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Les trophées syllaniens de Chéronée : une relecture
de Plutarque, Vie de Sylla 19, 9-10 à la lumière des
découvertes archéologiques (*)
À l’été 86 av. J.-C., durant la première guerre qui opposa rome à Mithridate
vi eupator, les légions romaines commandées par Sylla affrontèrent une imposante armée pontique dans la plaine de Chéronée, en Béotie. Malgré la supériorité numérique des troupes ennemies, l’imperator remporta une victoire déterminante, bientôt confirmée par une seconde confrontation victorieuse qui eut
lieu quelques kilomètres plus loin, à orchomène. Ces deux succès militaires
infléchirent le cours de la guerre en faveur du commandant romain, avec qui le
roi Mithridate entama peu après les négociations (1). À l’emplacement de sa première victoire, Sylla fit ériger des trophées dont Plutarque et Pausanias avaient
encore connaissance à leur époque. La description la plus détaillée nous en est
donnée par un passage de la Vie de Sylla :
Diò kaì toîv tropaíoiv e¬pégrayen ºArh kaì Níkhn kaì ∫Afrodíthn, w™ v ou¬c
h©tton eu¬tucíaı katorjåsav h£ deinóthti kaì dunámei tòn pólemon. ∫Allà
toûto mèn tò trópaion eçsthke tñv pediádov máchv h©ı prøton e¬néklinan oi™ perì
∫Arcélaon mécri (2) parà tò Mólou (3) r™eîjron, eçteron d´ e¬stì toû Jouríou
(*) Nous remercions chaleureusement les professeurs Anne-Marie Doyen et Herman
Seldeslachts (FUNDP – UCL), qui nous ont fait l’amitié de discuter avec nous du passage de Plutarque analysé dans cet article.
(1) Sur ces événements, voir notamment A. KeAveNey, Sulla : The Last Republican,
London, 1982, p. 91-99 ; Fr. HiNArD, Sylla, Paris, 1985, p. 97-116 ; W. LetzNer, Lucius
Cornelius Sulla. Versuch einer Biographie, Münster, 2000, p. 181-187 ; J. FüNDLiNg,
Sulla, Darmstadt, 2010, p. 86-90.
(2) Supprimé par emperius, correction adoptée notamment par Cl. LiNDSKog /
K. ziegLer, Plutarchi Vitae parallelae recognoverunt Cl. L. et K. z. vol. iii. Fasc. 2.
iterum recensuit K. z., Leipzig, 1973 (Bibliotheca teubneriana). voir aussi dans ce sens
C. S. MACKAy, Sulla and the Monuments : Studies in His Public Persona in Historia 49,
2, 2000, p. 161-210, spéc. p. 172, n. 37. Les arguments avancés ne nous ont pas paru suffisants pour corriger la leçon des manuscrits, qui peut s’expliquer si l’on considère
e¬néklinan comme un verbe de mouvement : cf. déjà N. g. L. HAMMoND, The Two Battles
of Chaeronea (338 B.C. and 86 B.C.) in Klio 31, 1938, p. 186-218, spéc. p. 195, n. 2.
Mécri est également conservé par r. FLACeLière / É. CHAMBry, Plutarque, Vies. tome vi.
Pyrrhos-Marius – Lysandre-Sylla. texte établi et traduit par r. F. et É. C., Paris, 1971
(Collection des Universités de France).
(3) Leçon des manuscrits, conservée dans l’édition de LiNDSKog / ziegLer [n. 2], mais
corrigée en Mwríou (sur la base de PLUt., Sulla 17, 7 tò r™eûma toû Mwríou) par
FLACeLière / CHAMBry [n. 2].
Latomus 72, 2013
LeS troPHÉeS SyLLANieNS De CHÉroNÉe
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katà korufæn bebhkòv e p
¬ ì tñı kuklåsei tøn barbárwn, grámmasin
¿Ellhnikoîv e¬pishmaînon ¿Omolåicon kaì ∫Anaxídamon a¬risteîv.
C’est pourquoi il inscrivit aussi sur ses trophées les noms d’Arès, de Nikè et
d’Aphrodite, estimant que son succès dans la guerre n’était pas moins dû à sa bonne
fortune qu’à son habileté et à ses forces armées. Mais ce trophée commémorant la
bataille dans la plaine est érigé à l’endroit où les troupes d’Archélaos commencèrent à fléchir en direction du fleuve Molos ; un second, par contre, est établi au
sommet du thourion pour commémorer l’encerclement des barbares et indique en
caractères grecs « Homoloichos et Anaxidamos, distingués comme les meilleurs
combattants » (4).
La mention des trophées de Chéronée dans la Périégèse de Pausanias est plus
brève, mais précise explicitement le nombre de tropaea :
Cairwneûsi dè dúo e¬stin e¬n tñı cåraı trópaia, aÇ ¿Rwmaîoi kaì Súllav e¢sthsan
Taxílon kaì stratiàn tæn Mijridátou kratäsantev.
et il y a dans le territoire de la cité de Chéronée deux trophées que les romains et
Sylla érigèrent après avoir vaincu taxilos et l’armée de Mithridate (5).
Du texte de Plutarque, complété par celui de Pausanias, les Modernes ont
généralement conclu que Sylla avait érigé deux trophées – tous deux consacrés
à Arès, Nikè et Aphrodite – sur le site de la bataille de Chéronée, l’un dans la
plaine et l’autre sur le sommet du mont thourion (6). Dans deux autres passages
relatifs à l’usage du surnom Epaphroditos par Sylla dans le cadre des relations
avec le monde grec, Plutarque nous apprend que celui-ci était désigné dans la
dédicace des tropaea qu’il avait élevés à Chéronée par la nomenclature Leúkiov
(ou Loúkiov) Kornäliov Súllav ∫Epafróditov (7). Plusieurs historiens ont
(4) PLUt., Sulla 19, 9-10 (nous expliciterons ci-dessous la traduction que nous donnons
de ce passage).
(5) PAUS. iX, 40, 7.
(6) voir notamment g. Ch. PiCArD, Les trophées romains. Contribution à l’histoire de
la Religion et de l’Art triomphal de Rome, Paris, 1957 (BeFAr, 187), p. 174-175 ;
KeAveNey, Sulla [n. 1], p. 95 ; iD., Sulla and the Gods in C. DeroUX (ed.), Studies in Latin
Literature and Roman History III, Bruxelles, 1983 (Collection Latomus, 180), p. 44-79,
spéc. p. 61, n. 84 ; HiNArD, Sylla [n. 1], p. 107-108 ; e. S. rAMAge, Sulla’s Propaganda
in Klio 73, 1991, p. 93-121, spéc. p. 109.
(7) PLUt., Sulla 34, 4 et Mor. 318D. Dans le paragraphe de la Vie de Sylla, Plutarque
identifie les trophées par l’expression par´ h™mîn e¬n toîv tropaíoiv, qui peut désigner
tant ceux de Chéronée (cité d’origine du biographe) que tous ceux érigés en grèce : cf.
A. KeAveNey, Sulla and the Gods [n. 6], p. 61, n. 84 ; e. MAriNoNi, Silla, Delfi e l’Afrodite
di Afrodisia. Per una interpretazione di Appiano, B.c. I 97, 451-55 in Studi di Antichità
in memoria di Clementina Gatti, Milano, 1987, p. 193-235, spéc. p. 225, n. 101. La tournure utilisée dans le passage des Moralia est plus précise : tà par´ h™mîn e¬n Cairwneíaı
trópaia katà tøn Mijridatikøn – plutôt que kaì tà tøn Mijridatikøn : voir l’apparat de Fr. FrAzier / Chr. FroiDeFoND, Plutarque, Œuvres morales. tome v – 1re partie.
texte établi et traduit par Fr. F. et Chr. F., Paris, 1990 (Collection des Universités de
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P. ASSeNMAKer
jugé cette indication erronée et ont considéré que l’inscription du trophée de la
plaine devait être écrite non pas en grec, mais en latin, à l’instar de la dédicace
de Sicyone (8). en réalité, aucun élément ne contraint à rejeter le témoignage de
Plutarque sur ce point (9). originaire de Chéronée, celui-ci a très certainement eu
l’occasion d’observer de ses propres yeux ces monuments. Sur ce sujet, il est
sans doute le meilleur témoin que nous puissions posséder et il est bien malvenu de tenter de le réfuter (10) – d’autant plus qu’on a découvert récemment près
d’orchomène un trophée syllanien présentant une inscription rédigée en grec
(cf. infra), ce qui doit mettre un point final à la discussion.
France), ainsi que J. CAMP / M. ierArDi / J. MCiNerNey / K. MorgAN / g. UMHoLtz, A Trophy
from the Battle of Chaironeia of 86 B.C. in AJA 96, 1992, p. 443-455, spéc. p. 448, n. 16.
(8) Parce que Plutarque (Sulla 19, 10) précise que l’inscription du trophée du mont
thourion était écrite en grec, KeAveNey, Sulla and the Gods [n. 6], p. 61, n. 84 (cf. iD.,
Sulla [n. 1], p. 95) et MACKAy, Sulla and the Monuments [n. 2] p. 174-177 ont considéré
que celle du trophée de la plaine devait être, elle, rédigée en latin. Cette hypothèse peut
effectivement venir à l’esprit en raison de la formulation de Plutarque (qui n’est cependant pas contraignante, cf. MAriNoNi, Silla, Delfi e l’Afrodite di Afrodisia [n. 7], p. 225,
n. 101) et trouverait une confirmation dans le fait que la dédicace à Mars érigée par Sylla
à Sicyone est en latin (ILLRP 224 : L. Cornelius L. f. Sulla imper. Martei). Cependant, elle
est fermement contredite par les deux autres passages de Plutarque (Sulla 34, 4 et Mor.
318D). il est périlleux de donner plus de poids à une interprétation basée sur l’imprécision d’un seul texte qu’à deux témoignages explicites. Ce biais méthodologique ne peut
en aucun cas être compensé en invoquant la piètre connaissance qu’avait Plutarque de la
langue latine (KeAveNey, Sulla and the Gods [n. 6], p. 61, n. 84) ou en lui imputant « a
certain lack of specificity », comme le fait MACKAy, Sulla and the Monuments [n. 2],
p. 177 : soulignant que « Plutarch nowhere states that the dedication of the monuments in
Chaeronea bore the title », cet auteur propose que le terme Epaphroditos aurait figuré
dans une inscription ajoutée dans un second temps sur le trophée de la plaine, reproduisant le texte d’une lettre adressée par Sylla aux Chéronéens après qu’il eut reçu officiellement ce surnom en 82. Sur le simple plan de la méthode, il est préférable de se rallier
à la conclusion de CAMP et al., A Trophy [n. 7], p. 448, n. 16 : « the most economical
conclusion is that both Chaironeia trophies were inscribed in greek. »
(9) Si l’on ne peut mettre en doute l’exactitude du témoignage de Plutarque, il faut se
demander, néanmoins, si l’inscription qu’avait vue le biographe était celle figurant originellement sur les monuments : peut-être la dédicace fut-elle complétée ou remplacée par
la suite pour intégrer le surnom Epaphroditos, que Sylla ne revêtait pas encore (officiellement, du moins) en 86 av. J.-C. (J. P. v. D. BALDSoN, Sulla Felix in JRS 41, 1951,
p. 1-10, spéc. p. 10 ; cf. H. BeHr, Die Selbstdarstellung Sullas. Ein aristokratischer
Politiker zwischen persönlichem Führungsanspruch und Standessolidarität, Frankfurt
am Main, 1993, p. 155, n. 758). Une hypothèse similaire a été avancée récemment par
MACKAy, Sulla and the Monuments [n. 2], p. 177 (cf. n. 8).
(10) L’exactitude de sa description topographique le démontre à suffisance (cf. CAMP
et al., A Trophy [n. 7], p. 451). voir aussi Sulla 21, 8, où Plutarque mentionne que l’on
trouve encore à son époque de nombreuses armes immergées dans les marais
d’orchomène : une précision qui confirme l’excellente connaissance de la région et
plaide même en faveur de l’autopsie. Cf. r. LAMBertoN, Plutarch, New Haven/London,
2001, p. 95.
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La fiabilité de la description livrée par le biographe a reçu, voici plus de vingt
ans, une solide confirmation d’une découverte archéologique. en 1990, sur la
colline d’isoma – à laquelle est désormais identifié le mont thourion antique (11) –, furent retrouvés les restes d’une base en pierre mesurant originellement 85 85 cm, dont le fragment principal porte sur la face antérieure une
inscription en dialecte béotien : ¿Omolåicov / Fana[x]ídamov / a¬r[is]tîv
(Fig. 1 et 2) (12). Ses inventeurs ont naturellement fait le rapprochement avec le
texte de Plutarque que nous venons de citer et ont vu dans ce monument la base
du tropaeum érigé sur le mont thourion. Cette interprétation s’appuie sur des
éléments d’une rare concordance : le lieu de découverte de la base correspond
exactement à celui mentionné par Plutarque et les trois mots conservés de
l’inscription se retrouvent tels quels dans le texte du biographe (13) !
Fig. 1. — Base découverte sur la colline d’isoma, près de Chéronée (extrait de : CAMP et
al., A Trophy [n. 7], p. 445, fig. 2, avec l’aimable autorisation des auteurs).
(11) Cf. CAMP et al., A Trophy [n. 7], p. 451-452.
(12) L’inscription a été publiée par CAMP et al., A Trophy [n. 7], p. 445-447. La reconstitution des inventeurs de la base et leurs hypothèses quant à la place des autres inscriptions mentionnées par Plutarque ont été reprises telles quelles par B. rABe, Tropaia :
tropä und skûla – Entstehung, Funktion und Bedeutung des griechischen Tropaions,
rahden/Westf., 2008, p. 143-144 (catalogue : n° 33, p. 178).
(13) Notons toutefois que les lettres AR […] TIV de la troisième ligne de l’inscription
ont été complétées à partir du texte de Plutarque, mais la restitution présente une très
grande vraisemblance. L’interprétation de cette base comme socle du trophée du mont
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P. ASSeNMAKer
Fig. 2. — Face inscrite de la base (extrait de : CAMP et al., A Trophy [n. 7], p. 446, fig. 5).
Par contre, les vestiges retrouvés ne présentent aucune trace des noms des
trois divinités et de la nomenclature grecque de Sylla qui, selon l’interprétation
« canonique » du texte de Plutarque, devaient se lire sur les trophées de
Chéronée, tant celui de la plaine que celui du mont thourion. Les inventeurs de
la base ont émis les hypothèses suivantes pour expliquer cette absence : « it is
possible that the missing back half of the block carried the remainder of the
inscription. it is more likely, however, that the additional names were carved on
a lower block, now missing » (14). Nous serions donc en présence d’un des deux
trophées érigés par Sylla à la suite de sa victoire.
thourion est confirmée par la découverte à proximité de celle-ci d’un fragment de colonne non cannelée, produit dans un matériau semblable. Ses dimensions indiquent qu’il
devait s’agir du sommet du fût qui était enchâssé dans la cavité circulaire apparaissant au
sommet de la base (voir CAMP et al., A Trophy [n. 7], p. 444 et 448-449).
(14) CAMP et al., A Trophy [n. 7], p. 448. La première des deux hypothèses peut
aisément être écartée : même en resserrant l’écriture au maximum, il est impossible que
l’autre face de la base contienne la nomenclature de Sylla et les trois théonymes (sans
compter les autres mots de la formule de dédicace). La seconde paraît donc préférable. en
note (p. 448-449, n. 17), les auteurs ajoutent que l’existence d’un bloc inférieur est suggérée par le trou de la face inférieure de la base retrouvée, permettant la fixation d’un goujon, ainsi que par une feuillure à son fondement. L’usage d’un second bloc permettrait à
toutes les inscriptions de figurer sur la face antérieure du monument. Sur un point, cependant, cette reconstitution peut s’avérer problématique : elle implique en effet que les noms
des deux Chéronéens surmonteraient celui de Sylla et la dédicace aux trois divinités, ce
qui a de quoi surprendre, de l’aveu même des auteurs.
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Cette reconstitution a été critiquée par C. S. Mackay, qui a judicieusement
relevé que les deux noms de l’inscription sont au nominatif, ce qui invite à voir
dans ces personnes les dédicants du monument (15). Le trophée du Mont
thourion ne semble donc pas avoir été érigé par Sylla lui-même, mais par
Homoloichos et Anaxidamos, qui dans la dédicace firent allusion – peut-être
dans un second temps (16) – à l’a¬risteîa dont ils avaient été honorés en récompense de leur action déterminante pour le succès de la bataille (17). Cette interprétation est corroborée, comme le souligne avec raison l’auteur, par les dimensions modestes du monument découvert et la piètre qualité d’exécution de l’inscription, laquelle est en outre rédigée en dialecte béotien et non en koinè (18).
L’argument que C. S. Mackay tire du contraste avec l’inscription de Sicyone (cf.
supra, n. 8), bien plus soignée, se trouve singulièrement renforcé par la récente
découverte d’un trophée syllanien entre orchomène et Pyrgos (localité à 6 km au
nord-est) : selon les quelques informations dont nous disposons à ce jour, il
s’agit d’un monument d’environ 4 m de hauteur, constitué d’une base ornée de
reliefs surmontée d’un fût d’environ 2 m et d’une panoplie, et présentant une
inscription en grec mentionnant Sylla (19). Cette trouvaille exceptionnelle interdit pratiquement de considérer qu’une base aussi modeste que celle de la colline
d’isoma pourrait supporter un des trophées érigés par Sylla à Chéronée, dont la
monumentalisation ne devait guère être inférieure à celle du tropaeum
d’orchomène.
(15) MACKAy, Sulla and the Monuments [n. 2], p. 168-177.
(16) Si l’on suit la proposition de CAMP et al., A Trophy [n. 7], p. 447, qui jugent que
la différence de traitement dans la troisième ligne, à la graphie plus grossière que les deux
supérieures, pourrait indiquer que l’inscription a été gravée alors que le monument était
déjà en place, la ligne inférieure étant alors plus difficile à rédiger du fait de sa position.
Une autre hypothèse proposée par les auteurs est que cette troisième ligne aurait été
ajoutée par une autre main, à une date ultérieure.
(17) Homoloichos et Anaxidamos, deux Chéronéens, avaient indiqué à Sylla un chemin permettant de contourner les troupes pontiques positionnées sur le thourion afin de
les prendre à revers. Pour plus de précisions sur cette opération par laquelle Sylla ouvrit
les hostilités, voir la description du déroulement de la bataille de Chéronée chez
W. LetzNer, Lucius Cornelius Sulla [n. 1], p. 184-187. Sur la récompense de l’a¬risteîa,
voir CAMP et al., A Trophy [n. 7], p. 443, n. 2 ; MACKAy, Sulla and the Monuments [n. 2],
p. 169-170. Ces auteurs s’accordent à comprendre le terme a¬risteîv dans le sens technique de « honorés par l’a¬risteîa ».
(18) MACKAy, Sulla and the Monuments [n. 2], p. 171.
(19) Les vestiges de ce monument ont été mis au jour en décembre 2004 (cf. l’article
de presse dans Kathimerini, 8 décembre 2004 et v. Di NAPoLi, Ritrovato il trofeo di Silla
in Archeo 21, 4, 2005, p. 10). Dans l’attente de la publication du monument, on se contentera des indications fournies par rABe, Tropaia [n. 12], p. 143 (catalogue : n° 55,
p. 185) et M. BoNANNo ArAvANtiNoS, Trofei di età romana della Beozia : una base da
Livadeià, in t. NogALeS / i. roDÀ (ed.), Roma y las provincias : modelo y difusión. vol. 1,
roma, 2011, p. 419-427, spéc. p. 423. Nous remercions Sofia zoumbaki, qui étudie le
monument d’orchomène en collaboration avec elena Kountouri, de nous avoir confirmé
l’exactitude de ces éléments de description.
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Comment, dans ce cas, rendre compte du texte de Plutarque ? C. S. Mackay
l’a tenté de la manière suivante : « When Plutarch here mentions two trópaia,
he does not actually mean that both were set up by Sulla himself as dedications
commemorating his victory. the monument discovered in 1989 (sic) was not
technically Sulla’s trópaion, but it did attest to Sulla’s victory there and thus
could be characterized as a trópaion in the general sense ». et de conclure :
« thus, the new discovery demonstrates that there were not two Sullan victory
monuments to the battle of Chaeronea » (20). Cette conclusion pourrait s’accorder aux passages où Plutarque évoque les trophées de Chéronée si l’on admettait
que le biographe a utilisé erronément le pluriel lorsqu’il évoque ceux portant le
nom de Sylla – mais une telle imprécision de sa part est peu vraisemblable, nous
l’avons souligné. Cette lecture est par contre exclue par le témoignage de
Pausanias (iX, 40, 7), négligé par C. S. Mackay. À la différence de Plutarque, le
Périégète est explicite quant au nombre de trophées (dúo … trópaia) et très
précis sur l’identité des dédicants (¿Rwmaîoi kaì Súllav). Comment croire alors
qu’il n’y avait qu’un seul tropaeum érigé au nom de Sylla à Chéronée ?
il est possible d’avancer une explication permettant de concilier toutes les
informations fournies par les sources littéraires et le témoignage de la base
découverte sur la colline d’isoma, interprétée comme dédicace personnelle
d’Homoloichos et Anaxidamos. Celle-ci se fonde sur une lecture plus attentive
de la description plutarquienne (21) que nous avons citée plus haut (Sulla 19, 910) et qu’il vaut la peine de réécrire ici pour la commodité de l’exposé :
Diò kaì toîv tropaíoiv e¬pégrayen ºArh kaì Níkhn kaì ∫Afrodíthn, w™ v ou¬c
h©tton eu¬tucíaı katorjåsav h£ deinóthti dunámei tòn pólemon.
∫Allà toûto mèn tò trópaion eçsthke tñv pediádov máchv h©ı prøton e¬néklinan
oi™ perì ∫Arcélaon mécri parà tò Mólou r™eîjron, eçteron d´ e¬stì toû Jouríou
katà korufæn bebhkòv e p
¬ ì tñı kuklåsei tøn barbárwn, grámmasin
¿Ellhnikoîv e¬pishmaînon ¿Omolåicon kaì ∫Anaxídamon a¬risteîv.
Dans la première proposition, il est manifestement question de plusieurs trophées dédiés par Sylla (sujet implicite) à Arès, Nikè et Aphrodite (22). La phrase
(20) MACKAy, Sulla and the Monuments [n. 2], p. 173-174 et p. 177. Ses conclusions
ont été suivies par FüNDLiNg, Sulla [n. 1], p. 87-88.
(21) La lecture proposée par MACKAy, Sulla and the Monuments [n. 2], p. 172-173 est
exemplaire ; nous concordons avec toutes ses analyses, excepté celle du passage du
pluriel toîv tropaíoiv au singulier toûto mèn tò trópaion (cf. infra, n. 29).
(22) La construction de la phrase énumérant les divinités honorées dans la dédicace
(e¬pégrayen ºArh kaì Níkhn kaì ∫Afrodíthn) pourrait faire penser qu’il y avait trois trophées, ou un ensemble monumental comportant trois torses cuirassés, chacun présentant
le nom d’une des divinités. À l’appui de cette hypothèse, on pourrait évoquer un sceau
dont fit usage Sylla, qui avait justement pour motif trois trophées (DioN CASSiUS XLii, 18,
3). Néanmoins, cette lecture de la phrase de Plutarque – qui n’est pas la seule possible –
est difficilement conciliable avec le témoignage explicite de Pausanias (iX, 40, 7).
LeS troPHÉeS SyLLANieNS De CHÉroNÉe
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suivante commence par la conjonction a¬llá, qui induit une opposition par rapport à ce qui vient d’être affirmé. elle se structure en deux propositions coordonnées comme suit : toûto mèn tò própaion eçsthke..., eçteron d´ e¬stì...
Quelle valeur revêt ici le déterminant toûto ? Habituellement, ou©tov (à l’instar
de oçde) renvoie à une personne ou une chose proche dans l’espace ou dans le
temps, ou présente à l’esprit ; à la différence de oç de, il se réfère le plus souvent
à ce qui précède (23). Cette valeur anaphorique doit logiquement être d’application ici (24) : toûto ... tò própaion renvoie donc à toîv tropaíoiv de la phrase
précédente (puisque c’est la première mention de trophées dans le texte). La
présence de a¬llá qui se comprend aussi par rapport à la phrase précédente, confirme qu’il faut interpréter toûto dans ce sens. Alors que le premier trópaion est
déterminé par toûto, le second est introduit par eçteron sans article ou déterminant : une absence significative, qui indique qu’il n’a pas encore été question de
ce monument (25). La corrélation mén ... dé a ici un sens adversatif (26) et oppose
le trophée de la plaine à un autre érigé sur le thourion. Nous proposons donc de
traduire de la façon suivante les éléments charnière de la description : « C’est
pourquoi il inscrivit sur les (ou ses) trophées les noms d’Arès, de Nikè et
d’Aphrodite… Mais (27) ce trophée est érigé…, alors qu’un second (ou un second
(23) voir H. W. SMytH, Greek Grammar. revised by M. MeSSiNg, Cambridge, 1956
(19201), p. 307, § 1240-1241 ; 1245. il ne s’agit là, bien sûr, que d’une tendance générale, à laquelle on peut trouver un nombre important de contre-exemples, en particulier concernant le neutre toûto : voir ibid., p. 308, § 1247-1248. Parmi les démonstratifs, ou©tov
est celui qui a les usages les plus variés.
(24) Toûto doit nécessairement se référer à un autre élément, qu’il précède ou suive le
démonstratif. Étant donné que rien dans la suite de la phrase n’est susceptible de répondre à ce déterminant, celui-ci a obligatoirement une valeur anaphorique. Cf. MACKAy,
Sulla and the Monuments [n. 2], p. 173.
(25) Comme l’a bien montré MACKAy, Sulla and the Monuments [n. 2], p. 173, n. 39,
nous ne sommes pas ici en présence de la corrélation courante toûto mén ... toûto dé. À
la n. 40, le même auteur renseigne un contraste similaire à celui entre toûto mén et eçteron
dé en PLUt., Rom. 13, 7 (kaì toûto mèn h®n o¢noma ... e™téroiv dé ...).
(26) Cf. MACKAy, Sulla and the Monuments [n. 2], p. 173, n. 39 : « the dé clause then
represents some kind of contrast ».
(27) L’opposition marquée par a¬llá peut s’expliquer de la manière suivante : évoquant les trophées de Sylla avec les dédicaces aux trois dieux, Plutarque s’exprime
comme si la présence d’un troisième trophée au sommet du thourion lui revenait soudainement à l’esprit. D’où ce « mais » qui introduit la phrase dans laquelle il précise que le
premier ensemble monumental dont il vient de parler n’est pas le seul et qu’un autre trophée se dresse ailleurs. Cette progression de la pensée de l’auteur se comprend dans la
mesure où le tropaeum du mont thourion n’avait pas été érigé par Sylla, sur qui est fixée
son attention, mais par les deux Chéronéens, auxquels il n’arrive, pour ainsi dire, que par
association d’idées. Pour d’autres occurrences chez Plutarque d’une proposition en toûto
mén ... dé introduite par a¬llá pour marquer une contradiction avec ce qui précède, voir
MACKAy, Sulla and the Monuments [n. 2], p. 173, n. 39.
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P. ASSeNMAKer
par contre) se trouve… » (28). Un seul point peut paraître problématique dans
cette interprétation : que le singulier toûto ... tò própaion renvoie au pluriel
toîv tropaíoiv (29). Mais ce passage du pluriel au singulier s’explique aisément
si l’on considère que le terme trópaion est compris dans le second cas dans un
sens métonymique et désigne un « ensemble monumental triomphal » composé
de plusieurs trophées individuels, lesquels sont désignés, de façon plus précise,
comme trópaia dans la phrase précédente.
De cette relecture du texte de Plutarque, on conclura que le biographe fait
en réalité allusion à trois trophées à Chéronée : deux érigés par Sylla dans la
plaine (30) – ce nombre, non explicité chez le biographe, est fourni par Pausanias – et un troisième sur le mont thourion. Ce dernier est celui dont la base a
été retrouvée. il constituait selon toute vraisemblance une dédicace personnelle
de Homoloichos et Anaxidamos, comme le suggèrent les vestiges connus et la
composition de l’inscription, et ne portait donc pas le nom de Sylla ni les théo-
(28) Dans la CUF, FLACeLière / CHAMBry [n. 2] ne traduisent ni le démonstratif toûto,
ni le a¬llá initial (« Le trophée ») : deux « libertés » qui, en éludant le problème posé par
ce passage, en altèrent considérablement le sens. Dans la traduction de B. PerriN dans la
Loeb Classical Library (London / Cambridge, MA, 1950), toûto est bien rendu (« this
trophy »), mais a¬llá est omis. La traduction anglaise proposée par CAMP et al., A Trophy
[n. 7], p. 443 occulte aussi le démonstratif toûto. La valeur adversative de la corrélation
mén ... dé est prise en compte dans la Loeb et chez CAMP et al., ibid. (« but there is another… »), mais négligée dans la CUF.
(29) Nous ne sommes pas convaincu par l’explication avancée par MACKAy, Sulla and
the Monuments [n. 2], p. 173, n. 39 : « the singular refers to the one example from
Chaeronea of the trophies whose inscriptions Plutarch mentioned in the preceding sentence. » Plutarque mentionne les trophées portant la dédicace à Arès, Nikè et Aphrodite
en lien direct avec la victoire de Chéronée, et rien dans le texte ne permet de supposer que
d’autres tropaea dédiés à cette même triade auraient été érigés ailleurs (comme le suggère
MACKAy, ibid., p. 173 : « Plutarch notes Sulla’s habit of inscribing certain deities’ names
on his monuments. »). on notera toutefois que BoNANNo ArAvANtiNoS, Trofei [n. 19],
p. 423 indique, à propos du monument syllanien découvert près d’orchomène en 2004
(cf. supra et n. 19), que « sulla base è incisa in greco l’iscrizione con cui Silla dedica il
trofeo ad Ares, a Nike e ad Afrodite ». La publication du monument permettra de vérifier
l’exactitude de cette description.
(30) Jörg Fündling, qui a lu la version de cet article soumise à l’avis du comité de lecture de Latomus, a proposé par mail l’hypothèse suivante, fondée sur le témoignage
d’Appien, qui indique que l’issue de la bataille de Chéronée se décida de façon presque
simultanée aux deux ailes (APP., Mithr., 43, 169) : « Für Sulla lag es nahe, das
Schlachtfeld in ganzer Breite in einen erinnerungsort zu verwandeln (und dadurch den
Anteil der Chaironeier am Sieg quantitativ wie qualitativ auf ein Maß zu begrenzen, das
mit den Ansprüchen des Proconsuls nicht konkurrierte). Die Standorte der beiden tropaia
‘erster Klasse’ wären demnach zum einen (für den linken Flügel) rund zwei Kilometer
nördlich bis nordwestlich der Akropolis von Chaironeia zu suchen, zum anderen zwei
Kilometer östlich davon » (cf. la carte 5.2 de KeAveNey, Sulla [n. 1]).
LeS troPHÉeS SyLLANieNS De CHÉroNÉe
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nymes Arès, Nikè et Aphrodite. Ces inscriptions – grecques – figuraient sur les
deux trophées de la plaine, érigés par l’imperator, qui sont ceux que Pausanias
décrit en toute exactitude comme dúo ... trópaia, aÇ ¿Rwmaîoi kaì Súllav
e ¢sthsan et auxquels Plutarque fait allusion à deux reprises par les expressions
tà par´ h™mîn e¬n Cairwneíaı trópaia katà tøn Mijridatikøn (Mor. 318D) et
par´ h™mîn e¬n toîv tropaíov (Sulla 34, 4) (31). Cette analyse du passage de
Plutarque suppose, il est vrai, une certaine concision dans l’expression et un
emploi du terme trópaion qui peut prêter à confusion. Mais la reconstitution qui
en découle est la seule à même de concilier toutes les informations dont nous
disposons, tant celles livrées par les textes que par les vestiges archéologiques
actuellement mis au jour, sans devoir imputer une erreur à Plutarque ou reconnaître dans un monument de dimensions aussi modestes et d’exécution aussi
grossière que la base de la colline d’isoma un trophée érigé par Sylla luimême (32).
F.R.S.-FNRS, Université catholique de Louvain.
Pierre ASSeNMAKer.
(31) il est naturel que dans ces deux passages, Plutarque ne fasse pas mention du
trophée du mont thourion puisque son propos n’est pas une description des trophées de
Chéronée, comme dans le paragraphe de la Vie de Sylla que nous venons d’analyser, mais
une illustration de l’usage par Sylla du surnom Epaphroditos dans le monde grec.
(32) Cet article est issu d’une réflexion plus large sur la place des trophées parmi les
symboles de légitimation et d’exaltation de l’imperium de Sylla, dont les résultats sont
publiés dans notre monographie De la victoire au pouvoir. Développement et manifestations de l’idéologie impératoriale à l’époque de Marius et Sylla, Bruxelles (sous presse).