NOIR TOSCAN - La Différence
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NOIR TOSCAN - La Différence
anna luisa pignatelli noir toscan roman traduit de l’italien par Alain Adaken LA DIFFÉRENCE Noir toscan.indd 5 29/10/2015 16:45:38 Pour Stefano. Noir Toscan.p65 7 22/06/2009, 12:08 Noir Toscan.p65 8 22/06/2009, 12:08 I Tombant du toit, une goutte frappait régulièrement le plateau de la table. Le vent frottait les branches du pin contre la vitre. De loin en loin un éclair illuminait la couverture sous laquelle deux jambes se dessinaient, la pointe des pieds dressée vers le haut. Noir n’avait pas l’impression qu’elles lui appartenaient : il avait du mal à se reconnaître dans cette masse sans défense, étendue sur le lit. Il écoutait son estomac où le vin gargouillait. C’était un de ces vins qui descendaient tout seuls, il s’en était servi un verre après l’autre jusqu’à boire la bouteille entière, assis devant la cheminée comme chaque soir. Au fur et à mesure que sa conscience s’embrumait, le passé lui paraissait supportable, l’angoisse se dénouait. À peine s’était-il allongé sur le matelas qu’il avait sombré dans un sommeil pesant. Puis des cauchemars l’avaient réveillé, et maintenant l’orage l’empêchait de dormir. Des années plus tôt, avant l’exode des paysans, quand la nuit envahissait les collines d’argile cernant à l’infini, comme une mer, le village d’Accona, 9 Noir Toscan.p65 9 22/06/2009, 12:08 une lumière tremblait toujours à quelque fenêtre ; cela tenait compagnie de savoir que çà ou là, même très loin, il y avait des êtres vivants : peut-être pas des amis mais des hommes. En cas de besoin, ils se seraient montrés solidaires, même si, à cette époque, sur ces terres, aucun danger véritable n’était à craindre. La nuit, on laissait les portes des maisons ouvertes, nul étranger ne se serait permis d’entrer. Les paysans se connaissaient tous, et on rencontrait aux veillées ceux qui habitaient les domaines les plus éloignés. À présent en revanche, chaque nuit, Noir devenait la proie des ombres, des hurlements des chiens, du vent. Ce soir-là, il ne savait plus s’il avait tourné le verrou mais il lui répugnait d’aller voir. Il essaya de chasser ces pensées, mais le souvenir de toutes les batailles qu’il avait dû livrer continuait à le hanter. Les paysans l’avaient pris en grippe, dès le début, dès qu’il était apparu dans le pays, pour la seule raison qu’il n’était pas d’ici. Venir d’ailleurs, parler autrement, étaient à leurs yeux des péchés mortels. En outre, il avait été le seul à vouloir louer la terre quand tous les autres se faisaient métayers. En compagnie des hommes du pays il avait battu le blé, fumé les foins, il s’était rendu aux veillées ; il avait espéré devenir enfin un des leurs mais, entre lui et eux, jamais la méfiance mutuelle n’avait faibli : c’était un solitaire venu de loin, et personne ne connaissait sa famille. De plus, il n’était pas d’origine paysanne, son père était maçon, et c’était 10 Noir Toscan.p65 10 22/06/2009, 12:08 librement qu’il avait choisi de gagner son pain en travaillant la terre. Très vite ils s’étaient amusés à l’appeler Noir, peut-être à cause de son caractère ombrageux, peutêtre parce que, n’étant pas né sur cette terre, son passé leur échappait, s’enveloppait de brumes. Quand il s’était aperçu qu’ils le surnommaient ainsi ça l’avait énervé, et puis il avait lui-même adopté ce surnom si approprié à sa nature, s’identifiant au sobriquet plus qu’au nom que lui avaient légué ses parents. Des années plus tôt, quand il était arrivé sur la terre d’Accona, trouver une maison revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin. Plus tard, la lande avait été abandonnée peu à peu et bientôt, mis à part Noir et quelques bergers, nul être humain ne l’arpentait plus. Le jour où, à la télévision du café du village, les paysans d’Accona avaient vu un astronaute revenir sur Terre en souriant de son voyage dans l’espace, ils avaient pris conscience de vivre dans une époque révolue. Les jeunes, qui courbaient le dos dans les champs comme leurs pères, grands-pères et arrière-grands-pères, et dont la survie dépendait des humeurs du propriétaire et des caprices du climat, s’étaient soudain sentis ridicules. Désormais on allait sur la Lune et on en revenait, et les machines accomplissaient le travail des hommes, à condition de s’en faire obéir. Le fils du Polvani avait été le premier à entrer dans une fabrique de pantalons implantée sur la 11 Noir Toscan.p65 11 22/06/2009, 12:08 route de Sienne, et son exemple avait entraîné les autres. Les vieux avaient vendu leur bétail pour aller vivre avec leurs enfants dans des appartements modernes, et les fermes avaient été abandonnées, portes battant au vent. Alors, comme au Moyen Âge, la campagne d’Accona était redevenue déserte. On voyait encore çà et là des troupeaux – les bergers profitaient des étables vides pour abriter leurs moutons pendant la nuit – puis, dans ces étendues plus vastes du fait qu’elles étaient dépeuplées désormais, étaient apparus les chevreuils. D’un bond ils traversaient les sentiers, en maîtres des lieux. À l’automne, dès l’ouverture de la chasse, les terres d’Accona se repeuplaient ; les hommes qui les avaient laissées pour s’établir ailleurs revenaient, armés de pied en cap, et sillonnaient les champs qu’ils connaissaient comme leur poche. Jadis, seuls les propriétaires pouvaient s’offrir ce plaisir, aujourd’hui un salaire sûr et régulier leur permettait à eux aussi de s’acheter un fusil et des cartouches. Les chasseurs venaient à Accona jusque du Nord : excités, avides d’abattre leur proie, ils tiraient à l’aveuglette dans les buissons. Noir était resté seul parce que, contrairement aux autres, la terre, il ne voulait pas la quitter. Il avait réussi à l’acquérir, elle était à lui. Il avait accompli son service militaire à Pordenone, puis, une fois la guerre finie, il n’avait pas voulu retourner dans le village perdu du Sud où il était né : sa famille et ses frères, il ne voulait pas les revoir. 12 Noir Toscan.p65 12 22/06/2009, 12:08 Il avait gagné la Toscane où de vastes terres, lui avait-on dit, réclamaient des bras. Et il s’était mis en quête d’une ferme à louer, dans l’espoir qu’il parviendrait un jour à l’acheter et à s’y enraciner. Mais les fermes, les propriétaires terriens ne les cédaient qu’à des métayers de façon à en recueillir les fruits sans effort. Aussi, tous les trois ou quatre ans, les familles de paysans, toutes d’origine toscane, changeaient de domaine, espérant obtenir une meilleure terre, et aussi pour prouver au propriétaire qu’il ne les possédait pas, eux. Leur place était immédiatement occupée par d’autres et les antiques maisons qui les abritaient étaient les témoins d’une migration continuelle : personne ne s’attachait à elles. À Noir, la qualité du sol n’importait pas. Il aurait été capable, il le sentait, de tirer des épis de la terre la plus dure. Et pour peu qu’on le lui permette, il se serait consacré à la tâche sur n’importe quel terrain. Après avoir sillonné la Toscane de long en large, de lande en lande, il avait finalement rencontré un métayer de la ferme Montefranchi : « Va donc voir si Rofanello te plaît. C’est la seule ferme libre, lui avait-il conseillé, les paysans n’en veulent pas parce que leurs familles y seraient à l’étroit. Et puis on voit le ciel à travers les trous des murs. Mais à toi qui es seul, peut-être que ça te conviendra. » Rofanello était située dans une zone creusée de profondes crevasses argileuses, qu’on appelait depuis l’Antiquité le « désert d’Accona », et que le vent parcourait sans rencontrer d’obstacle. 13 Noir Toscan.p65 13 22/06/2009, 12:08 C’était vraiment une belle demeure, avec en façade une arche aussi parfaite que si elle avait été tracée par Giotto. Dans un angle manquait un chapelet de briques, de sorte que la bâtisse faisait songer à une personne appuyée sur une seule jambe : laissée à elle-même, il n’aurait pas fallu longtemps pour qu’elle s’effondre. Un pan du plafond de l’étable était tombé, et Noir y avait déniché, pendues à une poutre, une grappe de chauves-souris qui avaient fait pleuvoir une nuée d’excréments sur le sol. Noir les avait saluées comme il aurait salué des chrétiens : chauves-souris et choucas étaient les dieux tutélaires des maisons antiques. Les arches et les voûtes de Rofanello s’hérissaient de briques branlantes et le propriétaire de la ferme avait aussitôt accepté de la lui louer : qu’il la prenne donc cette vieille baraque à moitié en ruine. Cela n’inquiétait pas Noir : Rofanello avait tenu des siècles durant, elle ne s’écroulerait pas maintenant. Il s’occuperait de la remettre sur pied. Une chose à la fois, un jour après l’autre. La terre était argileuse et, chaque fois qu’il pleuvait, il s’y enfonçait comme dans des sables mouvants, il y perdait ses chaussures. Mais le blé n’y poussait pas trop mal. Bien sûr, les alentours manquaient d’arbres mais à cela aussi il pourvoirait. Un pin pressait contre la fenêtre de la chambre à coucher des aiguilles luisantes comme la chevelure d’une jeune femme, et près de lui se dressait un cyprès conique, si beau qu’à le regar- 14 Noir Toscan.p65 14 22/06/2009, 12:08 der on comprenait ce qu’était la perfection. Non loin s’épanouissaient un bosquet de pins et un platane magnifique. L’épargne accumulée par le labeur de nombreuses années permit finalement à Noir d’acheter Rofanello. Non par désir de possession mais pour disposer d’un lieu d’où personne ne pourrait le chasser. Aujourd’hui, dans un rayon de vingt hectares autour de la ferme, de la première à la dernière taupe, du premier au dernier brin d’herbe, tout lui appartenait. Limaces et grillons, lombrics et couleuvres, chauves-souris étaient à lui, et il se sentait responsable de leur tranquillité. Il était le seigneur des semailles, des pignes de pin, des tubercules et des mauvaises herbes, et de cette antique bâtisse que les ancêtres du propriétaire avaient fait construire des siècles plus tôt. C’était la première fois que le domaine changeait de main, et passait dans celles – les siennes – d’un travailleur de la terre. Du propriétaire lui-même, Noir gardait un bon souvenir : c’était un noble de l’ancien temps, incapable de vivre loin de ses domaines, de ses métayers. Il avait laissé une fille qui, de temps à autre, se montrait à Accona, accompagnée de son mari – un damoiseau qui ne comprenait rien à la vie des champs. Quand Noir savait ces deux-là nichés dans leur forteresse du XVe siècle, ça lui nouait les tripes, comme chaque fois qu’il était confronté à des privilèges que ni l’intelligence ni la sueur n’avaient acquis. 15 Noir Toscan.p65 15 22/06/2009, 12:08 Noir avait épousé une femme du pays. Avoir dans son lit une femme d’ici, c’était un peu comme faire l’amour avec la terre, du moins l’avait-il cru. Or Teresa était une fille de paysans et elle éprouvait comme un secret ressentiment contre les bois et les champs. Quand, usé par l’habitude, leur amour s’estompa peu à peu, ce ressentiment se porta sur Noir, qui l’avait conduite ici, en ces lieux que de nombreuses familles avaient fuis pour vivre mieux et s’adapter au progrès. Quelques années plus tard, l’âme consumée par la mélancolie, elle tomba malade et mourut, laissant Noir seul avec Antonio, leur enfant unique. Aux yeux de ce dernier, ce que Noir avait bâti, et dont il hériterait un jour, la ferme et les champs, n’avait aucune valeur. Il avait fréquenté l’école du hameau quand les fils des métayers en emplissaient encore les classes, puis le collège du village. Après, il avait poursuivi ses études à Sienne, où il se rendait par l’autocar qui traversait, deux fois par jour, les terres argileuses d’Accona. Mais il n’avait pas pu les terminer, à cause de Noir qui réclamait constamment son aide. À la fin, pour pouvoir construire son propre destin, il avait décidé avec un ami de partir faire fortune à Milan, retirant à son père le soutien de ses bras. Désormais, les rares fois où il revenait à Accona, avant d’en repartir, Antonio glissait un billet de banque sur le buffet. C’était sa façon de montrer à son père qu’il avait eu raison, qu’abandonner la terre était aujourd’hui le seul moyen de vivre en chré16 Noir Toscan.p65 16 22/06/2009, 12:08 tien. Noir ne touchait pas à l’argent, il le gardait dans le meuble où il conservait le pain qu’il avait pétri de ses mains. Il était convaincu qu’un jour Antonio comprendrait que l’argent gagné ailleurs, devait, pour avoir un sens, être dépensé ici, à Rofanello. Sa terre l’attendait. Il reviendrait. Mais Antonio n’était pas revenu et il n’était plus temps de renouer des liens encore plus fragiles que les plantes fouettées par le vent, pensa-t-il cette nuit-là : désormais, les êtres et les choses s’éloignaient de lui ; désormais, ce qui avait été, n’était plus. Quand son fils l’avait quitté, Noir avait dû prendre un aide pour travailler dans les champs. Il ne pouvait plus se le permettre maintenant. Aujourd’hui c’était Nello qui lui donnait un coup de main, mais il ne savait pas faire grand-chose. Au-dehors, la tempête ébranlait le toit, arrachait les tuiles. « Celle-là aussi passera », se dit-il. Le lendemain, il grimperait sur le toit afin de constater les dégâts et remplacer les tuiles brisées. Mais il n’avait plus la force de jadis : lui aussi se sentait affaibli, comme la maison. Ce jour-là, comme il pleuvait, il avait entrepris de gratter l’enduit sur les murs de l’étable. De temps à autre, fatigué mais l’esprit clair, il s’arrêtait pour contempler le travail accompli. Il se retourna sous les couvertures, incapable de se rendormir. Sans doute à cause d’un volet qui battait. Finalement il se décida à aller le fermer. 17 Noir Toscan.p65 17 22/06/2009, 12:08 Il enfila ses savates, et, longeant le couloir, déclara : « Ce coup-ci je t’attache, que le diable t’emporte ! » Chaque fois qu’il se levait du lit, un frisson lui glaçait l’âme. C’était une sensation inconnue, qui survenait depuis qu’il ne pouvait plus compter sur ses propres forces. Il arrivait qu’il passât toute la nuit sans se vider la vessie, tant il appréhendait de traverser le couloir. Jadis, il se savait prêt à affronter quiconque aurait surgi de l’obscurité. Jamais il ne pensait à prendre son fusil la nuit, ses muscles étaient plus fermes que l’acier, ses réflexes plus vifs que ceux d’une belette. Aujourd’hui, au contraire, il allumait dès le crépuscule le lampion accroché au mur extérieur, celui-là même qu’une bourrasque avait emporté tout à l’heure. Et il s’était surpris à porter son fusil même en plein jour. Il marcha à tâtons jusqu’à la fenêtre : quand il l’ouvrit, une rafale le surprit et le froid le saisit à la gorge. Il attrapa le volet qui battait et le fixa au crochet. Il lui sembla entendre un hululement sinistre et prolongé, distinct des sifflements du vent. Il se contraignit à l’ignorer pour ne pas céder à la peur qui l’humiliait. Il regagna son lit, s’y jeta, l’esprit disputant un moment encore avec les souvenirs, puis enfin, le sommeil s’empara de son être tout entier. * 18 Noir Toscan.p65 18 22/06/2009, 12:08 Le lendemain matin, l’orage était fini mais Noir trouva son jardin dévasté. Terrain détrempé, palissade arrachée par la tourmente, branches du grand pin brisées. La porte de l’étable était grande ouverte et la pluie, chassée par le vent, avait amoncelé feuilles et détritus sur le sol de briques inondé. Le ciel gris oppressait l’âme. Mais Noir pensa : « Il n’y a rien là d’irréparable. » Il alla sous l’appentis écouter les craquètements dus aux vers du bois. Ces bestioles et leur persévérance le fascinaient, elles réussissaient à saper les poutres les plus denses, qui sans elles auraient résisté pendant des siècles. Rares pourtant étaient les hommes qui pouvaient se vanter d’en avoir jamais vu. Il examina le tas de bûches et en choisit deux grosses qu’il emporta dans la maison : « En voilà deux qui brûleront longtemps. » Il les avait coupées lui-même. Elles provenaient d’un vieux chêne abattu avec l’aide du garde-forestier. L’arbre avait cédé sous la hache, s’affaissant lentement sur luimême. Les tout jeunes chênes sont très fragiles. Un caillou dans le sol suffit pour que leurs racines lâchent prise. Mais une fois qu’ils ont commencé à pousser, ils ne craignent plus rien et peuvent durer des siècles. Celui qu’ils avaient abattu était un antique géant, mort tout à coup alors qu’il semblait encore vigoureux. Peu après, sur la souche même, Noir avait repéré un surgeon qui aujourd’hui était devenu un arbre robuste : son fils. 19 Noir Toscan.p65 19 22/06/2009, 12:08 Il attrapa un fagot de petit bois sous l’âtre, alluma le feu et quand la flambée commença de lécher la première bûche, il se mit à fixer le foyer, hypnotisé, depuis son banc. Sous les flammes tournoyantes qui l’enveloppaient et le dévoraient, le bois sifflait et gémissait, dans l’ivresse de son propre anéantissement. À ce spectacle, Noir fut heureux de ne plus être en proie aux passions. Les flammes, jaunes d’abord, montaient et se tordaient, bleutées, avant de décroître, rouges comme les yeux du diable ; puis tout recommençait, elles dansaient à nouveau, pleines de vie. Leur ardeur cependant ne parvenait pas à réchauffer son cœur. « Je regrette de ne pouvoir garder une chèvre dans la maison, le soir on a besoin de sentir quelqu’un respirer près de soi... » réfléchit-il à haute voix. Enfant, là-bas dans le Sud, il avait eu une chèvre pour compagne. Les chèvres ont des pupilles horizontales, une simple fente dans le vert-brun de l’iris. Les anciens les respectaient parce que du haut des rochers elles observaient attentivement la vie du pays, les routes, les barques, elles étaient témoins du moindre événement ; elles en savaient trop pour demeurer innocentes. Combien de fois, enfant, avait-il appuyé son front contre le museau de sa chèvre pour se noyer dans ses pupilles, en quête de son âme. Quelque temps après son arrivée à Accona, Noir avait eu un chien. Fumo était blanc et noir, avec un regard sérieux, sévère. Il avait été éliminé par une 20 Noir Toscan.p65 20 22/06/2009, 12:08 boulette empoisonnée. Noir suspectait Spino, le braconnier, qui rôdait sans cesse dans les parages, à l’affût du moindre animal, posant des pièges dans tout le domaine, tirant le gibier même la nuit, mû par le désir obsessionnel d’anéantir la vie comme s’il avait eu une âme de pierre. Sitôt qu’il devinait sa présence, Fumo s’agitait comme s’il avait flairé une horde de démons. Et un matin où il allait chercher des truffes et qu’il passait près de Rofanello, Spino, pour se venger, avait jeté au chien une boulette de viande mortelle. Fumo l’avait avalée, et aussitôt, allongeant démesurément le cou, il avait vomi une bave verte. Depuis, Noir ne voulait plus de chien. Tuer un chien c’était comme tuer son maître, et il se savait entouré d’ennemis. La journée serait longue. Il s’arrêta sur le perron pour contempler la lande grise et brune, çà et là mystérieusement voilée de brumes. Noir aimait cette campagne, les arbres qui y poussaient : c’était surtout cet amour qui le séparait des autres. Les gens d’ici maltraitaient la nature comme si elle pouvait tout supporter. Ils se vengeaient sur elle de leurs instincts violents, de leurs échecs, de leurs rancœurs accumulées. Ces pentes, ces terres abandonnées n’avaient plus personne pour les défendre. La nature n’avait plus de voix. Avec leurs fertilisants, ils avaient même réussi à polluer l’étang de Casanova : les éclats argentés qu’il lançait s’accompagnaient d’effluves vénéneux emportés par le vent. Jadis, ces eaux étaient le refuge des crapauds, des rai21 Noir Toscan.p65 21 22/06/2009, 12:08 nettes et des canards qui s’ébattaient au cœur des roseaux, et elles nourrissaient les hautes cannes jaunes, aux fleurs brunes et friables, qui, se découpant sur le ciel gris, intriguaient les promeneurs. À la ferme Colombaione, les machines agricoles avaient détruit un autre étang, à la place duquel béait aujourd’hui une grande fosse d’argile aussi inquiétante qu’un puits de chaux vive. Pour finir, ils avaient planté des poteaux électriques au beau milieu des champs et la perspective des collines au loin était maintenant gâtée par le béton. La Copra s’amenuisait en rigole, et entre les buissons qui envahissaient son lit s’amoncelaient des tas d’immondices. Tous ces désastres, heureusement, on ne les voyait pas de Rofanello. Noir couva du regard les cyprès et les chênes qu’il avait plantés autour de la maison des années plus tôt. Si l’on exceptait quelques branches malades qui le préoccupaient, ses arbres l’emplissaient de joie. Ils étaient comme des êtres humains : si on les traitait avec une froide indifférence, ils tombaient malades, ils mouraient jeunes. Il avait lui-même, à la houe, creusé un berceau pour chacun d’eux, un trou large et profond qu’il avait empli de fumier et de terre. Et, pour distinguer les arbres qu’il avait plantés de ceux qui avaient poussé tout seuls, il avait marqué les troncs. Tous ces arbres, qu’il considérait comme ses fils, signaient son passage sur cette terre et témoignaient de son amour pour elle. 22 Noir Toscan.p65 22 22/06/2009, 12:08 Il traversa un petit pré jusqu’au mûrier, qui peinait à grandir. Il l’avait arrosé plus que les autres, il l’avait gavé d’engrais, mais l’arbuste restait avare de feuilles nouvelles, sans pour autant se décider à mourir. « Il me fait gaspiller de l’eau pour rien... S’il continue ainsi, il n’en aura plus », se dit-il. Malgré toutes les choses qu’il se promettait de faire, un insolite sentiment de vide l’étreignit quand, en fin d’après-midi, il remarqua trois hirondelles perchées sur le câble électrique. Les hirondelles étaient devenues rares car les machines agricoles détruisaient les ronces, où vivaient les insectes dont elles se nourrissaient. Noir se rappelait comment, des années plus tôt, quand il y en avait encore beaucoup, elles rassemblaient leurs forces avant d’affronter la traversée de la mer menant aux pays chauds. Elles se jetaient à corps perdu dans l’entreprise. Et beaucoup réussissaient, l’année d’après, à les retrouver, lui et Rofanello, dans la mer de collines d’argile d’Accona. * Il déposa sur la table le pain, le pecorino, une saucisse et un peu de finocchiona. La nourriture passait difficilement, malgré quelques gorgées de vin ; il ressentait une sourde tristesse : il avait l’impression que ce qu’il avait accompli jusque-là ne servait à rien. Ce qu’il aimait et respectait n’était respecté ni aimé de personne. 23 Noir Toscan.p65 23 22/06/2009, 12:08 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Le Dernier Fief, roman, coll. « Minos », 2009. Les Grands Enfants, roman, coll. « Minos », 2009. Le Lac indigène, roman, 2012. Titre original : Buio. © Anna Luisa Pignatelli. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009, pour la traduction en langue française. Noir toscan.indd 4 29/10/2015 16:45:49