Le Quotidien Jurassien 16.05.2016 © Cet article est reproduit avec l
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District de Delémont n BASSECOURT-JARI - SOUVENIR D’UN ENLÈVEMENT Entre les mains des rebelles du Tigré V Des travailleurs humani- taires et des membres soutien du projet de Terre des Hommes, dont quatre Jurassiens, étaient enlevés en Éthiopie en août 1983. V Alors qu’un diplomate revient sur cet épisode dans un ouvrage paru récemment, rencontre avec Jean-Michel et Mario Kucman, deux des otages jurassiens. V Retour sur cet enlève- ment et sur la chaîne de solidarité jurassienne qui, partie de Bassecourt, a soutenu l’action des Jurassiens en Éthiopie dès leur départ, puis lors de la famine. «Je ne m’attendais pas à ce livre de Francis Cousin et j’ai été surpris qu’il ait zoomé sur notre enlèvement. Cette expérience l’a marqué autant que nous», constate Mario Kucman, de Bassecourt, tandis que son frère Jean-Michel, établi à Courrendlin, avait été averti par l’ancien diplomate. «Cela ne me posait pas de problème. J’ai rencontré beaucoup de membres du corps diplomatique, mais Francis Cousin est une exception. J’ai continué à le revoir régulièrement et je lui faisais confiance!» assure Jean-Michel Kucman. Il avait pris, en 1981, la direction d’un village de Terre des hommes accueillant 450 orphelins dans le village de Jari, au nord de l’Éthiopie, en bordure du désert du Danakil. Bassecourt-Jari, une solidarité sans faille «Nous occupions 170 employés fixes et une centaine de Chronologie n 1973 Création à Jari du village d’orphelins géré par Terre des hommes. n Août 1981 Jean-Michel Kucman prend la responsabilité de cette structure. n 16 juillet 1983 Ses amis jurassiens s’envolent pour l’Ethiopie. n 3 août 1983 Les rebelles du Front populaire de libération du Tigré pénètrent à l’aube dans le village et enlèvent une dizaine d’étrangers, dont quatre Jurassiens de Bassecourt. n 5 août 1983 Libération pour raisons humanitaires de Theo Bucher, expert d’Helvetas, et de ses deux enfants. n 15 août 1983 L’annonce de l’enlèvement sort dans les médias suisses. n 27 août 1983 Libération unilatérale des dix otages sur le territoire éthiopien. n 31 août 1983 Arrivée des otages à Addis Abeba. n 3 septembre 1983 Retour au pays du premier groupe. n Début octobre 1983 Jean-Michel Kucman est autorisé par le Gouvermement éthiopien à retourner à Jari à ses risques et périls. «Nous avons risqué notre vie non-stop. Nous avons eu beaucoup de chance!» estiment Mario Kucman qui s’était photographié peu de temps avant l’enlèvement, et son frère Jean-Michel, qui est ensuite resté en Éthiopie pour assurer, pendant les deux ans de famine qui ont suivi, la distribution de 22 tonnes de nourriture par jour, notamment avec d’anciens camions de la Migros. journaliers», précise l’ancien directeur qui gérait également une exploitation agricole de 52 hectares afin d’y former de jeunes Éthiopiens. «Nous faisions deux récoltes par an et avions développé des énergies nouvelles dans ce village, sans électricité, ni gaz», se souvient le coopérant qui a pu, dès le départ, bénéficier du soutien financier et pratique des membres de l’association Bassecourt-Jari. «Nous avions créé ce groupe avec plusieurs personnalités. Nous étions très engagés dans l’humanitaire. Nous organisions des spectacles pour récolter des fonds et avions notamment accueilli Graeme Alwright, Pascal Auberson et Michel Buhler et faisions également des collectes de matériel», raconte Mario Kucman. Il n’avait pas hésité, avec Pascal Corbat et Marceline Gurtner, tous de Bassecourt, à s’envoler, en juillet 1983, afin d’aller donner un coup de main à Jari et de faire un reportage sur le travail effectué sur place pour ensuite continuer à rechercher des fonds. Enlèvement aux aurores «Les rebelles du Front populaire de libération du Tigré (FPLT) sont entrés dans le village, le 3 août, vers 4 ou 5 h du matin. Ils nous ont réunis dans un bureau à l’entrée de Jari et nous ont dit que nous avions 5 minutes pour nous préparer. Puis, tout s’est accéléré en raison des combats qui ont repris entre les rebelles et l’armée éthiopienne. Nous avons alors entamé avec eux un périple de plus de 600 km dans le désert du Danakil, le plus chaud du monde. Nous avons évolué dans des terrains minés en montagne. Les premiers jours, ça ferraillait de toute part et c’est la première fois que je voyais des hélicoptères et des jets tirer, c’est impressionnant!» se souvient Mario Kucman, expliquant que son frère ne les avait pas encore rejoints. Il détaille que, à l’époque, les rebelles du FPLT étaient un peu considérés comme une bande de voleurs et voulaient démontrer qu’ils constituaient une véritable force armée. Ils tenaient aussi à montrer aux responsables humanitaires qu’ils étaient également touchés par la sécheresse, avaient de gros problèmes et auraient apprécié que Terre des hommes vienne chez eux. Il force un check point «Mais c’était impossible de travailler des deux côtés en même temps», assure JeanMichel Kucman, avant de continuer: «Nous avons vécu un moment très fort lors des négociations que nous avons engagées avec les rebelles pour faire libérer Theo Bucher, expert d’Helvetas, et de ses deux enfants, qui avaient été enlevés en même temps que nous dans un village voisin. Nous avons finalement pu les convaincre en leur disant que le peuple en Europe n’admettrait jamais qu’un front de libération enlève un père et ses deux enfants. Je leur avais même lancé: «S’ils ne partent pas, vous devrez nous abattre sur place!» «Dès que j’ai appris l’enlèvement, j’ai immédiatement voulu retourner au village pour y assumer mes responsabilités», poursuit Jean-Michel Kucman. Il a dû passer plusieurs check points tenus par l’armée éthiopienne et même forcer le dernier, avant d’être arrêté à son tour par la guérilla. «Je ne sais pas comment je suis passé. J’ai essayé de discuter avec les rebelles qui m’emmenaient toujours plus loin pour que je puisse rencontrer leurs chefs. C’est ainsi que j’ai retrouvé mes amis enlevés qui se cachaient au pied d’un talus. Nous y avons attendu quelques heures que les tirs se calment et les rebelles nous ont emmenés dans le désert. Nous étions prisonniers, poursuivis par l’armée et les avions. Il y avait de vrais risques d’accidents tellement les guérilleros conduisaient mal», déclare l’ancien directeur du village de Terre des hommes. Un père et ses enfants relâchés en premier «Nous n’avons pas été maltraités» Commence alors pour les otages jurassiens un long périple de 24 jours, toujours entourés de guérilleros armés. «Nous n’avons pas été maltraités. Nous avons vécu comme les rebelles en buvant l’eau des jerricans qui sentait l’essence. Mario a souffert d’une infection générale suite à une ampoule mal soignée. Il a tellement maigri qu’on voyait son cœur battre. On essayait simplement de survivre», assure Jean-Michel Kucman. «Je savais que la seule chance de sauver les projets développés à Jari était d’être relâchés en Éthiopie. Les rebelles nous ont cuisinés pendant des heures pour savoir ce que nous savions et nous avons dû accorder nos violons. Après d’âpres négociations, ils ont finalement accepté de nous libérer à Mekele, dans le Tigré, en nous disant que c’était à nos risques et périls», explique Jean-Michel Kucman. Rapatrié avec les autres Suisses vers la capitale AddisAbeba, il a ensuite rencontré de nombreuses difficultés avant de pouvoir retourner à Jari. Il avait alors fait venir quelques-uns des plus grands orphelins pour discuter de la situation et organiser les activités du village pendant son absence. Puis, il s’est rendu à Genève pour rencontrer un ministre éthiopien qui lui a accordé son soutien et lui a permis de retourner à Jari. Puis vint la famine «Si Francis Cousin, épaulé par son épouse Marguerite, n’avait pas été là, 450 enfants auraient été plus qu’orphelins. J’ai ensuite pu développer des soins dans le village, avant d’assurer la distribution de nourriture pour 80 000 personnes pendant les deux ans de sécheresse qui ont suivi. Nous livrions 22 tonnes de nourriture par jour avec d’anciens camions de l’armée suisse repeints en blanc et de camions achetés à Migros», termine Jean-Michel Kucman. Il a ensuite continué de travailler pour Terre des hommes pendant trois ans et demi au Maroc. «Exorciser le passé» Quant aux autres otages, ils ont tous été rapatriés en Suisse. «Les membres du groupe Bassecourt-Jari, qui avaient déjà soutenu nos familles pendant notre périple à travers le désert du Danakil, sont venus nous chercher à Genève», raconte Mario Kucman, qui avoue qu’il était alors méconnaissable, après avoir perdu vingt kilos. Tout avait également été organisé pour que les Jurassiens n’aient pas de contact avec les médias. «Le mot d’ordre était de ne pas s’exprimer pour sauvegarder le projet que le groupe de Bassecourt a continué à soutenir, avant de faire de même avec le projet dirigé ensuite par mon frère au Maroc», insiste Mario Kucman. En 1988, il est retourné à Jari «pour exorciser le passé». «J’étais très ému de revoir ce village et de retrouver des familles que nous avions rencontrées à l’époque. C’était incroyable!» conclut-il. THIERRY BÉDAT La lutte d’un diplomate pour faire cesser les opérations militaires D iplomate au Département fédéral des affaires étrangères à Addis Abeba lors de l’enlèvement des dix travailleurs humanitaires suisses, dont les quatre Jurassiens de Bassecourt, Francis Cousin avait dû prendre cette affaire en mains en l’absence de l’ambassadeur. Il raconte cet épisode qui avait tenu la Suisse en haleine pendant un mois dans son livre Métier sans frontières, 40 ans au service de la diplomatie suisse, publié récemment aux Éditions Alphil et notamment présenté au Salon du livre à Genève. «Être sorti physiquement indemne de ce périple de plusieurs centaines de kilomètres tenait du miracle», écrit le diplomate. Bien avant l’enlèvement, il avait eu l’occasion avec son épouse de visiter le village d’orphelins de Jari 6 | Vendredi 13 mai 2016 | Le Quotidien Jurassien «qui fonctionnait remarquablement bien». Il raconte: «Dès l’alerte donnée, j’ai demandé à être reçu par le ministre des Affaires étrangères pour lui demander instamment de veiller à ce que les étrangers ne soient pas mis en péril par la riposte prévisible des forces armées gouvernementales pour qui une avancée si profonde des rebelles constituait un sérieux revers.» Il rappelle que, les premiers jours, l’armée avait mené des raids répétés sur le village où les otages étaient enfermés et y avait fait plusieurs victimes civiles. Pourtant, en se retirant de Jari, les rebelles avaient emporté de la nourriture, des médicaments et du carburant, mais laissé l’infrastructure intacte. Les enfants étaient indemnes, de même que le personnel éthiopien. Les guérilleros se déplaçaient la nuit. La journée, les véhicules étaient camouflés, de même que la centaine de personnes composant la caravane. «Pour les autorités suisses, il importait avant tout que les otages soient libérés dans des conditions garantissant leur sécurité. Le président de la Confédération Pierre Aubert avait envoyé un télégramme à cet effet au chef de l’État éthiopien», relève Francis Cousin. Le 27 août, il apprend que les otages doivent être libérés sur sol éthiopien et l’ambassadeur demande avec insistance que les opérations militaires du Tigré soient suspendues pendant 48 heures. «Mais les événements s’étaient précipités et la libération devait avoir lieu le même après-midi près de Mekele. À l’aide de religieux orthodoxes qui les accompagnèrent à dos de mulet, les dix otages réussirent à traverser en file indienne un no man’s land entre la région tenue par les rebelles et celle défendue par l’armée», détaille le diplomate. Il rappelle que les guérilleros leur avaient conseillé de ne pas rester dans le camp militaire proche qui serait attaqué. «On les y fit néanmoins passer la nuit et ils ont entendu toute la nuit de bruyants échanges de tirs dans tous les sens. Ce furent de longues heures angoissantes», souligne Francis Cousin qui accueillit les otages suisses quelques jours plus tard à Addis Abeba avec «une mémorable fondue.» TB