A travers Bologne

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A travers Bologne
© Peter Krebs
La diva tombée en disgrâce
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ATE MAGAZINE / JUIN 2011
BOLOGNE
Destination villes
Bologne connaît des temps difficiles.
Un ancien maire croupit derrière les
barreaux, un autre est poursuivi pour
corruption. Il vaut pourtant la peine
de visiter celle que Pier Paolo Pasolini
qualifiait de deuxième plus belle ville
d’Italie.
S
ur la Piazza Ravegnana, l’institutrice demande à
ses élèves de 12 ans à quoi servaient autrefois les
deux tours élancées qui en ce point central de la ville
semblent s’élever jusqu’au ciel? Pour pouvoir tirer
d’en haut des flèches sur les assaillants, pour y mettre
une horloge, parce que c’est beau, pour y enfermer
les bandits, telles sont les réponses. Celle de la beauté
et celle des flèches sont justes, dit l’institutrice. Les
deux tours, la Garisenda et la Torre dell’Asinello, ont
été édifiées au début de XIIe siècle par de riches familles qui y ont trouvé refuge en des temps peu sûrs.
Mais les Bolonais n’ont pas été attaqués de l’extérieur.
Les ennemis vivaient dans la ville même. La querelle
séculaire entre les Guelfes fidèles au pape et les Gibelins acquis à l’empereur avait partagé la population
en deux camps. Les édifices étaient en outre un signe
de pouvoir. Plus les tours étaient hautes et belles, plus
riches et estimés étaient leurs propriétaires.
C’est ainsi que Bologne, comme d’autres villes
d’Italie, a grandi en hauteur bien avant l’ère des
gratte-ciel. Au-dessus des toits moyenâgeux s’élevait une forêt de plus de 100 de ces simples tours de
briques rouges. Une vingtaine d’entre elles ont survécu à l’épreuve du temps et des tremblements de terre.
Beaucoup n’ont succombé que face au plan directeur
de 1889, quand on a rasé des quartiers entiers, ainsi
que les remparts, pour répondre aux besoins de l’ère
industrielle: pour des rues plus larges, des trams (aujourd’hui disparus) et des banques (toujours là, elles).
Les deux tours de la Piazza Ravegnana sont si
penchées qu’on se demande comment elles font pour
tenir encore debout. La Garisenda, la plus penchée
des deux, a failli s’effondrer pour de bon. C’est pour
cela qu’au XIVe siècle on l’a raccourcie de moitié.
Maintenant, elle a l’air d’être l’enfant mal élevé de la
mère Asinello, haute de près de 100 mètres, qui donne
de la bande de son côté. Ce couple titubant forme un
contraste anarchique avec la ville sévère et clairement
articulée. Presque comme si deux joyeux soûlons se
moquaient de la capitale de l’Emilie-Romagne. Mais
La Piazza Maggiore avec le Palazzo del Podestà
(à gauche) est, à la belle saison, le lieu de rencontre
principal dans le centre historique de Bologne.
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Vie de tous les jours dans une vieille rue, sur
la Piazza Santo Stefano et dans la Salaborsa
avec sa bibliothèque publique très utilisée.
mière page des articles brillants d’intellectuels de renom. Pier Paolo Pasolini a
étudié à l’Université de Bologne et passé
ici sept années heureuses. Cela crée des
liens.
cela, l’institutrice ne le dit pas. Entretemps, la classe a disparu entre les arcades de la Rocchetta, la base crénelée de
la Torre dell’Asinello, pour gravir les 498
marches menant à son sommet. De làhaut, ils ont la plus belle vue sur Bologne,
située au bord sud de la plaine du Pô, au
pied des Apennins.
Ces données de base, il faut les fournir
dans le cas de Bologne. Les gens du Nord
en font bien moins cas que de Florence,
Venise, Milan ou Sienne. Les spaghettis
bolognaise sont plus connus de ce côté
des Alpes que les Bolonais. C’est surprenant. « Bologne est la plus belle ville d’Italie après Venise, j’espère que c’est clair»,
écrivait en 1969 l’écrivain et cinéaste Pier
Paolo Pasolini dans le quotidien conservateur romain Il Tempo: à une époque
où la moitié de la presse italienne n’était
pas encore entre les mains du premier
ministre en exercice et de son clan et où
les grands journaux imprimaient en pre-
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Nous voici ainsi arrivés au second
symbole de cette ville, qui se nomme volontiers «la docte». L’université, fondée
en 1088, serait la plus ancienne d’Europe.
Ses aulas, ses facultés et ses instituts se
trouvent dans de vieux palais de la Via
Zamboni. Les quelque 70 000 étudiants
inscrits marquent de leur empreinte la vie
de la cité. Depuis la réforme de Bologne, ils
étudient assidûment, mais il reste encore
parfois du temps pour une manifestation
ou un petit happening, qui apportent un
peu de couleur dans les rues rouges. Dans
le quartier de l’université se dresse le Teatro comunale. L’opéra, comme beaucoup
d’autres scènes italiennes, souffre des réductions massives du budget culturel. Sur
la façade qui donne sur la Piazza Verdi,
une banderole proclame : Un popolo
senza teatro è un popolo morto. A l’intérieur, on joue l’opéra Risorgimento : pour
le 150e anniversaire de l’unité italienne,
dans l’avènement de laquelle l’Emilie-Romagne a joué un rôle majeur.
On peut admirer à Bologne non seulement des opéras, des drames et des
comédies, mais aussi beaucoup de magnifiques églises et musées. La Pinaco-
teca Nazionale, installée dans un ancien
couvent, abrite l’une des plus importantes collections de peintures du pays.
Elle a été fondée pendant l’occupation
française, pour y sauver des griffes de
Napoléon les œuvres des églises et des
couvents du nord de l’Italie. Au Santuario di San Luca, dont la coupole brille sur
un contrefort des Apennins, les visiteurs
accèdent par un passage couvert orné
d’arcades long de 3,5 kilomètres. Les rues
de la vieille ville ont souvent aussi de part
et d’autre des arcades, appelées Portici. Il
y en aurait 38 kilomètres en tout. Les plus
belles sont peut-être celles de la basilique
Santa Maria dei Servi. Le toit voûté aux
proportions harmonieuses qui forme un
cloître devant l’église est soutenu par des
piliers élancés, richement décorés.
Un des lieux de formation les plus
originaux de Bologne a nom Salaborsa. Il
se trouve au centre, à côté de la Fontaine
de Neptune. Le bâtiment a servi successivement de Bourse du commerce, de salle
de basket-ball, de bureau de poste et de
siège de l’administration communale.
Depuis dix ans, la jolie salle et ses galeries
sont une bibliothèque publique. Jeunes et
vieux y viennent pour lire gratuitement
livres et journaux, pour travailler et pour
apprendre. L’institution est si appréciée
que les places à ses tables sont comptées.
Un secteur important est réservé aux ouvrages sur Bologne. Ils présentent la peinture locale, les monnaies, les anciennes
familles et la courageuse résistance des
partisans aux occupants allemands durant la Deuxième Guerre mondiale.
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Ils racontent aussi bien la vie du chansonnier Carlo Musi, qui émouvait il y a
cent ans les cœurs des Bolonais avec ses
nostalgiques chansons en dialecte, que
la carrière du footballeur Giaccomo Bulgarelli, qui faisait jubiler les fans du FC
Bologna dans les années 60. On peut tout
apprendre à la Salaborsa de ce qui a fait
bouger les Bolonais. Mais après une visite
on sait surtout une chose : c’est que l’on ne
sait rien de l’antique cité et de ses 370 000
habitants.
Hâtons-nous donc de sortir, pour apprendre quand même quelque chose,
et répondre à l’appel de la Piazza Maggiore toute proche, l’une des places les
plus vastes, les plus belles et les plus sans
voitures d’Italie. Elle constitue le centre
de la vieille ville, qui déroule comme un
oignon ses anneaux concentriques. L’es-
presso y est aussi bon et aussi cher que sur quartier du marché et elle est un régal
tous les grands champs de bataille touris- pour les yeux. Les vendeuses de fruits et
tiques d’Italie. Une alternative s’offre avec légumes y offrent leurs marchandises cola Piazza Santo Stefano, moins mondaine, lorées, aubergines et artichauts côtoient
devant la plus ancienne église de
la ville, qui fait partie d’un monasAprès une visite à la Salaborsa
tère encore en activité. Un étudiant
gratte de sa guitare. Avec l’apéritif,
on sait surtout une chose: on ne
on vous sert sous les arcades une
sait rien de l’antique cité.
demi-douzaine de sandwiches. Il
faut veiller à garder de l’appétit pour
le repas du soir, car à Bologne on mange pommes et courgettes. Des poissons de
bien et les vins sont fort bons.
toutes sortes reposent sur la glace et partent comme des petits pains. Mais le plus
Et nous voilà déjà au prochain cliché: impressionnant, ce sont les salsamenterie
Bologna la grassa. Une balade le long de avec leurs lourdes grappes de jambons
la Via Pescherie Vecchie, qui part de la accrochées au plafond, leurs tours de saPiazza Maggiore, montre qu’il y a là du lamis et de mortadelles (Bologne en est
vrai. La rue étroite sans arcades forme la patrie), leur profusion de parmesan du
avec la Via Drapperie qui la prolonge le plus jeune au plus vieux, et leurs rayons
Bologne possède de très nombreuses arcades le long de ses rues. De fort beaux portici
entourent l’église Santa Maria dei Servi.
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Un très beau choix de fruits et de légumes attend preneur dans la Via Pescherie Vecchie.
pleins de champignons, d’huile d’olive et
de vinaigre balsamique.
Mais assez festoyé. Il est temps de passer aux choses sérieuses. A la politique.
«La rouge» est le troisième et dernier
pseudonyme dont s’orne la ville. Elle le
doit à la couleur dominante de ses bâtiments, mais aussi au fait que les communistes ont gouverné avec succès cette
Informations utiles
Aller/retour: En train jusqu’à Milan (trains
directs depuis Genève, Lausanne, Bâle,
Berne, Zurich, etc.). Depuis Milan, liaisons
directes, en partie par des trains à grande
vitesse (voir p. 26 / 27).
Logement: Nombreux hôtels de toutes
catégories. Liste sur le site www.provincia.
bologna.it/turismo
Hôtel de prix moyen recommandé: Albergo
Rossini, Via dei Bibiena 9/11, tél. 0039 051
237716
Marchés: Via Pescherie Vecchie /Via
Drapperie et Piazza Aldrovandi. Spécialités
biologiques: Bottega bio, Vicolo Alemagna
2/c. Spécialités émiliennes: Tamburini, via
Caprarie 1.
Informations sur la commune:
www.comune.bologna.it
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ville aisée pendant des décennies après la
Deuxième Guerre mondiale. En Suisse,
un pavé intitulé Das rote Bologna a vanté
en 1976 les mérites du modèle de buon governo de gauche. Celui-ci a duré jusqu’en
1999, quand Giorgio Guazzaloca, du Pôle
de la Liberté berlusconien, a été élu maire.
En 2004, la gauche a repris la barre. Mais
seulement jusqu’au départ peu glorieux
de son maire éphémère le professeur Flavio Delbono en février 2010. Il s’est avéré
que lorsqu’il était vice-président de la
région Emilie-Romagne, il avait subventionné sa secrétaire et maîtresse avec des
fonds publics. Delbono a été condamné
entre-temps à 19 mois de prison.
Depuis, Bologne est sans capitaine.
Jusqu’aux élections du 16 mai 2011, la
commune est administrée par une commissaire. Des projets importants restent
bloqués. Et la ville en avait d’envergure.
Elle s’appelle «Città che cambia», ville en
mutation. Dans une exposition de l’«Urban Center» à la Salaborsa, des prospectus optimistes parlent de la construction
d’un métro et d’un « People mover », qui
doit relier la future gare de trafic à grande
vitesse à l’aéroport. Ces projets ont été gelés, informe laconiquement le concierge.
Ils sont controversés, l’argent manque.
On ne réalisera que le Civis, un hybride
de bus et de tram à guidage optique. La
merveille d’un nouveau genre devrait
rouler de manière presque entièrement
automatique, dans les rues revalorisées.
Mais elle ne fonctionne pas encore et produit surtout, pour l’instant, de bruyants
parasites. Il y a quelques semaines, il est
apparu que Guazzaloca se serait procuré
des avantages personnels en confiant le
mandat à une filiale de Fiat. Maintenant,
cet ancien maire est à son tour poursuivi
pour corruption. Comme disait l’institutrice: les ennemis vivent dans la ville
même.
Bologne sans chef a perdu la face, écrivent les commentateurs. Au fond, elle se
débat contre les problèmes que rencontrent de nombreuses villes moyennes du
Bel Paese. Mais la chute dans la moyenne
frappe durement l’ancienne diva fortunée: «Elle repense à l’époque du modèle
émilien et se voit elle-même comme une
aristocrate tombée en disgrâce », analyse
Il Post. Espérons seulement que Bologne
reprendra le dessus et se rappellera ses
qualités. Car elle n’est pas seulement la
deuxième plus belle ville du pays, mais
aussi l’une des plus futées. Peut-être prendra-t-elle exemple sur ses deux fameuses
tours. Qui donnent sérieusement de la
bande, mais ne tombent pas.
Texte et Photos: Peter Krebs
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