Prise de décision sous incertitude au cours du développement de l
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Prise de décision sous incertitude au cours du développement de l
Prise de décision sous incertitude au cours du développement de l'enfant : rôle de la mémoire de travail Jean Audusseau & Jacques Juhel Journées Internationales de Psychologie Diérentielle Université Paris V - 18-20 juillet 2014 1 Introduction La prise de décision concerne toute situation nécessitant la réalisation d'un choix entre au moins deux alternatives d'action, dans la perspective d'atteindre un but donné. Bien souvent, les conséquences de ces choix ne peuvent être totalement anticipées car soumises à une certaine loi de probabilité, et l'on parle alors de décision sous incertitude. An de réduire cette incertitude et espérer s'orienter progressivement vers une décision adaptée, les individus doivent généralement estimer ces probabilités sur la base de leurs expériences passées, c'est-à-dire sur la base des conséquences qu'a eu cette même décision lorsqu'elle a été prise auparavant. La recherche des processus responsables de cet apprentissage s'est souvent orientée vers l'hypothèse d'une implication de la mémoire de travail (MDT ; e.g., Baddeley, 1986 ; Cowan, 1999). L'hypothèse généralement avancée consiste à supposer qu'un maintien actif des informations constituées par les conséquences des choix précédents (qui ont pu s'avérer positives ou négatives au regard des objectifs de l'individu) serait nécessaire à une orientation adaptée des choix ultérieurs. Quelques travaux se sont notamment intéressés à cette question au cours du développement de l'enfant, mais la plupart ne corroborent pas l'hypothèse d'une implication de la MDT (Crone & van der Molen, 2004 ; Hooper, Luciana, Conklin & Yarger, 2004 ; Crone, Bunge, Latenstein & van der Molen, 2005 ; Smith, Xiao & Bechara 2012), à l'exception de Van Duijvenvoorde, Jansen, Bredman & Huizenga (2012). 1 2 Présentation de l'étude Le premier objectif de cette étude consiste à décrire l'apprentissage d'une tâche de prise de décision sous incertitude par l'enfant (Children's Gambling Task, CGT), à une échelle de développement microgénétique (variabilité intra-individuelle au cours de la passation de la tâche). Nous nous demanderons également si la forme de cet apprentissage évolue à une échelle de développement macrogénétique (mesuré de manière transversale). Le deuxième objectif est de questionner l'implication de la MDT dans cet apprentissage, dans une approche intergroupe d'une part, et interindividuelle d'autre part. L'approche intergroupe consiste à comparer l'apprentissage des enfants à la CGT selon qu'ils sont placés dans une condition contrôle , et résolvent la tâche de manière traditionnelle, ou dans une condition double tâche et eectuent en parallèle une tâche concurrente exerçant une contrainte sur leur MDT. Nous faisons l'hypothèse que les participants appartenant à la condition double tâche devraient apprendre moins rapidement à orienter leurs choix vers une décision adaptée. En eet, si la CGT nécessite bien une mobilisation de la MDT, les ressources limitées dont disposent les participants dans la mobilisation de leur MDT devraient être partagées entre les deux tâches. L'approche interindividuelle permet également de tester l'hypothèse d'une implication de la MDT lors de la résolution de la CGT, en se demandant si les scores des participants à la Self Ordered Pointing Task (SOP), une tâche de MDT visuo-spatiale, permettent de prédire leur vitesse d'apprentissage de la CGT. 3 Matériel et méthode Cent cinq enfants ont participé à cette étude, dont 35 âgés de 6-7 ans, 35 âgés de 8-9 ans et 35 âgés de 10-11 ans. Chaque enfant, rencontré individuellement, doit résoudre la CGT et la SOP. La passation de la CGT s'eectue en condition contrôle pour 54 enfants, et en condition double tâche pour les 51 autres enfants. La CGT (Kerr & Selazo, 2004) est une tâche de prise de décision sous incertitude dans laquelle les participants ont pour consigne de tenter de gagner le plus de bonbons possible, en piochant des cartes de manière répétée dans deux paquets distincts. An d'y parvenir, ils vont devoir apprendre à éviter le paquet désavantageux qui, bien qu'attirant au premier abord, s'avère préjudiciable sur le long terme. En eet, si les cartes issues de ce paquet aboutissent toujours à des gains relativement importants, elles occasionnent parfois, et de manière imprédictible, des pertes particulièrement élevées. Les participants devront donc s'orienter préférentiellement vers le paquet avantageux qui, malgré ses gains plus modestes à chacun des essais de la passation, entraîne un bilan moyen plus intéressant que dans le paquet désavantageux du fait que les pertes occasionnelles y sont bien moins élevées. 2 De par ces caractéristiques, la CGT place initialement les participants dans une situation d'incertitude totale quant aux conséquences de leurs choix. Au fur et à mesure de l'avancement de la passation, la prise en compte par le sujet des conséquences passées de ses choix peut entraîner une réduction de cette incertitude et, éventuellement, une orientation préférentielle vers l'un des paquets de cartes. Pour chacun des 100 essais que comporte la passation, on mesure le choix binaire du participant. La SOP est une tâche de MDT visuo-spatiale dans laquelle on demande à l'enfant de pointer une à une les images présentées sur une planche, sans jamais toucher deux fois la même image. La localisation des images sur la planche est modiée à chaque nouvelle sélection par l'enfant, jusqu'à ce que chaque image ait été pointée une et une seule fois. Le nombre d'images présentées sur la planche est de trois en début de tâche, puis augmente progressivement jusqu'à ce que l'enfant échoue (à deux reprises). Le nombre d'images présentées sur la dernière planche réussie par l'enfant constitue nalement son score. 4 Résultats Nous présentons les résultats obtenus au sein du meilleur modèle retenu à l'issue de la comparaison. L'eet de la variable essai est signicatif (B = 3.34, SE = 0.15, p < .0001), ainsi que l'eet quadratique de cette même variable (B = −2.38, SE = 0.19, p < .0001). L'eet d'interaction entre la variable essai et l'âge de l'enfant est signicatif, témoignant d'une diérence de vitesse d'apprentissage entre les 6-7 ans d'une part, et les 8-9 ans et 10-11 ans d'autre part (B = −1.34, SE = 0.08, p < .0001). L'eet d'interaction entre la condition expérimentale et la variable essai est signicatif (B = −0.34, SE = 0.08, p < .0001), témoignant d'une vitesse d'apprentissage plus élevée dans la condition contrôle. L'eet d'interaction entre le score à la SOP et la variable essai est signicatif (B = 0.13, SE = 0.02, p < .0001), témoignant d'une vitesse d'apprentissage à la CGT d'autant plus élevée que le score du sujet à la SOP est également élevé. 5 Conclusion Nos résultats attestent premièrement d'un progrès des enfants au cours de la passation, leur vitesse dapprentissage étant globalement positive. L'accélération de cet apprentissage est en revanche négative, ce qui montre qu'il se déroule principalement durant la première partie de la passation et que les performances tendent 3 ensuite à se stabiliser. Nous montrons également que cette vitesse d'apprentissage dière signicativement entre les enfants de 6-7 ans et 8-9 ans, mais pas entre ceux de 8-9 ans et 10-11 ans. La plupart des études développementales citées en introduction ne retrouvent généralement pas ces eets, en particulier chez les jeunes enfants, ce qui nous semble provenir du fait qu'ils utilisent non pas la CGT mais des tâches plus complexes qui, bien que basées sur un principe général strictement similaire, sont d'un niveau de diculté trop élevé chez les enfants (utilisation de quatre paquets de cartes, valeur de gains et pertes trop élevées). L'hypothèse d'une implication de la MDT dans la vitesse d'apprentissage est corroborée par le fait que les participants auxquels on impose une contrainte en MDT apprennent moins vite à orienter leurs choix en direction du paquet avantageux, que ceux à qui cette contrainte n'est pas imposée. Cette hypothèse est également suggérée par les résultats obtenus dans l'approche interindividuelle et qui montrent que la vitesse d'apprentissage des enfants à la CGT est d'autant plus importante que leur score à la SOP est élevé. Pour expliquer le fait que la plupart des études consacrées à ce sujet n'aient pas abouti à cette conclusion, nous évoquons à nouveau le manque de sensibilité développementale des tâches de prise de décision employées dans ces dernières. En intégrant plusieurs niveaux d'analyse de la variabilité psychologique, ce travail apporte nalement un certain crédit à la proposition théorique selon laquelle l'ecience de l'enfant dans la mobilisation des processus de MDT constitue l'un des déterminants de son adaptation aux situations de prise de décision en présence d'incertitude. 6 Références Baddeley, A. (1986). Working memory. New York, NY US : Clarendon Press/Oxford University Press. Cowan, N. (1999). An Embedded-Processes Model of working memory. In A. Miyake & P. Shah (Ed.), Models of working memory : Mechanisms of active maintenance and executive control (p. 62-101). New York, NY US : Cambridge University Press. Crone, E. A., Bunge, S. A., Latenstein, H., & van der Molen, M. W. (2005). Characterization of Childrens Decision Making : Sensitivity to Punishment Frequency, Not Task Complexity. Child Neuropsychology, 11 (3), 245-263. Crone, E. A., & van der Molen, M. W. (2004). Developmental changes in real life decision making : Performance on a gambling task previously shown to depend on the ventromedial prefrontal cortex. Developmental Neuropsychology, 25 (3), 251-279. Hooper, C. J., Luciana, M., Conklin, H. M., Yarger, R. S. (2004). Adolescents Performance on the Iowa Gambling Task : Implications for the Development of Decision Making and Ventromedial Prefrontal Cortex. Developmental Psychology, 40 (6), 1148-1158. Smith, D. G., Xiao, L., Bechara, A. (2012). Decision making in children and adolescents : Im4 paired Iowa Gambling Task performance in early adolescence. Developmental Psychology, 48 (4), 1180-1187. van Duijvenvoorde, A. C. K., Jansen, B. R. J., Bredman, J. C., Huizenga, H. M. (2012). Age-related changes in decision making : Comparing informed and noninformed situations. Developmental Psychology, 48 (1), 192-203. 5