L`HOMME SANS MÉMOIRE

Transcription

L`HOMME SANS MÉMOIRE
serge delaive
l’homme sans mémoire
roman
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
L'homme ss mémoire.indd 5
12/08/2015 19:01:24
En rêve, Tchouang-Tseu devint papillon,
Au réveil, le papillon réintégra Tchouang-Tseu.
Lequel était vrai, de ces êtres alternes,
Dans ce cours où s’alternent le rêve et la vie ?
Li T’ai Po
L’eau mêlée de nuits est un remords ancien
qui ne veut pas dormir.
Gaston Bachelard
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
7
19/11/2007, 11:28
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
8
19/11/2007, 11:28
Pour cap’tain Emmanuel Zorn, évidemment.
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
9
19/11/2007, 11:28
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
10
19/11/2007, 11:28
Première partie
HIVER
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
11
19/11/2007, 11:28
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
12
19/11/2007, 11:28
1
Tout ce qui suit est arrivé. S’il ne t’en reste
aucun souvenir, fouille au plus profond de ta mémoire, remonte quelques générations dans les tréfonds de ton cerveau reptilien. Tôt ou tard, des
traces apparaîtront à la surface. Il te suffira alors
de suivre le fil. De te laisser guider. Jusqu’au début. Ne cherche pas à deviner qui précède qui, quel
événement succède à l’autre. Les époques sont des
cercles qui s’ouvrent et se referment sans cesse.
L’infini du temps tient dans un battement de paupières. Voici comment cette histoire s’enroule sur
elle-même.
Là, près du port hérissé de mâts qui tracent dans
le ciel des messages invisibles, dictés par la houle,
le jour penche et vire sur son axe. Les grands navires de l’océan balancent. Pas de vigie aux mâts de
hune. Les voiles sont ferlées. Les membrures et les
boiseries craquent.
Non loin, sur la plage qui dessine le pourtour
de la baie, un enfant accroupi attend. Il écoute la
13
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
13
19/11/2007, 11:28
brise balayer le sable et le silence en retour. Il est
seul et il demande :
– Qui devine les pétales mauves dans le ciel ?
L’enfant a des pressentiments. Ce crépuscule
étrange, zébré de nuages en lanières, indique une
route. Mais aucun but. L’air vif est chargé de désirs
retenus. Les coques des voiliers se heurtent aux
quais et s’entrechoquent dans le grincement plaintif des cordages et des poulies. L’unique certitude
repose au cœur des couleurs qui s’assombrissent,
comme chaque soir. Et puis qui meurent. L’enfant
plisse les yeux. La boule rouge plonge derrière l’horizon qui s’enflamme. De toute manière, il est trop
tard, alors que le soleil s’efface après avoir désigné
une tête, soudain auréolée, couronnée par la gloire
d’un instant qui doit certainement détenir une signification. Mais laquelle ? Étonné par ce qu’il vient
d’entrevoir sans le comprendre, l’enfant s’inquiète :
– Qui s’est aperçu que la nuit est descendue par
les marches, qu’elle s’est effondrée avec des tremblements ?
Il est seul. Seul avec ses questions et ses intuitions. Qui lui suggèrent qu’il n’y aura jamais de
réponse.
14
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
14
19/11/2007, 11:28
2
Plus tard, beaucoup plus tard, un homme accroupi sur ses talons scrutait le sol à la recherche
d’indices. Derrière lui, Ney s’était tourné vers la
vallée en contrebas, vers le torrent qui roule sans
bruit avant de s’enfoncer dans la forêt de mélèzes.
La forêt d’altitude. Ney s’empara d’une tresse de
tabac à chiquer au fond de son sac posé sur le sol
boueux qui ruisselait encore des pluies de la veille.
Il prit le temps de porter quelques filaments bruns
à sa bouche avant de répondre :
– C’est une femelle. Elle regagne sa tanière pour
préparer l’hiver.
L’homme semblait perplexe :
– La pluie a effacé les anciennes traces. Le fait
que les traces fraîches proviennent d’un seul animal ne signifie pas nécessairement qu’il soit solitaire. Il y a peut-être des petits plus haut. Ou un
mâle qui chasse dans une autre direction.
Depuis trois jours, ils traquaient l’ours sans succès. L’animal semblait se moquer de ses poursuivants. Il s’était éloigné sans logique apparente du
15
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
15
19/11/2007, 11:28
lit du torrent, des proies faciles et de l’eau, pour
gravir les pentes abruptes de ce versant de la montagne, descendre, remonter. Sans doute pour se jouer
de ses poursuivants qu’il avait dû flairer à un moment ou un autre, malgré leurs précautions. Ou pour
une autre raison que ni l’homme ni Ney ne parvenaient à se représenter.
En se relevant, l’homme ajouta :
– Je n’ai jamais trouvé de tanière aussi haut
perchée. Et aussi loin du torrent.
Ils restèrent silencieux un long moment, égarés
dans leurs pensées. La nuit s’avançait à rebours et
descendait pas à pas les marches de granit, immenses, taillées à sa dimension. Autour des deux hommes, les pins se clairsemaient pour faire place à des
buissons bas, épineux, et aux rochers couverts de
lichen sur la face affleurante, exposée au nord.
L’ours était passé à cet endroit peu de temps auparavant. Il avait abandonné ses traces, quatre empreintes distinctes. Ensuite, il avait choisi de s’en
aller sur la roche. Quatre preuves nettes, bien dessinées sur le sol humide, que l’animal était grand.
Grand et lourd, à en juger par leur profondeur. Et
qu’il les narguait, à en juger par leur fraîcheur.
– C’est une femelle, reprit Ney. Et l’hiver arrivera bientôt. Demain, à mon avis. Elle est seule.
Elle avance loin de ses petits, loin du mâle. Elle
avance seule et elle n’a plus besoin de nourriture.
Elle avance seule, assoiffée. Elle est vieille, elle
n’est pas rapide. Juste assez pour nous entraîner à
sa suite. Elle sera morte avant l’hiver. Avant de16
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
16
19/11/2007, 11:28
main. Et si nous continuons à la poursuivre, nous
serons morts demain. Ou le jour suivant. Dès que
l’hiver se sera installé.
De lourds nuages s’amoncelaient, accrochés aux
sommets. Le vent glacé engourdissait les jambes et
les bras. La saison était en avance. Mais on aurait
pu lire dans les frémissements de la végétation, dans
les couleurs du couchant, dans la lumière qui sombrait vite et la menace des nuages, dans l’absence
de bruits et la qualité de l’air, les présages d’un hiver précoce. D’un hiver cruel, proche, prêt à s’abattre et à recouvrir la région. Un hiver vorace. Trois
journées de marche les séparaient du village. De
fait, le moment était venu de rebrousser chemin.
Pourtant l’homme renâclait à abandonner sa
proie. Non seulement parce qu’elle était gage d’un
gain substantiel, mais aussi parce qu’elle l’intriguait.
L’abandonner signifiait rentrer bredouille encore
une fois. Une fois de trop. L’abandonner signifiait
une défaite supplémentaire, encore une défaite. Une
semaine gâchée.
– Rentre si tu le veux.
Aucune surprise sur le visage de Ney. Il avait
appris à comprendre le monde de l’homme qui le
regardait maintenant en souriant, de ce sourire ambigu qui le caractérisait, à la fois ironique et désabusé. Bien avant de les exprimer, il avait deviné
que ses avertissements ne seraient pas reçus. Il avait
déjà composé mentalement les excuses qu’il donnerait à sa sœur, lorsqu’il serait de retour sans son
compagnon. Il la rassurerait en arguant que l’ours
17
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
17
19/11/2007, 11:28
était aux abois, que l’hiver n’avait pas encore atteint ce versant de la montagne, que l’homme serait de retour le lendemain ou le jour suivant. Il lui
dirait ça et plus encore. Vite, pour qu’elle n’ait pas
le temps de réfléchir ou d’argumenter. Mais elle ne
serait pas dupe. Pas plus que lui. Alors, il regretterait ses paroles vaines et il se retirerait à l’abri du
regard noir. Il prétendrait avoir un besoin urgent de
repos. La femme aurait un sommeil difficile. Il
l’imaginait en train de se retourner, de se lever, de
se coucher à nouveau, comme s’il se trouvait dans
la pièce contiguë. Tout cela est aisé à prévoir pour
qui connaît ceux qui l’accompagnent. À moins que.
À moins qu’il ne se trompe. Il cracha sa chique de
tabac.
– Je vais rentrer. Je la préviendrai que tu reviendras bientôt. Je partirai à l’aube.
La nuit s’était installée. Elle s’insinuait à travers
les derniers espaces libres. Le ciel se confondait avec
la montagne. L’homme et Ney s’activaient dans
l’obscurité. Quelqu’un craqua une allumette. Un visage effrayant s’éclaira, creusé d’ombres, avant de
disparaître aussitôt dans les ténèbres rendues plus
troublantes. Comme si la nuit révélait avec son scalpel ce que nous dissimulons le jour, sous nos masques, sous la surface lisse et trompeuse de nos
apparences, méditait l’homme occupé à fermer l’abri
de branchages qu’il avait sommairement établi.
Il n’y avait rien à dire. Il suffisait de lutter contre
les marteaux du gel, couchés l’un contre l’autre.
Après un certain temps, les corps se réchaufferaient,
18
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
18
19/11/2007, 11:28
puis le sommeil viendrait. L’homme retournait en
lui l’énigme posée par l’ours. Il voyait la femelle,
tapie quelque part, non loin de l’abri. Il l’imaginait, rôdant alentour, observant le refuge de branchages à travers la nuit qu’elle perforait. Il se
concentrait sur l’animal posté en vigie qui, patiemment, attendait que le souffle humain s’éteigne. Que
la vie s’en aille. Il désirait de toute son âme débusquer l’animal au plus vite. Le combattre au couteau. Dispenser la mort qu’il sentait battre en lui,
entre chacune des pulsations de son cœur. Lui,
l’homme fatigué, que cette mort et ses pétales refusaient obstinément de quitter. Alors son esprit fut
vide et l’homme n’eut plus de prise à laquelle
s’agripper. Machinalement, sa main se referma sur
les pierres fétiches.
Sa nuit fut troublée par des rêves étranges. Lorsqu’il s’éveilla, avec la sensation de ne pas avoir
dormi, Ney était parti depuis longtemps. L’homme
écarta les branches qui fermaient l’abri. Un ciel clair
et hospitalier l’accueillit au dehors. Aveuglé par les
scintillements de lumière, il fut contraint de fermer
les yeux. Puis, peu à peu, la vision revint. Il découvrit que le monde blanc avait effacé le monde gris.
Il distingua les traces de pas que Ney avait laissées
dans la neige poudreuse. Hiver précoce. Rude hiver. Ce n’était pas pour lui déplaire. Les traces prenaient la direction de la vallée.
Lentement, l’homme s’étira. En même temps,
il distendait la corde, prête à rompre, d’un silence
absolu.
19
DELAIVE L'homme ss mémoire.p65
19
19/11/2007, 11:28
DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Le Livre canoë, poèmes, 2001.
Café Europa, roman, 2004.
Les Jours suivi de Ici là, poèmes, 2006 (Prix Marcel Thiry
2007).
Argentine, roman, 2009.
Art farouche, poèmes, 2011.
Carnet de Corée, 2012.
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
(poésie)
Légendaire, Les Éperonniers, Bruxelles, 1995.
Monde jumeau, Les Éperonniers, Bruxelles, 1996.
Par l’œil blessé, L’Arbre à paroles, Amay, 1999.
Revolver, L’Acanthe, Namur/Bruxelles, 1999.
En rade, Décharge/Gros textes, Toucy/Châteauroux-les-Alpes,
2006.
Poèmes sauvages, Maelström, Bruxelles, 2007.
Le Sexe des bœufs, illustré par Robert Varlez, Tétras Lyre,
Soumagne, 2008.
Une langue étrangère, avec une illustration de Marilu Nordenflycht, L’Arbre à paroles, Amay, 2008.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2008.
L'homme ss mémoire.indd 4
12/08/2015 19:01:24

Documents pareils