Chroniques carcérales, Jann-Marc Rouillan

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Chroniques carcérales, Jann-Marc Rouillan
Chroniques carcérales, Jann-Marc Rouillan – Editions Agone – 215 pages
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 10, mai/juin 2008
Libération de sûreté
Par Marc Villemain
Voilà un livre qui tombe à pic – mais dont on peut déjà regretter qu’il ne sera pas lu par les
bonnes personnes ou, s’il l’est, qu’il le sera mal, tant on peut supposer qu’elles y chercheront
surtout (et y trouveront) matière à petite politique. L’intention n’est pourtant pas vraiment là ;
qui, d’ailleurs, pourrait reprocher à un homme qui aura passé treize années de sa vie dans la
clandestinité et vingt-quatre autres en prison de s’autoriser quelque mouvement d’une humeur
sans nuance ? Toujours est-il que Jann-Marc Rouillan choisit de publier ses « chroniques
carcérales » (parues dans le magazine « CQFD » entre 2004 et 2007) alors que la France
(presque) entière s’enflamme pour l’allongement des peines, le durcissement des conditions
de détention, le plaider coupable, les peines planchers et la rétention préventive de sûreté, bref
pour cette prison dont d’aucuns attendent qu’elle remette les mauvaises gens sur le droit
chemin (quand elles en sortent), et dont les seigneurs et maîtres déclinent à chaque instant « le
théorème de la tolérance zéro » […] : faire que le taulard sente le taulard ; que les cellules et
les coursives transpirent la douleur ».
Je me souviens, alors que je n’étais pas encore plus haut que trois pommes, de ces quatre
visages qui s’affichaient sur les écrans du giscardisme, quatre visages en noir et blanc aux
tignasses hérissées et aux regards pétrifiés, et de la grande frousse de cette France qui crut,
avec Roger Gicquel et après l’Italie et l’Allemagne, qu’elle s’enfonçait dans la brutalité
sanguinolente du terrorisme d’extrême gauche. Action Directe, dont Jean-Marc Rouillan est
un des fondateurs, engagea en effet une lutte armée avec l’Etat et le patronat, au nom d’un
anarchisme dont le groupe observa les préceptes avec d’ailleurs plus ou moins de rigueur.
Toujours est-il que l’aventure prendra fin lors de leur arrestation dans une petite ferme du
Loiret le 21 février 1987, à la suite de quoi tous quatre seront condamnés à la réclusion
criminelle à perpétuité assortie d’une peine de sûreté de dix-huit ans. Souvenirs : « Dans la
nuit, lorsque nous fûmes enchaînés et bâillonnés, de grands responsables des ministères nous
visitèrent. Des dizaines d’encravatés, directeurs, hauts gradés et procureurs généraux
dansèrent une ronde de joie dans notre salle à manger. Certains emportaient des souvenirs,
d’autres se faisaient photographier avec les bêtes. Sous les crépitements des flashs, ils
jouaient des coudes. » Depuis, Joëlle Aubron a décédé le 1er mars 2006 d’une tumeur au
cerveau, peu de temps après que sa peine fut suspendue pour raisons de santé ; Nathalie
Ménigon, victime de deux accidents vasculaires cérébraux, pour partie hémiplégique (donc
extrêmement dangereuse pour la sécurité des biens et des personnes en France) a dû attendre
mai 2007 pour bénéficier d’un régime de semi-liberté ; quant à Georges Cipriani, il demeure
emprisonné et vient de fêter son vingt-et-unième anniversaire en zonzon. Jann-Marc Rouillan,
lui, a obtenu le 6 décembre dernier un régime de semi-liberté, le tribunal de l’application des
peines ayant salué ses « efforts sérieux de réadaptation sociale » et son éditeur, Agone,
s’étant engagé à l’embaucher. Rouillan ne s’appelle d’ailleurs plus Jean-Marc, mais JannMarc : c’est la lecture de Pessoa qui lui donna l’idée de changer ainsi une lettre, le poète ayant
lui-même supprimé l’accent circonflexe qui ornait le « ô » de son nom originel et expliqué en
quoi cela avait bouleversé sa vie ; l’on peut aussi y voir aussi le désir de Jann-Marc Rouillan
de distinguer, autant que cela lui sera possible, son travail littéraire de son engagement
politique.
« Nul de nous n’est sûr d’échapper à la prison. Aujourd’hui moins que jamais. Sur notre vie
de tous les jours le quadrillage policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des
étrangers et des jeunes ; le délit d’opinion est réapparu ; les mesures antidrogues multiplient
l’arbitraire. Nous sommes sous le signe de la "garde à vue". On nous dit que la justice est
débordée. Nous le voyons bien. Mais si c’était la police qui l’avait débordée ? On nous dit
que les prisons sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était suremprisonnée ? Peu
d’informations se publient sur les prisons : c’est une des régions cachées de notre système
social, une des cases noires de notre vie. » On comprend le plaisir de Jann-Marc Rouillan à
citer ce mot de Michel Foucault, peu de temps après 1968 : non seulement parce que la
caution intellectuelle soulage la tentation polémique, mais aussi parce que, à la lecture de ce
texte, il n’est pas déraisonnable de se demander ce qui, quarante ans plus tard, a changé dans
les prisons françaises : à ce que l’on en sait, pas grand-chose. Le témoignage de Rouillan ne
faisant ici que s’ajouter à beaucoup d’autres.
Ce livre a deux dimensions. Il constitue d’abord un témoignage minutieux sur l’état de nos
prisons, témoignage à bien des égards plus instructif qu’un rapport parlementaire. Tout y est,
précis, sans forfanterie, non sans humour parfois, avec gravité le plus souvent. « Que dire aux
naïfs qui croient à l’abolition de la peine de mort dans ce pays ? Il suffirait qu’ils viennent
faire un tour dans l’un de ces mouroirs ». Une avocate, Marie Dosé, a quelque part parlé
d’une « peine de vie » : nous y sommes. Dans ces « éliminatoriums de la République », il
semble que les détenus n’aient aux yeux de certains plus grand-chose d’humain : « dénudé,
menotté dans le dos et bâillonné » par « les encagoulés » et les Equipes Régionales
d’Intervention et de Sécurité (les fameux ERIS créées par Dominique Perben), les fouilles au
corps visent d’abord à humilier (« placez-vous sur les marques, baissez-vous et toussez ! »).
Chaque fois qu’il est confronté à un passage à tabac, Rouillan pense à ce vieil Espagnol qui
connut la torture franquiste : « Pense qu’ils ne sont que des machines, de toute petites
machines qui appliquent les ordres parce qu’une main a remonté le ressort. Et dis-toi qu’une
machine ne peut jamais humilier un homme, jamais… » Le portrait qui nous est fait des
matons est évidemment terrible mais, là encore, ne fait que confirmer d’innombrables
témoignages : « Maintenant, dans tous les secteurs, les galonnés sont équipés de menottes et
de gants, de ces fameux gants matelassés sur les phalanges afin d’éviter les fractures quand
ils cognent ». Tous les experts, aujourd’hui, clament que la prison est devenue une fabrique à
gangsters, une machine à créer du crime, une grande centrifugeuse à délinquance. « Sommesnous pires ou meilleurs que ceux qui nous gardent ? Drôle de question. Ils sont supposés
remettre dans le droit chemin les détenus qui survivront, en démontrant par l’exemple et par
la trique le bien-fondé des lois et des bonnes mœurs en société. Rassurez-vous, je progresse
tous les jours à leur contact. Aujourd’hui, je sais que la bassesse est toujours récompensée. »
On dira qu’il exagère : il faut bien pouvoir continuer de justifier les échecs du sécuritarisme.
Et quand bien même, imaginons qu’il exagère, chacun sait que les prisons françaises offrent le
contre-exemple parfait de ce qu’il faut faire ; le Conseil de l’Europe ne s’y est d’ailleurs pas
trompé, qui a produit deux rapports successifs mettant la France en queue de peloton européen
pour ce qui est du respect des droits fondamentaux des individus et de leurs chances de
réinsertion. « Six encagoulés de l’ERIS pour chacun, le canon du fusil à pompe planté à dix
centimètres du visage, les insultes et les menaces de mort pleuvent : voilà l’image qu’ils
veulent nous inculquer de l’insertion sociale. » Si l’œuvre d’éducation était au cœur du projet
pénitentiaire, d’une, cela se saurait, de deux, il faudrait alors accepter de constater que nous en
prenons l’exact chemin opposé. Et ne parlons pas des mitards ou des quartiers d’isolement,
qui constituent l’ultime scandale et dont Rouillan a raison de demander la suppression pure et
simple. Outre que le mitard détruit à jamais les détenus qui y survivent, il est le miroir de tout
ce qui, dans la société, ne cherche plus qu’à briser et à venger, autrement dit à reléguer
l’individu dans ses miasmes animales. « Au mitard de Fresnes, "l’aération" est une plaque de
métal de quarante centimètres sur dix, percée de minuscule trous. Si on dégotte une allumette
ou une dent de fourchette en plastique, on passe des heures à gratter pour dégager un à un
les orifices obturés par des décennies de crasse. »
Ces chroniques carcérales ne se contentent toutefois pas de décrire un quotidien mortifère et
de dénoncer (pour en montrer l’ineptie) l’incurie et la violence que l’on tolère dans nos
geôles. C’est aussi, fût-ce en creux, une interrogation sur la liberté, sur « le pays du dedans et
le pays du dehors », sur la notion de peine et sur le fantasme d’une société qui croit se
protéger en enfermant ceux que Nicolas Sarkozy a désignés comme des « monstres ».
Fantasme qui fait légitimement sourire l’auteur : à cinquante-cinq ans et presque autant
d’années de bagne, il peut éprouver quelque difficulté à se percevoir comme un danger
public : « Régulièrement, des collèges d’experts se consulteront pour savoir si mes idées sont
désormais compatibles avec votre actualité. […] "Face à un tel fauve, la société ne prendra
aucun risque !". Parfois, je croirais presque à leurs conneries. Alors j’admire mes crocs
devant la glace et je bombe le torse. » Pour l’administration pénitentiaire comme pour ceux
qui quémandent les suffrages dans l’émotion, avoir purgé sa peine n’est jamais suffisant – et
la peine elle-même n’est jamais assez longue. La raison en est simple : leur dessein n’est pas
de réinsérer, ni même de protéger la société, mais de punir et de venger. « Il faut se repentir
de s’être opposé et demander grâce pour s’être rebellé. L’apothéose réactionnaire est telle
qu’après deux décennies de prison […] ils aimeraient en sus une mortification publique,
tenue en laisse, la tête couverte de cendres. » Je me souviens d’un mot de Bernard-Henri
Lévy, qui disait en substance : « A force de traiter les animaux comme des hommes, on finit
par traiter les hommes comme des chiens. » A cette aune, il est loisible de se demander
comment un homme qui a passé vingt années dans les prisons ainsi décrites, et plusieurs
d’entre elles dans un isolement total, pourrait aspirer au repentir sincère. Ce que nous pouvons
en revanche attendre de Jann-Marc Rouillan, c’est qu’au fil du temps il éloigne le quotidien
carcéral de son travail de réflexion et d’écriture, et qu’il interroge plus profondément ce qui
l’a fondé, son propre rapport au monde et à l’humanité. Nul ne lui demande d’être l’adepte
d’un monde qu’il réapprend aujourd’hui à connaître le jour avant d’aller se recoucher en
prison le soir. « Ne croyez pas pour autant que je ne regrette rien. Après dix-huit ans de
prison, je regrette, parmi mille autres choses, les parfums d’une forêt de pins après une nuit
d’orage. » Certains mots de lui, ici magnifiques, pourrait suggérer le travail ou l’œuvre à
venir : « Au cœur de nos sociétés de barbarie ordinaire, il y a beaucoup d’innocence dans
nos crimes et tout autant de culpabilité dans ce que vous prétendez être votre innocence. » Il
ne convaincra pas les foules, mais ce sera toujours ça de pris.
Le site des éditions Agone : www.agone.org