DRÔLE DE VOYAGE (1933) LA QUÊTE DU BONHEUR

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DRÔLE DE VOYAGE (1933) LA QUÊTE DU BONHEUR
DRÔLE DE VOYAGE (1933)
Fortunat Strowski
LA QUÊTE DU BONHEUR
Drôle de Voyage , de Drieu la Rochelle
Gringoire n° 237 – 19 mai 1933
Dimanche dernier, j’ai été surpris par une terrible averse ; je me suis réfugié sous
une porte cochère, et j’ai regardé. J’ai regardé les femmes qui couraient.
Tout à l’heure, elles avaient des démarches comme il faut, des démarches affectées, des démarches étudiées. Elles se faisaient valoir. Impossible de savoir ce qu’elles
étaient, au vrai ! La pluie les rendit à leur naturel. Les unes couraient de la fesse et les
autres du jarret ; celles-ci appuyaient lourdement le talon et celles-là bondissaient sur la
pointe des pieds. Leur grâce ou leur disgrâce se révélait tout entière, avec le secret de
leurs muscles !
Ainsi les romanciers dits psychologues, dès le début de leur livre, aiment à
déchaîner l’averse sur leurs personnages, je veux dire qu’ils les jettent en pleine crise,
pour les forcer à montrer, dans la course sous la tempête, ce qu’ils ont au fond du sac.
Racine, dans ses tragédies, excellait à réunir dans les cent premiers vers tous les
éléments d’une crise mortelle. Beaucoup de nos auteurs ont changé de méthode. Ils
considèrent la crise comme un moyen trop facile et trop banal.
Dans Drôle de Voyage (1), M. Drieu la Rochelle ne déchaîne aucune averse. Il
préfère prendre les gens dans le tran-tran de leur vie normale. Il attend qu’ils soient à
l’abri pour les faire parler ; tout ce qui leur arrive leur est apporté par le courant incertain de la destinée, et se heurte mollement aux menus obstacles de la rive : ce qu’on
appelait « bâtons flottants sur l’onde » ; ce qu’on appelle « la politique du chien crevé ».
C’est qu’il est avant tout psychologue et plus vraiment psychologue que tous les
autres romanciers. Ce révolutionnaire, ce hardi novateur, après avoir convoité la terre
entière, et même la terre promise, s’arrête devant le cœur et le caractère des gens. Il n’y
jette pas de ferment ; il n’allume pas le feu sous la marmite. Mais avec quelle curiosité
il en soulève le couvercle ! Avec quelle joie il traduit ses découvertes en formules nerveuses !
Gille a trente-cinq ans, un peu d’argent, de l’intelligence. Deux ans plus tôt, il
avait subi l’averse. « Un fameux vent avait passé qui avait enlacé, sollicité, emporté
dans un gros tourbillon convulsif tout son être. L’amour, l’amitié, toutes les passions
s’étaient entre-choquées. Tout s’était brisé et il s’était retrouvé nu, dans la vérité
atroce de la solitude. » Depuis, il s’était rhabillé, mais il n’avait pas racheté de mobilier
intérieur.
Et maintenant, loin du gros temps, il se repose à la campagne, en Béarn. C’est la
fin d’août ; il fait très chaud. Ses hôtes sont les Cahen-Ducasse. Mme Ducasse, fille de
notaire, qui avait dû être « un fort gracieux laideron vers 1895 » avait épousé jadis M.
Bernard Cahen, artiste et père de trois enfants. M. Bernard est mort ; les trois Cahen, y
compris Mme Cahen-Ducasse, sont les amis de Gille, qui prend ses vacances chez eux.
M. Drieu la Rochelle commence par nous raconter les conversations de cette
société compliquée, où la différence des sangs et des traditions s’ajoute à celle des
caractères. Et puis la chaleur est si lourde !
Tout à coup une famille apparaît et s’installe, lord Owen, sa femme et sa fille.
Lord Owen est « lord » et vieil ivrogne ; sa femme est juive et encore appétissante.
Quant à Béatrix, mince, noire de peau, avec de tendres yeux bleus et des dents magnifiques, Béatrix « éloignée de toute réalité par les voyages, les villégiatures, l’instruction,
les soins de sa mère », du premier coup, elle attire les regards de Gille.
Gille se demande s’il ne va pas l’aimer. Mais il ne sait pas bien s’il la désire.
D’ailleurs, elle est riche : « Ne croyons pas, dit le romancier-analyste, que Gille ne désirait pas Béatrix, alors qu’il désirait en elle, entre autres choses, son argent. Il n’aurait
pu désirer cet argent sur un corps affreux, mais un corps assez joli était orné par l’idée
de l’argent, comme par un bijou – en attendant d’en être flétri ». Je pense que vous
avez goûté cette phrase, contenant et contenu… Complétons votre plaisir par cette citation : « La volonté de puissance sexuelle se confond avec celle de la puissance sociale.
Au moment où, dans une maison de passe, un homme quelconque croit rendre heureuse
une catin, il s’imagine que tout le monde le voit, et il se réjouit au moins autant dans
son esprit que dans sa chair ; il se dit que sa prouesse sexuelle, en lui assurant l’admiration du monde, augmente d’autant son éclat social et donc les chances de son lucre ».
Sans l’orgueil, quoi qu’en disent les psychologues de l’amour moderne, la sexualité
n’irait pas si loin ! Lady Chatterley trouve un sujet d’orgueil à couronner de fleurs son
idole !
L’orgueil et le lucre aidant, Gille devrait se précipiter dans des fiançailles satisfaisantes à tous égards. Mais il est de ces hommes d’aujourd’hui qui ignorent l’entêtement et qui fuient les décisions de peur d’avoir à s’y tenir.
Il ne convoite qu’à demi l’argent et à demi la fille ; ces deux demi-désirs, en
s’additionnant, ne font pas le quart de tout un désir ! C’est la loi de la vie.
Pourtant Gille va se laisser peu à peu attirer dans le piège des fiançailles, parce
qu’il n’a pas même la force d’inertie : il n’a que la faiblesse d’inertie.
Les Owen ont leur séjour habituel à Grenade. Gille les y rejoint. Plus il voit
Béatrix, moins il l’aime ; plus il voit les Owen, moins il se défend. Fiançailles officielles ! Puis fiançailles languissantes ! Gille s’aperçoit de beaucoup de choses tristes,
nobles ou même ignobles, qui sont de connivence avec sa faiblesse ; et il ne se marie
pas.
La fin du roman est complexe et belle. J’en ai été touché. J’y ai retrouvé de mes
connaissances : Epictète, La Rochefoucauld, Pascal et une vieille paysanne, ma voisine,
sèche comme une trique, qui, à soixante-quinze ans, défonçait les portes et pillait les
maisons… Du fort, du faible et du mixte !
M. Drieu la Rochelle est donc analyste, mais il n’analyse pas : il condense. Il a
une méthode à lui ; elle disloque à la fois et resserre les phrases. Il reprend dans des formules imagées tous les ressorts qu’il a démontés et il les remonte à sa manière qui
semble paradoxale parce qu’elle est juste. Ses liaisons d’idées lui sont particulières ;
elles déconcertent et puis elles satisfont. Il aime les généralités. Il conclut pour tout
être humain. Son style n’a pas de naturel. Son langage est plus volontaire qu’artiste.
Son esprit n’est pas tranquille. En faut-il beaucoup plus pour faire un grand écrivain ?
Son livre n’est pas consolant ? Qui sait ?
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(1) Un volume aux Editions de la Nouvelle Revue Française.
Edmond Jaloux
DRÔLE DE VOYAGE par Drieu la Rochelle
Les Nouvelles Littéraires n° 560 – 8 juillet 1933
Il y a beaucoup de choses à dire du nouveau roman de M. Drieu la Rochelle,
Drôle de Voyage. Et d’abord que c’est de beaucoup le meilleur livre qu’il ait écrit jusqu’ici.
Ce que nous lui reprochions surtout, c’était le manque d’étoffe de ses livres ; la
sécheresse du sujet s’accordait à une sécheresse du débit qui ne laissait pas parfois
d’être décevante. Avec Drôle de Voyage, il en va tout autrement. Nous trouvons ici un
ouvrage qui a de l’envergure, des personnages nombreux, une observation constante des
choses et des gens, un ton enfin, tout particulier, qui appartient en propre à M. Drieu la
Rochelle.
Si l’on cesse de tenir compte de certaines particularités de notre temps, très
extérieures, très visibles et qui sont à la mode du jour, on trouve ici un roman mondain
assez analogue à certaines œuvres de ce genre parues vers 1890, c’est-à-dire aux romans
de Paul Hervieu et à quelque-unes des œuvres de M. Abel Hermant. Cela n’est pas évident parce qu’on est plus frappé par des particularités de la forme que par le fond du
livre, mais enfin, ce goût de moraliser, ces aventures mi-sentimentales, mi-érotiques, ce
ton spirituel, distant, presque abstrait, cette science de la vérité, ce sont là justement des
qualités traditionnelles que nous avons remarquées fréquemment. Si nous soulignons
ces ressemblances, c’est parce qu’il est amusant de voir que les hommes qui ont montré
le plus de mépris à l’égard de leurs prédécesseurs, le plus de volonté de faire œuvre originale ne peuvent s’empêcher cependant de retomber dans un cadre habituel et d’apporter à des scènes qui sont d’aujourd’hui une façon d’envisager qui était assez bien celle
qui leur a inspiré tant de dédain. Le plus curieux, ici, est de voir que M. Drieu la
Rochelle retrouve visiblement les lois du roman français, non par la connaissance de
nos maîtres, mais par l’influence, très sensible chez lui, de M. Aldous Huxley, qui est le
plus Français des Anglais, et qui a écrit avec beaucoup d’art, de style et une précision
cruelle et charmante des scènes où nous retrouvons l’écho familier d’Anatole France
(Jaune de Chrome), ou de Marcel Proust (Contrepoint). Ce va-et-vient d’une littérature
à l’autre, ces sinuosités, ces influences, ces échanges, ces rapports, voilà évidemment
une grande source de plaisir pour le critique. M. André Gide a écrit autrefois que les
influences étaient nécessaires, ou plutôt qu’elles ne sont que des reconnaissances. Il
faut toujours revenir à cette vérité essentielle qu’il y a peu d’œuvres originales, mais
que beaucoup d’esprits le sont. Celui de M. Drieu la Rochelle évolue avec beaucoup de
personnalité au milieu d’un roman qui est cependant pour nous plein d’échos.
Au milieu de Drôle de Voyage se dresse l’amusante silhouette du héros, lequel
est Gille Gambier que nous avons déjà vu dans L’Homme couvert de Femmes, rapprochement qui permet de mesurer le progrès considérable de M. Drieu la Rochelle de ce
livre-là à celui-ci. Tout ce qui touche la personnalité de M. Gille Gambier est particulièrement savoureux. Gille Gambier souffre de la solitude, mais il lui est à peu près
impossible de la rompre, et comment pourrait-il la rompre ? « Ne savez-vous pas qu’un
homme et une femme ne peuvent vivre plus de deux heures ensemble sans s’ennuyer et
que cette chaîne traînante, ils doivent l’enrouler à la seule roue des jours qui est le travail ? »
Un homme et une femme ne peuvent-ils vivre plus de deux heures ensemble
sans s’ennuyer ? Voilà ce qu’il resterait à démontrer. La réflexion de M. Drieu la
Rochelle prouve surtout que ses personnages s’ennuient vite et qu’ils ont peu d’imagination, car, lorsqu’on en a, on s’ennuie peu avec les êtres ; si on le fait, c’est uniquement parce qu’on se retrouve immédiatement soi-même et qu’on ne peut échapper au
propre ennui que l’on se cause. Il y a du satiriste en M. Gille Gambier, pour ne pas dire
en M. Drieu la Rochelle, et ce satiriste se satisfait souvent de peu de choses. Quand il
dit qu’il y a trop de comtes et de comtesses à Paris, il fait de ces réflexions qui n’ont pas
beaucoup de sens et qui ne sont pas très drôles ; mais, par moment, au contraire, il lui
échappe d’admirables épigrammes qui nous rappellent volontiers – et ceci est encore un
retour d’Oxford – celles d’Oscar Wilde : « Au fond, il n’y a aucune différence entre les
filles et les femmes. Les filles qui ne sont pas encore mariées ne veulent pas trop
s’amuser parce qu’elles veulent trouver un mari, et les femmes mariées ne veulent pas
trop s’amuser non plus pour garder leur mari ».
Nous trouvons plus loin cette autre phrase qui est charmante : « Il faudra vous
résigner, Madame, à voir votre fille épouser un homme plaisant qui la trompera ou un
homme déplaisant qu’elle trompera ».
Tout cela est du plus joli esprit, et ce n’est pas pour rien que, vers la fin du livre,
nous apprenons que Gille Gambier s’en va lire un peu de Chamfort, « autre ascète ».
Le défaut général des livres de M. Drieu la Rochelle, c’est que, méprisant
l’amour, il fait des livres d’amour où personne n’aime. Du moins, les écrivains qui le
précédaient faisaient des livres d’amour où les gens étaient amoureux, c’était plus amusant. L’absence de sentiment ne renouvelle pas un genre romanesque qui continue à
s’occuper des mêmes choses. Qu’un homme rompe avec une femme qu’il a aimée ou
avec une femme qu’il n’a pas aimée, cela ne fait pas un sujet de roman très varié ; la
seule différence est que la première situation autorise une intensité dans le récit et que la
seconde ne le permet pas.
Donc, notre Gille Gambier est en séjour à la campagne, chez des Juifs fort intelligents, les Cahen-Ducasse. Ces Cahen-Ducasse lui ressemblent comme des frères ; ils
passent ensemble leur temps à dépecer leurs contemporains, non par méchanceté, mais
comme des enfants leurs jouets, pour savoir ce qu’il y a dedans. Quand ils ont fini par
s’apercevoir qu’il n’y a rien, ils recommencent le même travail et mettent quelque chose
dans leur analyse, c’est-à-dire dans les gens qu’ils considèrent abstraitement. Ce jeu les
amuse beaucoup et flatte leur mépris de l’humanité, mépris qui vient uniquement de ce
qu’ils sont des intellectuels. Ces premières pages du livre ont un ton très amusant et
reflètent exactement celui de la société contemporaine, comme les romans de Paul Her-
vieu et de M. Abel Hermant, auxquels je faisais allusion tout à l’heure, reflétaient de
même le ton de la même société entre 1895 et 1905. J’ajoute qu’en dehors de certains
tics de paroles et de certaines affectations contemporaines, ce ton-là est toujours à peu
près le même, et pour vous donner d’autres exemples, il ne faudrait pas trop me pousser
pour que je vous renvoie aux propos de la Société du Bout du Banc, dans les Mémoires
de Madame d’Epinay.
Sur ces entrefaites, un groupe d’Anglais descend chez les Cahen-Ducasse. Leur
fille, Béatrix, s’intéresse incontinent à Gille qui lui sert aussitôt son répertoire qui
consiste à lui dire des choses désagréables et hargneuses toutes les fois qu’elle lui parle
et à regretter son attitude dès qu’elle s’éloigne de lui. C’est une psychologie très
humaine. Mais cette tactique réussit à Gille, et quand Béatrix repart pour l’Espagne, il
s’aperçoit qu’il a beaucoup d’autorité sur elle. Les deux jeunes gens s’écrivent des lettres brèves mais qui indiquent cependant chez eux un excès de quelque chose. Je ne
peux pas vous dire quoi, puisqu’il ne s’agit exactement ni de tendresse, ni de passion, ni
de sensualité, mais après tout d’une sorte de marivaudage physique qui a aussi bien sa
valeur d’être que le marivaudage sentimental de l’auteur du Jeu de l’Amour et du
Hasard.
Gille se sent de plus en plus seul, et, pour accroître le sentiment de sa solitude, il
fait aussitôt la cour à une femme, Madame de Bécourt, qu’il appelle la Renaude parce
qu’elle a l’air d’une paysanne. Cela nous vaut la peinture d’un nouveau marivaudage
physique que nous ne suivons pas toujours de très près, car les choses des sens s’accomodent mal du langage amphigourique que déploie à ce moment M. Drieu la Rochelle.
Nous sentons que ces deux amants désolés s’accordent très mal entre eux. M. Drieu la
Rochelle entre dans un grand luxe d’explications qui embrouillent singulièrement la
question. Quand on parle d’amour physique, il faut être brutal pour se faire entendre,
tant pis pour les oreilles pudibondes. Nous comprenons bien que Madame de Brécourt
n’est pas très heureuse avec son mari, mais elle ne l’est pas davantage avec Gille qui lui
fait cependant un grand nombre de scènes, suffisamment, je pense, pour qu’elle trouve
du plaisir à être avec lui. Au fond, Madame de Brécourt a l’impression d’avoir deux
amants, son mari et Gille. Dans ces conditions-là, on ne comprend plus rien à son
désespoir. Gille, qui est en train de se fiancer avec Béatrix Owen, est de plus en plus
exigeant, ne veut pas qu’elle le quitte ni lui propose de divorcer pour lui. Après quoi, il
s’en va à Grenade retrouver Béatrix. Pourquoi ne s’entend-il pas davantage avec elle ?
Cela non plus n’est pas extrêmement clair.
« C’est un garçon généralement endormi, dit quelqu’un de lui, qui ne se remue
dans la vie que quand il rêve. Il a rêvé qu’il avait une histoire avec votre fille. Maintenant, il va se réveiller et s’en aller dormir plus loin pour bientôt rêver de nouveau. »
Dans la notice qu’il a visiblement écrite sur son livre, M. Drieu la Rochelle
ajoute : « Toute histoire est une énigme ». Cette formule nous plaît assez. Après tout,
c’est sans doute pour cela que nous aimons les histoires. Les plus claires nous lassent
vite. Il est vrai qu’une histoire écrite par un homme de talent n’est jamais absolument
claire.
Il n’en est pas moins vrai que M. Drieu la Rochelle cherche toutes les raisons du
monde pour nous expliquer pourquoi son Gille Gambier, étant venu à Grenade pour voir
Miss Owen, n’a plus qu’une envie qui est de repartir. On pourrait croire, évidemment,
que c’est parce qu’il ne l’aime pas. Mais il n’a jamais été visible qu’il l’ait aimée. Il
déclare avec une gracieuse muflerie au père de la jeune fille que s’il s’en va, c’est parce
qu’il ne veut pas se marier avec la société représentée par lord Owen, c’est-à-dire une
société capitaliste ; il lui laisse entendre aussi qu’il l’a désirée à cause de son argent et
qu’il la quitte pour la même raison. C’est un célibataire qui, pour aimer son célibat, a
tout le temps besoin d’être sur le point de le quitter. Mais alors, pourquoi diable se
plaint-il toujours de sa solitude ? Il y a chez M. Gille Gambier de la dromomanie sentimentale. C’est un état comme un autre. Il a l’avantage d’être assez neuf en littérature.
Pour un peu, je louerais volontiers M. Drieu la Rochelle de l’exprimer. Si je ne le fais
pas de tout cœur, c’est que, malgré tout, le lecteur qu’il y a dans tout critique éprouve un
peu d’agacement devant cette indécision. Gille Gambier fait parade de ses paniques
comme les don Juan du roman vers 1885 faisaient parade de leurs bonnes fortunes.
Après tout, rien n’est plus difficile pour l’homme que d’être simple.
Un ami de Béatrix Owen vient faire la morale à Gille et lui dit qu’il n’a pas de
cœur et qu’il est voué à la solitude du désir. Gille réfléchit là-dessus : « On voulait tuer
en lui le rêve qui était son tourment et son orgueil, le rêve qui était un hommage si follement crédule à la vie. Il mourrait s’il ne pouvait plus croire que la vie lui offrirait une
créature tout à fait réussie. Non, il continuerait son drôle de voyage à la recherche de
cette charmante femelle qui satisferait à la fois sa peau et son cœur ».
Il y a chez M. Drieu la Rochelle une vérité centrale, une vérité psychologique
qu’il travaille à dégager depuis ses premiers romans et qu’il n’a pas encore exprimée
complètement. Il en est plus près que jamais dans Drôle de Voyage. Mais ce n’est pas
tout, il y a encore quelque chose à dire ou plutôt à mettre au point. Ce cynique aboutit
naïvement à l’idée puérile de trouver un jour une créature tout à fait réussie. Mais il sait
sans doute qu’il ne la trouvera pas, ce qui le sauve. Que deviendrait un Gille Gambier
apaisé ? Entre-temps, notre Gille fait des prophéties et des observations sur l’état actuel
de la société et de l’Europe. Il croit l’une et l’autre beaucoup plus mal évidemment
qu’elles ne le sont. Rien n’est plus facile à prévoir que les catastrophes. Cela donne
même de l’esprit aux gens qui n’en ont point. Je ne dis pas cela pour Gille Gambier qui
en a beaucoup. Entre-temps, il raille la France, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie :
« Ce sont de vieilles dames gâteuses, dit-il, et qui, tardant à mourir, empêchent d’hériter une grande jeune femme que j’aime et qui s’appelle l’Europe ».
Et il se déchaîne contre les douaniers de la façon la plus comique. Tous les
voyageurs le comprendront…
Il y a chez Gille Gambier – pour ne pas dire chez M. Drieu la Rochelle – une
extrême impatience qui le ferait bousculer volontiers la société contemporaine pour voir
ce qui naîtra. Les réformateurs les plus candides ont souvent quelque chose de néronien. Cela se dégage assez visiblement des discours exaltés de Gille. Mais s’il aime
l’Europe future, il l’aime un peu comme les jeunes femmes auxquelles il fait la cour :
dès qu’il les voit de près, il prend la fuite. Je ne suis pas sûr que la nouvelle Europe
donnerait à Gille Gambier plus d’agrément que Béatrix Owen ou la Renaude.
Robert de Saint-Jean
La vie littéraire
DRÔLE DE VOYAGE par Drieu la Rochelle
La Revue Hebdomadaire n° 29 – 22 juillet 1933
Drôle de Voyage est un livre plusieurs fois typique. Par rapport à l’auteur,
d’abord, qui n’a jamais fait plus « Drieu » que cette fois-ci ; à ce point de vue, ce roman
est, me semble-t-il, le plus réussi des romans de Drieu, parce que la distance qui sépare
toujours le créateur de sa création est ici réduite à peu de chose. Il y a coïncidence parfaite, presque tout le temps, entre la voix de Gille et les grognements de Drieu, entre
l’ironie molle et piquante, les regards tour à tour chargés d’insolence, de muflerie et de
naïve coquetterie, les manèges industrieux et paresseux de l’un, et l’apparence habituelle de l’autre, son ruminement méditatif indéfini. Cela vaut la peine d’être noté, si l’on
se rappelle la difficulté extrême que certains écrivains éprouvent pour trouver un ton
simple et direct, précisément parce qu’ils se sentent écrivains, la littérature ayant été
donnée à l’homme de lettres pour dissimuler sa pensée plus durablement que ne le lui
permet le langage. Qu’on relise les premiers livres de Drieu, non seulement les poèmes
en prose, mais ses premières nouvelles, et l’on verra ce que je veux dire : il y a beaucoup plus de fioritures, de séduisants artifices et d’ornements de mode dans ces œuvres
que dans Drôle de Voyage, où l’effort d’épuration est frappant. Le public écoute un
livre beaucoup plus qu’il ne le lit, il l’écoute comme le chien écoute un disque ; et le
chien trouve le disque bon s’il reconnaît une voix humaine. Or, dès le début de Drôle
de Voyage, nous dressons l’oreille.
Typique, ce roman l’est encore par rapport à l’après-guerre et à l’école littéraire
de l’après-guerre. Drieu, avec Morand, avec bien d’autres, appartient à cette troupe
brillante et tapageuse qui a surgi à peu près avec la paix, culbutant les critiques, éberluant les lecteurs par une syntaxe aussi brisée que le jazz, par des métaphores aussi bariolées que les plumes des sauvages. Peu à peu, à mesure qu’ils faisaient carrière, qu’ils
mûrissaient, nos sauvages ont perdu leurs plumes et ont paru alors beaucoup moins sauvages. A côté de Tendres Stocks, tatouage d’un rapin qui s’amuse, Londres fait l’effet
d’avoir été écrit par un ingénieur. Et La Valise vide se dissimule sous toutes sortes
d’oripeaux auxquels Drieu a renoncé aujourd’hui. Drôle de Voyage se présente donc au
conseil de révision de la critique presque nu, et il est aisé de voir à quoi ressemble ce
dernier-né de l’après-guerre.
Eh bien, il y a plus d’un trait commun avec certains livres d’avant-guerre. Grâce
à leur manteau d’images, nous ne distinguions pas très bien l’anatomie exacte de beaucoup de ces écrivains nouveaux, dont la nouveauté, bien moins révolutionnaire qu’on ne
l’a cru, n’a fait que prolonger, on s’en aperçoit maintenant, telle ou telle de nos traditions littéraires les mieux établies.
Il y a une certaine parenté entre le Gille de Drôle de Voyage et quelques personnages de Psychologie de l’Amour moderne. M. Paul Bourget nous a montré, jadis, des
mondains voluptueux, oisifs, psychologues (et même diplomates, comme Gille) qui ressemblent par plus d’un côté aux mondains psychologues, oisifs et voluptueux que nous
trouvons ici. Les uns et les autres ont le don du sarcasme, de l’observation aiguë et
malicieuse, voire même de l’esprit boulevardier. (Flers et Caillavet auraient pu écrire :
« Il faudra vous résigner, Madame, à voir votre fille épouser un homme plaisant qui la
trompera ou un homme déplaisant qu’elle trompera » et Capus : « Qu’est-ce qu’un bon
ménage ? C’est une caisse d’emballage sur laquelle une main mystérieuse a écrit le
mot fragile. Chacun prend le mot au pied de la lettre et ne manie qu’avec précaution ce
colis qui arrivera ainsi à la gare terminus sans s’être cassé ».)
Sur les rapports de l’amour et de l’argent, Gille exprime avec franchise des opinions que ses aînés, cercleux à monocles et à belles moustaches de soie blonde, professaient dans leur for intérieur mais, par pudeur ou par hypocrisie, se gardaient bien de
formuler à voix haute. Gille n’épouserait pas une fille laide pour de l’argent, possédant
lui-même de quoi vivre dans une modeste indépendance, mais il avoue que la fortune, le
rang et ce que l’on nomme avec tant de sérieux « la situation mondaine » ajoutent à
l’éclat d’une jolie femme et, pour tout dire, à son attrait. Cette opinion de Gille pourra
paraître complètement inintelligible à certains que je connais bien, mais il faut reconnaître qu’elle est partagée par beaucoup de Parisiens, même exempts de snobisme – sans
compter les provinciaux. Tel est l’étrange alliage qu’on trouve dans le cœur de Gille :
« Après tout, de quoi est fait le désir… ? Qu’on soit homme ou femme, à propos d’un
homme ou d’une femme, la volonté de puissance sexuelle se confond avec celle de la
puissance sociale ». Ailleurs : « C’était la richesse. C’était une femme riche. Aussitôt
le cœur de Gille bondit deux fois plus fort ». Tout cela n’est pas très beau mais, surtout,
pas très nouveau. Maupassant a dépeint plus d’un don Juan épris autant de la victoria et
des chevaux de sa maîtresse que de sa maîtresse elle-même. Et M. Marcel Prévost
aussi, et Paul Hervieu, et d’autres. La seule différence, c’est que la dame, couverte de
faux cheveux, de voiles et de plumes, défendue par vingt-deux sous-vêtements (chiffre
vérifié par M. Paul Morand), n’avait pas cet air de jeune animal cruel et propre qu’ont
les jeunes femmes dont se pique notre Gille. Lorsqu’on voit le séduisant croquis que M.
Drieu la Rochelle trace de Béatrix, « charmante avec ses yeux vastes, le dessin souplement modelé de ses tempes et de ses pommettes, ses belles lèvres renflées et la splendeur d’hiver de ses dents », on a envie de dire à Gille : « Ne pensez qu’à ces vaines
richesses, oubliez les autres, qui ont si peu de réalité ».
L’impuissance sentimentale de Gille, ses élans et ses retombements, ses vains
efforts pour se fixer dans une grande passion, sont autrement sérieux que les déboires et
les défaillances de ses aînés, qui finissait presque toujours par une promenade à cheval
ou une partie de poker. Quand nous serons à mille, nous ferons une croix blanche :
combien de héros de romans (si l’on peut appeler héros ces girouettes) avons-nous vus
dans ces dernières années qui, tous, échouaient à réussir leur petite cristallisation ?
Disons plutôt qu’ils la réussissaient, puis la détruisaient aussitôt par abus d’analyse et de
lucidité. Gille court après un fantôme, cherchant non pas une femme, mais la femme.
Béatrix n’est qu’un prétexte, la Renaude un passe-temps, et bien d’autres, avant celleslà, se sont pareillement évanouies sous le regard insistant de ce sceptique tourmenté de
métaphysique. Cette vaine poursuite d’ombres donne à Gille une certaine grandeur, la
grandeur du fou qui se cogne indéfiniment à des reflets. Mais cette grandeur se cache
sous un air de fatigue et de morne résignation, et il est difficile de trouver du ton chez ce
Gille à cause de cet air de « gueule de bois » que l’auteur lui-même lui reconnaît.
Non seulement l’habitude de s’analyser, mais aussi le culte superstitieux d’une
liberté totale (et abstraite) ont condamné Gille à la réclusion perpétuelle. Il a peur (et
cela le rapetisse singulièrement) de manquer le monde pour un être, d’être pris au piège
du bonheur, de ne plus connaître le plaisir solitaire de la disponibilité. (Gageons que,
tout petit-neveu qu’il soit de Paul Bourget ou de Paul Hervieu, Gille a lu et relu Les
Nourritures terrestres.)
A vrai dire, la parenté entre Gille et les mondains gentiment anarchistes, don juanesques et noceurs du siècle dernier ne peut être que superficielle. Ce qui est neuf, chez
Gille, c’est une certaine forme de l’inquiétude et du pessimisme. Contrairement à ce
que pourraient croire les lecteurs de M. Daniel-Rops, l’inquiétude n’est pas une création
moderne, mais ce que l’après-guerre a inventé, c’est une manière originale d’être
inquiet ; celle que Gille partage avec ses semblables peut se caractériser par un trait : la
dissolution de la personnalité. A partir d’un certain degré de gravité, la crise du moi ne
peut se résoudre que par la rupture ou l’évasion (on sait les pitoyables subterfuges auxquels a recours le héros de La Valise vide ; on sait qu’Alain, dans Le Feu follet, finit
par s’abîmer dans la drogue). Dans la plupart des cas, la sensation du plaisir de l’amour
suffit à rassasier le malade : Gille pratique et célèbre ce culte de la sensation, de la Vie
pour la Vie (avec un grand V), son seul divertissement.
Le sentiment de la mort de notre civilisation et, plus étroitement, de l’agonie du
capitalisme n’a rien de commun, non plus, avec les pressentiments très littéraires de fin
du monde qui couraient entre 1890 et 1900. Remarquons que nos Cassandres se répètent, et que ce qu’elles annoncent est peut-être déjà arrivé ; un grand nombre de formes
sociales sont mortes à jamais, d’autres se sont créées et ont pris leur place. Je soupçonne un peu Gille de se complaire aux prophéties funèbres, et d’aimer cette odeur de
cimetière si à la mode dans la littérature depuis Barrès. Peut-être est-ce la nature secrètement féminine de Gille qui le pousse à frissonner ainsi dans le noir… – car Gille
possède trois caractères étrangement féminins : le besoin de plaire à tous, le désir de
s’oublier dans l’amour et le mépris des femmes. Comme il voit tout, il voit cela aussi,
et n’en est qu’à moitié fier. Béatrix lui crie un jour : « Vous méprisez les femmes » et il
répond en gémissant : « Non, je ne les méprise pas. Je ne méprise pas l’argile dont est
fait mon cœur ».
Les longs dialogues de Drôle de Voyage contiennent plus d’un raccourci de cette
espèce.
A vrai dire, ce roman n’est guère qu’une nouvelle prolongée, et le courant du
récit, d’abord vif et entraînant, se ralentit, s’immobilise, puis se perd dans les sables.
J’ai rarement lu un roman qui contienne aussi peu de scènes d’imagination et abonde
autant en analyses. Ces analyses extrêmement aiguës, brillantes, accentuent décidément
le tempérament de M. Drieu la Rochelle, qui est avant tout celui d’un moraliste et d’un
esprit libre.
On peut être tenté, malgré soi, de considérer aussi ce roman non plus comme un
témoignage purement littéraire, ainsi que nous avons essayé de le faire, mais comme un
document sur la France.
L a j e u n e f i l l e q u i i n s p i r a D r ô l e d e Vo y a g e
D’Allemagne, de Russie, d’Italie, Drôle de Voyage ne peut être regardé que
comme un champignon de pourriture, un produit de luxe et de décomposition. Le
hasard a voulu qu’après avoir lu M. Drieu la Rochelle, j’ai ouvert un livre sur la Jeunesse en Russie soviétique. Il m’apparut bientôt que Gille pouvait être aussi odieux aux
Russes que la vie russe serait odieuse à Gille. Prenais-je le parti de Gille contre les Russes ? Je restais perplexe. Car Gille, après tout, prend la porte de l’alcôve pour la sortie
de secours, et l’on peut espérer pour l’homme une autre issue que celle-là. Si les possédés de Green ou de Malraux ont de la grandeur, c’est qu’ils ont choisi un itinéraire plus
escarpé que le voyage à la dérive du lymphatique Gille, et qu’ils n’expriment pas leur
sentiment tragique de la vie en fumant mollement des cigarettes sur un divan.
Edmond Vandercammen
DRÔLE DE VOYAGE
Esprit du Temps n° 6 – août 1933
(…) Avec Drôle de Voyage de Drieu la Rochelle, nous touchons plutôt aux
mouvements du cœur, ce qui ne doit point signifier que ce livre ne se situe pas dans
l’espace social. Le personnage principal, Gille, est un maniaque du célibat, qui ne peut
se passer de l’amour. Cette dromomanie sentimentale, comme l’appelait très justement
Edmond Jaloux, mérite qu’on s’y attarde. On découvrira bientôt que Gille Gambier est
prisonnier de la société capitaliste : il déteste celle-ci, comprend qu’elle est la cause de
son dépaysement sentimental, de son ennui quotidien. Ce sentiment lui fait dire à propos de la France, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie : « Ce sont de vieilles dames
gâteuses et qui, tardant à mourir, empêchent d’hériter une grande jeune femme que
j’aime et qui s’appelle l’Europe ». Je connais peu de livres dont le héros principal semble s’identifier autant avec leur auteur que ce Drôle de Voyage. Un ami me disait il y a
quelques jours que Drieu la Rochelle est l’écrivain qu’il admire et déteste le plus à la
fois…
Vous comprendrez si j’ajoute que cet ami, contrairement à l’auteur de Genève
ou Moscou, croit à l’existence du prolétariat. « Il n’y a plus de Dieu, plus d’aristocratie, plus de bourgeois, plus de propriété, plus de patrie ; mais il ne nous est pas né non
plus de prolétariat » écrivait Drieu dans le manifeste des Derniers Jours (Le Capitalisme, le Communisme et l’Esprit).
A négliger ou à ignorer l’existence d’une force telle que le prolétariat (quelles
que soient ses faiblesses d’action), Drieu la Rochelle a fait de son Gille Gambier un personnage essentiellement bourgeois dont le besoin de bousculer la société contemporaine
n’est qu’un rêve ridicule, parce que détaché de toute conscience de classe. Gille est
ainsi décrit par un autre personnage : « C’est un garçon généralement endormi, qui ne
se remue dans la vie que quand il rêve. Il a rêvé qu’il avait une histoire avec votre fille.
Maintenant, il va se réveiller et s’en aller dormir plus loin pour bientôt rêver de
nouveau ». Le lecteur voudra bien changer ce passage en remplaçant le mot fille par
monde. Oui, Gille Gambier rêve aussi qu’il a une histoire avec le monde. De cette histoire-là, Drieu la Rochelle tirerait d’autres conséquences que celles qui lui viennent de
son désir paradoxal de voir le capitalisme faire le communisme.
Est-ce du cynisme ? Nous ne le croyons pas ; les raisons de son attitude nous
feraient, par ailleurs, sortir du sujet de notre chronique. Bornons-nous donc pour l’instant à souligner la puissance d’analyse, la grandeur du sujet et les dons d’écrivain si personnels à l’auteur.
Il y a dans ce livre une peinture de la société bourgeoise dont la famille Owen
est un vivant exemple et qu’il faudra consulter longtemps encore quand il s’agira de
juger la déchéance de la société contemporaine.

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