuitton Haute Joaillerie. Rob: un pantalon smoking en soie, Haider Ackermann. Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Ci-dessus: Rob: veste en laine, chemise en coton et cravate, Saint Laurent. Alice: blouse en crêpe/mousseline de soie écru, Saint Laurent. Montre manchette Limelight, Piaget Haute Joaillerie. Ci-contre: Dans les couloirs du Royal Monceau. Alice: jumpsuit bicolore en soie, Gucci. Montre manchette Limelight, Piaget Haute Joaillerie. Rob: veste smoking en velours bleu nuit, Haider Ackermann. Chemise, cravate, Dior. Pantalon smoking noir, Martin Margiela. Chaussures en vernis à lacets, Christian Louboutin. Hommes 23 24 Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes PORTFOLIO Ci-contre: costume en lin tabaco, Cerutti. Une chemise noire en coton, Givenchy. Warwick en cuir marron, John Lobb. Ci-dessous: chemise, pantalon et cravate, Dior. Malle Maison Goyard. Ci-dessus: Malle et porte-clés, Maison Goyard. Lunettes, Persol. Carré collection homme, Hermès. Montre Tank américaine, Cartier. Parfum Bel ami/Vétiver, Hermès. Parfum French Lover, Frédéric Malle. Ci-contre: Dans l’ascenseur privé de la suite parisienne du Royal Monceau. Alice: manteau de tweed brodé et robe de velours de soie collection hiver 2013, Louis Vuitton. >> Retrouvez la suite du reportage sur www.letemps.ch/hommes Hommes Le Temps l Samedi 21 juin 2014 BACCHANTES HOMMES À POILS La moustache ou la barbe camouflent, distinguent ou ringardisent un visage. Symbole de virilité ou accessoire de style, elles connotent leur propriétaire en révélant leur rapport parfois douloureux à la pilosité. Quatre moustachus se confessent chez le barbier. Par Mehdi Atmani SALVA MAGAZ/WWW.MAGAZ.COM D ix minutes qu’il fait des allers-retours devant cette devanture de la rue Bergalonne, à Genève. Des mois qu’il y passe quotidiennement sans s’y risquer pour se rendre au secrétariat des étudiants de l’Université toute proche où il travaille. D’abord hésitant, puis décidé, Victor Fernandez pousse la porte du barbier-friperie Wood pour la première fois. Il a l’œil rieur et le poil sauvage. Son regard balaie avec envie le mobilier danois et les fauteuils de barbier-coiffeur des années 1930. Les narines hument les effluves de la Sweet Georgia Brown, la cire coiffante du nom d’une chanson de Django Reinhardt. Chez Wood, les enceintes diffusent les notes oniriques de Sexy Boy, le tube planétaire du combo électro-pop français Air. Le cliquetis des ciseaux à moustaches rythme la mélodie. Au fond du salon, derrière le fauteuil, Ambroise et sa mèche rockabilly l’attendent. Ironie du sort, le jeune barbier-coiffeur est imberbe, mais maîtrise la taille du poil comme peu d’hommes savent encore le faire. Victor s’installe. D’un geste vif mais précis, Ambroise éclaircit les joues puis affine la moustache à la commissure des lèvres. Les yeux de Victor se ferment. Les muscles se relâchent. Le barbier calme la peau avec une serviette chaude et sculpte les bacchantes à la cire. Un fin duvet sombre orne encore ses joues. Ambroise lui propose de s’en débarrasser pour ne garder que la moustache. «C’est de saison, plus frais, original et confortable qu’une barbe»: trop vue dans la rue, archi-portée par la jeunesse branchée, abusivement lookée par les hipsters, ces néo-hippies du XXIe siècle surreprésentés dans la rue et les magazines masculins. Le trentenaire refuse. Il se complaît dans le compromis. Si la moustache revient sur le devant de la scène, elle fait toujours aussi peur. Par ringardise? Excès de style? Trop voyante? Angoisse de se muer en pâle copie de Lionel Ritchie ou Chuck Norris? Ou pire, de Staline ou d’Hitler. Les raisons invoquées sont multiples et pas toujours rationnelles. On porte la barbe pour se vieillir, se camoufler, par choix ou fainéantise. Quant à la moustache, «elle est sur la place publique», s’exclame Victor. L’acte est encore trop radical pour être assumé. Le trentenaire ne «se sent pas suffisamment adulte» pour la porter. Il se lève, reluque une dernière fois sa nouvelle dégaine dans la glace. «J’adore cette moustache, mais ça ne va pas plaire à la maison.» Sur le fauteuil d’à côté, Marco Marchetta tend l’oreille et grommelle. «Encore une qui se mêle de nos poils! Est-ce que l’on commente la taille de leur bikini ou de leur frange?» Avec son chapeau melon, son gilet noir, sa barbe surmontée d’une moustache fine, le patron de Wood lutte contre une trop grande ingérence féminine sur sa clientèle. Son salon-friperie est un espace pour hommes qui Depuis qu’il manie le coupe-choux, Marco Marchetta, le barbier de Wood, tient le rôle de caisse de résonance des maux des hommes des temps modernes. n’exclut pas pour autant les femmes. «Elles sont les bienvenues pour autant qu’elles ne brident pas leurs mecs dans leurs envies de se tailler la barbe.» On l’oublierait, mais dernière chaque poil se cache une femme. Marco ne fait pas exception. A 42 ans, Marco est barbier de père en fils. Et c’est avec son excompagne Mahi Durel qu’il fonde Wood en 2012. Elles s’occupent des fripes. Lui de la tonte. Le premier déclic survient dans le barber shop de son père, à Onex. «Je trouvais triste que ce type de services disparaisse.» Depuis, les joues velues se pressent dans son salon-friperie. Des bobos au look faussement négligé, des hipsters à la longue barbe très travaillée, et des banquiers de la place profitant des mesures d’assouplissement de leur règlement interne pour oser la barbe de dix jours stricte et bien taillée. Marco Marchetta n’exhume pas les stars seventies aux moustaches fournies. Il voue un culte à la prestance des bacchantes du début du XXe siècle. Un chic d’antan furieusement à la mode qui n’est pas donné à tout le monde. Les hommes ont leurs complexes: trop velus, pas assez, le visage rond ou trop marqué. Depuis qu’il manie le coupe-choux, Marco Marchetta se mue en caisse de résonance des maux des hommes des temps modernes. A l’instar de Vincenzo Henquet qui confesse un «rapport douloureux aux poils». Les narines hument les effluves de la Sweet Georgia Brown, la cire coiffante du nom d’une chanson de Django Reinhardt Dans la rue, le designer de 48 ans tire avec frénésie sur sa cigarette roulée. Il porte une moustache fine depuis vingt-cinq ans. Un «accomplissement capillaire» pour celui qui n’a jamais été «un grand barbu». Le quadra opte donc pour la moustache par contrainte génétique, puis par distinction. C’est une photo de son arrière-grandpère moustachu qui le conforte dans son choix. «Je ne l’ai jamais connu, mais il avait une telle classe.» Il en aura fallu du temps avant d’en assumer les contraintes: la taille, les soins et le regard des femmes qui «préfèrent sans». L’histoire de la moustache de David Julen prend elle aussi racine dans un complexe pileux. Pour en parler, le jeune homme de 30 ans nous donne rendez-vous dans un restaurant du quartier de SaintGervais. Seul moustachu dans la salle, David arbore une pilosité aristocratique toute britannique – ses origines. Un style qu’il cultive depuis bientôt un an lorsqu’il commence enfin à se regarder dans la glace et à se trouver beau. «J’ai eu une pilosité très tardive. Puis un matin de mes 23 ans, je me suis réveillé avec une barbe.» Ce détail pileux le fait «passer à l’âge adulte», dit-il. La barbe lui donne confiance. «Elle renforce mon pouvoir de séduction et marque ma virilité.» Le jeune homme arrive à la moustache «par un pur hasard» à la suite d’un accident de ski qui lui fracture le genou. David est alors mécanicien sur avions, mais doit songer à sa reconversion professionnelle pour un métier moins physique. Ce changement de vie s’accompagne d’un nouveau look. Nous sommes en septembre 2013. Il porte alors une «énorme barbe» anarchique. A l’occasion d’une sortie, ses amis le convient à une soirée moustache. «Je me souviens du sentiment d’horreur dans le miroir. J’avais l’air d’un fermier texan. J’étais méconnaissable.» David Julen attire pourtant tous les regards. Les hommes et les femmes s’approchent, entament la discussion, touchent. «Je me souviendrai toujours de cette soirée où la moustache m’a fait son premier clin d’œil. Ça m’a donné confiance.» Avec ce nouveau style, le jeune homme commence à s’intéresser à lui, à se regarder et à se plaire. «Cette moustache m’apporte une belle aura. Elle m’aide à m’assumer et à m’ouvrir aux autres.» Nous retrouvons Victor Fernandez sirotant une bière au bistrot. «Tu te laisses pousser la moustache maintenant», lui demande le serveur? Le trentenaire sourit en goûtant aux premières joies de sa métamorphose capillaire. Il se dit «angoissé, soucieux du regard des autres, mais ouvert». Nettement plus depuis qu’il est devenu papa il y a 8 mois. «La paternité m’a désangoissé. Ça m’a permis de me libérer, de mettre au second plan l’aspect physique pour mieux en jouer.» Il ajoute: «Avant je me sentais comme dans un caleçon trop serré. J’étais pas bien dans mon corps et dans ma masculinité.» Il fait désormais abstraction du regard des autres. «Un bien-être qui se reflète dans mes poils.» >> Retrouvez la suite du reportage sur www.letemps.ch/hommes 25 Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes U n samedi soir, fin avril au Zinéma de Lausanne. Au programme de cette salle de cinéma indépendant, pas de longmétrage mal distribué dans les multiplex, mais un spectacle en chair, en os et surtout en cordes. Une soirée Shibari mise sur pied par Michael Ronsky, passionné par l’art de ficeler les femmes. Ce soir, après un documentaire sur l’esthétique et la technique qui sous-tendent cette histoire noueuse, c’est Anna qui se fait suspendre et ligoter sur scène par l’artiste qui lace, bride, noue et met le corps de sa partenaire sous tension. Une partenaire «régulière» qu’il «apprécie particulièrement d’attacher». Car l’attacheur n’est pas forcément le sadique qu’on imagine: «Je ne fais pas ça avec n’importe qui, explique-t-il, il faut que quelque chose se passe entre le modèle et moi.» Michael Ronsky se rappelle avoir attaché un copain lorsqu’il était gamin, parce que celui-ci n’arrêtait pas de le suivre. Il a également l’impression, a posteriori, d’avoir toujours aimé tripoter des cordes, lorsqu’il était enfant. Mais pas de quoi non plus être sûr que sa passion qui le pousse à ficeler des filles vienne de là. «Mes premiers souvenirs de bondage remontent à mes 12 ans. Comme Internet n’existait pas – je suis né en 1973 – j’allais chez Payot feuilleter les livres de photographies fétichistes.» Araki bien sûr, mais aussi Betty Page captive et capturée par l’appareil photo d’Irving Klaw ou le New-Yorkais Richard Kern et ses punkettes entravées. «Je n’osais pas les acheter mais ça m’a tout de suite plu. J’aimais la géométrie des corps ainsi attachés. Ces images me faisaient transpirer!» Une découverte puis tout de suite l’envie d’essayer. «Je me demandais comment une femme pouvait se laisser attacher. Cela me travaillait énormément mais je n’osais ni en parler ni me lancer.» Jusqu’au jour où Michael Ronsky trouve une partenaire plus que consentante. «J’avais bien sûr déjà attaché des copines auparavant, mais rien de sérieux.» Plus tard, alors qu’il est déjà un habitué des milieux fétichistes et SM, il assiste à Lyon à la performance donnée par Philippe Boxis, un des pionniers du shibari en France. Une révélation. «Je l’ai vu faire une suspension (quand le performeur suspend littéralement le modèle en dessus de la scène, ndlr). Il faisait ça tellement vite, c’était si beau… Je suis allé lui parler, et quelque temps après je l’ai fait venir en Suisse où il m’a appris toutes les bases dont j’avais besoin.» Car on ne suspend pas quelqu’un du jour au lendemain sans savoir comment assurer sa sécurité. Le jeu, s’il est excitant, est aussi dangereux. Et vice et versa. Né au XVe siècle au Japon, l’art du shibari était utilisé par les samouraïs comme technique de torture et pour attacher les prisonniers. Il se répand comme pratique sexuelle dans le courant des années 50, d’abord dans les clubs des quartiers chauds. C’est durant les années 80 que ce type de bondage sort de son pays d’origine, ramené par des Occidentaux curieux et transgressifs. «Le terme «shibari» est aussi un mot japonais qui qualifie leur manière bien particulière d’attacher les colis», ajoute Michael Ronsky. Depuis une dizaine d’années, Michael Ronsky est régulièrement invité à pratiquer en public son art d’attacheur. Il organise également des soirées Shibari et des workshops pour s’initier à l’art des cordes et perfectionner ses gestes. Il propose même des cours hebdomadaires à Genève, en fin d’aprèsmidi. Pour boucler les fins de mois, il travaille mensuellement six nuits comme veilleur – et sous son vrai nom – dans un foyer pour personnes déséquilibrées. «Je ne dirais pas que le shibari se démo- SHIBARI DANS SES CORDES Michael Ronsky pratique et enseigne le shibari, le bondage à la japonaise. Esthétique et érotique, cet art fait de liens et de nœuds vise paradoxalement le lâcher-prise. Par Catherine Cochard ISBN 978-3-8365-1789-8 © NOBUYOSHI ARAKI 26 Taschen propose un coffret en trois volumes qui rassemble une sélection de tirages du photographe Araki sur le bondage à la japonaise. «Le terme «shibari» est aussi un mot japonais qui qualifie leur manière bien particulière d’attacher les colis» cratise mais plutôt que les gens sont moins complexés. Ils osent s’y mettre sans pour autant fréquenter les milieux SM. D’ailleurs, la scène «corde» n’a pas le décorum latex et compagnie des soirées fétichistes.» Comme pour d’autres usages de la culture underground, le shibari se voit lui aussi récupéré par le mainstream. Dans le prêt-à-porter par exemple, on se souvient notamment des silhouettes sanglées de Jean Paul Gaultier ou plus récemment des harnachements de l’Américaine Zana Bayne. Des harnachements que les pop stars, de Beyoncé à Britney Spears, en passant par Lady Gaga ou Katy Perry, ont largement portés. Ce qui n’était pas révolutionnaire: il y a près de 20 ans, Madonna revêtait déjà des accessoires SM-fétichistebondage dans ses vidéos, comme Erotica ou Human Nature. Soit. «Ces appropriations ne me dérangent pas du tout, tant que c’est bien fait.» A l’instar de Lady Gaga «shibarisée» dans une œuvre de l’artiste Robert Wilson présentée au Louvre, à Paris, lors de l’exposition Living Rooms, qui était visible jusqu’à la mi-février 2014. La chanteuse avait été attachée par Wykd, une pointure dans le milieu. «Ce qui me dérange, en revanche, ce sont les personnes qui cherchent à normaliser ces pratiques. C’est absurde. Mes pratiques sexuelles ne font pas partie de mon identité sociale. Il ne manquerait plus qu’il y ait un lobby qui milite pour la reconnaissance des droits des SM et des fétichistes!» Ce qui ne semble pas près de se produire en Suisse. «Les gens qui résident à Genève préfèrent participer à des soirées bondage en France ou ailleurs en Europe. Ils ont peur d’être reconnus.» En revanche, Edouard Stern n’était apparemment pas le seul banquier à apprécier des pratiques disons peu conventionnelles. «Certains professionnels de la finance organisent dans le canton des soirées très privées. Il est arrivé qu’on me mandate en tant que performeur pour attacher des femmes durant ces réceptions secrètes.» Si le mot «shibari» est aujourd’hui assez répandu, celui qui intéresse le plus les adeptes et Michael Ronsky c’est celui de «kinbaku». «Ou «power exchange», soit la relation entre l’attaché et l’attacheur, au-delà des émotions et de la décharge d’endorphines, l’échange d’énergie sexuelle qui passe entre les deux personnes.» C’est là que résiderait tout l’intérêt de la pratique. Malgré toutes ces histoires d’attaches, Michael Ronsky ne cherche pas de relation sentimentale. Parce que ça ne ferait pas bon ménage avec sa passion. «Dans un couple, on est tôt ou tard rattrapé par la normalité. Je suis honnête, je dis clairement ce que je recherche et les modèles que j’attache le savent très bien.» Pas de relation sentimentale mais néanmoins une très forte composante émotionnelle. «Les femmes qui viennent se faire attacher cherchent à ce qu’on s’occupe bien d’elles. Après les séances, il y a beaucoup de tendresse, on s’allonge.» Les rôles s’inversent-ils? «Je préfère clairement attacher, mais il m’arrive de me faire attacher. La première fois qu’on m’a suspendu, j’ai enfin ressenti ce que je faisais aux autres. A la fin de la séance, je flottais, je disais oui à tout. Certains hommes sont trop faibles pour se laisser attacher, alors que justement se permettre de lâcher prise est la preuve d’une grande confiance en soi. Ça n’est pas humiliant.» Né dans le Jura, grandi à Genève, Michael Ronsky utilise un pseudonyme pour ne pas associer ses proches à sa pratique. Des proches plutôt compréhensifs, même si le performeur avoue ne jamais en parler avec son père, de confession musulmane. «Et de toute façon, vous parlez de votre sexualité avec vos parents, vous?» Hommes Le Temps l Samedi 21 juin 2014 ATMOSPHÈRE PARFUMS DE CINÉMA Le parfumeur Mark Buxton a créé un parfum pour plusieurs films, dont «The Grand Budapest Hotel» de Wes Anderson, et «L’Ecume des jours» de Michel Gondry. Quand la réalité olfactive rejoint la fiction. Entretien par Valérie d’Hérin D ans le cinéma de Wes Anderson, aucun détail n’est laissé au hasard: aucun meuble, aucun papier peint, aucun couvre-lit qui ne soit entièrement maîtrisé. Le cinéaste texan aux cadrages millimétrés orchestre ses décors comme une sorte d’architecte d’intérieur, et son souci de rendre une certaine réalité, même invisible, va jusqu’au parfum. The Grand Budapest Hotel, son huitième film, met en scène un personnage incroyable: Gustave H, le concierge, l’homme aux clés d’or, qui pratique l’élégance comme moyen de résistance face à la montée du fascisme. Et que serait l’élégance sans parfum? Monsieur Gustave ne quitte jamais sa chambre sans s’être au préalable parfumé de L’Air de Panache, une eau de Cologne que le parfumeur Mark Buxton a créée spécialement pour les besoins du film. A travers ses dernières créations, ce parfumeur visionnaire s’interroge sur le rôle du parfum au cinéma. Le Temps: Comment est née l’idée de cet incroyable parfum? Mark Buxton: Nose1 a simplement été contacté par la Twentieth Century Fox pour savoir si nous avions envie de travailler sur le nouveau film de Wes Anderson. En quoi consistait ce projet? Il s’agissait de créer le parfum d’un des personnages. C’était un projet différent, un défi exceptionnel. J’étais honoré de travailler pour Wes Anderson. Comment décririez-vous le personnage en question, Gustave H? C’est un personnage que j’adore. Très «British», très spirituel. En dehors de son attirance pour les vieilles dames, Gustave H est parfait. Quelle importance a le parfum L’Air de Panache dans «The Grand Budapest Hotel»? Il joue un rôle très important tout au long du film. Gustave H voue une véritable passion à son parfum. C’est son identité. Il se sent nu sans lui. Il y est totalement accro. Qu’est-ce qui a influencé le choix des ingrédients? L’époque durant laquelle se situe le film. Pour moi, ce devait être un parfum à la fois riche (avec du jasmin sambac, de l’huile de rose) et classique (bergamote, néroli, mandarine, petitgrain) avec une touche moderne (pomme, aldéhyde, basilic), sans oublier la part animale évoquée par l’ambre et le musc, le parfum des vieilles dames, le besoin de Gustave de s’asperger à longueur de temps. La pomme est là aussi pour faire un clin d’œil au fameux tableau qui est légué à monsieur Gustave dans le film (un «chef-d’œuvre» de la Renaissance, Le Garçon avec la pomme de Johannes Van Hoytl, en réalité une commande du cinéaste au peintre figuratif britannique Michael Taylor, ndlr). Contrairement à une eau de Cologne classique, celle-ci avait besoin de plus de tenue, car elle ILLUSTRATIONS: DAMIEN CUYPERS ET NOSE laisse un sillage fort tout au long de l’histoire. Les clients peuvent suivre Gustave à la trace grâce à son parfum. J’ai donc travaillé L’Air de Panache différemment d’une eau de Cologne classique, en lui apportant plus de fixation. Auriez-vous envie de retenter l’expérience, parfumer d’autres personnages de cinéma? Oui, mais il faut en avoir la possibilité. Depuis The Grand Budapest Hotel, j’ai été approché par un autre groupe en vue de créer différents parfums pour accompagner de nouveaux films. Le premier était français. C’était L’Ecume des jours. Racontez-nous… Le «brief», cette fois, était de capturer l’ambiance du film, de retranscrire mes propres émotions après l’avoir vu et de créer ainsi un parfum qui se diffuserait pendant la projection de celui-ci. Cela fait partie d’un projet de Cinéma olfactif imaginé par Kaya Sorhaindo en partenariat avec les hôtels Soho House dans lequel le parfum vient lui aussi raconter l’histoire du film à sa manière. Comment avez-vous réussi cela? La musique de Duke Ellington joue un rôle de premier plan dans le film de Michel Gondry. J’ai donc essayé de donner à ce parfum une touche jazzy avec des notes boisées et fumées et de l’encens. L’idée n’était pas ici de parfumer un personnage mais de saisir toutes les dimensions du film. Le début de L’Ecume des jours est très lumineux, gai. Dans les notes de tête, j’ai donc choisi du poivre rouge, du freesia et du géranium pour créer beaucoup de mouvement, puis du nénuphar et de la camomille car Colin et Chloé sont amoureux mais Chloé va tomber malade et mourir d’un cancer, symbolisé par un nénuphar dans le film. Tout comme dans l’histoire, plus on avance dans le parfum, plus il devient sombre. J’ai donc essayé de recréer un mouvement allant de la lumière vers l’obscurité, une obscu- rité enfumée (patchouli, styrax et encens en notes de fond). Il est donc possible de recréer l’ambiance d’un film dans un parfum? Oui. Si on me demandait de faire un parfum pour Hitchcock ou Tarantino, je saurais dans quelles directions aller également. Je prends chacune de ces nouvelles créations comme un défi. Celle de L’Ecume des jours, je l’ai appelée Mood Indigo. Je crois que cela a été un succès! Ma dernière création en date, je viens de la composer pour un film japonais, Love Exposure, qui sera diffusée ce mois-ci au Soho House Hotel de Berlin, tout comme Mood Indigo. Le parfum se diffusera à certains moments clés du film, des moments qui m’ont eux-mêmes inspiré lors de sa création. J’ai beaucoup aimé ce film, peut-être un peu long, mais j’ai été très stimulé par le mélange de sexe, de religion et de violence qui le compose. Je ne peux vous en dire plus pour l’instant mais j’ai choisi de travailler ces trois thèmes. 2 1. Nose est un concept store de beauté parisien (ainsi qu’une boutique en ligne) fondé, entre autres, par Nicolas Cloutier, Romano Ricci et Mark Buxton. 2. Ces deux parfums sont en vente sur le site de Folie A Plusieurs: www.folie-a-plusieurs.com 27 Le Temps l Samedi 21 juin 2014 Hommes INTERVIEW SECRÈTE ÉRIC CANTONA, qu’avez-vousfaitdevosrêvesd’enfant? B ien sûr, il y a la Coupe du monde. Un des plus grands footballeurs de l’histoire en couverture du premier Hors-série Hommes, c’était presque attendu. Mais ce n’est pas pour cela que l’on a demandé à Eric Cantona de raconter ses rêves d’enfant. C’est après avoir lu une phrase parue dans Libé, où il disait: «Les grands footballeurs sont des gamins obsessionnels.» Depuis qu’il a pris sa retraite du football en 1997, Eric Cantona a fait du cinéma, des reportages photographiques en noir et blanc d’une grande sensibilité, il peint aussi. Et en mai dernier, il a signé un contrat avec la marque horlogère Hautlence. Pas pour jouer les hommes-sandwichs, mais pour participer à la création. «En réfléchissant aux codes de la marque, on se demandait qui pourrait incarner cet esprit «gentleman rebel», explique Guillaume Tetu, le CEO de Hautlence. Lors d’une réunion de brainstorming, j’ai lancé, presque sous forme de boutade, qu’il nous faudrait un Eric Cantona. Je me disais que l’on ne pouvait pas envisager une collaboration avec une personnalité d’une telle envergure. J’ai quand même envoyé un e-mail à son agent à Paris, et le lendemain, j’avais son frère Jean-Marie Cantona au téléphone qui voulait savoir la raison de notre appel. Eric Cantona est acteur, il fait de la photo, il est collectionneur d’art et ce qui m’intéressait c’était sa sensibilité artistique. J’avais envie que l’on crée ensemble des produits que l’on cosigne.» Trois lignes de montres vont être co-créées avec Eric Cantona. Et parce que son implication créative sera réelle – qu’elle va concerner autant le design du cadran, de la boîte, les choix de couleur que le développement d’un mouvement et l’affichage du temps – «son empreinte digitale sera gravée dans le fond de la montre», confie Guillaume Tetu. Quand on demande à l’intéressé pourquoi il a accepté, il répond: «J’aime le monde de l’horlogerie. Je suis passionné par la mécanique. Définir le temps, l’exprimer avec un mécanisme plutôt qu’un autre, c’est une quête infinie. Je trouve que les horlogers sont des fous géniaux. Participer à la création d’une montre, à son design, échanger avec ces gens-là, c’est une chance. Et je suis payé pour ça! (Rire.) C’est une aventure excitante de travailler sur le temps, sur le rapport que l’on a au temps.» Puis il termine avec un aphorisme dont il a le secret: «Est-ce le temps qui passe ou nous qui passons?» Quand on aborde les rives du monde de l’enfance, son langage change. Plus concret. On a les pieds dans un ballon, la fourchette bien plantée dans le pouletfrites du dimanche, les jambes suspendues dans les branches du cerisier du voisin. Le Temps: Quel était votre plus grand rêve d’enfant? Eric Cantona: En fait, j’ai plutôt un rêve d’adulte. Le plus beau rêve d’enfant que j’aurais pu avoir aurait été de rester un enfant. Mais ce rêve n’a pas existé puisque, enfant, je n’en avais pas conscience. Je suis constamment à la recherche de cette insouciance que l’on peut avoir Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire. les cas, je m’endormais en créant des images colorées. Quel était votre livre préféré? Quand j’étais petit, je ne lisais pas beaucoup. A part des bandes dessinées. J’aimais bien dessiner Pif. Vous vous rappelez? J’adorais dessiner déjà quand j’étais petit. Mais pourquoi Pif? Je n’en sais rien. Avez-vous relu des Pif depuis? Non, mais j’aimerais bien. Vous voyez, on parle de ça et je suis sûr que ce soir je vais aller m’acheter un Pif. S’il y en a encore. Peut-être chez un bouquiniste? Si vous en trouvez un, vous pouvez m’en mettre un de côté? Je vous dessinerai un Pif (rire). PHILIPPE QUAISSE/PASCO 28 jusqu’à l’âge de 10 ans. Un peu comme la peinture du mouvement CoBrA, qui recherchait la spontanéité. Mais pour être plus rationnel, enfant, j’avais un rêve obsédant: aller au bout de quelque chose. Je voulais un jour jouer comme dans les matchs que je voyais à la télé, devant 50 000 personnes. J’avais envie de marquer un but à la dernière minute, gagner des trophées, être avec les meilleurs, au milieu de cette foule, participer aux plus belles choses. J’aurais payé pour vivre ça! Et j’ai été payé pour ça. C’était déjà le métier que vous vouliez faire une fois devenu grand? Ça n’a jamais été un métier, pour moi, mais une passion. J’ai toujours essayé de défendre la beauté du jeu. Le plaisir. Quels sont les métiers où, quand on ne le pratique pas, on est malheureux? Ils sont rares! Quand on est footballeur et qu’on ne joue pas, on est malheureux. Enfant vous vouliez déjà vivre de votre passion? Non. Quand on me demandait le métier que je voudrais faire plus tard, je disais docteur. On disait tous ça, en fait. Quel était votre jouet préféré? Est-ce qu’on peut appeler un ballon un jouet? On jouait au foot partout, là où il y avait un espace et avec tout ce qui ressemblait à une balle. Et si on n’en avait pas, on en fabriquait avec une paire de chaussettes (rires). Avez-vous gardé votre premier ballon? Non, parce que tous les ballons, on les usait jusqu’à ce qu’on ne puisse plus jouer avec. Jusqu’à ce que ça ne ressemble plus à un ballon. Parfois il y avait le cuir qui se déchirait et la chambre à air qui sortait. Mais on continuait à jouer avec. Et la chambre à air sortait de plus en plus. Tant qu’on pouvait le sauver, on le sauvait. Si je vous demande à quel jeu vous jouiez à la récréation, j’imagine que vous allez répondre le football? Le football, oui. Et dans la classe, quand on ne pouvait pas jouer, on échangeait des images de joueurs. Grimpiez-vous dans les arbres? Ah oui! On montait même dans le cerisier du voisin. Pour attraper des cerises. Autrement, on montait dans l’abricotier qu’on avait, ou dans les figuiers. On montait toujours dans des arbres fruitiers. Il fallait qu’on aille y prendre quelque chose. On se régalait de monter, de descendre, de se balancer sur les branches, les pieds en l’air, la tête en bas… C’est magnifique ça! On était en communion avec la nature. Il fallait que nos parents nous appellent très, très, très fort pour qu’on vienne manger. Maintenant, les gamins, ce n’est plus la peine de les appeler fort: ils sont juste à côté en train de jouer à la console. C’est une métamorphose. Quelle était la couleur de votre premier vélo? Je ne m’en souviens pas. Mais je sais que le premier vélo que j’ai eu, je l’ai reçu le jour où j’ai réalisé que le Père Noël n’existait pas, parce que je l’ai vu caché sous l’armoire. Après, les vélos, on les a fabriqués. Avec des copains, on les recomposait: on prenait la roue d’un vélo, le cadran d’un autre, un guidon, une selle. On les repeignait et on écrivait dessus Bultaco, qui était une moto de trial ou d’enduro, je ne me souviens plus, et on leur mettait des guidons de Ciao. Vous savez, ces guidons de mobylettes en V! On freinait avec les baskets. Et on mettait des paquets de Gitane dans les rayons pour que ça fasse du bruit. Frrrrrrrrrr. (Il imite le bruit du paquet de Gitane qui frotte dans les rayons.) On devait pédaler, mais au moins on avait le bruit du moteur (rires). Quel super-héros rêviez-vous de devenir? Vous voulez dire du genre Spiderman? Non, ça ne m’intéressait pas vraiment. A l’époque, j’adorais l’équipe de Hollande, l’Ajax des années 70. C’étaient eux mes héros. De quel super-pouvoir vouliez-vous être doté? Peut-être le pouvoir de séduire. Je crois qu’on en rêve tous, non? Je rêvais de séduire, mais pas les filles en général, plutôt des filles en particulier. Pour ça, je pensais devoir avoir le pouvoir de voler. Mais ça ne tombe pas du ciel. Je suis tombé de haut. Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc? Je devais rêver en couleur. En tous Quel goût avait votre enfance? Elle avait plutôt une odeur. Celle du Sud de la France. Les odeurs de l’été, des herbes de Provence, de romarin, de thym. Et le goût du dimanche: tous les dimanches, on mangeait du poulet avec des frites. Mais des frites maison! Avec de la mayonnaise maison. C’était trop bon! Et si cette enfance avait un parfum, ce serait? Celui du thym. Pendant les grandes vacances, vous alliez voir la mer? Oui, on allait dans une calanque à Marseille qui s’appelle La Vesse. Près d’un petit cabanon. Ma mère sortait tous les matelas le soir et on dormait tous par terre. Quand on se levait la nuit, il fallait enjamber les uns, les autres. C’était magnifique! Les odeurs de thym, ça vient de là-bas. Dans les alentours de Marseille, la nature est très préservée. Savez-vous faire des avions en papier? Oui! J’en fais encore! Et ils volent super bien! Je mettais un peu plus de poids devant ou derrière, pour les équilibrer. Après je les décorais au feutre. Aviez-vous peur du noir? Je devais avoir peur du noir, comme tous les petits. Vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour? Non. Je la vois mais je ne me souviens plus de son prénom. Et l’enfant que vous avez été, est-ce qu’il vous accompagne encore? Oui, il m’accompagne encore. Quand j’étais petit, je m’émerveillais de tout et je continue de m’émerveiller de tout. J’espère que cela durera longtemps. Un collier comme un hommage à la fleur fétiche de Mademoiselle Chanel : autour d’un cœur d’opale, chaque pétale du camélia s’y épanouit en or blanc, diamants et saphirs roses. "CAMÉLIA" BAGUE OR BLANC ET DIAMANTS