L`AGRICULTURE SÈCHE SÉDENTAIRE TROPICALE - geo

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L`AGRICULTURE SÈCHE SÉDENTAIRE TROPICALE - geo
L’AGRICULTURE SÈCHE SÉDENTAIRE TROPICALE
R. Lebeau, Masson, 1979 pp 102-1051 (rééd. 2004),
SON ORIGINALITÉ
Si la culture itinérante est très répandue dans la zone tropicale, il existe aussi des sociétés de vrais
paysans, pratiquant une agriculture sèche (autrement dit non irriguée), solidement ancrée sur un
finage définitivement fixé, dont les champs ne bougent plus. On trouve donc là des paysages
ruraux bien plus fermement dessinés.
Pourtant, ces sociétés rurales sont assez rares. En Afrique Noire, par exemple, où domine
nettement l'agriculture itinérante, ce sont surtout des groupements assez restreints de montagnards
: populations du Fouta-Djalon, Kabré du Nord du Togo, Kirdis du Nord du Cameroun, Bamilékés du
Cameroun occidental, populations du RuandaUrundi. On pourrait croire à un certain déterminisme,
la montagne se prêtant mieux, de par ses conditions naturelles, à l'agriculture sédentaire, s'il n'y
avait également de « vrais » agriculteurs noirs en plaine : les Sérères du Sénégal, les Yorouba de
la Nigéria, dont « le terroir est aussi policé, humanisé que celui des Flandres » (Richard-Molard).
Cette agriculture sédentaire possède toujours des techniques extrêmement ingénieuses, qui lui permettent d'être intensive et de nourrir une forte densité de population : 50, 100, voire 200 au kilomètre carré. Les taches de fortes densités humaines sont toujours liées, en Afrique tropicale (et ailleurs) à l'agriculture sédentaire. Cette intensivité est d'ordinaire réalisée par une mise en exploitation complète du finage; par une culture minutieuse des champs permanents, destinée à mettre le
sol en état de produire au maximum; et surtout par la fumure des champs. C'est en effet l'engrais
qui fixe le champ, en renouvelant rapidement les éléments du sol épuisés par la culture. Dans le
meilleur des cas, la jachère n'est donc plus nécessaire; au pire, on laisse le champ se reposer 2 ou
3 ans. Mais cette courte jachère ne nécessite pas un déplacement des cultures. Un même terroir,
grâce à un judicieux assolement qui laisse tour à tour un certain nombre de parcelles se reposer,
peut produire indéfiniment. Les limites des champs deviennent donc stables, précises, ainsi que les
chemins d'exploitation. Un véritable paysage agraire prend forme.
La fumure, en principe, implique l'élevage. Or, bien des sociétés rurales tropicales ne le pratiquent
pas, ce qui leur interdit l'agriculture sédentaire. En Afrique Noire, notamment, la société paysanne
ignore en général l'élevage, et l'agriculture sédentaire est surtout le fait de quelques groupes
ethniques qui ont été en relations avec les peuples pasteurs d'Afrique orientale, dont ils ont appris
l'art d'utiliser le bétail. En Amérique du Centre et du Sud, de même, les Indiens n'associaient pas le
bétail à leur agriculture itinérante, et c'est l'introduction des bovins par les Espagnols qui a permis
la fixation des champs. Autrement dit, l'association de la culture et de l'élevage, fondement de
l'agriculture sèche sédentaire, ancestrale en Europe, n'est qu'assez rarement réalisée dans le monde
tropical, où ce type d'agriculture n'a pas une grande extension.
Tibiri, un gros village soudanais - L'un des plus intéressants nous a paru être celui du village de
Tibiri, analysé par R. Rochette2. II s'agit d'un village soudanais, voisin du Niger moyen, à 200 km à
l'Est de Niamey : en effet, ce sont souvent les peuples du Nord et de l'Est de l'Afrique Noire qui
joignent l'élevage à l'agriculture, car ils sont juxtaposés à des sociétés d'éleveurs, les Peuls,
originaires d'Afrique orientale, dont ils ont appris la valeur et l'entretien du bétail.
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Attention, la date est importante. C’est la façon de voir moins de 20 ans après l’indépendance… (note YD)
Revue de géographie Alpine, 1965.
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Tibiri se trouve dans un « dallol », large vallée affluente du Niger, aujourd'hui morte, creusée dans
un plateau de grès aux versants en falaise. Sous le climat peu arrosé (644 mm), à longue saison
sèche, la végétation est une brousse courte, parsemée d'arbres rares, le baobab et le gao (acacia
albida) qui a l'originalité de mettre ses feuilles en saison sèche.
La population est groupée en un gros village (2400 habitants) très étendu dans l'espace, à cause
de son type d'habitat. Chaque famille conjugale disperse ses 2 ou 3 cases rondes de boue séchée
dans un vaste enclos : c'est une sorte de « maison composée », avec case-cuisine, casechambre,
case-grenier. Mais une bonne partie de l'enclos est occupé par des « cultures de case », des
jardins qu'engraissent les déchets ménagers, où l'on cultive en permanence coton, maïs, sorgho, et
surtout mil. La zone des jardins n'entoure pas le village, elle lui est incorporée (Fig. 33-B).
La culture itinérante associée à la sédentaire - Le finage s'ordonne concentriquement autour du
village (Fig. 33-A). D'abord une couronne de champs permanents de 500 à 1 000 mètres de rayon,
engraissée très soigneusement par le fumier des troupeaux, produit du mil, base de la nourriture.
Les champs ne sont pas labourés, mais on les sarcle deux fois; ils ne sont jamais en jachère. Audelà, tout autour, s'étend une zone de cultures itinérantes, beaucoup plus vaste, d'une profondeur
de 5 à 6 km. Les champs portent la première année arachides ou pois; la seconde du mil, puis ils
sont laissés en jachère pour de longues années. La jachère est d'autant plus longue, donc l'extensivité d'autant plus grande, qu'on s'éloigne du village. Enfin, plus loin encore, s'étend la brousse,
jamais cultivée, où paissent les troupeaux des quelques 400 Peuls qui nomadisent autour de Tibiri.
Rôle des pasteurs Peuls - Or ce sont ces Peuls qui gardent les troupeaux des cultivateurs de
Tibiri. Chacun de ceux-ci a quelques bovins, des chèvres, un âne, un ou deux chameaux, et les
confie à un Peul, contre redevances : deux gerbes de mil par vache par exemple; le lait est partagé
es veaux revenant au propriétaire. Le Peul doit en outre amener son bétail (et celui qu'il a en location) sur les parcelles du cultivateur avec lequel il a passé contrat (oral), pour les fumer, durant la
saison sèche, moyennant paiement en mil. Durant la saison humide, celle des cultures, les Peuls et
leurs troupeaux s'en vont nomadiser au loin.
La fumure de la zone cultivée en permanence est ainsi assurée par l'association avec le Peul, le
cultivateur noir répugnant à l'élevage bien qu'il possède du bétail. Voici donc un exemple d'agriculture mi-itinérante, mi-sédentaire : le perfectionnement, l'implantation d'une zone de culture
sédentaire, donc fumée, est dû à la coexistence de deux sociétés, l'une de paysans, l'autre
d'éleveurs. Bien entendu, Tibiri n'est pas un cas particulier : de nombreux villages africains de la
zone soudanienne présentent des formes voisines de mise en valeur du sol.
Nous allons envisager maintenant les paysages de la véritable agriculture sédentaire, et nous
constaterons qu'ils présentent, en plus rudimentaire, les aspects de ceux de l'Europe; ce sont des
paysages de champs ouverts ou d'enclos. Nous choisirons encore des exemples d'Afrique Noire :
en restant dans le même milieu, physique et humain, nous pourrons mieux dégager les raisons du
passage des champs itinérants aux finages fixes et organisés.
« OPENFIELDS » D'AFRIQUE NOIRE, EN PAYS SÉRÈRE
Les Sérères sont une population de paysans-éleveurs du Sénégal, implantés entre la côte, la voie
ferrée de Thiès-Kaolack et la rivière Saloum. Leur origine est sans doute proche de celle des Peuls,
car comme chez ces derniers, comme chez tous les éleveurs africains, le bétail a un caractère
sacré. Ils peuplent en assez fortes densités (30, 50 au km²)3 la brousse à l'aspect de parc,
parsemée de baobabs et d'acacia albida, arbres verts en saison sèche, ici appelés Sas.
Le paysage rural sérère, très original, s'ordonne concentriquement selon Pélissier autour du village
(Fig. 34). Celui-ci est composé de plusieurs quartiers d'enclos familiaux (m'bind) renfermant une
dizaine de cases : ces quartiers sont juxtaposés mais nettement séparés, de sorte que le village,
très lâche, prend un aspect de « nébuleuse ». Il est fixe bien entendu, mais peut essaimer, s'il
grossit trop, des hameaux sur le finage. En effet, la société sérère est une société aux liens très
lâches : chaque famille conjugale est pratiquement indépendante : aucune obligation d'ordre tribal
ne la maintient au village.
Autour de celui-ci, s'étend une auréole de champs nus, non enclos, fumés et cultivés en
permanence, sans jachère. Elle porte chaque année en saison humide du mil précoce, puis des
haricots niébé, mais aussi çà et là des pièces de manioc et de coton.
Au-delà, autour de cette zone centrale, le finage sérère est divisé en trois grandes soles, bien
séparées par une haie, trois ensembles culturaux. Chaque année, en saison humide, une sole
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Attention, chiffres de 1960 voire même antérieurs… (thèse de Pélissier). En 2008 la densité a triplé. (Note YD)
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porte de l'arachide, une autre du mil précoce, et la troisième est en jachère. On pratique entre ces
soles une rotation triennale, comme dans les openfields de l'Europe, auxquels ce paysage agraire
fait penser. Dans les deux soles en culture, se dessinent de nombreuses petites parcelles ouvertes,
aux formes irrégulières et peu géométriques. La sole en jachère est entourée de haies artificielles
d'épineux coupés, qui la séparent hermétiquement des soles cultivées. C'est qu'en effet le bétail
passe la saison humide sur cette sole, pour s'y nourrir et la fumer : il faut donc qu'elle soit isolée
des cultures. Le jour, le troupeau paît en liberté; la nuit, chaque bête est entravée sur une parcelle
appartenant à son propriétaire.
La surface des trois soles en outre n'est pas nue, mais complantée d'arbres assez espacés, que le
paysan maintient avec soin, surtout les baobabs et les sas. Ils constituent une protection contre
l'érosion éolienne, et le sas perd ses feuilles avant les premières pluies : elles constituent un
humus qui enrichit le sol. Le paysage de parc est donc voulu par le Sérère.
En saison sèche, les récoltes faites, l'ensemble du finage devient propriété commune : les haies
bordant la sole en jachère sont abattues et le troupeau se répand sur toutes les terres, mangeant
les tiges de mil, broutant les feuilles et les fruits du sas, et fumant le sol. C'est une sorte de
coutume de « vaine pâture » analogue à celle des openfields européens. A la fin de la saison
sèche également, le troupeau est introduit, pour la fumer, dans la zone des cultures permanentes,
jusqu'alors protégée par une haie.
Techniquement, ces finages sérères sont
donc très proches de nos openfields
d'assolement triennal : le bétail y est introduit
sur le finage cultivé qu'il fertilise et dont il se
nourrit. Ce qui nécessite une répartition
autoritaire des cultures en grands blocs,
donc une base communautaire de la vie
rurale. En outre, les Sérères (c'est une
originalité de leur paysage) font un grand
usage des haies, mobiles d'ailleurs, détruites
â chaque saison sèche, pour protéger de la
dent du bétail les diverses parties du
territoire cultivé; ils encadrent de haies, vives
celles-là,
les
chemins
d'exploitation
traversant les soles. Si elles donnent des
aspects bocagers locaux, l'organisation
d'ensemble du finage n'a rien d'un bocage :
c'est d'un openfield qu'il s'agit.
Mais il est fragile : que la densité de
population baisse, les cultures itinérantes
apparaissent; qu'elle augmente fortement, la
sole de jachère est cultivée et le bétail n'a
plus sa place sur le finage. Ce paysage rural
semble ainsi lié à une certaine densité
humaine. Il est fragile aussi parce que le
Sérère ne possède pas fortement le sol, qui
lui est octroyé par le « chef de la terre »,
symbole de la collectivité. Il ne soigne pas
ses parcelles, les échange souvent pour des
raisons mystérieuses. Ce n'est pas encore
un « vrai » paysan attaché à la glèbe par un
amour profond.
Comme celui de Tibiri, le paysage sérère
n'est pas une exception : dans toute la zone
soudanienne, du moyen Niger au Tchad, on
trouve des essais, plus ou moins poussés,
d'openfield à vaine pâture et à assolement
réglé. Il y a donc là une zone originale de
paysages ruraux africains, où le bétail est
plus étroitement associé qu'ailleurs à
l'agriculture.
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