RELIRE AUSTIN En constituant comme objet philosophique le

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RELIRE AUSTIN En constituant comme objet philosophique le
RELIRE AUSTIN
En constituant comme objet philosophique le langage ordinaire,
plus précisément ses usages discursifs, et en adoptant une méthode
purement analytique et descriptive, John Austin inaugurait un champ
de recherches pragmatiques que ses successeurs allaient théoriser et
formaliser en usant des ressources des logiques contemporaines pour
élaborer ce qu’il est convenu d’appeler la « théorie standard des actes
de discours ». Dès lors, à quoi bon relire Austin, sinon par pur souci
antiquaire ?
Nous considérons, au contraire, qu’il importe absolument de
revenir au texte même d’Austin pour, par-delà les sédimentations des
commentateurs et surtout les amendements des théoriciens ultérieurs,
rappeler les intuitions inaugurales qui seules sont susceptibles
d’assurer la pertinence et la fécondité de l’approche pragmatique.
Sans pouvoir ici justifier en détail notre position, nous proposons
de dégager sur deux exemples précis (l’analyse de l’acte de discours et
le rôle des expositifs) les conséquences dommageables des
dévoiements opérés par ses « continuateurs ».
Le retour à Austin permettra d’une part d’enrichir l’analyse
pragmatique en l’ancrant dans un cadre praxéologique et, d’autre part
de proposer son dépassement proprement dialogique.
1
1
. John Searle opère la reprise théorique en 1969 dans Speech Acts, et Searle &
Daniel Vanderveken procédent à la formalisation dans Foundations of Illocutionary
Logic en 1985.
2
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1. L’ANALYSE DE L’ACTE DE DISCOURS
On sait que John Austin, au milieu du siècle précédent, inaugura
une approche explicitement actionnelle du discours ordinaire. Contre
« l'illusion descriptive » des philosophes et des logiciens
représentationnalistes qui croyaient que le langage avait pour seules
fins de constater les faits et de décrire le monde, il admit que toute
énonciation prononcée par un locuteur en un contexte donné, à
l'intention d'un auditeur déterminé, constituait un acte de discours
analysable comme la combinaison de trois actes : locutoire, illocutoire
et perlocutoire. Cette analyse tripartite a fait l’objet de critiques
portant principalement sur ses aspects locutoire et perlocutoire.
Examinons-les rapidement.
2
3
1.1 La mise en cause du locutoire
Pour Austin, l’acte locutoire contenu dans toute énonciation met
en jeu un procès de signification (meaning) qui associe le sens et la
référence. On se situe au niveau sémantique interprété par le
traducteur des Grundlagen der Arithmetik en termes frégéens de Sinn
et Bedeutung. Le deuxième niveau est celui, proprement pragmatique,
de la force illocutoire de l’acte. On a là une généralisation de l’analyse
par Frege de l’assertion en termes de Behauptende Kraft. L’acte
locutoire est celui de dire quelque chose et l’acte illocutoire celui de
faire quelque chose en le disant :
4
5
2
. Cf. Quand dire, c’est faire, p. 108.
. Cf. ibidem, p. 151. Nous traduisons ainsi le syntagme speech act. En effet, le
terme anglais speech signifie dans la langue usuelle « discours » (cf. l’expression
« faire un speech »). Dans le vocabulaire technique, le terme de langage est réservé
à la faculté universelle, et celui de parole soit à la dimension psychologique de
l’usage de la langue (cf. Saussure), soit aux aspects physiques du traitement du
signal sonore. Dans la tradition linguistique française, Benveniste use précisément
du terme de discours pour caractériser l’usage réglé de la langue par les
interlocuteurs, cf. Problèmes de linguistique générale. À noter qu’Austin distingue
soigneusement le niveau du langage dont dépend l’acte phatique de celui du
discours dont dépend l’acte rhétique, cf. op. cit., p. 112.
4
. Nous n’entrerons pas ici dans la distinction des actes phonétique, phatique et
rhétique composant l’acte locutoire, cf. Quand dire, c’est faire, p. 108 sqq.
5
. Cf. « Recherches logiques, I. La pensée », p. 175-176. Cette origine frégéenne
justifie la traduction de illocutionary force par « force illocutoire » (et non valeur
selon le choix du traducteur français de How to do Things with Words).
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3
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Acte (A) – Locutoire :
Il m’a dit « Tire sur elle », voulant dire par « tire » tire, et se référant
par « elle » à elle.
Acte (B) – illocutoire
Il me pressa (ou me conseilla, ou m’ordonna, etc.) de tirer sur elle.6
Cette première distinction a fait l’objet d’une critique de Searle
contestant l’indépendance des deux concepts et leur incapacité à
caractériser des classes d’actes mutuellement exclusives. Pour éviter
une telle ambiguïté conceptuelle, Searle propose de substituer à la
distinction austinienne initiale, celle, généralement retenue depuis, du
contenu propositionnel et de la force illocutoire si bien que tout acte
de discours contient un acte illocutoire enté sur un acte propositionnel
de type F(p) où F symbolise la force et p le contenu propositionnel.
Nous ne discuterons pas ici du bien-fondé de l’argumentation de
Searle. La distinction austinienne vaut comme balisage initial, aussi
est-il vain de lui reprocher, par exemple, que la seule considération du
sens et de la référence ne saurait épuiser la signification de l’acte de
discours qui gît aussi dans « la structure syntaxique profonde, l’accent
et le contour intonatif ». En réalité, posée en termes conceptuels
rigoureux, la question des marqueurs de force illocutoire ne saurait
relever de la théorie des actes de discours qui, en tant que description
et théorisation philosophiques, n’a pas pour objet de procéder à une
analyse de surface, mais requiert des outils proprement linguistiques et
informatiques sophistiqués.
Ceci étant, la reformulation searlienne de la distinction initiale
présente l’intérêt heuristique de fournir un schéma d’analyse simple
qui autorise une formalisation aisée ainsi qu’un traitement logique des
modalités illocutoires parallèle à celui des modalités aléthiques,
épistémiques, doxastiques. On conçoit ainsi son importance pour
7
8
9
6
. Quand dire, c’est faire, p. 114.
. Cf. Les Actes de langage, p. 60, note 1.
. « Austin on Locutionary and Illocutionary Acts », p. 419.
9
. On ne saurait s’en tenir aux modes grammaticaux et à la prosodie pour distinguer
les types de force. Pour un exemple d’analyse au moyen d’un réseau connexionniste,
cf. Nathalie Colineau & Bernard Moulin, « Détermination d’actes de dialogue
suivant une approche connexionniste ».
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8
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élaborer une logique illocutoire combinant les divers types de
modalités.
Si le choix du symbolisme et de la formalisation peut s’avérer utile,
il convient toutefois de mesurer les enjeux philosophiques de son
interprétation. Searle lui-même tient à souligner à la fin de sa critique
que la reformulation des constatifs en termes d’une force assertive
appliquée à un contenu propositionnel conduit à considérer que :
10
C’est la proposition qui assure (involve) la « correspondance avec les
11
faits ».
Searle considère comme un avantage manifeste que sa reformulation
soit conforme à l’antique conception correspondantiste du vrai : une
assertion est satisfaite si et seulement si son contenu propositionnel
12
correspond à un fait du monde réel donné.
Il est cependant loin d’être philosophiquement évident qu’il faille
se contenter d’une telle conception de la satisfaction. Pour des raisons
13
que nous ne pouvons développer ici, il demeure parfaitement
possible de lui préférer la conception précisément austinienne selon
laquelle la vérité porte non sur une proposition (ou le contenu d’un
énoncé) mais sur une énonciation datée et située qui contribue par
des conventions descriptives et démonstratives à établir un fait :
14
10
. Cf. D. Vanderveken, Meaning and Speech Acts, vol. 1, Principles of Language
Use, vol 2, Formal Semantics of Success and Satisfaction.
. « Austin on Locutionary and Illocutionary Acts », p. 420.
12
. Cf. D. Vanderveken, Les Actes de discours, p. 135 : « Une assertion est vraie si et
seulement si son contenu propositionnel correspond à un état de choses existant dans
le monde, peu importe comment cet état de choses est advenu ».
13
. Cf. notre ouvrage Discours et vérité, Analyse logique, pragmatique, dialogique et
praxéologique de la véridicité, chap. XI.
14
. Cf. « La vérité », p. 95 : « Une énonciation est faite, et cela constitue un
événement historique : l’énonciation par un certain locuteur ou écrivain de certains
mots (une phrase) adressée à un public, qui font référence à une situation ou à un
événement, etc, historique ». (Nous traduisons statement par « énonciation » et non,
comme le traducteur, par « affirmation » dans la mesure où nous réservons ce terme
pour nommer l’opération logique sur la proposition).
11
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Quand un détective dit : « Voyons les faits », il ne se met pas à
quatre pattes sur le tapis, mais commence par énoncer une série
15
d’énonciations ; on parle même d’« établir les faits ».
Dès lors, on peut préférer au dogme correspondantiste une
conception plus souple et contextualisée admettant des degrés et ce
qu’Austin appelle des « dimensions » différentes du vrai :
Est-il vrai ou faux que Belfast est au nord de Londres ? Ou que la
Voie Lactée à la forme d’un œuf au plat ? Ou que Beethoven était
alcoolique ? Ou encore que Wellington a gagné la bataille de
Waterloo ? Le succès des énonciations varie, tant en degré qu’en
dimension ; les énonciations correspondent toujours plus ou moins
approximativement aux faits, de différentes manières en différentes
16
circonstances, à des fins différentes.
On mesure ici combien des choix apparemment techniques
engagent philosophiquement.
1.2 L’acte perlocutoire
1.2.1 Objectif et suite perlocutoires
Aux actes locutoire et illocutoire, Austin associe l’acte
perlocutoire produit par le fait de dire :
Dire quelque chose provoquera souvent – le plus souvent – certains
effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire, ou de
celui qui parle, ou d’autres personnes encore. Et l’on peut parler
17
dans le dessein, l’intention, ou le propos de susciter ces effets.
Austin prend explicitement en compte les conséquences de l’acte
de discours sur l’auditeur à travers les objectifs (consciemment visés)
18
et les suites perlocutoires (produites). Dans le cas idéal, la suite est
conforme à l’objectif. Ainsi, pour l’exemple précédent, on a :
15
. Ibidem, p. 99.
. Ibidem, p. 108. Cf. aussi Quand dire, c’est faire, p. 148 : « La vérité ou la fausseté
d’une affirmation ne dépend pas de la seule signification des mots, mais de l’acte
précis et des circonstances précises dans lesquelles il est effectué ».
17
. Quand dire, c’est faire, p. 114.
18
. Ibidem, p. 125.
16
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Acte (C.a) – perlocutoire
Il me persuada de tirer sur elle.
Acte (C.b)
Il parvint à me faire (ou me fit, etc.) tirer sur elle.19
20
Ce niveau perlocutoire ne relève plus de règles conventionnelles,
mais de dispositifs contingents liés aux statuts des interlocuteurs, au
problème, à la situation, etc. Comme on le verra, il requiert une
analyse praxéologique.
1.2.2 L’éviction du perlocutoire
Dans l’article consacré à la critique de la distinction entre locutoire
et illocutoire, Searle ne pipa mot du perlocutoire. Ce silence scelle son
éviction du perlocutoire de sa théorisation des actes de discours. Pour
Searle l’acte illocutoire enté sur l’acte propositionnel produit un effet
nécessairement lié, celui de la compréhension par l’auditeur de
l’intention du locuteur. Mais ce n’est pas un effet proprement
perlocutoire qui, lui, n’est pas nécessairement lié à l’acte illocutoire :
21
Ainsi il n’y a pas d’effet perlocutoire qui se rattache au fait de saluer.
Lorsque je dis « Bonjour » en attachant à ce mot sa signification, je
n’ai pas forcément l’intention de créer chez mon interlocuteur ou
d’obtenir de lui une réaction autre que la simple identification par lui
22
de mon salut.
Daniel Vanderveken explicite le refus searlien en précisant que :
19
. Quand dire, c’est faire, p. 114.
. L’acte locutoire relève des habituelles règles sémantiques et l’acte illocutoire de
rituels et institutions pragmatiques : « Les actes illocutoires sont conventionnels ; les
actes perlocutoires ne le sont pas.…/…Un juge devrait pouvoir décider, en
entendant ce qui a été dit, quels actes locutoires et illocutoires ont été exécutés ;
mais non quels actes perlocutoires », p. 129.
21
. Cf. Les Actes de langage, chap. 2, p. 88. On retrouve ici l’uptake d’Austin,
cf. Quand dire, c’est faire, p. 114 : « Un acte illocutoire n’aura pas été effectué avec
bonheur, ou avec succès, si un certain effet n’a pas été produit.…/…L’effet consiste,
la plupart du temps, à provoquer la compréhension de la signification et de la valeur
de la locution. L’exécution d’un acte illocutoire inclut donc l’assurance d’avoir été
bien compris (the securing of uptake) ».
22
. Les Actes de langage, p. 86 (Nous soulignons). Voir aussi p. 86-87. Dans Sens et
expression, on peut lire cette assertion symptomatique : « les affirmations et les
promesses ne sont pas par définition des tentatives de produire sur l’auditeur certains
effets perlocutoires », p. 41.
20
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Les actes perlocutoires accomplis lors d’une énonciation sont
éliminables, en ce sens qu’on peut toujours concevoir un contexte
possible où le locuteur utiliserait le même énoncé en parlant
23
littéralement sans avoir la moindre intention d’accomplir ces actes.
Austin, le premier, souligne assez que l’acte perlocutoire ne
répond pas à une convention d’ordre langagier. On comprend alors
que Vanderveken l’exclut de ce qu’il appelle la sémantique générale,
c’est-à-dire la théorie de la signification littérale. Il n’en reste pas
moins qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. On peut
utiliser l’expression « Bonjour », par exemple, pour illustrer le cas
d’une énonciation composé d’un seul mot, toutefois on l’utilise
couramment dans un contexte social de politesse pour opérer la
reconnaissance intersubjective de l’interlocuteur. Plus généralement,
si l’effet perlocutoire obtenu ne correspond pas nécessairement à
l’objectif visé, il n’en demeure pas moins que l’acte illocutoire de
nature pragmatique produit un effet non langagier qui constitue le sens
et la finalité effective et pratique de l’usage du discours. Sauf à
disserter du sexe des anges ou de l’art pour l’art, l’usage habituel et
prosaïque du discours consiste à agir avec ou contre autrui pour
construire le monde que l’on partage. Généralement, la finalité de
l’usage courant du discours n’est pas langagière, mais actionnelle. Dès
lors, loin de paraître secondaire, voire subsidiaire, l’acte perlocutoire
s’avère proprement fondamental en ce qu’il régit la relation du
locuteur à son interlocuteur et leur commune relation actionnelle au
monde qu’ils co-construisent. Selon nous, l’acte perlocutoire témoigne
de l’hétéronomie de l’interaction langagière. En cela, il convient, non
d’écarter l’acte perlocutoire, mais de le conceptualiser à partir des
24
intuitions fécondes d’Austin.
23
. Les Actes de discours, chap. 2, p. 72.
24. À noter que nous aurions pu aussi montrer que, dans une perspective différente,
Jürgen Habermas fut aussi conduit à disqualifier le perlocutoire en l’excluant de
l’agir communicationnel pour le cantonner dans l’agir stratégique considéré comme
une déviation de la communication rationnelle, cf. notamment, « Actions, actes de
parole, interactions médiatisées par le langage et monde vécu », p. 78 et notre
article : « Dialogue & praxis, Habermas ou l’usage idéologique de la pragmatique ».
.
8
RELIRE AUSTIN
2 LE RÔLE DES EXPOSITIFS
Le second exemple de dévoiement des analyses austiniennes
concerne la thématisation initiale des expositifs.
2.1 Les expositifs austiniens
Austin introduit les actes expositifs dans la dernière de ses douze
conférences où il esquisse une typologie des actes de discours. De fait,
cette typologie constitue une simple tentative. Toutefois, à bien la
considérer, elle ouvre des pistes novatrices en particulier en ce qui
concerne les expositifs ainsi caractérisés :
25
Les verbes y manifestent avec clarté comment ils s’insèrent dans le
déroulement de l’argumentation ou de la conversation, dans quel
sens les mots sont employés : nous pouvons dire qu’en général ils
permettent l’exposé. Voici quelques exemples : « Je réponds », « Je
démontre », « Je concède », « J’illustre », « Je tiens pour acquis »,
26
« Je pose comme postulat ».
Manifestement, ces « expositifs » relèvent de la fonction
métalinguistique. Les exemples qu’en donne Austin constituent tous
des actes de discours du locuteur relatifs à sa propre activité
discursive. On est bien dans ce que Jakobson appelait la « glose ».
L’acte décrit l’activité discursive du locuteur. De plus, il importe de
remarquer que ces expositifs sont explicitement présentés par Austin
dans un contexte « conversationnel ». Ces actes ont clairement une
finalité proprement dialogique de régulation de la communication
interlocutive. Toutefois, il convient d’être sensible aux réserves
qu’Austin ne manque pas d’ajouter :
27
28
25.
. « Je ne vous ferai faire qu’un tour rapide du sujet, ou plutôt je vous y ferai
patauger un peu … », Quand dire, c’est faire, p. 153.
. Ibidem, p. 154.
27
. Cf. Essais de linguistique générale, chap. XI, p. 218.
28
. Cf. Quand dire, c’est faire, p. 103.
26.
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9
Je n’avance rien ici qui soit le moins du monde définitif. …/… Les
expositifs [sont agaçants] parce qu’ils sont extrêmement nombreux
et importants, et qu’ils semblent tout à la fois inclus dans les autres
classes et uniques en leur genre – ambiguïté que je n’ai pas encore
29
réussi à m’expliquer moi-même.
Ce trait remarquable manifeste bien la spécificité de ces actes qui
portent sur les autres actes de discours. Il en résulte naturellement
qu’ils admettent pour contenus tous les autres actes. Austin propose
ainsi de reconnaître les énonciations métalinguistiques comme des
actes spécifiques constituant une classe à part entière. Ce n’est
pourtant pas le cas de Searle qui s’ingénie à les assimiler aux assertifs.
2.2 La réduction searlienne des expositifs aux assertifs
Au premier chapitre de son ouvrage Sens et expression, Searle
propose une typologie des actes de discours qui s’écarte notablement
de celle qu’inaugura Austin. Searle lui reproche d’avoir confondu
verbes et actes illocutoires et surtout d’avoir procédé sans « principes
ou ensemble de principes, clairs ou cohérents sur la base desquels
édifier la taxinomie ». Il n’est pas dans notre intention de reprendre la
critique systématique de cette taxinomie. Nous importe seulement ici
la réduction des expositifs austiniens.
Bien entendu, Searle tient compte des verbes illocutoires
qu’Austin classait parmi les expositifs :
30
31
29
. Ibidem, suite. Nous soulignons.
. Op. cit., p. 49.
31
. Nous l’avons faite dans Du Discours à l’action, chap. III, p. 43-58.
30
10
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Prenons par exemple « Je réponds », « Je déduis », « Je conclus » et
« J’objecte ». Ces expressions servent à mettre les énonciations en
rapport avec d’autres énonciations et avec le contexte environnant.
Les traits qu’elles marquent semblent concerner essentiellement des
énonciations appartenant à la classe des assertions. Outre le simple
fait d’asserter une proposition, on peut l’asserter soit comme une
objection à ce que quelqu’un d’autre a dit, soit comme réponse à une
question antérieure, soit comme déduction de certaines prémisses de
32
la démonstration, etc.
Retrouvant l’exemple d’Austin : « Je réponds » (et implicitement
les autres), Searle justifie sa réduction des expositifs en reconnaissant
bien qu’ils ont pour but de « mettre l’énonciation en rapport avec le
reste du discours », mais en faisant jouer un rôle subalterne à cette
caractéristique dans sa classification (qui constitue la septième
condition). Ainsi l’opération dialogique de réponse n’apparaît-elle
plus que comme une spécification de l’assertion, partant, l’énonciation
« Je réponds » se trouve noyée dans la classe des assertifs. De même :
33
« Conclure » et « déduire » sont aussi des assertifs, avec le trait
additionnel qu’ils marquent certaines relations entre l’acte illocutoire
assertif et le reste du discours ou du contexte d’énonciation
34
(condition 7 ci-dessus).
Une telle analyse paraît manifestement forcée. Il convient de ne
pas confondre en effet la réponse elle-même comme acte consistant à
répondre généralement par un assertif avec l’acte de dire que l’on
répond, qui est bel et bien distinct. Ceci est d’autant plus surprenant
que Searle lui-même remarque que les expositifs ont une structure
syntaxique différente de celle des assertifs habituels. Selon lui, la
structure profonde des assertifs est : « Je verbe (que) + S » (où S =
proposition subordonnée). Or les expositifs ne relèvent pas de ce
schéma. Searle en convient en prenant pour exemple, parmi d’autres,
35
32.
. Op. cit., p. 44-45 (traduction modifiée).
. Ibidem, p. 44. On ne peut s’empêcher de remarquer le flou de cette
caractérisation.
34
. Ibidem, p. 52.
35
. Ibidem, p. 66. À noter que Searle prend pour exemple la phrase : « J’affirme qu’il
pleut ». Comme le remarque Apel, cet exemple est malheureux : « La phrase “C’est
le cas que j’affirme qu’il pleut” a manifestement une valeur de vérité différente de la
phrase “Il pleut” (la première peut être vraie sans que l’autre le soit) », cf. Le Logos
propre au langage humain, p. 43. C’est bien en fait un expositif.
33
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11
le verbe qualifier. La forme de l’énonciation : « Je qualifie Jean de
fasciste » correspond au schéma :
36
Je verbe NP1 + NP1 être prédicat.
Il explique ainsi cette exception :
Il arrive souvent, dans le discours assertif, que l’attention se focalise
sur un sujet de discours donné. La question n’est pas seulement de
savoir quel contenu propositionnel nous assertons, mais ce que nous
disons des objets auxquels le contenu propositionnel fait référence ;
non pas seulement de savoir ce que nous affirmons, prétendons,
caractérisons ou assertons, mais comment nous qualifions, appelons,
diagnostiquons ou identifions cela. Ces verbes illocutoires assertifs
nous donnent le moyen d’isoler le thème [topics] de ce qu’on dit sur
le thème. Mais cette différence syntaxique bien réelle ne marque pas
pour autant une différence sémantique assez importante pour justifier
37
la formation d’une catégorie distincte.
Searle remarque bien une différence syntaxique et l’explique par
une différence sémantique (qui relève en fait du but de l’acte). Mais il
esquive le problème en considérant que cette différence manifeste
n’est « pas assez importante ». On est reconduit au caractère
subsidiaire de la condition 7.
2.3 Les métadiscursifs
La curieuse réduction searlienne des expositifs s’explique aisément
si l’on se souvient qu’en fait sa taxinomie admet pour principe de
clôture la direction d’ajustement de l’acte de discours. Selon lui,
seules quatre directions sont possibles : des mots au monde, du monde
aux mots, la direction vide, et la double direction des mots au monde
et du monde aux mots. Dès lors, cinq classes doivent être distinguées,
directifs et promissions se subdivisant en considérant – de façon
d’ailleurs ad hoc – le fait que l’agent de l’acte soit le locuteur ou bien
l’auditeur. Cette manière de procéder peut paraître convenable. Il
importe toutefois de remarquer que, du point de vue purement logique,
il n’y a pas quatre directions possibles, mais six en tenant compte de la
réflexivité de la relation et donc en admettant la relation des mots aux
36
37
. Ibidem.
. Ibidem, p. 66, nous soulignons.
12
RELIRE AUSTIN
mots et du monde au monde. Si, en matière d’acte de discours, on ne
voit pas ce que pourrait signifier la relation du monde au monde, par
contre, on perçoit très bien la pertinence pragmatique de la relation
réflexive des mots aux mots en ce qu’elle caractérise précisément les
expositifs. Ainsi la réduction searlienne de la spécificité de la fonction
métalinguistique ne repose sur aucune justification rationnelle. Aussi
convient-il de revenir à l’essai de classification d’Austin et de
conforter son introduction des expositifs.
Dans un essai de classification systématique des actes de discours,
une légitime place doit être assignée à ce que nous appelons les actes
38
métadiscursifs. La possibilité logique d’une réflexivité des mots aux
mots a un sens pragmatique et une finalité dialogique. Comme
interaction, un acte de discours peut – et pratiquement doit – prendre
pour objets d’autres actes de discours. Comme en témoignent
éloquemment les analyses de dialogues effectifs, on est souvent
conduit, pour lever une ambiguïté, à définir les termes que l’on
utilise : « Que voulez-vous dire ? » ou pour clarifier son propos ou
soulager l’effort de mémoire, à commenter sa propre interaction
39
discursive : « J’ai indiqué tout à l’heure que … ». Dès lors, une place
importante doit être faite aux actes métadiscursifs qui régulent
l’interaction.
.
2.3.1 Citatifs et expositifs
D’une façon générale, les métadiscursifs sont des actes réflexifs en
ce qu’ils portent sur d’autres actes de discours. Leur particularité est
d’inscrire la parole de l’« autre » dans le discours même du locuteur.
Deux possibilités se présentent alors :
a) l’autre est le locuteur lui-même : il invoque son dire passé. La
montée métadiscursive peut être utilisée par le locuteur pour
expliciter, commenter, justifier, etc. son propre discours. On a affaire
alors à ce que nous nommons les expositifs en reprenant le terme
d’Austin.
40
38
. Cf. notre classification dans Du Discours à l’action, chap. III, p. 43-59.
. M. Dascal et T. Katriel ont repéré des corrective or clarificatory speech acts
auxquels ils attribuent une metalinguistic or meta-conversational function,
cf. « Digressions : A Study in Conversational Coherence ».
40
. Cf. notre Du Discours à l’action, chap. III, p. 43-58.
39
13
DENIS VERNANT
b) l’autre n’est pas le locuteur qui convoque alors le dire de
l’allocutaire ou bien celui d’un tiers invité dans le dialogue. On a alors
affaire à ce que nous nommons les citatifs. Il s’agit bien de rapporter
un acte de discours d’autrui, l’énonciation qu’il a proférée.
Mais existe une dernière distinction : celle où est rapportée non
plus une action, mais un état ; non plus une énonciation, mais une
phrase. En ce cas, la citation porte sur les mots mêmes prononcés ou
écrits et non plus sur l’acte qu’ils expriment. Ainsi de « “Vénus”
comporte cinq lettres ».
On résumera notre analyse des
métadiscursifs par le schéma suivant :
41
42
MÉTADISCURSIFS
EXPOSITIFS
CITATIFS
énonciation du locuteur
d’action
Énonciation
de l’allocutaire
d’état
Énoncé neutre
d’un tiers
4. PRAXÉOLOGIE
4.1 La nécessité d’une théorie de l’action
La dimension actionnelle de l’analyse austinienne est patente. Un
acte de discours est pleinement un acte susceptible de réussir ou
d’échouer. D’ailleurs, Austin admet des actes de discours non
discursifs. La contradictio in adjecto n'est qu’apparente, car il est
manifestement possible de communiquer quelque chose sans passer
par le discours en recourant à des mimiques, gestes, postures et autres
41
. On constate que les actes relatés conservent leur force illocutoire d’origine. Si le
locuteur possède les pouvoirs requis, le simple fait qu’il dise « La séance est levée »
constitue une déclaration qui eo ipso clôt la séance. Si, ensuite, il dit « J’ai dit que la
séance était levée », il produit non plus une déclaration, mais un métadiscursif
(précisément un expositif) qui toutefois par son contenu constitue bien un rappel de
l’acte déclaratoire précédent.
42
. Pour une analyse détaillée, cf. notre Discours et vérité, chap. IV.
14
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actions purement physiques. L’acte communicationnel ne se réduit
plus à son expression verbale. Je peux désapprouver verbalement ou
en lançant une tomate :
Si vous lancez une tomate dans une réunion politique ...\…, la
conséquence sera probablement de faire connaître aux autres que
vous désapprouvez, et de les amener à penser que vous avez
43
certaines convictions politiques.
Mais il importe alors de remarquer que de tels actes purement
physiques ont acquis une signification conventionnelle :
[des actes illocutoires] peuvent être exécutés sans qu’on use de
paroles ; mais même alors, l’acte (l’avertissement, par exemple) doit
être un acte non verbal conventionnel pour mériter d’être appelé
44
illocutoire.
La dimension praxéologique est encore plus manifeste lorsqu’il s’agit
des actions physiques non conventionnelles constituant les objectifs et
les suites perlocutoires des actes de discours. La suite effectivement
produite – conforme ou non à l’objectif visé – dépend non de règles
pré-déterminées, mais des circonstances, des relations entre les
interlocuteurs, de la situation, etc.
Plutôt que d’écarter indûment ce niveau ultime comme le fait
Searle, il convient de développer la dimension praxéologique qui lui
donne sens. Austin en est d’ailleurs conscient qui inscrit explicitement
son analyse du langage ordinaire dans le cadre plus large d'une théorie
générale de l’action :
Reste une objection à nos actes illocutoires et perlocutoires selon
laquelle la notion d’acte n’est pas claire. Nous y répondons par une
45
théorie générale de l’action.
On notera qu’après cette déclaration, Austin tente bien de définir et
de distinguer acte discursif et action physique, mais qu’il est loin
d'avoir donné une définition satisfaisante de l'action en général. Toute
la question est alors de définir les concepts fondamentaux d’une
théorie générale de l’action qui fournisse le cadre conceptuel d'une
43
. Quand dire, c’est faire, p. 120.
. Ibidem, p. 129.
45
. Ibidem, p. 117.
44
15
DENIS VERNANT
analyse
authentiquement
pragmatique
des
phénomènes
communicationnels.
Dès les années 1935, récusant l’approche étroitement logiciste du
Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein introduit le concept de
jeu de langage [Sprachspiel]. De plus et surtout, il pose la question
des relations entre les jeux de langage et les formes de vie qui leur
donnent sens :
Le mot « Jeu de langage » doit faire ressortir ici que le parler du
46
langage fait partie d'une activité ou d'une forme de vie.
Là encore, Wittgenstein n'est pas très précis sur le sens à donner à
cette notion ultime de forme de vie, mais il insiste sur la subordination
des jeux de langage à ces formes de vie qui composent le cadre
actionnel du discours. Évitant toute réduction logocentrique de
l’analyse, il souligne que les jeux de langage ne peuvent fonctionner
par eux-mêmes, en quelque sorte à vide. C'est bien l'action qui assigne
finalité au discours et ce sont les modalités collectives de transactions
intramondaines qui assignent finalité aux interactions langagières :
Le terme, c'est notre action qui se trouve à la base du jeu de
47
langage.
4.2 Le niveau praxéologique
Qu'elle soit comprise comme acte de discours puis comme jeu de
langage, l'interaction langagière, tout en possédant sa spécificité,
constitue une forme d'action. Dès lors, la pragmatique requiert une
théorie générale de l’action ou praxéologie. Disons-le d’emblée, une
telle théorie est fort loin d’être achevée. Le concept d'action, pourtant
introduit dès Aristote, est sans doute l’un des plus délicats et nous ne
disposons pas actuellement d'une définition satisfaisante de ce
concept. Ne pouvant ici développer cette question de la construction
d'une praxéologie à l’ordre du jour depuis Espinas, nous avons
proposé une définition de l’action et de l’agent humain afin de
48
46
. Investigations philosophiques, § 23.
. De la Certitude, § 229.
48
. Cf. Les Origines de la technologie.
47
16
RELIRE AUSTIN
disposer des outils théoriques aptes à rendre compte de l’utilisation
dialogique du discours.
Est d’abord requise une définition opératoire de l'action. Comme
mode d'intervention sur le monde, l’action possède nécessairement
une dimension physique, corporelle. La question est alors de faire le
départ entre un phénomène physique tenu pour un simple événement
et un autre considéré comme une authentique action. Or aucune
caractéristique propre au phénomène physique ne permet de trancher
cette question.
À titre d’hypothèse, nous admettons pour critère discriminant entre
événement et action l'attribution de l’origine du phénomène physique
à un agent doué d’intelligence et, partant, capable de conduire et de
contrôler l'action. Pour peu que l’on maintienne une neutralité des
termes en tentant d’éviter tout anthropomorphisme, une telle approche
permet une définition minimale de l'action. Ainsi, l’intelligence ne
signifie pas nécessairement capacité de représentation, de réflexion et
de conceptualisation, mais peut s'entendre plus élémentairement
comme aptitude à un simple échange informationnel avec le milieu
dans lequel se produit l'action. La conduite peut s'interpréter comme la
capacité d'engager et de maintenir l'action lorsque celle-ci se déploie
dans le temps. La décision d'agir et la direction de l'action se font
selon un but, une finalité qui ne sont pas nécessairement conscients ni
prédéterminés. Est en cause essentiellement le caractère téléologique
de toute action. Enfin, le contrôle de l'action fait intervenir la capacité
de rectifier, suspendre ou interrompre éventuellement le cours de
l’action engagée. Un tel contrôle peut passer par une décision
volontaire et délibérée ou bien par un simple processus d'homéostasie.
Cette définition minimale ne préjuge ni de la qualité de l'action
(simple/complexe), ni de sa quantité (singulière/collective/
coopérative). Et elle vaut pour tous les types possibles d'agents que
ce soient des organismes animaux faisant partie de sociétés grégaires
plus ou moins développées, des systèmes artificiels tels les robots –
e.g. les « créatures » de Rodney Brooks – ou bien des personnes
humaines. Mais comme l’usage du discours est un phénomène
49
50
51
49
. Cf. notre Du Discours à l’action, chap.VIII.
. Sur notre typologie des actions, cf. Discours et vérité, chap. X.
51
. Rappelons que ces « créatures » n’ont pas l’intelligence représentationnelle des
mondes dans lesquels elles évoluent, cf. Du Discours à l’action, chap. 7.
50
17
DENIS VERNANT
spécifiquement humain, il convient de définir la personne humaine en
tant qu’agent.
Sans pouvoir ici reprendre le détail de l’analyse, nous
caractériserons la personne comme un agent possédant quatre
propriétés :
1°) la réflexivité : sa conscience de soi résultant des possibilités
intra- et interlocutives du discours ; sa conscience des autres et des
mondes dépendant de l'usage référentiel des signes (intentionnalité
sémantique).
2°) la rationalité : sa capacité non seulement de raisonner
abstraitement, mais aussi et surtout d'agir à partir d'une planification
réglée par des raisonnements et/ou des procédures pratiques relevant
de scénarios admis.
3°) la finalité : sa capacité d'agir selon des valeurs (axiologie) et
des fins programmées ou non (intentionnalité pragmatique).
4°) la coopérativité : sa capacité à participer à une action collective
requérant la mise en œuvre d'une stratégie concertée. D’un strict point
de vue praxéologique, ce concept fondamental s’avère
axiologiquement neutre en ce qu’il peut recevoir indifféremment deux
interprétations, l’une positive, l’autre négative. Ainsi Kotarbinski
définit-il d’une part la coopération positive, unilatérale comme aide et
bilatérale comme entre-aide ; d’autre part la coopération négative,
unilatérale comme perturbation et bilatérale comme compétition ou
conflit.
52
53
5. DÉPASSER LE MONOLOGISME
5.1 L’ancrage social
En dégageant progressivement le concept central d’acte de
discours et en esquissant une typologie de ces actes, Austin jetait les
bases d’une pragmatique ouverte. Comme on l’a vu, l’analyse trine en
termes d’actes locutoire, illocutoire et perlocutoire est suffisamment
riche pour éviter toute clôture logocentrique. Ainsi la force de l’acte
illocutoire n’est-elle pas la simple expression de l’état intérieur du
52
53
. Cf. Du Discours à l’action, chap. VIII.
. Cf. Traité du travail efficace, chap. 7.
18
RELIRE AUSTIN
54
locuteur. Elle ne relève pas plus de conventions purement
langagières, mais de procédures socialement ritualisées,
institutionnalisée et, même en certains cas, juridiquement codifiées.
L’exemple souvent repris par Austin du mariage l’illustre
éloquemment : la personne qui procède au mariage doit posséder
l’autorité requise, utiliser les formules consacrées en des circonstances
déterminées, les mariés doivent remplir certaines conditions, etc. Bref,
l’acte de discours, en tant qu’acte langagier, dépend directement de
conventions, de contraintes non langagières relevant d’une « forme de
vie » communément admise. Bien entendu, l’objectif d’Austin n’était
pas de scruter les modalités de constitution de l’autorité, mais
l’ancrage social de ses analyses s’avère indéniable.
55
5.2 Acte du locuteur, acte contractuel
Malgré leur indéniable apport inaugural et ce caractère
foncièrement ouvert, les analyses du langage ordinaire proposées par
Austin souffrent d’un défaut congénital (qui d’ailleurs perdure dans la
théorisation de Searle et dont Daniel Vanderveken tente de se
56
départir) : leur caractère monologique. L’acte de discours est acte du
seul locuteur qui s’exprime à la première personne.
Bien entendu, cet acte vise 1’« auditeur ». Mais celui-ci est réduit
au rôle passif de récepteur de l’acte, chargé de comprendre l’intention
57
54
. Cf. Quand dire, c’est faire, p. 44 : « Il nous arrive souvent d’avoir l’impression
que le sérieux des mots leur vient de ce qu’ils sont prononcés seulement comme le
signe extérieur et visible d’un acte intérieur et spirituel – signe commode dont le rôle
serait de conserver les traces de l’acte ou d’en informer les autres ». L’attitude
adoptée par Searle dans L’Intentionalité consistant à faire de la philosophie du
langage « une branche de la philosophie de l’esprit », (p. 9) et de considérer que
« C’est le langage qui est dérivé de l’Intentionalité et non l’inverse » (p. 20) opère de
ce point de vue une transformation profonde de l’approche austinienne.
55
. En 1975, P. Bourdieu reprocha à Austin de n’avoir pas vu que « le pouvoir des
paroles n’est autre chose que le pouvoir délégué du porte-parole » et de n’avoir pas
dégagé les conditions de méconnaissance qui fondaient l’autorité, cf. « Le langage
autorisé : les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel », p. 105. Mais en
1987 il témoignait de son admiration pour Austin avouant que : « l’essentiel de ce
que j’ai essayé de réintroduire dans le débat sur le performatif s’y trouvait déjà dit,
ou suggéré », Choses dites.
56
. Cf. « La structure logique des dialogues intelligents ».
57
. Cf. Quand dire, c’est faire, p. 84 : « Quelque chose, au moment même de
l’énonciation, est effectué par la personne qui énonce ».
19
DENIS VERNANT
58
initiale du locuteur et de réagir à l’acte ainsi compris. Incidemment,
Austin note bien que certains actes de discours du locuteur, qu'il
nomme actes contractuels, requièrent la complémentarité d'une
réponse de l'auditeur. C'est typiquement le cas de l’échange des
consentements durant la cérémonie du mariage, du fait de relever un
60
pari ou d’accepter un don. De même, comme on l’a remarqué, Austin
resitue bien les expositifs dans leur contexte dialogique.
Malheureusement, ces actes contractuels et les expositifs, pour
importants qu’ils soient, restent particuliers et ne conduisent pas
Austin à mettre en cause le caractère foncièrement monologique de
l’analyse générale des actes de discours.
Si Austin aborde de façon unilatérale
l’ordre, tel le
commandement, comme l’acte du seul locuteur, Wittgenstein le
caractérise dialogiquement comme le premier coup dans un jeu de
langage dont le premier exemple donné au paragraphe 23 des
Investigations philosophiques est : « Commander et agir d’après un
commandement ». Par anticipation, Wittgenstein dépassait le
monologisme d’Austin : on ne peut concevoir un ordre sans l’acte
d'obéissance susceptible d’y répondre. À titre d’illustration,
Wittgenstein considérait un « langage absolument primitif » où un
locuteur (le maçon) crie « dalle » à un interlocuteur (son aide) qui, en
guise de réponse, lui apporte une dalle.
59
61
62
63
64
5.3 Le dépassement dialogique
À l’inverse d’Austin, Benveniste définit explicitement l’usage
effectif du discours par sa structure dialogique. Et il établit le rôle de
la structure pronominale Je/Tu dans la constitution de la subjectivité.
65
58
. Quand dire, c’est faire, p. 124.
. Cf. ibidem, p. 42-43.
60
. Cf. ibidem, p. 42-3, p. 65-66.
61
. Cf. ibidem, p. 154, 162.
62
Symptomatiquement, dans le contexte de l’analyse du rôle du « Je » dans les
performatifs, Austin revient à une description « unilatérale » du pari : « Si je dis « Je
parie », je n’affirme pas que je prononce les mots « Je parie », ou d’autres mots,
mais j’effectue l’acte de parier », ibidem, p. 86.
63
. Quand dire, c’est faire, p. 66.
64
. Investigations philosophiques, § 2.
65
. Cf. Problèmes de linguistique générale, T. 1, p. 258-267.
59
20
RELIRE AUSTIN
66
Dans cette perspective interlocutive, nous appréhendons le dialogue
dans ses deux dimensions interactionnelle et transactionnelle. C’est
d’abord une interaction langagière qui, se déployant en un processus
imprévisible, résulte d’une activité conjointe entre au moins deux
interlocuteurs qui interagissent en mobilisant des modèles projectifs
de dialogue. Le dialogue progresse par échanges d’interactes dont le
sens est négocié par les interlocuteurs. Mais cette interaction n’a pas
sa finalité en elle-même. Foncièrement hétéronome, elle est située et
tributaire de finalités transactionnelles, intersubjectives et
intramondaines. Généralement, on ne parle pas pour parler, mais pour,
ensemble ou l’un contre l’autre, agir sur le monde que nous
contribuons à construire. La transaction intersubjective est ce
mouvement par lequel les interlocuteurs se reconnaissent
mutuellement comme co-locuteurs dans leurs dimensions
psychologique, sociale, idéologique, etc. et construisent ensemble une
image commune de leur monde. La transaction intramondaine met en
cause le rapport des co-agents au problème [Aufgabe] qu’ils
rencontrent dans la situation qu’ils partagent.
67
68
69
6. CONCLUSION
À la fin de Quand dire, c’est faire, Austin conclut dans son style
inimitable en disant qu’il s’est livré à deux activités, l’une donner
douze conférences, l’autre :
J’ai présenté un programme, c’est-à-dire que j’ai dit ce qui doit être
70
fait, plutôt que je n’ai fait quelque chose.
S’agissant bien d’un programme proprement novateur, il serait
vain de reprocher à Austin de n’avoir tout résolu ab initio (par
exemple de n’avoir élaboré une théorie générale de l’action et opéré
une approche dialogique des usages discursifs), mais il convient
66
. Cf. Francis Jacques, Dialogiques, Recherches logiques sur le dialogue.
. Sur notre définition tant philosophique que pragmatique du dialogue, cf. Du
Discours à l’action, chap. V, p. 87-107.
68
. Nous avons construit un modèle projectif du dialogue informatif dans Du
Discours à l’action, chap. VI, 107-126. Voir aussi Discours et vérité, chap. X.
69
. Cf. Du Discours à l’action, chap. VIII, p. 165-168.
70
. Op. cit., p. 164.
67
DENIS VERNANT
21
absolument de reconnaître, préserver et prolonger la pertinence et la
fécondité de ses intuitions inaugurales.
22
RELIRE AUSTIN
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Version revue le 06.02.09.

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