Fatigue de Compassion
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Fatigue de Compassion
GG 187 SEPTEMBRE 2012:MARS GG 113 22/10/12 15:36 Page266 DOSSIER > La souffrance des soignants et fatigue de compassion P. THOMAS1, G. BARRUCHE2, C. HAZIF-THOMAS3 > RÉSUMÉ/ABSTRACT 1. PSYCHOGÉRIATRE CENTRE JEAN-MARIE LÉGER, CENTRE HOSPITALIER ESQUIROL. 15 RUE DU DR MARCLAND 87025 LIMOGES CEDEX. 2. INGÉNIEURE. DÉPARTEMENT QUALITÉ. CENTRE HOSPITALIER ESQUIROL. 87025 LIMOGES. 3. PSYCHOGÉRIATRE, CHEF DE SERVICE DE L’INTERSECTEUR DE PSYCHIATRIE DU SUJET ÂGÉ, HÔPITAL DE BOHARS, CHU DE BREST 29000. La fatigue de compassion concerne les acteurs de santé en charge de personnes en situation de détresse. Un épuisement et une profonde douleur morale résultent d’une préoccupation excessive et de stress en écho à la souffrance de la personne prise en charge. La fatigue de compassion génère la douleur morale. Apprendre à la reconnaître est la première étape d’un processus destiné à l’élaborer et à l’endiguer. La fatigue de compassion s’accompagne de nombreux symptômes liés au désespoir acquis et appris, tels l’anhédonie, l’anxiété et le stress chronique, les contre transferts négatifs. La répétition des échecs de l’engagement affectif ou l’expérience de la violence subie, liée aux malades, aux familles, aux collègues, favorisent des changements de perspectives dans le soin, altère image de soi chez le soignant, vision du monde, et construisent un sentiment de vulnérabilité. Cette porte d’entrée au burnout casse le sens du soin, le sentiment de sécurité au travail, altère l’estime de soi, et parfois le goût du soin relationnel voire le contrôle de soi. MOTS CLÉS: Fatigue de compassion – Burnout – Infirmières – Acteurs du service de soins. HEALTH CARE PROVIDERS SUFFERING AND COMPASSION FATIGUE Compassion fatigue is a term generally applied to health care providers helping people in distress. A deep exhaustion accompanied by acute emotional pain results of tension and preoccupation with the suffering of those being helped. While the effects of compassion fatigue can trigger suffering, learning to recognize and manage its symptoms is the first step toward healing. Sufferers can exhibit several symptoms including hopelessness, a decrease in experiences of pleasure, constant stress and anxiety, and a pervasive negative attitude. Failure of the affective commitments or repeated exposure to the violence experienced by patients, families, colleagues can create a shift in the health care providers’ perceptions of the world and themselves and increases their sense of their own vulnerability. This a form of burnout can disrupt the counselor’s sense of safety, trust, sense of self-esteem, sense of control, and relationships with significant others. KEYWORDS: Compassion fatigue – Burn out – Nurses – Health care providers. «Le pessimiste se plaint du vent; L’optimiste espère qu’il va tourner; Le réaliste ajuste les voiles.» William Arthur Ward Le travail soignant expose à de multiples risques psycho-sociaux. Aux difficultés techniques, s’ajoute une évolution administrative et financière qui conduit à des carences de personnel au chevet des malades. Les rappels sur congés, l’épuisement physique et psychologique, les préoccupations professionnelles retentissent sur la vie sociale et familiale. Le soin est un engagement humain qui n’est pas neutre pour celui qui l’exerce. La souffrance de compassion est une des sources du mal-être 266 dans l’exercice professionnel, voire du burnout. Souffrance en miroir de celle du patient, elle peut toucher des domaines sensibles de la personnalité du soignant, remettre en cause son système de valeur et moduler un contre transfert négatif, gênant le soin relationnel. Elle réalise une perte de maîtrise psychologique et elle fragilise les résistances affectives, exposant à une contagion émotionnelle [1]. La violence qui s’exerce sur les soignants est un facteur important précipitant la souffrance de compassion. Les conséquences de cette souffrance éthique peuvent être graves pour la société car elles se traduisent par des perturbations motivationnelles, une perte de l’efficience professionnelle, de l’absentéisme et un retrait précoce de la profession. Elles peuvent être dramatiques pour le soignant, l’exposant à la dépression ou à un risque suicidaire. SOUFFRANCE ÉTHIQUE, FATIGUE DE COMPASSION ET PRATIQUE PROFESSIONNELLE La fatigue de compassion peut être expérimentée par toutes personnes engagées dans une aide envers d’autres placées en situation de détresse. Elle touche donc de multiples professions : pompiers, policiers, militaires, journalistes, LA REVUE FRANCOPHONE DE GÉRIATRIE ET DE GÉRONTOLOGIE • SEPTEMBRE 2012 • TOME XIX • N°187 GG 187 SEPTEMBRE 2012:MARS GG 113 22/10/12 15:36 Page267 clergé, travailleurs sociaux, professionnels de la justice, soignants et médecins. Elle constitue un état extrême de tension émotionnelle et une impossibilité d’élaborer psychologiquement un traumatisme : une souffrance personnelle en miroir de la souffrance des personnes aidées. Elle conduit rapidement à un épuisement physique, psychique et spirituel profond accompagné par une douleur morale intense. Elle est source de réaménagements affectifs et relationnels qui débordent la relation au patient. Le vécu d’échec de l’engagement affectif dans le soin, par épuisement, lassitude, ou par le rejet voire la violence de certains, expose à des aigreurs et une démotivation. La fatigue de compassion concerne volontiers les personnes engagées dans le soin, surtout lorsque les prises en charge prolongées impliquent un engagement relationnel personnel. Le symptôme a été rapporté à la fin du siècle précédent chez les infirmières [2]. Les personnels travaillant en gériatrie, soins palliatifs, gynécologie, obstétrique, et les médecins généralistes ruraux sont particulièrement en danger, pouvant rendre compte des risques de burnout et de suicides [3,4]. Les victimes peuvent présenter plusieurs symptômes incluant le désespoir, une anhédonie, un stress marqué et permanent, de l’anxiété et développer une vision négative de leur vie. On ne peut parler de l’empathie sans évoquer le rôle des neurones miroirs et donc de l’apprentissage, non par expérience mais par imitation, au cours de la vie [5]. L’empathie est un phénomène non intentionnel, prérationnel non lié à une introspection. Elle construit une intersubjectivité, s’ouvre sur la réciprocité relationnelle et par là structure l’existence humaine dans ses dimensions personnelles et sociales [1]. Dans ces deux aspects, elle est plus ou moins modulable selon la personnalité de chacun et selon les circonstances. Une personne donnée est plus ou moins facile à «comprendre» pour chacun d’entre nous. Libérée, parfois à l’occasion d’un retournement affectif en face de la souffrance d’autrui, l’empathie permet d’échapper au solipsisme et à la toute puissance, notamment en prenant la mesure de soi par rapport à autrui. Elle contribue ainsi au développement individuel. Elle peut aussi être étouffée, en particulier pour protéger la personne de la violence et de la répétition des expériences par trop traumatisantes. Il risque alors de se constituer un socle de banalisation du mal, comparable à ce que décrivait Hannah Arendt, lorsqu’un conformisme social prend le pas sur la conscience individuelle [6]. Personnel soignant empathique, management parfois sourd aux plaintes et aux difficultés éthiques, il peut exister une grande distance entre les exécutants et les décideurs, qui va faire le lit de la fatigue de compassion. Les épidémies de suicides dans certaines entreprises posent la question du seuil de tolérance des difficultés psycho-sociales, ce qui tend actuellement à être judiciarisé. La fatigue de compassion pose le délicat problème de la distance relationnelle dans le soin. Les plus vulnérables sont les plus altruistes, c’est-à-dire ceux qui sont engagés affectivement dans le soin, mais qui peuvent ainsi avoir une lecture non exclusivement cognitive de la relation de soin. Ceux qui ne prennent pas de risques dans leur rapport avec les autres, patients, famille ou collègues, pour se protéger, par exemple parce que préalablement exposés à de la violence, ou du fait de la structure de leur personnalité, en sont prémunis [7,8]. Aides-soignants, infirmières, médecins sont exposés à la violence dans l’exercice de leur profession, en particulier dans les services de soins prolongés [9]. Elle est exercée par les malades, les familles, les collègues. Il peut s’agir de menace ou d’intimidation administrativo-judiciaire, de disqualification verbale, et souvent en gériatrie de violence physique. La violence subie a des conséquences immédiates: perte de sommeil, cauchemars, réminiscence d’images mentales [10]. Elle a des conséquences au long cours, allant d’une anxiété et d’une hypervigilance au travail, illustration d’un climat de stress excessif, à la constitution d’un syndrome de stress post-traumatique. Malheureusement, ces conséquences sont rarement prises en compte par l’employeur ou la médecine du travail. La violence subie n’est pas toujours rapportée, s’accompagnant parfois de culpabilité « C’est moi qui n’ai pas su m’y prendre». L’exposition répétée à la violence des patients, des familles, parfois des collègues, peut favoriser un changement dans la vision du monde des soignants comme celle d’euxmêmes, venant accentuer un vécu de vulnérabilité personnelle. Elle peut perturber leur professionnalisme dans la prise en charge des malades et la négociation de leur distance relationnelle avec le malade, pouvant confiner à de l’indifférence voire à un contre-transfert négatif. Le processus ne se limite pas à la relation soignant-malade, mais peut aussi concerner la capacité à développer des relations de confiance avec leur entourage, faire perdre aux soignants le respect d’eux-mêmes, altérer leur sens de contrôle d’euxmêmes et provoquer la perte du sens du métier [11]. L’évolution tend alors vers un tableau de burnout [12-14]. CONSÉQUENCES POUR LES SOIGNANTS ET LES PRATICIENS EXPOSÉS À LA FATIGUE DE COMPASSION La fatigue de compassion peut se traduire physiquement par des sensations chroniques de fatigue audelà de trois mois ou d’épuisement, d’insomnie, de somatisations diverses : maux de tête fréquents, douleurs abdominales, manque d’appétit ou boulimie, agitation physique ou lenteur excessive pour initialiser des tâches, arrêts de travail fréquents même et surtout justifiés. La psychologie de la personne atteinte est modifiée: irritabilité, manque de disponibilité pour les malades et ses collègues (ce qui induit le burnout chez les autres, mécanisme contagieux dans le groupe, s’il en est), sen- LA REVUE FRANCOPHONE DE GÉRIATRIE ET DE GÉRONTOLOGIE • SEPTEMBRE 2012 • TOME XIX • N°187 > 267 GG 187 SEPTEMBRE 2012:MARS GG 113 22/10/12 15:36 Page268 > timent d’être écrasé par le volume et le contenu du travail. Les relations avec les malades s’en ressentent : réduction progressive de l’empathie pour autrui, détachement apathique de la douleur des patients et des familles, jusqu’à la perte de la solidarité dans l’équipe professionnelle. À un stade de plus, l’engagement devenant rejet, il peut apparaître un certain cynisme face à la capacité des malades à se sortir d’affaire, avec la perception d’un malade «responsable » de ses problèmes. « Il n’en serait pas là si… Quelque part, il l’a bien cherché…» Le burnout n’est ici pas loin. Enfin, au plan organisationnel, l’acteur de santé peut avoir l’impression d’être dispersé et incapable de respecter ses obligations professionnelles, confraternelles et personnelles, ce qui majore sa souffrance éthique [8,15]. COMPASSION INTELLIGENTE OU ÉPUISANTE La prévention de la fatigue de compassion passe par la liberté de circulation de la parole dans l’unité de soins. La compassion peut ainsi être satisfaisante lorsqu’elle s’allie à une intelligence émotionnelle, permettant des échanges avec le malade et ses collègues, et par là se prémunir de la fatigue de compassion. La compassion satisfaisante est la capacité pour les praticiens et les soignants de comprendre le sens de cette souffrance, pour euxmêmes et pour le malade, la signification qu’elle implique -limite et contour professionnel-, et d’axer ainsi le travail sur le relationnel équilibré. La compassion intelligente aide à traverser les peurs face à la souffrance humaine, souffrance malheureusement endémique et exacerbée lorsque la société ou/et l’institution sont en crise. Dans une démarche interdisciplinaire, elle a un rôle amortisseur important (buffer) pour gérer et traverser le stress lié aux situations difficiles aux plans technique et humain, les réactions physiologiques, corporelles et émotionnelles liées à la fatigue de compassion ainsi 268 que les remises en cause de nos systèmes de croyance devant la souffrance d’autrui [16]. Il est impératif que les cliniciens et les soignants prennent la mesure de ce risque pour fonctionner de leur mieux dans la relation thérapeutique et promouvoir leur propre bien-être personnel. Éviter l’épuisement est clairement une voie pour se réaliser et être disponible pour le soin relationnel. Des facteurs liés à la personnalité du soignant participent à la fatigue de compassion: faible estime de soi ou faible attention à soi, traumatisme vécu précédemment, présentant des analogies avec une situation récente, non partagée, non élaborée et donc non résolue, faible niveau d’échanges avec les collègues, pas nécessairement par manque de solidarité de leur part mais par doute sur l’efficacité de leur propre communication, incapacité ou refus de contrôler les stresseurs du travail, surinvestissement professionnel -Aliénation au travail, Work addict -, insatisfaction du travail actuel [2,17]. Sont ainsi prédicteurs de fatigue de compassion chez les infirmières travaillant en gériatrie, l’existence de violence subie antérieurement au travail, qui peut déboucher sur un état de syndrome de stress post-traumatique [18,19], l’anxiété de l’infirmière, l’engagement excessif dans le soutien de la vie quotidienne des malades, au-delà du strict domaine professionnel, l’empathie excessive conduisant au flou des limites professionnelles. De plus en plus l’hôpital ressemble à un modèle d’entreprise, écrasant sa mission de service public où médecins et soignants sont incités à collaborer à l’injustice sociale, à la banaliser: les unités de soin doivent remplir des missions de soins dans un cadre économique défini. Les services doivent être rentables et certains patients sont moins valorisants pour l’unité de soin que d’autres. Des conflits naissent de l’incapacité des soignants et des médecins à vivre leur dimension d’empathie ou de ne pas pouvoir donner des soins de qualité, faute de moyens humains, matériels ou simplement de temps. Quelques-uns anesthésient cette souffrance, ce qui passe par un FACTEURS D’HYGIÈNE, EXTRINSÈQUES FACTEURS MOTIVANTS, INTRINSÈQUES • Le goût pour la hiérarchie ou l’ordre. • L’aliénation à des politiques, des formes de pensées toutes faites, ou à des procédures de l’organisation, privilégiant les moyens aux détriments des finalités ; aliénation (et non adhésion/affiliation) à des idées de politique générale du pays, de la commune, ou autres idéaux… • Fixations sur les conditions de travail, les avantages sociaux plutôt que d’avoir de bons résultats par un engagement au travail. • Narcissisme prévalent sur la recherche d’une bonne fonctionnalité. • Recherche d’une bonne appréciation des collègues, des subordonnés, des supérieurs. • Goût pour le prestige, les récompenses, choix de la servitude volontaire et de la valorisation de soi par la bonne opinion d’une autre personne que soi, par exemple un chef. • Travail effectué pour le salaire, et rien de plus. • Recherche de la sécurité de l’emploi, de la sécurité au travail. • Renoncement à tous risques personnels, et donc aux initiatives. • Accomplissement ou la réalisation de soi ; possibilités de croissance personnelle. • Reconnaissance sociale de sa compétence, reconnaissance des réalisations et pas seulement de ses efforts (Résultats ou finalités et non seulement bon usage des moyens). • Croissance personnelle/Promotion sociale. • Intérêt dans ce que l’on fait, ce que l’on produit : – le travail comme tel, le plaisir que l’on y prend. – la responsabilité ; la réussite personnelle, la promotion ou l’avancement. • Valorisation humaine, relationnelle. • Travail en confiance avec ses collègues et non en concurrence. • Développement de l’estime de soi. Tableau 1. Facteurs d’hygiène ou Motivants selon Herzberg. Les facteurs d’hygiène sont motivants un temps, mais source à terme de démotivation. LA REVUE FRANCOPHONE DE GÉRIATRIE ET DE GÉRONTOLOGIE • SEPTEMBRE 2012 • TOME XIX • N°187 GG 187 SEPTEMBRE 2012:MARS GG 113 22/10/12 15:36 Page269 engourdissement du sens moral, volontiers habillé du discours de l’efficacité. Aujourd’hui, on apprend trop souvent dans l’entreprise à perdre l’esprit du travail coopératif, à développer l’absence de convivialité. On y dissocie souvent la complémentarité technique de la coopération humaine, grâce au système de la récompense-punition, de la précarisation, associé à celui de l’évaluation [20]. Le sens du soin passe par une capacité à exercer, dans un cadre donné, des responsabilités, ce qui implique un minimum de liberté et d’initiatives. Deux locus de la motivation, classés selon les facteurs «d’hygiène» (valorisation de soi par des facteurs externes) ou facteurs intrinsèques ou motivants (valeurs, éthique, autodétermination) mis en œuvre dans les choix ont été proposés par Herzberg [21,22]. Les facteurs «d’hygiène» (Tableau 1), système de récompense-punition lié au respect des protocoles et aux règles, à la soumission professionnelle des médecins à des objectifs de logique économique du système de santé, sont de plus en plus prégnants depuis la loi «Hôpital, patients, santé, territoires » du 23 juin 2009. Les valeurs éthiques et humaines sur lesquelles est fondé le soin s’expriment de plus en plus difficilement, elles ne sont ni évaluées ni valorisées, la finalité des objectifs de soins est diluée dans la soumission aux protocoles et à la traçabilité, comme l’illustre le temps passé devant les écrans d’ordinateurs et la fréquente désaffection des acteurs de santé et leur silence dans les commissions transversales en place dans les établissements. Nombre de soignants et de médecins ne sont plus dans ce registre, et ils se sont engagés dans le soin relationnel qui est au centre de leur vocation et du sens de leur pratique, regrettant le manque de temps disponible pour cela. Des conflits intra psychiques naissent de leurs aspirations à une qualité de travail confrontée à la réalité de la pratique de terrain, alimentant une souffrance éthique (Figure 1), qui Figure 1. Souffrance éthique liée à un écart entre les représentations du métier et la réalité de terrain. s’exacerbe lorsqu’ils se voient incapables de soulager et de prendre en charge efficacement la souffrance d’un patient ou d’une famille. TRAVAIL SOLITAIRE OU TRAVAIL SOLIDAIRE L’isolement des soignants dans leur exercice professionnel est un des moyens les plus sûrs de décompenser des problèmes psychologiques en écho à la souffrance des malades [23]. Trois conséquences systémiques résultent de ces problèmes, reliées entre elles: un ressenti de mauvaise qualité du travail effectué, un risque de dépression voire de burnout, et un abandon précoce de la profession. Le travail inter- disciplinaire et la solidarité dans l’équipe, la reconnaissance par la direction de la qualité du travail soignant et le soin réellement centré sur le malade sont préventifs de la fatigue de compassion et de ses conséquences [15,24]. Différents facteurs pèsent sur l’abandon précoce de la profession d’infirmière, telles par exemple la désorganisation du travail, la parcellisation des tâches, ou encore l’absence de tutorat, de leadership technique et humain clair, empêchant le soignant d’élaborer une position dépressive transitoire. L’absence ou l’insuffisance de travail en équipe est le plus important, (Risque Relatif X 6), suivi par l’épuisement professionnel, en progression d’une > Figure 2. Temps d’échanges en gériatrie [26]. LA REVUE FRANCOPHONE DE GÉRIATRIE ET DE GÉRONTOLOGIE • SEPTEMBRE 2012 • TOME XIX • N°187 269 GG 187 SEPTEMBRE 2012:MARS GG 113 22/10/12 15:36 Page270 > année sur l’autre (RR X 2,2 en 2003, 2,33 en 2004), et par l’absence de développement professionnel personnel ou l’existence d’une altération de la santé mentale (RR X 1,5). De façon intéressante, bien que les problématiques de lombalgies et de manipulation de patients au poids élevé soient souvent présentées par le personnel soignant comme une source de pénibilité du travail, les troubles musculo-squelettiques n’interviennent pas dans l’abandon précoce du métier de soignant [25]. Le temps consacré à des échanges en gériatrie est limité, et considéré comme largement insuffisant par les personnels soignants, infirmières comme aides soignants (Figure 2). Les soins de base, la traçabilité et le travail administratif consomment l’essentiel des soins, au dépend des soins prescrits et des soins relationnels, colonne vertébrale, rappelons-le du sens du soin et de la motivation dans l’engagement du métier de soignant. Dans les services de gériatrie, les aides soignants ont un peu plus de temps avec la personne âgée que les infirmières, mais 44 % du temps des aides-soignants et 54 % du temps des infirmières sont consacrés à autre chose que le relationnel. Les temps de relation avec les médecins ou les familles sont indigents [26]. FATIGUE DE COMPASSION ET DOUBLE CONTRAINTE DANS L’EXERCICE PROFESSIONNEL Nous avons vu l’écart existant dans les représentations des soignants et la réalité de la pratique. Le soin n’est que rarement centré sur le malade, sur le subjectif et les incertitudes de l’art médico-soignant, mais plutôt sur les guides méthologiques et la traçabilité des actes, la maîtrise de la qualité moderne adoptant et imposant des techniques statistiques. Entre le modèle et la réalité, il y a donc un espace, mal comblé par les injonctions paradoxales contradictoires, en langue vulgaire, le talent des praticiens de la langue de bois et du storytelling 270 [27] et ceux qui tirent leur épingle de la quête de pouvoir par leur servitude volontaire à l’ordre sanitaire qui se met en place [28]. Le personnel soignant est ainsi souvent pris en tenaille dans une double contrainte stressante en raison des enjeux professionnels et des conséquences potentielles d’une éventuelle faute. Ce mécanisme décrit par Gregory Bateson [29] exprime deux contraintes qui s’opposent : l’obligation d’une proposition contenant une interdiction, de l’autre, ce qui rend la situation a priori insoluble. Par exemple, le travail en équipe est indispensable, mais il faut respecter les plages horaires pour être un bon professionnel, et l’amplitude du temps de travail ne per- met pas de satisfaire la première obligation. Ajoutons une troisième contrainte qui empêche le soignant de sortir de cette situation : sa responsabilité engagée face au malade, sa famille, le système de soin, en particulier lorsque des difficultés, des incidents ou des accidents se font jour: les personnes en charge du soin ne peuvent se dérober à leur responsabilité, qu’elles aient eu les moyens ou non d’y faire face (Tableau 2). Il est plus facile de trouver un lampiste, que de démontrer une faute systémique. Un autre exemple de double contrainte est réalisé par l’absence de limites et de contours pour certaines responsabilités. Les soignants doivent travailler avec le matériel INJONCTIONS SOUFFRANCE LIMITES • Travailler en équipe • Soin relationnel • Prévenir les troubles du comportement • Accueillir la souffrance du malade • Distance d’avec le quotidien • Hiérarchie et refus de lâcher prise de l’autorité • Conflits interpersonnels sans liens avec le service • Conséquences des erreurs • Locaux inadaptés • Temps, plages horaires • Distances géographiques • Soins de base écrasant les soins techniques prescrits et faisant oublier le soin relationnel • Mutualiser les moyens pour une plus grande efficacité • Moindre connaissance des résidents • Perte de temps à quérir ou à transmettre les informations • Diminution des temps de chevauchement • Hypertraçabilité à la place de la relation • Protocoles • Qualité • Traçabilité • Perte d’autonomie, d’initiative • Non préparation à la gestion de l’imprévu • Fragmentation des tâches Tableau 2. La souffrance des soignants est à la rencontre des injonctions contradictoires et de leurs limites, non prises en compte par le système dans lequel ils évoluent. Erreur d’exécution (lecture erronée de la prescription écrite) 3/1000 Erreur par omission (Une procédure particulière écrite ajoutée à la prescription précédente ) 3/1000 Erreur par omission (pas de consigne écrite) 1/100 Erreur par simple arithmétique (autonomie décisionnelle sur une procédure écrite avec arbre décisionnel) 3/100 Personne prise en charge uniquement par le biais d’une check-list pré-établie, appartenant à l’unité de soin 1/10 Erreurs lorsque le soignant est stressé et que des activités dangereuses se succèdent rapidement 25/100 Tableau 3. Risques d’erreur d’exécution d’une consigne médicale par les soignants selon les circonstances ou les modalités de la prescription [30]. LA REVUE FRANCOPHONE DE GÉRIATRIE ET DE GÉRONTOLOGIE • SEPTEMBRE 2012 • TOME XIX • N°187 GG 187 SEPTEMBRE 2012:MARS GG 113 22/10/12 15:36 Page271 disponible et des moyens humains limités, et ces ressources sont parfois géographiquement éloignées du lieu où le besoin se fait sentir. Les soignants ne peuvent pas ainsi faire face à toutes les situations, en particulier les imprévus, toujours possibles et souvent fréquents dans un service de soin : décompensation d’une situation jusque-là équilibrée, chute, apparition d’une pathologie aiguë… Leur responsabilité est directement en cause en cas d’accident, et le système administratif et judiciaire pointe souvent le défaut de traçabilité, argument régulièrement utilisé pour inciter les soignants au travail administratif (les transmissions ciblées font partie du soin). Il résulte de cette situation un stress excessif lié à la gravité de la situation, à la dispersion des tâches, à la gestion de l’imprévu, parfois à l’inexpérience et bien entendu aux peurs des conséquences personnelles d’un manquement. Hors, c’est en situation de stress et d’urgence que le maximum d’accidents et d’erreurs professionnelles se produisent (Tableau 3) [30]. Contrainte incontournable parfois impossible à gérer versus contrainte légale de prise en charge. Il ne reste plus qu’une 3e proposition pour renfermer le piège: la direction, entend-t-on souvent, n’est jamais au courant. Pourtant, en écho à certains propos, « c’est malheureux, mais il faut qu’il y ait des accidents pour que les choses évoluent». Pour éviter la récidive, de nombreuses commissions se pencheront sur le problème et ses conséquences, si et seulement si l’incident remonte jusqu’aux sphères décisionnelles. Gestion des risques et vigilance ont un rôle primordial à jouer dans l’avenir pour sécuriser et faciliter l’expression de ce type de problématiques, et surtout les prévenir, ce qui ne peut que diminuer la pression exercée sur les soignants. Personnes (doute de soi, des autres, doute sur la nécessité de la communication) Environnent mal maîtrisable, Espérances diverses perdues de vue, Évènements délicats Rôles exercés difficiles et risqués, Responsabilités incontournables Tâches à exécuter, Temps nécessaire insuffisant, ou mal géré Expériences particulières vécues antérieurement ou Ensemble des contraintes à gérer en même temps • Que contrôlez vous en fait? Est-ce nécessaire de contrôler? ne vaudrait-il pas mieux accompagner? • Que subissez-vous et vous sentez-vous abaissé? Soucis que vous vous faites pour autrui: la fatigue de compassion Tableau 4. Les stressors : “PERTES” de confiance. nelle et des interactions humaines, et il est nécessaire aux apprentissages et à la mise en œuvre de stratégies d’adaptation. Cependant, le stress connaît des niveaux qu’il est important de repérer pour une gestion adéquate des situations professionnelles auxquelles nous sommes confrontées. Hans Selye schématisait ainsi trois phases du stress : l’alarme, la résistance et enfin l’épuisement qui s’ouvre sur le burnout selon la durée et la cristallisation de la solitude dans la détresse [31]. La première phase, l’alarme, est déjà celle de la vigilance. Elle est liée à des craintes réelles ou imaginées, face à la situation vécue, qui conduisent selon l’intensité de la menace à une confrontation pour résoudre les problèmes ou au dérobement. Cette phase est déjà souvent marquée par une irritabilité qui empêche la mise en œuvre d’une éventuelle collaboration solidaire dans l’équipe de soin pour limiter les sources du stress et résoudre les difficultés. Une bonne prise en charge environnementale et personnelle permet de traverser une situation difficile et d’empêcher l’engrenage des phases suivantes (Tableau 4), en favorisant la construction personnelle ainsi que celle de l’équipe. Cette mise en œuvre de l’apprentissage collectif de la prise de perspective empathique est bien plus efficace que la recherche de sécurité pour la sécu- > STRESS ET FATIGUE DE COMPASSION Le stress est au cœur du système d’adaptation de l’homme. Il résulte ici des tensions de la vie profession- Figure 3. Le stress géré : compassion satisfaisante. LA REVUE FRANCOPHONE DE GÉRIATRIE ET DE GÉRONTOLOGIE • SEPTEMBRE 2012 • TOME XIX • N°187 271 GG 187 SEPTEMBRE 2012:MARS GG 113 22/10/12 15:36 Page272 > rité qui n’est pas sans faire craindre une aliénation aveugle au Léviathan sanitaire. Des mécanismes refoulant l’empathie peuvent colorer la situation, même si l’empathie est volontiers présentée comme naturelle face à la souffrance d’une autre personne, un malade âgé en l’occurrence. Des mécanismes de transfert et de contre transfert sont évidemment à l’œuvre dans la mise aux oubliettes de la souffrance. La deuxième phase de résistance adaptative est d’autant plus prolongée que le soignant mobilise efficacement ses potentialités adaptatives psychologiques et techniques (résilience personnelle). La mauvaise gestion à cette phase, en particulier la non mobilisation des ressources humaines autour de soi, non forcément liée à l’égoïsme des autres, mais surtout aux modalités relationnelles mises en place par la personne stressée, par exemple tendance à travailler seule, est source d’un gaspillage d’énergie qui précipite la phase suivante (Tableau 4). La phase d’épuisement est celle du danger pour le soignant et nécessite une intervention, compte tenu de l’importance du risque psychosocial. Le stress chronique à ce stade conduit rapidement au burnout. ÊTRE VIGILANT! La fatigue de compassion peut déboucher sur un véritable burnout. Sa prévention, son dépistage, et la mise en œuvre de solutions pour endiguer le processus est indispensable. Trois propositions peuvent être faites. En premier lieu un minimum de connaissance de soi, du mécanisme et des symptômes de la fatigue de compassion [32] est nécessaire pour que les professionnels de santé, sans se sentir coupables, sachent s’arrêter à temps: ne pas tricher avec soi-même en dépassant ses forces, apprendre à aider et à se faire aider; > [1] ATTIGUI P, CUKIER A. Les paradoxes de l’empathie. CNRS éditions, Paris 2011. 272 Figure 4. Le stress mal géré majore la fatigue de compassion et conduit au burnout. être vigilant et accepter les signes de limitations envoyés par la famille, les collègues de travail, et soi-même: écouter son corps – qualité du sommeil, régularité des repas, variation du poids-, prendre le temps de se poser; essayer de changer ces petites choses qui rongent et qui font ruminer ; organiser le travail pour se concentrer sur l’essentiel, faire la part de ce qui est stressant au travail et/ou dans le quotidien ; et apprendre à travailler ensemble en équipe interdisciplinaire pour organiser ce qui doit être changé (Tableau 2)… En second lieu, la libération de la parole, l’apprentissage et la démarche interdisciplinaire sont à mettre en œuvre dans le soin, tant pour des raisons d’efficacité que pour prévenir les risques personnels de la fatigue de compassion et de burnout [15,33]. En troisième lieu mettre en place des groupes de travail chargé de l’humanité au travail et des risques psychosociaux permettra une vraie réactivité en cas de difficultés personnelles, d’orienter éventuellement la personne en souffrance vers une prise en charge adaptée, et de développer les moyens systémiques et individuels de prévention de tels risques [34]. CONCLUSIONS Au total, la fatigue de compassion est une des portes d’entrée de la souffrance éthique au travail. Elle réalise chez le professionnel de santé, une combinaison d’épuisement et de traumatisme psychique secondaire aux soins de personnes en souffrance. Elle peut ressembler au burnout, et y conduire. Elle s’accompagne, lorsqu’elle est installée durablement, d’une sidération affective, d’une irritabilité, d’une disparition de l’empathie jusque-là au premier plan des motivations du soignant, qui doivent attirer l’attention des collègues. La libération de la parole, la solidarité dans un travail d’équipe interdisciplinaire et la confrontation enfin retrouvée entre son corps et le corps professionnel en sont le traitement préventif et curatif. ■ RÉFÉRENCES [2] FIGLEY C. Compassion fatigue as secondary stress disorder: An overview. Compassion fatigue: coping with secondary traumatic stress disorder in those who treat the traumatized. LA REVUE FRANCOPHONE DE GÉRIATRIE ET DE GÉRONTOLOGIE • SEPTEMBRE 2012 • TOME XIX • N°187 GG 187 SEPTEMBRE 2012:MARS GG 113 22/10/12 15:36 Page273 Brunner/Mazel editeur. New York 1995: 1-20. [3] DYRBYE LN, SHANAFELT SD. Physician Burnout: Potential Threat to Successful Health Care Reform. JAMA 2011; 305(19): 2009-10. [4] DYRBYE LN, MASSIE FS, JR., EACKER A, HARPER W, POWER D, DURNING SJ, et al. Relationship between burnout and professional conduct and attitudes among US medical students. Jama 2010; 304(11): 1173-80. [5] RIZZOLATTI G, FOLGASSI L, GALLESE V. Les neurones miroirs. 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