Les joueurs de poker meurent l`As dans le cœur
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Les joueurs de poker meurent l`As dans le cœur
Les joueurs de poker meurent l’As dans le cœur « Pas de putain d’As, pas de putain d’As… » Le croupier a abattu la dernière carte, la rivière. Un magnifique As de cœur. Un petit infarctus innocent comme ça, dans son plat petit sternum de carton indéformable. Quand le croupier a retourné la carte, quand Franky Brocante a vu l’unique tâche de sang jaillir du tapis vert, il a senti son épaule frôlée, comme ça, comme par un petit souffle désagréable, mine de rien, l’haleine d’une femme irrémédiablement infidèle, peut-être, peut-être bien. L’unique cœur rouge sang a comme envahi son corps, la salle de poker s’est effondrée sur lui, exactement comme un château de carte dans le sillage d’un cheval blanc. Quelqu’un crie de joie tandis qu’un autre sombre dans un désespoir insondable, au poker comme ailleurs dans la vie, l’équilibre des choses en ce monde est parfois cruel pour celui qui est du mauvais côté de la balance. Franky Brocante était ruiné. C’était pas comme la fois où il avait seulement perdu sa bécane, une merveilleuse trois cent centimètres-cubes japonaise, ce n’était pas non plus la fois où il avait misé – et perdu – la majeure partie de son auriculaire droit sur le ROUGE de la roulette européenne, non, cette fois-ci c’était l’assurance vie qui partait, et sa petite ferme en Bretagne, 52 ans d’économies rendues mirage. Comme ça, le Doc s’est léché les babines et a ramassé tous les jetons, et il a bien senti que c’était bien plus que des simples jetons dont il s’emparait, mais la vie d’un homme en morceaux, méthodiquement, mathématiquement découpé en rondelles, et quand il a senti tous ces petits osselets de céramiques contre ses paumes, ç’a lui fit une sensation impressionnante, incontestablement. Il ruinait un homme, toutes ces petites rondelles de céramiques qui valaient désormais plus que l’homme d’os et de chair qui lui faisait face. Comme ses vertèbres éparses. Il allait pouvoir se payer du bon temps, en Bretagne. On dit que c’est très agréable la Bretagne, un peu plus pluvieux, mais très agréable. On y mange de savoureux fruits de mer, lui avait-on assuré. Franky est resté bloqué un petit moment, il s’est refait le film de la main dans la tête, la relance, le check, la sur-relance, son dernier bridge chez le dentiste, la tarte aux pommes à pâte brisée, son mariage jusqu’à sa naissance, tout ça il se l’est rejoué dans sa tête, il s’est imaginé avoir pris à gauche plutôt qu’à droite ici et là, et pendant un instant, le fantasme lui a parlé d’une espèce d’espoir horrible qu’il ne pouvait tout simplement pas se payer. Et puis il a relevé les yeux, il a vu toute sa vie qu’empilait innocemment le Doc comme ça, jeton après jeton, c’est fou une vie, ça tient en deux piles de céramique multicolore. Le Doc a souri, son sourire on aurait dit un croquis de squale ciselé dans une feuille d’or blanc, bien tenté Franky, le check-raise à la turn, franchement c’était osé, t’aurais presque mérité de gagner, c’est vraiment pas de bol que je touche mon As à la river – je veux dire, pas de bol pour toi. Franky disait rien. Il avait chaud et puis un peu froid en même temps. Il avait l’impression de perdre son sang par un trou invisible. « T’inquiète Franky, mon notaire prendra contact avec le tiens. Te fais pas de mouron pour la paperasse, avec cette signature, LÀ, de ce papier, y’a plus besoin que tu t’occupes de rien du tout. T’fais pas d’bile pour ça, vieux. » Le Doc a ensuite remit sa paire de lunette de soleil, et ce faisant, il s’est trouvé un foutu éclat d’Océan sans un brin de nuage au-dessus. Quel putain de soleil, ouais ouais ouais. Et puis quelqu’un a dit : « Putain Franky, c’est fou – si seulement y’avait pas eu cet As, t’aurais presque été milliardaire j’imagine. » Petite claque dans le dos. Bourrade amicale. Franky entendait rien. Sentait rien. Il nageait dans le formol. « Mon salaud ! j’suis sûr que pendant un moment, tu t’es même vu avec tout ce foutu pognon, à Marbella ou je sais pas où – enfin quelque-part loin de bobonne, j’imagine. » Franky a juste entendu le mot BOBONNE et d’un coup, il a repensé à la Marcelle. Mais il a vite chassé cette idée, penser à la Marcelle c’était penser à la vie qui continuerait et ça, à ce moment précis, c’était la dernière chose qu’il voulait. Des fois on dit AUJOURD’HUI J’AURAIS MIEUX FAIT DE RESTER COUCHER, J’AURAIS MIEUX FAIT DE RESTER AU PIEUX, et au poker, y’a des coups si cruels parfois, qu’on accepte pas la réalité, on veut pas d’elle, on se dit qu’on peut revenir en arrière et qu’on peut encore se coucher, n’avoir pas joué cette foutue main qui vient de vous ruiner jusqu’au dernier. On voudrait comme brûler la bobine mais la bobine continue de tourner, il n’y a ni retour arrière ni sortie de secours dans cette salle de cinéma épouvantable qu’on nomme la vie. Le poker donne des leçons tout à fait passionnantes à propos de cette dernière, et comme toutes les leçons qu’on peut recevoir d’elle, il est toujours trop tard quand on est mis au parfum. « Tu sais Franky, avec ce machin que t’as aux poumons, de toute manière ta ferme en Bretagne elle t’aurait pas servi à grand-chose. Avec un tel trou, je veux dire, c’est dangereusement profond le grand air… Par contre pour ton assurancevie, faut avouer que c’est vachement con, quoi, je veux dire, ça c’est un truc qui aurait pu te servir, l’assurance-vie. Enfin, pas à toi directement… J’sais bien que j’t’en ai jamais trop parlé, mais la dernière scintigraphie que tu m’as montrée de tes poumons était quand même vachement préoccupante. » a déclaré le Doc, doctement, vachement compatissant pour son vieux pote Franky Brocante. Puis il s’est frotté ses belles mains de chirurgien, ses si belles mains de joueur de poker. Ça sentait le bon restau ce soir, peut-être un Italien, p’têtre bien ouais, des lasagnes et un bon Chianti pour napper tout ça, et peut-être même une mousse au chocolat, qui sait ? Et puis Franky a toussé à la mort, une toux rauque et sordide par-dessus quelques larmes timides, les dernières larmes de son corps, et tout le monde pendant un instant c’est vrai, a contemplé cette ruine pitoyable en la plaignant un brin. Franky a refermé les boutons de sa chemise hawaïenne, l’un après l’autre, et cette chemise était affreuse, horrible vraiment, avec toutes ces couleurs et ces palmiers elle semblait moquer son propriétaire. Quelqu’un lui a tendu une clope, ce quelqu’un-là imaginant que c’aurait été de lui rendre service, que cette clope-là lui détruise les poumons pour de bon, comme une balle de révolver offerte par son meilleur ami. Il a pris la clope, on la lui a allumée pour lui. Il y a pas touché. La clope se dispersait comme ça, collée à sa joue, la fumée jouait par-dessus sa tête, semblait tisser quelques pensées macabres par-dessus son crâne dégarni. Il a rouvert les yeux et remarqué cette main qu’on lui tendait. Il a levé les yeux, c’était le Doc qui lui tendait la main. Une belle main de chirurgien, d’un foutu joueur de poker. Une paume rassurante, impitoyable. Beau joueur, ce Doc, beau gagnant ; même au sommet, même après un all-in improbable, il oublie pas ses vieux potes. Franky s’est levé et a enfilé sa veste et tout lui semblait si las, sans plus aucune importance désormais. Dehors il faisait froid, il avait l’impression de baigner dans un verre de whisky noyé de glace. Le verre du Doc. Les gens bougeaient, se pressaient, les voitures klaxonnaient et les restaurants puaient la mort emballée dans la friture, mais tout ça n’avait plus aucune importance, Franky ne pensait qu’à cet As de cœur qui lui avait brisé le sien. Il s’est demandé à quoi rimait tout ça, c’est-à-dire jouer 52 années d’économies sur 52 cartes incertaines, pire que 52 femmes capricieuses et nymphomanes, et il a pas trouvé la réponse, sans doute était-il un peu tard pour se poser ce genre de questions. Quand on est ruiné, il n’y a de toute manière plus de questions qui tiennent, la réalité, pour ainsi dire, est bien trop réelle. « C’ÉTAIT BIEN AU BUREAU ? » a gueulé la Marcelle qui préparait du ragoût. « CH’TE PRÉPARE DU RAGOÛT DE VEAU. VEC PLEIN D’POIVRE, COMME TU L’AIMES » elle a ajouté en faisant un bruit de cuillère qu’on touille. Franky a entendu ça, et le mot ragoût dans la bouche de sa femme, à ce moment-là, lui donna un haut-le-cœur pas croyable, c’était le mot le plus cruel qu’il avait jamais entendu de toute sa putain d’existence de cabochard. Il a fermé la paupière, et il y avait plein de petits coquillages dedans. « ET LE BUREAU ALORS ? COMMENT QUE C’ÉTAIT ? LE PATRON, IL T’A REPARLÉ DU TREIZIÈME MOIS ? TOUS CES CADEAUX D’NOËL M’ONT COUTÉ SI CHER ! » Franky s’est affalé dans son fauteuil favori, c’est épouvantable comme il se sentait vide, lessivé, comme passé à l’essoreuse. Il pouvait pas s’enlever du crâne l’image de cet As de cœur et quand il y parvenait, c’était pour les grosses lèvres écarlates et luisantes du Doc embrassant son jeton fétiche, celui en or véritable qu’il gardait autour du cou. Le Doc disait toujours de ce jeton qu’il l’avait gagné à un chaman péruvien lors d’une partie d’omaha, que ce jeton en or était son dernier bien et que le Doc le lui avait soufflé comme une fleur qu’on rajoute à son magnifique bouquet – bad beat & cie vous savez bien. La Marcelle s’est ramenée avec un petit fond de rhum, Franky aimait bien le rhum en rentrant du bureau, un verre de rhum s’est matérialisé dans sa pogne, mais il n’y a pas touché, il n’a pas dit merci ni rien, n’a même pas remarqué la nouvelle coiffure de la Marcelle, un petit dégradé de roux pas dégueulasse pardessus ses fausses mèches blondes – de la sauce tomate piquante sur des spaghettis – et la Marcelle l’a zieuté en coin et l’a trouvé vachement pâle, putain. On aurait dit un fantôme, son Franky Brocante, ancien collectionneur de vinyle et premier indétrônable au circuit cross d’Auvers-Sur-Oise, 96-97-98, trois putains d’années consécutives, trois putains de sacres immaculés et indéboulonnables, Franky l’Splendide, ouais. « Qu’est-ce t’arrives Franky ? On dirait un accident d’bagnole, ’tain. — J’ai eu une longue journée au boulot, a finalement réussi à articuler Franky, lugubre et solitaire à jamais. — T’as parlé du treizième mois au patron ? T’as pas intérêt à lâcher avec c’t’histoire, y’en a marre qu’tu t’laisses tout le temps faire. J’veux dire, t’es quand même un foutu motard. Si Jeannot l’Gogo t’avais pas rentré d’dans en 99, possible qu’avec tes deux mains en entier t’aurais encore finis premier cette année-là. » Franky entendit un vague son de moto de sa tête, un bourdonnement plutôt, il s’est vu sur sa bécane, il faisait beau, un beau soleil de crépuscule et il fait chaud, et il roulait, il déroulait l’asphalte quelque-part en rêve. Sa japonaise. D’un coup il a voulu être sur sa japonaise, la chevaucher comme un chevalier moderne, casque et foutue classe dans sa veste de cuir, mais ça aussi il l’avait jouée une autre fois, à une autre partie, quelque-part. Il a vu dans le fond de l’entrée, dans le noir, pendre sa vieille veste de motard, comme une peau morte qu’on pourra plus jamais revêtir. Il s’est levé comme ça, il a mis sa veste sur les épaules, elle était trop grande pour lui désormais. Il est monté à l’étage, dans le grenier. Il avait une mine sordide, profondément sincère. « OUSQUE TU VAS, FRANKY PUTAIN DE MERDE ? ÇA VA ÊTRE L’HEURE DU SOUPÉ » Soupé, quel mot affreux s’est-il soudainement fait la remarque. Ragoût, treizième mois, souper, tous ces mots sont si affreux, si vains mais pourtant tant employés. Dans le grenier il faisait noir, il s’est senti mieux. Il a tourné le loquet et alors le bruit qu’a fait le loquet quand il s’est refermé l’a profondément soulagé. Seul. Dans le noir. Voilà de ce dont a besoin un homme qui vient de mourir dans la vie. Un moment comme ça, il est resté recroquevillé dans un coin du grenier, un peu lugubrement, frissonnant et claquant des dents, comme une araignée malade, qui fait de la fièvre ou quoi. Il a ouvert la grosse caisse et a pendant un petit moment contemplé les photos de sa vieille japonaise perdue au poker, photo après photo, c’était triste, on aurait dit qu’il effeuillait ses amours mortes dans les pétales d’une marguerite. Quand il emmenait la Marcelle faire des tours et tout. Et puis cette fois où il avait trouvé un crapaud dans le carburateur. Sacrée japonaise. Il caressait sa veste de cuir comme on masturbe un mort, j’imagine. Un moment il a eu dans la tête l’image de sa ferme en Bretagne, ses parents morts, l’héritage et tout ça, mais il a chassé ça très facilement. Il était sur sa japonaise, dans un endroit silencieux comme la nuit, et tout allait bien si bien, tout allait si bien, il se sentait si bien lorsqu’il sorti du coffre la vieille carabine ’19 du cousin Brocante, et qu’il pointa le canon sous son menton et puis qu’il pressa la détente, tout simplement, aussi simplement qu’un CLIC dans l’épiphyse d’un homme au bout de lui-même. « C’EST UNE CHANCE QUE TA MAIN DROITE FONCTIONNAIT PLUS TRÈS BIEN, PARCE QU’AVEC UN PEU PLUS D’ADRESSE TU TE SERAIS VRAIMENT FAIT CRAMÉ LA CERVELLE POUR DE BON ! » a dit le Doc, comme ça, en contemplant la choucroute post-mortem. La choucroute post-mortem, c’était le visage de Franky Brocante. Il avait plus de bouche, plus de nez, seulement les yeux qu’il lui restait, juste pour avoir la torture de pouvoir encore se voir dans la glace. Ah ouais, et il lui restait un bout de l’os ethmoïde aussi. Personne savait ce que ce truc faisait là, comme un rabiot de lard au milieu du choux, mais personne avait osé y toucher, même le Doc, ce foutu Doc avec de si belles mains de joueur de poker. « MON VIEUX TU T’ES LOUPÉ LA CERVELLE À UN CENTIMÈTRE PRÈS. UN CENTIMÈTRE ! C’EST RIEN UN CENTIMÈTRE, RIEN DU TOUT ! MÊME PAS LA TAILLE DE TON AURICULAIRE ! ON PEUT DIRE QUE T’ES UN SACRÉ VEINARD, MON POTE ! » Franky a toussé un peu et un truc vert et un peu dégueulasse est sorti de l’espèce de trou qu’il restait de sa bouche. « TOI QUI AIMAIS LA BOUFFE, PAR CONTRE C’EST RÂPÉ, VIEUX, MAINTENANT FAUDRA QUE TU BOUFFES AVEC DES TUYAUX, À LA PAILLE LES RAGOÛTS ! TU VAS REDÉCOUVRIR LE CHARME DES SOUPES, MON VIEUX ! » Franky s’est un peu redressé, d’un coup il a croisé son reflet quelque-part, dans un miroir quelconque posé là, on aurait dit un cauchemar, un film d’horreur qui passe à la télé, et qu’on remporte sur son visage à la fin. « ALORS MON GRAND, HEUREUX D’ÊTRE VIVANT ??? QUEL SACRÉ VEINARD, J’VOUS JURE ÇUI-LÀ ! — À quoi ça sert, tous ces machins en fer qu’il a dans la mâchoire ? elle a dit, la Marcelle. — Le technicien des ordinateurs a trouvé ça dans un placard, a répondu le Doc. Il a émis la suggestion qu’on pouvait lui coller ça, en attendant mieux. On a tous trouvé ça une vachement bonne idée. Ces fils de fer ne nous servaient à rien du tout de toute manière. C’est bien mieux là-dedans, je pense, a déclaré le Doc en trempant un doigt dans la sauce. « PLUTÔT QUE D’T’ÉCLATER LE CRÂNE, T’AURAIS P’TÊTRE DÛ LE JOUER AU POKER, QUI SAIT ? AVEC LA CHANCE QUE T’AS, T’AURAIS P’TÊT GARDÉ UN BOUT DE MÂCHOIRE SUPPLÉMENTAIRE ! » Franky a un peu gémi de douleur quand le Doc a coquettement remit la mèche d’un de ces fils de fer, comme une coiffure horrible, impeignable, avec ses jolies mains de chirurgien, ces sacrées mains de foutu meilleur joueur de poker.