Télécharger, Nb de Pages : 76, Taille du fichier : 860 Kb
Transcription
Télécharger, Nb de Pages : 76, Taille du fichier : 860 Kb
LE MYTHE JUNGIEN ET L’ADVAITA VEDANTA Extraits de « The Jungian Myth and Advaita Vedanta » Thèse partielle de Doctorat en Philosophie Faculty of the Graduate Theology Union, 1992, Berkeley, California Carol Whitfield Traduit de l’anglais par Surya Tahora Si l’être humain se connaît lui-même ici et maintenant, alors il a atteint la vérité (de son être et de sa vie). S’il ne se connaît pas, la perte est infinie. Kenopanisad, II, 5 www.discover-vedanta.com LE MYTHE JUNGIEN ET L’ADVAITA VEDANTA Carol Whitfield Extraits de « The Jungian Myth and Advaita Vedanta » Thèse partielle de Doctorat en Philosophie Faculty of the Graduate Theology Union, 1992, Berkeley, California Traduit de l’anglais par Surya Tahora Si l’être humain se connaît lui-même ici et maintenant, alors il a atteint la vérité (de son être et de sa vie). S’il ne se connaît pas, la perte est infinie. Kenopanisad, II,5 www.discover-vedanta.com TABLE DES MATIERES 1. LE BESOIN D‘UN MYTHE NOUVEAU ............................................................. 1 1.1 LA PERTE DE NOTRE MYTHE CONTENANT ET LA MORT DE DIEU .............................. 3 1.2. LE BESOIN ARCHETYPAL DE DIEU...................................................................................... 9 2. LA VISION VEDANTIQUE ET JUNG.............................................................. 13 2.1 LE MYTHE VEDANTIQUE ...................................................................................................... 13 2.2 LA VISION VEDANTIQUE DU SOI ........................................................................................ 18 2.3 LE SOI JUNGIEN ....................................................................................................................... 25 2.4 LE SOI VEDANTIQUE N’A PAS ETE COMPRIS PAR JUNG............................................... 29 2.5 LA METHODOLOGIE D’ENSEIGNEMENT VEDANTIQUE ................................................ 31 2.6 JIVA ET ISVARA , REVE ET ARCHETYPE ........................................................................... 42 3. LA VOIE DE LA SAGESSE ................................................................................ 50 3.1 LES CONDITIONS MENTALES PRODUITES PAR L’IGNORANCE.................................. 50 3.2 L’ATTEINTE DE LA CONNAISSANCE DU SOI.................................................................... 53 3.3 L’ETUDIANT QUALIFIE .......................................................................................................... 54 3.4 LA CONNAISSANCE DU SOI ET L’ACTION ........................................................................ 60 3.5 LES LIMITATIONS DES SADHANAS VEDANTIQUES POUR LA PSYCHE OCCIDENTALE................................................................................................................................ 61 3.6 FAIRE FACE A L’OMBRE........................................................................................................ 65 www.discover-vedanta.com Le besoin d'un mythe nouveau 1 1. LE BESOIN D‘UN MYTHE NOUVEAU « Comme le cerf haletant aspire à boire l’eau du ruisseau, toute mon âme aspire vers Toi, O Seigneur. » Psaume 42.1 L’âme de l’homme recherche la complétude, son achèvement et son accomplissement. Elle semble toujours crier vers la matrice de ses origines, cherchant à retrouver, à se réunir avec son créateur et parvenir à regagner son état originel de totalité, de plénitude. Elle semble aspirer, avoir la nostalgie de Dieu. Selon Jung, une telle quête est archétypale. L’âme ne peut que rechercher la plénitude, sa totalité, ce qui en termes religieux va s’exprimer par « union avec Dieu », en termes védantiques par « libération », en termes mythologiques par « retrouver le trésor perdu » et en termes jungiens par « processus d’individuation ». Les grands mythes religieux donnent un champ d’expression et une direction à cette quête archétypale par leurs Ecritures Sacrées, les rituels, les prières, méditations et les enseignements mystiques. Ils fournissent un but et un sens aux aspirations et aux espérances de l’âme. Ils détiennent une certaine vision de la vie de l’âme à qui ils donnent une existence ayant du sens. Ils expliquent son origine, sa destination et sa relation avec Dieu. Bien que les mythes religieux de l’humanité soient nombreux, Eliade a noté certaines croyances communes que tous semblent partager : « […] L’homme religieux assume un mode d’existence spécifique dans le monde, et, malgré le nombre considérable des formes historico religieuses, ce mode spécifique est toujours reconnaissable. Quel que soit le contexte historique dans lequel il est plongé, l’homo religiosus croit toujours qu’il existe une réalité absolue, le sacré, qui transcende ce monde-ci, mais qui s’y manifeste et, de ce fait, le sanctifie et le rend réel. Il croit que la vie a une origine sacrée et que l’existence humaine actualise toutes les potentialités dans la mesure où elle est religieuse, c’est à dire : participe à la réalité. Les Dieux ont créé l’homme et le Monde, les Héros civilisateurs ont achevé la création, et l’histoire de toutes ces œuvres divines et semi divines est conservée dans les mythes. En www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 2 réactualisant l’histoire sacrée, en imitant le comportement divin, l’homme s’installe et se maintient auprès des dieux, c’est à dire dans le réel et le significatif. Mircea Eliade, le Sacré et le Profane L’histoire donne de larges témoignages du fait que sans un mythe « contenant »1, une société ne peut pas survivre sans avoir ni sens ni direction, tout comme le corps physique ne peut survivre sans nourriture. La relation avec quelque chose d’éternel et de transcendant, quelque chose d’un ordre supérieur à celui de notre existence que nous percevons comme finie et limitée, est une dyade archétypale qui complète et satisfait l’âme, et sans laquelle l’âme souffre le désespoir, l’angoisse de l’enfant qui a été abandonné. Edinger dit que, « L’histoire et l’anthropologie nous enseignent qu’une société humaine ne peut survivre longtemps à moins que ses membres ne soient ‘contenus’ psychologiquement à l’intérieur d’un mythe central vivant. Un tel mythe fournit à l’individu une raison d’exister, d’être. Il fournit des réponses aux questions fondamentales touchant à l’existence humaine, réponses qui satisfont les membres les plus développés et réfléchis de la société. Et si la minorité créative, intellectuelle est en harmonie avec le mythe dominant, les autres couches de la société suivront leur exemple et pourront même être dispensées d’avoir à affronter directement la question cruciale du sens de la vie. » Edward Edinger, The Creation of Consciousness : Jung’s Myth for Modern Man Quand les besoins de la psyché se voient fournir un mythe vivant qui contient de façon appropriée ses projections archétypales, l’âme peut être en paix avec elle-même. Le monde, comme un bon parent la reflète, est en harmonie avec l’âme et lui permet une expression complète. Jung dit : « Chaque fois qu’il existe une certaine forme extérieure, que ce soit un idéal ou un rituel, par lequel toutes les aspirations et les espérances de l’âme sont exprimées de manière adéquate – par exemple dans une religion vivante – alors, nous pouvons dire 1 Note du Traducteur : « containing» : qui contient, accueille, reçoit, maîtrise dans certaines limites et aussi inclut, englobe. www.discover-vedanta.com Le besoin d'un mythe nouveau 3 que la psyché est à l’extérieur, qu’il n’y a pas de problème psychique, et qu’il n’y a donc pas d’inconscient dans notre perception du monde. » C.G.Jung, Civilization in transition, CW 10, par.159 Dans une situation de ce genre, la psyché vit à l’extérieur, et l’inconscient « ne contient rien d’autre que le balancement régulier, non perturbé de la nature ». La psyché n’est pas sollicitée par l’intérieur et ainsi, l’individu est libre d’assister et de réagir à ce qui se trouve en face de lui. Cependant, si ses fonctions naturelles sont perturbées ou déformées, son attention principale se retire des projets extérieurs pour se réorienter vers ce qui est souffrant. Tout comme le corps physique, la psyché a besoin d’un monde qui lui permet de s’exprimer sainement. Quand les archétypes perdent leur contrepartie extérieure et appropriée, ils restent ensevelis, bloqués dans l’inconscient, créent des vagues d’agitation ou alors continuent de se projeter à l’extérieur sur des objets inappropriés. Dans les deux cas, l’âme se retrouve isolée, échouée sur le rivage d’un monde qui ne reflète plus son existence. Une expérience de ce genre, de totale indifférence, de mépris absolu, blesse profondément l’âme, tout comme cela blesserait n’importe quelle entité vivante. Edinger dit que, « C’est la perte de notre mythe ‘contenant’ qui est la cause fondamentale de notre détresse individuelle et sociale actuelle, et il n’y a rien d’autre que la découverte d’un nouveau mythe central qui puisse résoudre le problème de l’individu et de la société. » Edward Edinger, The Creation of Consciousness : Jung’s Myth for Modern Man 1.1 LA PERTE DE NOTRE MYTHE CONTENANT ET LA MORT DE DIEU Dieu nous parle à partir de l’intérieur de la psyché par des images et des symboles et par l’affect de sa présence sacrée. […] Sa présence peut être adorée, vénérée de façon extérieure seulement si ces images intérieures, ces symboles et affects sont projetés sur des formes extérieures, comme dans une religion vivante, qui agit donc dans ce cas comme un mythe contenant pour une relation avec l’intérieur. Si ces symboles externalisés perdent tout lien avec l’expérience qui les a www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 4 suscités, ils deviennent dépourvus de toute vie, ils perdent leur caractère numineux, et personne ne croit plus en eux. C’est ce qui est arrivé à notre époque moderne à la plupart d’entre nous. Nous sommes sortis par notre éducation de nos «systèmes de croyances ». Dieu a été abandonné comme une relique du passé. Nous n’avons plus de symboles collectifs ou communs qui contiennent notre relation avec le sacré. Toutes les croyances ont été relativisées par un monde éveillé, ouvert aux opinions conflictuelles ou opposées, des philosophies et des théories scientifiques. Ainsi, la recherche archétypale de la psyché de l’« union avec Dieu », de ce qui est éternel, n’a aucun mythe qui la contienne. Il n’y a aucune croyance ou opinion, pas de «vérité » unique, victorieuse sur ses rivales qui n’ait remporté de consensus. Le monde a été, dans une certaine mesure, démythologisé et notre conception de la réalité réduite au monde de l’empirisme scientifique. Les images naissant dans la psyché, de l’inconscient, sont rejetées comme des fantaisies, de l’imagination ou de la suggestion. Si notre monde extérieur perd de sa réalité, comment la source de cette vie intérieure peut-elle rester crédible ou être l’objet d’une recherche conservant un sens ? Le but principal de la religion est de mettre en relation l’individu avec Dieu. Cela n'a de sens seulement pour l’individu qui considère Dieu comme une réalité vivante. Edinger dit que : « Compris à un niveau psychologique, le but central de toutes les pratiques religieuses est de maintenir l’individu (l’ego) en relation avec la divinité (le Soi). Toutes les religions sont les dépositaires d’expériences transpersonnelles et d’images archétypales. Le but naturel des divers types de cérémonies religieuses semble être de donner à l’individu l’expérience d’être en relation de façon significative avec ces catégories transpersonnelles. » Edward Edinger, Ego and Archetype Si nous n’acceptons plus la réalité des catégories transpersonnelles, alors les pratiques religieuses se vident de leur sens, puisqu’elles ne peuvent plus inspirer, éveiller en nous la présence d’un Dieu qui n’existe pas. Et si Dieu existe bien pour nous, alors les croyances particulières et les pratiques religieuses que nous utilisons doivent inspirer notre relation personnelle avec Dieu dans une forme qui soit numineuse pour nous, s’il faut que la pratique ait un sens. Jung a dit que : Une fois que les idées métaphysiques ont perdu leur pouvoir de rappeler et d’évoquer l’expérience originelle, non seulement elles deviennent inutiles, mais il s’avère aussi www.discover-vedanta.com Le besoin d'un mythe nouveau 5 qu’elles sont des obstacles sur la route d’un développement plus important. On s’attache à des possessions qui signifiaient autrefois la richesse ; plus elles deviennent inefficaces, incompréhensibles et dépourvues de vie, plus les gens s’attachent obstinément à elles. » C.G.Jung, Aion, CW 9ii, par.65 Pour que Dieu soit Dieu, Il doit être vivant et présent dans nos vies, comme un éternel compagnon ou une présence constante. Si Dieu n’est pas une présence vivante, alors Il est, plus ou moins, mort, Il n’est plus qu’une idée, une possibilité conservée à l’arrière de notre esprit. Notre reconnaissance de son existence suit probablement la logique de Pascal – s’il existe, il vaut mieux croire en Lui plutôt que de ne pas croire. En réalité, «croire » seulement en Dieu dans le sens pascalien, c’est brouiller toute relation vivante avec Lui. Implicite dans une telle croyance est la distance de l’in-connaissance : « Je ne connais pas Dieu, je ne L’ai jamais rencontré, mais je persiste à croire qu’Il doit être là, quelque part. » Ou, «bien que je n’en aie aucune preuve, j’espère tout de même qu’Il existe. » Si cette distance d’in-connaissance devient trop importante, trop éloignée d’un sentiment intérieur de communion avec Son Etre, alors le sens de la relation disparaîtra, et quand cela se produit, Dieu devient un facteur insignifiant dans la vie pour certains, et pour d’autres, une source de grande souffrance et de désir. Pour une personne qui a une certaine orientation spirituelle, une simple «croyance » dénuée de communion est douloureuse. Une personne de ce genre aspire profondément à une connaissance intime et une union avec Dieu et ne peut pas admettre ou supporter l’inconnaissance. Quand Edinger parle de mythe contenant, il ne se réfère pas à un objet de croyance mais plutôt à la réalité dans laquelle ils vivent. La relation avec Dieu, avec le sacré et le transcendant, est une réalité confirmée par l’expérience pour ceux qui vivent à l’intérieur d’un mythe religieux. Sinon, ils ne vivent pas à l’intérieur de ce mythe. Jung, dans une discussion sur le caractère extraordinairement numineux d’une image de Dieu vivante a expliqué que : www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 6 « L’efficacité prodigieuse (mana) de ces images est telle que non seulement elles donnent à l’individu le sentiment de pointer du doigt l’Ens realissimum2, mais le convainquent qu’elles l’expriment comme un fait, une réalité. » C.G.Jung, Psychology and religion : West and East, CW11, par 558 C’est seulement quand la véracité du mythe contenant commence à être questionnée que la réalité de l’image de Dieu et sa relation avec une réalité transcendante est mise en doute. La fin du Moyen-Age et la naissance de l’« Age de la Raison » marque – de façon arbitraire puisque ce genre de processus survient de manière graduelle, sur de longues périodes de temps – la fin de notre mythe contenant en Occident, dés lors que la science empirique a commencé à réfuter de façon puissante la véracité des réalités spirituelles qui se sont, malheureusement, avec le temps, concrétisés en réalités physiques. […] Jung, dans son introduction à la réponse à Job, a traité ce problème en disant : « Ce conflit vient de la supposition étrange qu’une chose est vraie seulement si elle se présente comme un fait, une réalité physique. […] « Physique » n’est pas le seul critère de la vérité : il y a aussi des vérités psychiques qui ne peuvent pas être niées, réfutées, ni prouvées, ni contestées de quelque manière que ce soit. » Nous avons d’une certaine manière perdu avec le temps notre relation avec la psyché, avec la dimension spirituelle ou non physique de cette expérience qui est accessible à chacun d’entre nous. Dorénavant, pour qu’une expérience présente la garantie d’être « vraie » ou « réelle », il est requis qu’elle ait une contrepartie physique. Sinon, l’expérience ne peut se prêter facilement et adéquatement à l’investigation scientifique et ainsi n’est pas vérifiable dans le cadre du paradigme scientifique. Les phénomènes qui demeurent en dehors du royaume de la science sont écartés de la réalité par des mots tels que subjectif, croyance, imaginaire, fantaisie et mythe. Nous avons adopté un mythe laïc qui a pour divinité régnante la science expérimentale, empirique. Lawrence Jaffe a dit : 2 NdT : la Réalité en soi, l’Etre qui est le plus réel. www.discover-vedanta.com Le besoin d'un mythe nouveau 7 « La science, bien que ce ne soit qu’un instrument, a fonctionné durant les deux derniers siècles comme une divinité (une valeur suprême) exigeant, tout comme les dieux, que nous l’adorions, la vénérions en nous mettant à son service." Lawrence Jaffe, Liberating the Heart Mais nous ne pouvons pas adresser de prière à la science. Notre âme, de nature religieuse, tombe malade quand le monde lui enlève son Dieu, car elle n’a plus de contrepartie physique, extérieure pour contenir et refléter le noyau central de son être. Edinger affirme que : « Si, à présent, l’Eglise extérieure perd sa capacité à être le véhicule de la projection du Soi, nous sommes dans l’état que Nietzsche annonça pour le monde moderne, « Dieu est mort ! » Toute l’énergie psychique et les valeurs qui avaient été contenues à l’intérieur de l’Eglise coulent maintenant dans l’autre sens, vers l’individu, activant sa psyché et causant des problèmes importants. » Edward Edinger, Ego and Archetype Les puissance de la science et de la modernité ont relégué les croyance religieuses au royaume de la naïveté et de la simplicité. Les symboles religieux, qui ne sont plus compris, ont été rejetés par les hommes et les femmes modernes, qui ne peuvent plus accepter ce qui ne veut plus rien dire, n’a plus aucun sens pour eux. Cela a conduit à la mort de Dieu de Nietzsche pour la grande majorité. La notion d’une relation vivante avec Dieu ou le Soi n’est même plus une réalité pour la plupart des gens, puisqu’ils ne sont plus contenus dans un mythe incluant Dieu. Mais notre nature religieuse ne disparaît pas avec la disparition d’un mythe contenant. Si nous avons perdu toute foi dans notre mythe religieux, qui pour la plupart d’entre nous en Occident a été le mythe chrétien, du Christ, alors, les archétypes religieux de la psyché chercheront à s’exprimer par l’intermédiaire d’autres croyances religieuses ou dans des formes non-religieuses. Jung indique que : « Les buts de la religion – la délivrance du mal, la réconciliation avec Dieu, la récompense dans l’au-delà, et ainsi de suite – deviennent ou se transforment en promesses dans ce monde, l’absence d’inquiétude pour notre pain quotidien, la juste répartition des biens matériels, la prospérité universelle future, le raccourcissement des www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 8 heures de travail. Le fait que l’accomplissement de ces promesses soit aussi éloigné que ne l’est le Paradis, ne fait que nous donner une analogie de plus et souligne le fait que les masses ont été converties d’un but extra mondain à une croyance purement mondaine, empirique, qui est portée aux nues et exaltée exactement avec la même ferveur religieuse et le caractère exclusif que les credos affichent dans l’autre direction. » C.G.Jung, Civilization in transition, CW 10, par.513 L’être humain esr poussé par la fonction religieuse de la psyché à servir quelque chose qui soit plus grand que lui. Si ce n’est pas Dieu, ce sera nécessairement quelque chose d’autre. L’image de Dieu, son but et sa signification sera projetée sur le profane au lieu du sacré, et entraînera ce qu’Eliade appelle « l’existence tragique » de l’homme moderne areligieux. Eliade le décrit comme suit : « Il est facile de voir tout ce qui sépare ce mode d’être dans le monde de l’existence d’un homme areligieux. Il y a avant tout ce fait : l’homme areligieux refuse la transcendance, accepte la relativité de la « réalité », et il lui arrive même de douter du sens de l’existence. […] L’homme moderne areligieux assume une nouvelle situation existentielle : il se reconnaît uniquement sujet et agent de l’Histoire, et il refuse tout appel à la transcendance. Autrement dit, il n’accepte aucun modèle d’humanité en dehors de la condition humaine, telle qu’elle se laisse déchiffrer dans les diverses situations historiques. L’homme se fait lui-même, et il n’arrive à se faire complètement que dans la mesure où il se désacralise et désacralise le monde. Le sacré est l’obstacle par excellence devant sa liberté. Il ne deviendra lui-même qu’au moment où il sera radicalement démystifié. Il ne sera vraiment libre qu’au moment où il aura tué le dernier dieu. […] Constatons seulement qu’en dernière instance, l’homme moderne areligieux assume une existence tragique et que son choix existentiel n’est pas dépourvu de grandeur. Mais cet homme areligieux descend de l’homo religiosus et qu’il le veuille ou non, il est aussi son œuvre, il s’est constitué à partir des situations assumées par ses ancêtres. En somme, l’homme profane est le résultat d’un processus de désacralisation […] de l’existence humaine. […] En d’autres termes, l’homme profane, qu’il le veuille ou non, conserve encore les traces du comportement de l’homme religieux, mais expurgées de ses significations religieuses. » Mircea Eliade, le Sacré et le Profane www.discover-vedanta.com Le besoin d'un mythe nouveau 9 La direction, le but et le sens portés par l'homme moderne sont centrés sur ce qui est fini et limité, et ainsi, ce qui semblait être doté d’un sens et d’une direction deviendra dénué de tout but, de tout sens, dés lors qu’elle sera confrontée à la non-existence ultime à tous les niveaux qui comptent. De là provient son « existence tragique ». La mort de Dieu est la mort de son lien avec l’aspect transcendant et éternel de son propre être. […] 1.2. LE BESOIN ARCHETYPAL DE DIEU Que cela soit effectivement reconnu ou non en tant que tel, l’âme recherche une relation avec la source de son être, que nous appelons Dieu. Les mythes et les religions contiennent sous une forme symbolique les schémes des archétypes inhérents à cette relation. Un archétype est une empreinte ou un schéme qui détermine la voie naturelle de dévoilement des expériences naturelles qui naissent à certains moments et dans certaines conditions, ou qui sont intrinsèques, dans ce cas, au comportement humain. […] Les structures archétypales, qui sont reliées aux instincts3, déterminent les schèmes de comportement de l’être humain qui le caractérisent comme étant un membre de la communauté humaine. Jung a découvert que la relation de l’individu à son Dieu, au sacré et au transcendant, est une structure archétypale de ce type. Si nous acceptons cela, alors la personne ne peut qu’avoir besoin de Dieu, car la relation au sacré et transcendant est programmée dans la psyché de chaque personne. La relation archétypale de l’âme avec Dieu peut cependant s’exprimer en une myriade de formes dépourvues de tout dieu, si le Dieu sacré et transcendant a perdu son caractère numineux. Dans ce cas, la psyché va s’attacher à un « faux dieu », de telle manière qu’elle puisse satisfaire, réaliser la relation archétypale. Par exemple, sa « (pré)occupation fondamentale 4, ultime » et l’objet de sa dévotion peut être profane – la divinité qu’il a élue pouvant être l’argent, le pouvoir, la renommée, l’influence, l’Etat, ou peut-être la Science. 3 NdT : Ou besoins impérieux, fondamentaux, profonds. Le terme de « (pré)occupation fondamentale ou ultime » est emprunté à Paul Tillich (ultimate concern). Il le définit comme suit : « La (pré)occupation fondamentale est la traduction abstraite du grand commandement : « Le Seigneur, notre Dieu, le Seigneur est un, et tu adoreras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et tu L’aimeras avec toute ton âme et tout ton esprit, et avec toute ta force. » Evangile selon Marc. La (pré)occupation fondamentale, ultime est inconditionnelle, indépendante de toute condition de caractère, de désir ou de circonstance. La (pré)occupation inconditionnelle est totale : aucune partie de nous-même ou de notre monde n’en est exclue ; il n’y a aucune « place » pour lui échapper. 4 www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 10 La plupart des archétypes peuvent être considérés comme dyadiques, dans le sens où ils déterminent les relations sujet/objet. Des exemples de ce type, d’archétype dyadique, peuvent se trouver dans les relations interpersonnelles, comme la relation entre la mère et son enfant, l’amant et l’aimé, l’enseignant et l’élève ; dans des relations tendues vers la réalisation d’un but, comme la quête de la renommée, du pouvoir et de l’argent ; et aussi dans les relations spirituelles, comme la relation entre l’âme et Dieu, ou la relation de l’ego avec le Soi Des thèmes de nature archétypale parcourent tous les mythes du monde et de nombreux thèmes sont aussi repris dans nos propres vies. Quand un thème qui se montre de manière répétée dans nos mythes semble être absent de l’histoire de notre propre vie, nous pouvons supposer que, peut-être, une certaine partie de notre nature s’est vue refuser l’expression de ce thème, ou qu’il a été forcé de s’exprimer dans une forme déformée, brouillée. Ce peut être un bon point de départ pour une introspection. Il n’est ni possible ni nécessaire que chaque être humain vive toutes les structures de nature archétypale qui sont disponibles à l’ensemble de l’humanité. Cependant, certains archétypes sont si basiques, si fondamentaux, que l’archétype doit nécessairement s’exprimer à l’extérieur, et il essaiera de créer des situations qui lui permettront de vivre lui-même extérieurement, sous une forme ou une autre. La relation dyadique entre l’âme et Dieu fait partie de ces archétypes. Afin que cette relation puisse vivre, se manifester au dehors de façon adéquate, les deux membres de la dyade, l’âme et Dieu doivent être pris en compte, et expliqués de manière consciente par l’ego. Mais, dans cette ère « moderne », ils ont été tous deux dévalorisés et ridiculisés, et finalement ont été remplacés par la science, notre nouveau dieu. Pour cette raison, beaucoup d’entre nous, aliénés à la fois de Dieu et de notre âme, souffrent d’une profonde agitation ou d’une absence de quiétude au sein de notre psyché (dont la réalité est également inconnue de la plupart d’entre nous). La dyade archétypale de l’âme et de Dieu est si fondamentale à notre humanité qu’elle doit impérativement être satisfaite, se réaliser et elle luttera dans ce sens, même si c’est seulement sous des formes terriblement corrompues ou dégradées, jusqu’à ce qu’une existence saine lui soit accordée. L’ego qui a perdu toute relation avec Dieu souffre terriblement. Il ne peut plus entendre ou sentir Dieu, l’archétype du Soi, qui le gouverne depuis les profondeurs de son être, et affrontera www.discover-vedanta.com Le besoin d'un mythe nouveau 11 alors l’expérience de la solitude, de l’isolement, du désespoir, de sentiments douloureux de bannissement et de rejet, de l’anxiété, et de l’incertitude. Jolande Jacobi remarque que : « L’adhésion à des modes profondément ancrés, imprimés de comportement et d’expérience est une protection, une garantie, dont la déviation doit être payée d’anxiété et d’incertitude. L’animal n’abandonnera ces ‘ garanties ’, ces ‘sauvegardes’ seulement s’il y est contraint par une force supérieure ; l’homme, du fait de la liberté relative de sa conscience, a la possibilité de s’en écarter volontairement : il est alors exposé au double danger de l’hybris et de l’isolement. Car en se détachant de lui-même de son ordre archétypal d’origine, il se coupe de ses racines historiques spécifiques. » Jolande Jacobi, Complex, Archetype, Symbol in the Psychology of C.G.Jung A l’ère moderne, la projection de l’image de Dieu a été retirée, écartée du monde extérieur et doit toutefois être remplacée. Nous ne pouvons plus prendre nos credos religieux de façon littérale ou concrète, et pour la majorité d’entre nous, les croyances chrétiennes n’ont plus aucune relation avec notre expérience intérieure. Comme Jung l’indique, « Les Eglises représentent les convictions traditionnelles et collectives, qui, pour nombre de leurs adhérents, ne se fondent plus sur leur expérience intérieure mais sur une croyance irréfléchie, qui a, il est bien connu, une aptitude à s’évanouir aussitôt que l’on commence à y réfléchir. Le contenu de la croyance se heurte alors à la connaissance, et souvent il se trouve que l’irrationalité de la première n’est plus en harmonie avec les rationalisations de la seconde. La croyance n’est pas un substitut adéquat à l’expérience intérieure, et où cette dernière fait défaut, même une foi forte qui était apparue miraculeusement comme un don du ciel, une grâce, peut très bien disparaître aussi miraculeusement. » C.G.Jung, Civilization in transition, CW 10, par.521 Une fois que les projections des réalités intérieures ont été écartées ou retirées, alors les symboles concrétisés qui ont été vénérés dans le monde physique sont rejetés comme émanant d’une croyance d’une ère révolue. Pour que les symboles restent vivants, ils doivent être imprégnés, infusés de la vérité de notre expérience intérieure. S’il n’est pas relié à une réalité qui se fonde sur une expérience, le symbole devient une coquille vide et sans vie. Vénérer une telle coquille ne www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 12 procurera certainement pas à l’ego le sentiment de complétude ou d’«union avec Dieu ». L’individu sera plutôt laissé dans un état d’aspiration intense, de grand désir, rempli de besoins inassouvis ou réalisés de manière inappropriée. Et s’il a projeté l’image de Dieu sur le monde profane, il en sera également meurtri ou blessé. Les faux dieux, car ils sont finis et limités, sont incapables de satisfaire leur rôle dans la relation – ils ne peuvent pas compléter l’ego, le rendre entier, total. L’ego, lui non plus, ne peut reconnaître consciemment la nature « dévote », religieuse de sa relation avec le faux dieu et se retrouvera extraordinairement vulnérable à d’écrasantes blessures et exposé à des déconvenues et des déceptions. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. La science et la modernité ont détrôné nos symboles religieux en dehors de la réalité physique, laissant notre esprit conscient et rationnel sans aucune relation avec la divinité. Nous avons maintenant besoin de nous tourner vers l’intérieur, en direction de la source des projections qui ont été externalisés pendant très longtemps. Nous avons besoin de trouver un mythe nouveau qui pourra permettre que notre relation avec le transcendant soit à nouveau dans le conscient. Sans cela, l’âme et Dieu seront obligés de rester enfouis dans l’inconscient, se projetant vers l’extérieur de façon inappropriée sur le monde, à la recherche d’un sens, d’un but, et de l’éternité, que cette relation nous procurait habituellement dans le passé. www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 13 2. LA VISION VEDANTIQUE ET JUNG 2.1 LE MYTHE VEDANTIQUE « Je t’en prie, enseigne moi ce que tu vois comme étant différent des moyens et des fins désirables, différent des moyens et des fins indésirables, et ce qui est différent du passé et du futur [autre que les choses du passé, du présent et du futur]. Kathopanisad, I.ii.14 Selon la vision du Vedanta, avant, pendant et après la création, le Soi seul est. Il n’y a pas de seconde chose, d’autre chose. Le Soi est existence infinie, non duelle, conscience et plénitude 5. L’univers, comme un rêve, est né de, maintenu par, et se résorbe dans le Soi, sans commencement et sans changement, qui est son substratum 6 et son contenu. Dieu est le Soi plus maya, un matériau apparent qui projette la création comme un rêve. L’univers subtil, la psyché universelle, est l’esprit de Dieu. L’univers physique est le corps de Dieu. L’univers tout entier, subtil et physique, a pour unique substance le Soi. Le Soi est le « Je » de la création, tout comme il est le « Je » des egos individuels (jiva). Les egos individuels sont aussi sans commencement, comme la création, et sont infinis en nombre. Ils transmigrent depuis des temps sans commencement, prenant naissance après naissance, dont la qualité dépend de leurs actions précédentes (karma). Le cycle continu de la vie et de la mort est aussi appelé la roue du samsara ou de l’existence transmigratoire. On ne peut sortir de ce cycle à moins de parvenir à la connaissance du Soi, par laquelle on reconnaît la véritable nature de son Soi comme étant identique au Soi de Dieu, le substratum de l’univers. Un verset souvent cité dans la tradition védantique affirme : 5 Le Soi (atma) est défini comme étant sat-chit-ananda, ce qui peut être traduit par existence-conscience-plénitude. Le mot « plénitude » (ananda) a pour but de transmettre un sens de « illimité » et de « entièreté » ou « totalité », qui est expérimenté dans l’esprit comme amour. Dans la littérature, ananda est souvent traduit par « béatitude » ou « félicité », mais ces mots ont une connotation d’expérience extatique, qui peut induire en erreur. 6 NdT : L’essence, le fond, la réalité fondamentale ou essentielle, la substance. Ce sans quoi une réalité ne saurait subsister, ce qui sert de support à une autre existence. www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 14 « Je vais te dire en une moitié de verset ce que des dizaines de milliers de livres ont dit : le Soi universel (brahman) est réel, l’univers est apparent, le Soi individuel (atma) est identique au Soi universel (brahman). Ils ne sont pas différents. 7» Le Soi de Dieu est le Soi de l’individu. Mais le mental, reflétant le Soi, s’identifie avec le Soi et c’est ainsi que l’on croit que le Soi possède les limitations du corps et du mental. Le corps et le mental, d’un autre côté, gagnent la réalité du Soi. Le manque de différenciation entre le Soi, l’individu et Dieu est la cause de notre souffrance. Nous ne pouvons pas accepter notre manque de plénitude, d’absolu car nous sommes en vérité la plénitude, l’absolu. Retrouver ce que nous avons perdu, le trésor perdu, revient à obtenir la connaissance du Soi, qui est caché dans celui qui le recherche. Cette réalisation libère l’individu des limitations du temps, de l’espace et de la causalité, quand il découvre que sa véritable nature est existence illimitée, conscience et amour (ananda ou plénitude). Cette connaissance est la libération et met un terme à l’existence transmigratoire. Le mythe védantique diffère du mythe jungien dans le sens où il y a en lui un point d’achèvement, un aboutissement ou un jeu victorieux, ce qui n’est pas le cas dans la conception de Jung. Pour Jung, le processus d’individuation est un processus continu qui n’est jamais achevé. Il n’y a pas d’aboutissement final à la plénitude ou d’achèvement et c’est justement ainsi car le processus d’individuation s’occupe de rendre conscient des éléments inconscients, augmentant par là marginalement la conscience de l’individu tout au long de la vie. Puisque le royaume de l’inconscient et le monde physique sont infinis par nature, il n’y a aucune possibilité d’intégrer un nombre infini d’éléments inconscients à la conscience, même si l’individu dispose d’un temps infini pour cela, puisque qu’il n’atteint jamais la fin de ce qui est infini. Ainsi, l’individuation complète ou la plénitude ne peut jamais être achevée. Un Védantin considèrerait le processus d’individuation selon Jung de manière différente du point de vue du sens de la vie. La nature du Soi révélée dans les Upanishads est illimitée, nonduelle, le Soi est plénitude, totalité. La libération est la connaissance de ce Soi qui équivaut à l’atteinte de la plénitude, la manque apparent de plénitude étant dû uniquement à l’ignorance du Soi. Le Védantin serait absolument d’accord avec Jung sur le fait que l’absolu ne peut en aucun cas être accompli par une augmentation dans la conscience, puisque l’acquisition de morceaux infinis 7 Slokardhena pravaksymai yaduktam granthakotibhih brahma satyam jaganmithya jivo brahmaivanaparat. Ce verset a www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 15 de connaissance serait sans fin. Mais la connaissance du Soi n’est ni une accumulation de conscience, ni l’intégration de matériaux inconscients à la conscience. C’est la reconnaissance ou la différenciation de notre véritable nature qui a été surimposée sur des contenus à la fois conscients et inconscients. La connaissance du Soi est la reconnaissance et la différenciation d’un absolu déjà existant qui est à la fois transcendant et immanent à l’ensemble de nos perceptions. La découverte expérimentale de l’amour, comme étant la nature de notre être le plus intérieur, le Soi védantique, complèterait le processus d’individuation. Le sentiment de complétude, d’achèvement de l’être humain réside dans son union ultime, finale avec l’amour – être amour, être aimé et aimant. Les Ecritures du monde entier reconnaissent l’amour comme la pierre angulaire du bien-être, de la sainteté ou la libération de l’homme ou de la femme, et les saints de toutes les religions parlent de l’amour comme d’une union avec Dieu. C’est « la découverte du trésor perdu », c’est l’élément dont l’acquisition complète la quête humaine. […] La connaissance du Soi résout le mystère de la vie quand l’individu réalise par sa propre expérience la plénitude, l’unité ou la totalité qu’il a sans cesse recherchée, et quand il comprend également la relation existant entre Dieu, l’âme et l’univers, et le Soi. Selon la tradition du Vedanta, le besoin impérieux de reconquérir son unité, de s’unir à nouveau avec ses origines, de devenir complet, est un désir inné et fondamental, qui se réalise de manière absolue par la connaissance du Soi. Jusqu’à ce moment, le chercheur parcourt le monde à la recherche du trésor du Soi, affronte obstacle après obstacle, et n’est jamais capable d’atteindre l’horizon de la complétude qu’il est en train de rechercher. A un certain moment, quand à la fois le désir de complétude, et la prise de conscience, l’acceptation du fait que la complétude ne peut être atteinte dans le monde, sont devenus assez aigus, la tradition affirme que Dieu ira à la rencontre du chercheur par l’intermédiaire d’un enseignant (guru) qui lui transmettra la connaissance du Soi, de manière conforme à la tradition d’enseignement upanisadique qui a été transmise d’enseignant à élève depuis des temps sans commencement. La Bhagavad Gita, comme de nombreux autres textes védantiques, fait remonter cette chaîne de transmission à Dieu : été transmis oralement et je n’en connais pas l’origine, mais je l’ai appris de Swami Dayananda Saraswati. www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 16 « Le Seigneur dit : J’ai révélé cette connaissance toujours éternelle à Vivasvan [le leader du clan solaire] ; Vivasvan, à son tour, l’enseigna à Manu [son fils] ; et Manu à Iksvaku [son fils]. » Bhagavad Gita, 4.1 Un autre verset souvent cité fait commencer cette lignée d’enseignement avec Dieu et la fait aboutir à nos propres enseignants : « Je rends hommage à la lignée des enseignants, qui commence avec Sadasiva [l’Eternellement Bon, le Bienfaisant], qui se poursuit avec Sankaracarya dans son milieu, et qui parvient jusqu’à mon enseignant. » Selon le Vedanta, la nature du Soi et de Dieu sont en dehors de la sphère de nos moyens humains de connaissance, et ne peuvent donc être connus par nos propres efforts, mais doivent nous être révélés par Dieu seul. L’idée est, peut-être, une extension de ce que Jung veut dire par « Dieu s’incarnant en nous ». Honorer le besoin impérieux et naturel du Soi (jungien) de s’exprimer consciemment est ce que Jung découvrit comme étant notre tâche fondamentale dans la vie et l’oeuvre qui lui donne un sens. Et s’il y a un Dieu, pourquoi ne se ferait-il pas connaître Lui-même à l’être humain ? Ce serait la deuxième moitié logique de l’équation. L’être humain cherche à retourner à ses origines et Dieu cherche à se manifester dans l’être humain. Le Vedanta se définit lui-même comme étant un moyen de connaissance révélé pour connaître le Soi. Sa méthodologie d’enseignement met en jeu l’analyse discriminative des contenus de la psyché et également des perceptions des sens, dans le but d’arriver à leur vérité. La connaissance n’est pas éloignée de l’expérience la plus intérieure de l’être humain. Elle différencie plutôt les aspects de son expérience qui avaient été jusque là expérimentés sous une forme non différenciée. Comme nous le verrons, la vision védantique n’exige pas que l’on « croit » à ses postulats métaphysiques. Elle éclaire, clarifie plutôt notre expérience avec une profonde simplicité, et quand elle est comprise de manière juste, ne peut être réfutée. […] Jung semble avoir été totalement ignorant de l’existence de la méthodologie d’enseignement védantique, et même s’il avait été exposé au Vedanta, il est probable qu’il n’aurait www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 17 pas pu l’incorporer dans sa propre psychologie, n’étant pas psychologiquement préparé à cela. Par quelque caprice du destin, sa psyché semble l’avoir préservé et maintenu à distance des profondeurs de l’Orient. Il dit 8 : « De l’autre côté, j’ai délibérément évité tous les prétendus « saints hommes ». J’ai fait cela parce que je devais construire ma propre vérité, et ne pas accepter des autres ce à quoi je ne pouvais parvenir par moi-même. J’aurais ressenti cela comme un vol si j’avais essayé d’apprendre de ces saints hommes et accepté leur vérité pour moi-même. […] Je dois façonner ma vie de moi-même, sans emprunter quoi que ce soit à l’Orient, et partir de ce que mon être intérieur me dit, ou ce que la nature m’octroie. » C.G.Jung, Memories, Dreams, Reflections Jung était particulièrement conscient des problèmes que rencontrerait un individu de nos jours dans ses tentatives d’acquérir la connaissance de l’Orient. […] L’inquiétude de Jung n’est opposée en aucune manière à la vision et à la méthodologie d’enseignement du Vedanta. Le Vedanta lui-même, affirme que seule une personne émotionnellement mature peut comprendre sa vision. En termes jungiens, seule une personne qui est parvenu à un degré relativement élevé d’individuation pourrait être qualifié à l’acquisition de la connaissance du Soi révélée par les Upanishads. A l’opposé, une personne émotionnellement immature ne pourrait pas être considérée comme un étudiant qualifié, préparé à cette connaissance. Une personne dont le processus d’individuation a été contrarié a une grande partie de sa personnalité réprimée. Cette personne sera constamment victime de ces aspects refoulés jusqu’à ce qu’ils soient assimilés à l’intérieur de la conscience. La méthodologie d’enseignement védantique ne délivre pas l’individu de son matériau inconscient aliéné. Elle fait plutôt l’hypothèse que l’étudiant a une personnalité bien équilibrée et intégrée, et que cela fait partie de ses qualifications. C’est pour cette raison que l’œuvre de Jung est d’une grande importance pour l’étudiant moderne, pour lequel cette intégration n'est pas donné, ne va pas de soi. 8 Allusion au voyage de Jung en Inde chez le Maharajah de Mysore. www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 18 La méthodologie d’enseignement du Vedanta conduit l’étudiant vers des réalités qui sont valides au niveau logique et vérifiables au niveau de l’expérience une fois qu’elles ont été vues. Son but est de révéler directement et immédiatement la nature du Soi, le sujet non objectivable et sa relation au monde, à Dieu et à l’individu. Le Soi, bien qu’il soit sans cesse présent, ne peut jamais être l‘objet de notre perception sensorielle ni être l’objet d’un autre moyen de connaissance puisque, par nature, il est toujours le sujet. Par conséquent, une méthodologie d’enseignement opérant en tant que moyen de connaissance est indispensable si l’on veut différencier le Soi des objets d’expérience avec lesquels il est confondu, et révéler sa véritable nature. La connaissance du Soi est obtenue par l’étudiant au moment de l’enseignement, si le moyen de connaissance (la méthodologie d’enseignement) est manié de manière appropriée, et si l’esprit de l’étudiant est préparé de manière appropriée à recevoir la connaissance. La réalisation de cette vision est appelée libération, car l’étudiant reconnaît que la véritable nature de son Soi est illimitée, intemporelle, inchangeante, identique à Dieu, et qu’Il est l’unique substance de la création. La vision du Vedanta est, qu'en réalité, il n’y a rien d’autre que le Soi. Si c'est le cas, le Soi n’a certainement pas besoin d’être libéré. Le sentiment d’asservissement ou de limitation est, par conséquent, un problème d’ignorance du Soi, dont la solution réside seulement dans la connaissance du Soi, ce qui implique de différencier le Soi du monde de notre expérience. Une fois différencié, le Soi, qui est présent dans chacune de nos expériences comme ce qui est constant, subsiste évident par lui-même, comme le substratum conscient et immuable de la psyché et du monde. 2.2 LA VISION VEDANTIQUE DU SOI Le Soi, tel qu’il est révélé dans le Vedanta, est pure conscience, et en tant que conscience est lumineux par lui-même. Cela signifie qu’il n’a nul besoin d’une deuxième conscience pour se connaître lui-même, tout comme le soleil n’a pas besoin d’une autre source de lumière pour l’éclairer. […] La méthodologie d’enseignement du Vedanta guide l’étudiant pas à pas vers la reconnaissance de son Soi le plus intérieur comme pure conscience. […] Selon le Vedanta, nous ne possédons pas la conscience, nous sommes la conscience. Le Soi est le contenu du mot « Je », cet www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 19 auto référent auquel on fait référence dans des affirmations élémentaires comme « Je suis ». Bien que le Soi soit illimité et, par conséquent, doit être en réalité non enfermé dans un corps, il est naturel que l’individu attribue la nature, les caractéristiques du corps, de l’esprit et des organes des sens au Soi, et vice et versa. Tout comme une boule d’acier chauffée au rouge peut être perçue, par ignorance, comme une entité unique, le Soi peut être perçu comme un agrégat, un ensemble corpsesprit-organe des sens (karyakaranasanghata). Après l'analyse védantique, cependant, cette (con)fusion s’avère être une surimposition réciproque (anyonyadhyasa) résultant de l’ignorance du Soi. Sankara, dans le Adyasabhasya des Brahmasutras déclare que : « … du fait d’une absence de discrimination ou de différenciation entre ces attributs, et aussi entre ces substances, qui sont absolument disparates, il se perpétue un comportement humain naturel basé sur une auto-identication qui prend la forme de « Je suis ceci » ou « Ceci est à moi ». Ce comportement a sa cause matérielle dans une nescience, et l’homme y est soumis en confondant ce qui est réel et ce qui est irréel, ce qui résulte d’une surimposition des objets eux-mêmes ou de leurs attributs de façon réciproque, mutuelle. » Sankara, Brahma-Sutra Bhasya, 1 L’ignorance du Soi entraîne une surimposition réciproque et ainsi, est responsable de l’illusion d’un Soi limité. L’attribution, l’imputation d’un objet ou de ses attributs à l’expérience de l’existence ou de la conscience du Soi surimpose les limitations de cet objet sur le Soi. Réciproquement, l’attribution de l’existence ou de la conscience à un objet ou à ses attributs surimpose cette expérience du Soi à l’objet et donne par là-même à l’objet une réalité qu’il ne mérite pas. La raison d’une telle erreur est l’ignorance du Soi. « …l’idée d’incorporation est le résultat d’une fausse nescience. Il ne peut y avoir d’incorporation, de personnification pour le Soi si ce n’est par l’ignorance fausse qui conduit à identifier le Soi avec le corps. » Sankara, Brahma-Sutra Bhasya, 40 « Puisque le Soi, quand il est conditionné par divers accessoires ou conditionnements limitants (upadhi), possède des qualités opposées et apparaît de manière diverse comme un prisme (visvarupa) ou une pierre philosophale (cintamani), par conséquent c’est www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 20 seulement par un homme sage à l’intellect perçant, comme nous, que le Soi peut être connu. » Sankara, Katha Upanishad Bhasya, 147 La surimposition réciproque, en général, a pour origine l’ignorance. Par exemple, si en voyant la boule d’acier rouge et brûlante mentionnée plus haut, j’impute les qualités de rondeur et de lourdeur au feu, et la rougeur et la chaleur à la boule d’acier, j’ai surimposé mutuellement la nature et les qualités de l’un sur l’autre. Une telle surimposition ne peut se produire sans une ignorance des objets impliqués. Afin de briser, d’aller au delà de cette surimposition basée sur l’ignorance, je dois connaître chacun de ces objets tel qu’ils sont, de et en eux-mêmes. La nature du Soi, auquel on se réfère communément par les mots Je, moi, et mien, n’est pas connu de et en lui-même. Seule est connue l’expérience du Soi, c'est à dire le sentiment d’être conscient et d’exister. Comme Sankara le dit « tout le monde a le sentiment que son Soi existe, il ne sent jamais ‘je n’existe pas ’. S’il n’y avait pas de reconnaissance générale de l’existence du Soi, tout le monde aurait eu le sentiment ‘je n’existe pas’.9 » Cependant, la nature spécifique, particulière de cette existence et de la conscience n’est pas connue. Le Soi, étant le fondement non objectivable de l’expérience, n’est pas accessible aux moyens de connaissance ordinaires comme la perception et l’inférence, et, par conséquent, bien qu’il soit intimement expérimenté comme étant notre propre Soi, le Soi demeure inconnu de et en lui-même. Dans la Brhadaranyaka Upanishad, Yajnavalkya, l'enseignant d'Usasta, explique pourquoi le Soi ne peut être un objet de connaissance : « Tu ne peux pas voir ce qui est le voyant de la vision ; tu ne peux entendre ce qui est l’auditeur de l’audition ; tu ne peux penser le penseur de la pensée ; tu ne peux connaître le connaisseur de la connaissance. C’est ce Soi là qui est à l’intérieur de tout. Tout le reste n’est que périssable. » Brhadaranyaka Upanishad, III.4.2 Puisque le Soi en tant que sujet ne peut jamais être un objet, nous sommes dans l’impossibilité de la connaître au travers des relations habituelles sujet-objet ou connaisseur-connu, 9 Sankara, Brahma-Sutra Bhasya, 12 www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 21 dans lesquelles le sujet utilise un moyen de connaissance pour connaître un objet. La seule connaissance que nous pouvons avoir du sujet, par conséquent, sans aucun accès à un moyen approprié de connaissance, est cette connaissance qui est évidente ou lumineuse en elle-même. Nous pouvons être conscients de nous-même comme (étant) conscient, non pas parce que nous pouvons connaître la conscience comme un objet, mais parce que par sa nature, le Soi est conscience. Nous pouvons nous connaître nous-même comme (étant) existant, non pas parce que nous pouvons objectiver l’existence, mais parce que l’ « être-là » de ce qui existe est évident en luimême. « Le Soi n’est absolument pas au-delà de l’appréhension parce qu’Il est appréhendé comme étant le contenu de la notion de « Je » ; et parce que le Soi, par opposition au non-Soi, est bien connu dans le monde comme étant une entité perçue immédiatement [c’est à dire révélée par lui-même]. » Sankara, Brahma-Sutra Bhasya, 3 Nous avons l’expérience du Soi sans connaissance du Soi et cette condition forme la base de la surimposition réciproque. Toute les perceptions internes et externes apparaissent et disparaissent à l’intérieur de l’existence et la conscience du Soi et, par conséquent, ne peuvent être le Soi. Et pourtant, l’existence et la conscience du Soi est attribuée aux objets de la perception et vice et versa. En guise d’illustration, l’affirmation « le pot existe » combine, (con)fond deux expériences. Le pot est un objet de perception, l’expérience de son existence ne l’est pas. L’expérience de l’existence appartient seulement au Soi. Mais, par cette surimposition réciproque, le pot acquiert l’attribut de l’existence, et l’existence devient qualifiée par le nom, la forme et la finitude du pot. De la même manière, dans l’affirmation « je connais mon corps » ou « je suis conscient de mon corps », l’expérience de la conscience appartient au Soi, alors que le corps est un objet de perception. La « conscience du corps », par conséquent, implique la combinaison, la fusion des deux expériences, l’expérience du Soi de la conscience et la perception sensorielle du corps. En l’absence d’analyse discriminante, le Soi est naturellement surimposé sur des conditionnements limitants comme le corps, l’esprit, et les organes des sens. Mais par l’intermédiaire de certaines méthodologies d’enseignement, l’étudiant est amené à voir le Soi comme le sujet le plus intérieur, différent de ces objets avec lesquels il a été auparavant identifié. www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 22 De telles méthodologies libèrent l’expérience du Soi de l’existence (j’existe) et de la conscience (je suis conscient), de la nature changeante et finie des adjonctions limitantes (upadhi). En excluant de la nature de l’être conscient tous les objets de conscience, inclus ceux avec lesquels je me suis identifié dans le passé, il ne reste que le Soi, une conscience indifférenciée qui est distincte de, et par conséquent non qualifiée par les objets de conscience. Cela étant, l’entité consciente doit nécessairement être unique, car les éléments différentiateurs du monde objectif ne lui appartiennent pas. C’est ainsi que le Soi est découvert comme étant illimité, libre du temps, de l’espace et de tout attribut. L’illimité ou l’absence de limites, comme l’existence et la conscience, est aussi une expérience du Soi. C’est la source des sentiments de bien-être, de plénitude, de complétude, de contentement, de bonheur, de joie et d’amour. La manifestation de l’illimité dans l’esprit (je suis heureux, entier, complet), dépend toutefois de la condition de l’esprit. Cela diffère de l’expérience du Soi de l’existence (j’existe) et de la conscience (je suis conscient) qui apparaissent plus continues. L’existence et la conscience ne sont pas couvertes ou cachées comme l’est l’expérience du Soi de la plénitude ou de l’amour. Un esprit agité, par exemple, ne reflète pas la plénitude du Soi. Cependant, le fait qu’il existe ou qu’il est conscient n’est pas remis en cause. Aussi longtemps que je suis vivant et réveillé, l’existence et la conscience ne semblent pas croître et puis décliner. Le bonheur, au contraire semble apparaître et s’en aller. Les humeurs, les différents états ou dispositions de l’esprit sont causés par la proximité qualitative de l’esprit par rapport à la nature du Soi. Quand l’esprit est triste et déprimé, ou agité, il ressentira de la peine et de l’isolement, parce que son état ne reflète pas le Soi. Si l’esprit est tranquille et détendu, il ressent du plaisir, de la paix, et de l’harmonie, parce que son état reflète et fusionne avec celui du Soi. Cela procure un sentiment de bien-être, d’équilibre centré et de non isolement. L’analogie des trois sceaux d’eau reflétant le soleil est souvent utilisée dans le Vedanta pour illustrer l’effet des changements de la disposition de l’esprit sur l’expérience du Soi, de la plénitude ou du manque. Trois sceaux d’eau reflètent chacun le soleil. Le premier sceau d’eau est boueux, le second agité, le troisième calme et clair. Le soleil apparaît, à l’eau qui est dépourvue de discrimination, triste, déprimé et voilé dans le premier sceau, plein de vagues et agité dans le www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 23 second, et brillant et fidèle à sa forme dans le troisième. Le soleil, cependant, n’est pas affecté ou changé par l’état de l’eau. Cette identification erronée sur-évalue la nature de l’eau, je suppose, en lui donnant de la luminosité, mais dévalue aussi la nature du soleil en lui associant des limitations fausses. Si on suit cette analogie du sceau d’eau, si le Soi-soleil n’a pas été différencié de l’espriteau, alors le Soi-soleil semblera changer suivant les humeurs de l’esprit. En réalité, le Soi, comme le soleil, illumine les conditions changeantes de l’esprit. L’esprit surimpose à la fois lui-même et ses conditions sur le « je suis » du Soi et peut, de ce fait, faire des déclarations comme « je suis déprimé », « je suis agité », « je suis enthousiaste », « je suis content » et ainsi de suite. Les conditions mentales les plus désirables sont celles qui reflètent le plus fidèlement la nature du Soi (comme le sceau d’eau claire). Dans cette condition, l’esprit se sent complet, aimé, libéré de tout sentiment d’isolement. Parce que l’individu ne sait pas que la source de cette expérience est le Soi, il devient dépendant de situations qu’il va créer pour produire cet état de bonheur. L’illusion de sources externes de bonheur crée le syndrome de la carotte inaccessible attachée à un bâton. Parce que je ne sais pas que le Soi est la source du bonheur que je recherche dans la vie, chaque fois que j’expérimente du bonheur, je l’attribue, je l’impute à la situation présente, particulière et m’attache alors moi-même à cette expérience, que ce soit à une personne, à un endroit ou à un objet. Ce phénomène est la source du désir et de la frustration. Je désire ce qui, selon moi, me rendra heureux. Quand un désir particulier est satisfait, à cet instant, l’esprit devient calme, comme l’eau claire du sceau. Pour un moment, il ne veut rien. Il est dénué de tout désir, complet. Dans cet état de non-agitation, le Soi est clairement reflété dans l’esprit et la personne a l’expérience du bonheur. Le bonheur, cependant, n’est pas appréhendé comme étant la nature du Soi, il est considéré comme étant le résultat de l’acquisition de l’objet. Cela étant, l’expérience de la joie s’évanouit rapidement alors que l’esprit commence à se préoccuper de protéger l’objet et de maximiser l’expérience de la joie. Presque immédiatement, l’esprit pense à de nouvelles séries d’obstacles qui barreront le chemin ou inhiberont cette merveilleuse expression du bonheur. Cela entraînera de l’agitation dans l’esprit, qui comme le sceau d’eau boueuse, assombrira ou voilera la réflexion du soleil-Soi et causera la disparition de l’expérience du contentement. www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 24 Nous recherchons à travers le monde des expériences de bonheur, en satisfaisant les désirs les uns après les autres, en expérimentant des moments de joie transitoires quand les désirs sont satisfaits, seulement pour les perdre rapidement et endurer la peine qui en découle. Cette poursuite elle-même cause de la souffrance, dans le sens où elle est responsable de l’agitation mentale qui aliène l’esprit de la nature du Soi. La nature du Soi est plénitude, est l’existence-conscience qui illumine, éclaire et prodigue, donne son être à l’esprit. Pour celui qui a atteint la connaissance du Soi, la cause de l’agitation mentale est éliminée, puisqu’il n’y a aucune distance entre le Soi et l’esprit, séparant l’esprit de la plénitude qu’il recherche. L’esprit se tourne vers le Soi pour son sentiment de complétude et d’amour plutôt que de le surimposer sur le monde et s’efforcer péniblement de l’atteindre. « …ayant vu la réalité de cette manière, l’individu devrait s’identifier avec la Réalité, avoir son propre plaisir seulement dans le Soi, et non dans quoi que ce soit d’extérieur comme celui qui n'ayant pas la connaissance, accepte l’esprit comme étant le Soi et pense que le Soi change avec les changements de l’esprit, ou parfois accepte le corps etc. comme étant le Soi, et pense « je suis maintenant aliéné de la Réalité qui est le Soi ; et quand, d’autres fois, l’esprit devient concentré, celui qui pense s’être uni à la Réalité et en paix, croit « je suis à présent identifié à la Réalité ». Le connaisseur du Soi ne devrait pas être ainsi, car la nature du Soi est toujours la même, et car il est impossible pour quelque objet que ce soit de changer la nature du Soi ; et l’individu devait être à jamais fixé dans la Réalité, ne jamais être détourné de la Réalité, avoir la conviction « je suis brahman », ce qui signifie qu’il devrait sans cesse être conscient de la Réalité qui est le Soi, conformément aux textes de la Smrti : « (l’homme sage) voit de façon égale un chien ou un hors caste. » (Bhagavad Gita, 5.18) et, « celui qui voit le Seigneur Suprême existant de façon égale dans tous les êtres. » (Bhagavad Gita, 13.27). » En résumé, le Soi est le contenu sans cesse présent et invariable du mot « Je ». Par le processus de surimposition dont nous avons discuté, le Soi est identifié de manière erronée au corps, à l’esprit et aux organes des sens et à la création objective. Ce manque de différenciation www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 25 entre le Soi et la création cause de la souffrance, parce qu’il aliène, éloigne la personne de sa véritable nature. Quand le Soi a été discerné au travers d’une méthodologie d’enseignement qui révèle le Soi à l’étudiant, comme étant le sujet le plus intérieur, dont la nature est existence illimitée, conscience et amour, l’étudiant est libéré des notions de limitation et de peine qui l’avaient asservi dans le passé. Comme nous le verrons plus loin, ce Soi illimité est révélé comme étant le Soi de Dieu. Afin de comprendre pleinement cette identité, nous devons discuter de la nature de Dieu et de la distinction entre Dieu et le Soi. Avant cela, je voudrais d’abord mettre en rapport le Soi védantique au Soi Jungien. 2.3 LE SOI JUNGIEN Le Soi, tel qu’il est révélé par le Vedanta, n’est pas le Soi que Jung avait à l’esprit quand il utilisa ce terme, mais il est conscience-existence-plénitude. Le Soi védantique explique certaines des expériences de Jung, qu’il avait attribuées à son concept de Soi. Notre expérience peut être expliquée de plusieurs manières, en fonction du modèle ou de la grille qui est utilisé pour inclure l’expérience. La formulation du Soi de Jung, qui se base sur ses investigations empiriques, touche plusieurs concepts métaphysiques qui dont partie intégrante de la vision védantique de la réalité. Jung a indiqué de manière répétée la nature inexplicable du Soi, et était très conscient que le Soi était au delà de nos moyens empiriques de connaissance, et devrait donc demeurer un mystère. Dans la citation suivante, Jung donne une description fournie de la nature du Soi. Je voudrais diviser cette citation en plusieurs parties et donner une analyse védantique de l’expérience du Soi jungien. Jung décrit son concept du Soi ainsi : « Ce ‘quelque chose’ est étrange pour nous et pourtant si proche, entièrement nousmême et pourtant inconnaissable, un centre virtuel d’une constitution si mystérieuse qu’il peut revendiquer n’importe quoi – une affinité avec les animaux et les dieux, avec les cristaux et les étoiles – sans nous émerveiller, sans même provoquer notre désapprobation. Ce ‘quelque chose’ revendique tout cela et même plus, et comme nous n’avons rien dans nos mains à lui opposer de façon consistante, il est sûrement préférable d’écouter sa voix. » C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par 398 www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 26 La nature du Soi védantique est conscience, mais per se, pas conscience de quelque chose. Par conséquent, de son propre point de vue, il n’est pas le sujet connaissant, le connaisseur, mais plutôt le principe conscient et lumineux en lui-même du sujet connaissant. Ce « quelque chose » est inconnaissable en tant qu’objet, parce qu’étant le contenu du sujet connaissant, il ne se prête pas à une relation sujet-objet nécessaire à une objectification. Pourtant, dans le même temps, le Soi étant conscience per se, est conscient de lui-même, mais de manière non duelle et auto lumineuse. Le Soi est l’être ultime ou la substance essentielle, fondamentale de la création, qui englobe la psyché, à la fois consciente et inconsciente. Il jouit d’une affinité la plus intime avec toute chose, étant leur être et leur essence. Jung poursuit : « J’ai appelé ce centre le soi. Intellectuellement, le soi n’est rien de plus qu’un concept psychologique, une construction qui sert à exprimer une essence inconnaissable que nous ne pouvons appréhender en tant que tel, puisque par définition, il transcende toutes nos possibilités de compréhension. Le soi pourrait aussi bien être appelé le « Dieu à l’intérieur de nous ». L'origine de toute notre vie psychique semble être inextricablement enracinée en ce point, et tous nos efforts, nos poursuites les plus fondamentales et les plus ultimes semblent tendre vers lui. Ce paradoxe est inévitable, comme toujours, quand nous essayons de définir quelque chose qui réside au delà des limites de notre compréhension. » C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par 399 Le Soi est toujours présent en tant que centre et substance de la psyché, mais transcende nos possibilités de compréhension parce que nous n’avons pas de moyens de connaissance pour l’analyser ou le connaître objectivement. Nous pouvons seulement être le Soi. Du point de vue de la psyché, c’est « Dieu à l’intérieur de nous », mais du point de vue du Soi, l’univers tout entier est à l’intérieur du Soi. C’est « Dieu en nous » dans le sens où il est le véritable centre de notre vie psychique et vers lequel ou autour duquel la vie entière gravite. C'est ainsi parce que la nature du Soi nous fournit ce sentiment de totalité, de plénitude et de complétude que la psyché essaye continuellement d’atteindre, recherchant toujours un équilibre en elle-même pour permettre l’expression de cette plénitude à l’intérieur de l’esprit conscient. « Le soi pourrait être caractérisé comme une sorte de compensation du conflit entre l’intérieur et l’extérieur. Cette formulation ne serait pas inadaptée, étant donné que le www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 27 soi a d’une certaine manière le caractère d’un résultat, d’un but atteint, quelque chose qui doit survenir très graduellement et qui est expérimenté avec beaucoup de travail. Le soi est donc le but de notre vie, dans la mesure où il est l’expression la plus achevée, complète de cette combinaison du destin que nous appelons individualité, le plein épanouissement non seulement de l’individu seul mais aussi du groupe, dans lequel chacun apporte sa contribution à l’ensemble. » C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par 404 Le Soi est une compensation du conflit entre l’intérieur et l’extérieur parce qu’il est le substratum sous-jacent de la psyché dans son ensemble et ainsi, forme le pont, le lien unificateur entre l’intérieur et l’extérieur. L’esprit conscient peut être comparé à un miroir qui reflète le Soi et les contenus objectifs de l’esprit. Un inconscient personnel perturbé et grandement non assimilé entraîne une condition de stress, envahissante et semi consciente, dans l’esprit, ce qui produit un sentiment d’aliénation du Soi. Ce serait comme regarder le reflet de votre visage dans un miroir recouvert d’une couche de poussière. Ce reflet serait à peine visible. Quand la condition de l’esprit perd sa capacité de refléter pleinement le Soi, il se sent perdu et aliéné. Au fur et à mesure que l’esprit conscient assimile l’inconscient et développe une relation saine avec lui, le stress ou la tension sous-jacente de l’esprit est réduit, et la présence du Soi est ressentie, expérimentée de plus en plus. Ce phénomène donne à l’individu le sentiment d’un but qui est en train d’être atteint, bien sûr progressivement et avec beaucoup de travail, puisque l’assimilation de l’inconscient est un processus qui a lieu dans le temps. « Sentir le soi comme quelque chose d’irrationnel, comme un existant indéfinissable, auquel l’ego n’est ni opposé ni soumis, mais simplement lié, et autour duquel il tourne en rond, comme la terre tourne autour du soleil – c'est de cette manière que nous arrivons au but de l’individuation. J’utilise le mot ‘sentir’ afin d’indiquer la nature non perceptuelle de la relation entre l’ego et le soi. Dans cette relation, rien n’est connaissable, parce que nous ne pouvons rien dire des contenus du soi. L’ego est le seul contenu du soi que nous connaissons. L’ego individué se sent lui-même comme l’objet d’un sujet inconnu d’un ordre supérieur. » C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par 405 www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 28 Sans un moyen de connaissance, comme le Vedanta, il n’y a aucun moyen de connaître la nature du Soi, et le Soi qui est pourtant conscience qui s’éclaire d'elle même, n’est pas connu. Il est la conscience et l’existence qui est le contenu conscient de toutes les expériences, et pourtant, sans utiliser un moyen de connaissance, il est impossible de dire quelque chose de spécifique à propos de la nature de la conscience et de l’existence, et par conséquent, il est impossible de dire quoi que ce soit de spécifique à propos du Soi. Bien qu’il ne soit pas possible de parler avec autorité sans un moyen de connaissance, mais seulement conjecturer, de tels postulats sont nécessaires pour rendre compte, expliquer nos expériences intérieures. Par exemple, il est un fait que les contenus objectifs de l’esprit sont connus de moi. Même la pensée du « Je » est un objet de connaissance. Aussi, bien que mes expériences, mes humeurs, mes perceptions s’annulent entre elles, car elles surviennent de manière séquentielle, toutes les expériences, composées a la fois du sujet connaissant-ego et d’un objet connu sont illuminées elles-mêmes par la conscience. Jung décrit ce phénomène quand il dit : « L’ego individué se sent lui-même comme l’objet d’un sujet inconnu d’un ordre supérieur. » Il est pleinement conscient de l’impossibilité de connaître le Soi sans un moyen approprié de connaissance, quand il poursuit en disant : « Il me semble que notre investigation psychologique doit s’arrêter ici, à cette étape, car la notion d’un soi est en elle-même un postulat transcendantal qui, bien que justifiable psychologiquement, ne se prête pas à l’expérimentation scientifique. Cette étape au delà de la science est une nécessité inconditionnelle du développement psychologique que j’ai cherché à décrire, parce que sans ce postulat, je ne pourrais pas donner de formulation adéquate aux processus psychiques qui surviennent empiriquement. Au minimum, et par conséquent, le soi peut revendiquer une valeur analogue à celle de la structure de l’atome. Et bien que nous empêtrions à nouveau dans une image, elle n’en n’est pas moins vivante de manière puissante, et son interprétation va tout à fait au delà de mes capacités. Je n’ai absolument aucun doute que c’est une image, mais une image dans laquelle nous sommes contenus10. Je ne voudrais pas induire en erreur le lecteur par mon commentaire, car je ne suis en aucune manière en train de mettre en équivalence le concept jungien du Soi avec le Soi du Vedanta. Je suis, plutôt en train d’indiquer que le Soi védantique est le substratum sous-jacent qui est 10 NdT : « contained » : Voir la note 1 page 2 pour le sens de ce mot. www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 29 toujours l’élément de base de notre expérience, bien que cela soit ignoré. Jung n’avait pas une compréhension assez claire du Soi védantique pour être capable de le différencier de l’ego et des phénomènes qu’il a attribué à la psyché objective. Sans un moyen de connaissance approprié, la nature du Soi védantique, ce fondement ultime non objectivable de l’être, ne peut être connu. Il peut seulement être expérimenté comme un sentiment inexplicable de soi, d’être et de conscience, que tout le monde éprouve. Ce sentiment d’être imprègne toutes les expériences et sera naturellement identifié avec le Soi à moins qu’une différenciation ne soit faite. C’est le but du Vedanta : différencier le Soi du monde interne et externe des expériences objectivables et ensuite de redéfinir notre propre expérience à la lumière de cette nouvelle connaissance. 2.4 LE SOI VEDANTIQUE N’A PAS ETE COMPRIS PAR JUNG Le soi védantique n’est pas pris en compte dans le modèle de la psyché de Jung. En fait pour Jung, , il n’était d’aucune utilité parce qu’il n’a pas compris la relation entre la pure conscience et l’ego11. Jung a compris le concept oriental de la conscience pure comme étant au delà de l’ego et transcendant à l’ego ; ainsi, la conscience pure et l’ego sont devenus deux entités distinctes, et il s’est identifié avec l’ego connaissant. La conscience pure est alors devenue une « condition mentale » transcendante au delà de la conscience de l’ego, non accessible à l’ego et donc inutile. Pour Jung, la conscience est quelque chose de créé ou d’accumulé au fur et à mesure que l’ego rassemble de la connaissance ou élargit ses limites. Il est par conséquent un produit de la dualité sujet connaissant-objet connu. Jung ne s’est pas aventuré en direction de la nature essentielle du sujet connaissant, c’est à dire de l’ego en lui-même, qui est, selon la vision du Vedanta, pure conscience. Si l’ego conscient est considéré de son propre point de vue, sans les objets de connaissance qu’il a rassemblé, seule subsiste la nature essentielle du sujet connaissant-ego, qui est conscience en elle-même, et non conscience de quelque chose. Le statut de sujet connaissant dépend de la présence d’un objet de 11 Le terme d’ego utilisé par Jung est équivalent à l’« esprit conscient » védantique, cidabhasa. Dans le Védanta, le terme "ego" se réfère à une forme de pensée qui unit le Soi non duel avec un objet de perception, comme le corps ou www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 30 connaissance. Si les objets sont retirés, le statut de sujet connaissant l’est aussi – c’est un concept relatif. La nature essentielle de l’ego est le Soi védantique. C’est une conscience pure, qui s’éclaire elle-même et une conscience qui n'a pas besoin d'une seconde conscience pour la révéler, tout comme le soleil n’a besoin d’aucun astre lumineux pour l’éclairer. La conscience du Soi n’est pas engagée dans un processus. Il n’y a ni accumulation, ni diminution dans le Soi. Il est constant, immuable, et éternel. Jung n’a jamais saisi la signification de ceci, et en fait, l’a compris de manière fausse. Il a dit : « L’esprit oriental, cependant, n’a aucune difficulté à concevoir une conscience dépourvue d’ego. La conscience est considérée comme étant capable de transcender sa condition d’ego ; bien sûr, dans ses formes les plus « élevées », l’ego disparaît complètement. Une telle condition mentale sans ego peut seulement être inconsciente pour nous, pour la simple raison qu’il n’y aurait personne pour en être le témoin. C.G.Jung, Psychology and Religion: West and East, CW11, par 774 Jung a compris la conscience comme étant une « condition mentale » qui transcende le sujet connaissant et ainsi s’éloigne du royaume de la connaissance de l’ego. Le Vedanta expliquerait la relation entre l’ego jungien et la conscience de manière très différente. Le Soi est la seule source de conscience, et est le centre substantiel de l’ego. Ainsi, la conscience de l’ego ne peut jamais être transcendée, puisqu’elle est le fondement ultime et le centre de toutes les expériences. Cependant, l’ego peut se dissoudre, s’absorber dans la conscience lors d’expériences méditatives. Dans ce cas, ce qui est expérimenté est l’ego-le sujet moins toutes les perceptions ou objectivations. Cet état du mental conduit à une expérience12 de pure conscience, non duelle du Soi, l’essence de notre être. Nous discuterons de ce point plus en détail dans la section suivante. l’esprit, « je suis le corps », « je suis l’esprit ». Dans le Védanta, l’ego est, de ce fait, un produit de l’ignorance provoqué par la non-différenciation du Soi et des objets de l’expérience, et n’a pas de réalité essentielle. 12 L’utilisation du mot expérience est problématique. On ne peut pas expérimenter son propre Soi dans le sens d’un sujet qui expérimenterait un objet. Cependant, le Soi est la conscience qui est lumineuse en elle-même. Comme le soleil n’a pas besoin d’une autre lumière pour l’éclairer, le Soi n’a pas besoin d’une autre conscience pour avoir l’expérience de lui-même. Par conséquent, l’expérience est non duelle, dépourvue de relation sujet-objet ou de sujet connaissantobjet connu. J’ai utilisé le mot expérience pour communiquer le sens (le vécu, le ressenti) de connaissance immédiate et directe du Soi. www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 31 2.5 LA METHODOLOGIE D’ENSEIGNEMENT VEDANTIQUE La connaissance du Soi ne s’obtient pas par des expériences méditatives. Une expérience infinie, intemporelle, profonde et sacrée, de ce type, ne se définit pas à l’interieur de l’ordre des choses et ainsi, la relation entre de telles expériences mystiques et son propre Soi, Dieu, et la création reste inconnue. Jung, dans le cadre de ses explorations de la psyché, était très conscient de la différence entre expérience et connaissance. Il faisait sans cesse référence au fait qu’il décrivait un phénomène expérimental, éprouvé. Ce qu’il était et d’où il venait, il ne la savait pas. Il a dit que : « De l’essence des choses, de l’être absolu, nous ne savons rien. Mais nous avons l’expérience de divers effets : de l’extérieur, par la voie des sens, de l’intérieur, par la voie de l’imaginaire. Nous ne penserions jamais à affirmer que la couleur « vert » aurait une existence indépendante ; de manière similaire, il nous est impossible de concevoir qu’une expérience imaginaire existe en elle-même et pour elle-même, et doit par conséquent être prise littéralement. C’est une expression, une apparence qui représente quelque d’inconnu mais de réel. » C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par 405 La connaissance de la réalité ultime n’appartient pas au domaine de la réalité perceptuelle. Elle est le contenu essentiel de tous les noms et formes, et ne peut donc pas être connue par l’intermédiaire de la perception d’une image, qu’elle soit d’origine interne ou externe. C’est là une limitation d’ordre épistémologique que nous ne pouvons pas franchir avec nos moyens ordinaires de connaissance. Le Vedanta affirme être le pont qui permet de franchir cette limitation. Il se définit lui-même comme un moyen de connaissance révélé, nécessaire pour connaître ce qui ne peut être connu autrement. Le sujet ultime, le Soi, ne peut être objectivé, et par conséquent, ne se prête pas à nos moyens habituels de connaissance, qui dépendent tous de la perception issue des sens. Anantanand Rambachan, en discutant de la justification des Védas (Sruti) par Sankara comme étant un moyen de connaissance (pramana) écrit que : « Sankara est formel, catégorique sur l’inapplicabilité absolue de tous les pramana, excepté la Sruti, pour la connaissance de Brahman. Il explique inlassablement l’incompétence de la perception sensorielle à appréhender Brahman. Sankara refuse www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 32 d’accepter cela parce que Brahman est une entité existante ; comme toutes les réalités, il doit être l’objet d’autres sources de connaissance valide. Les sens sont naturellement capables de saisir et de révéler leurs objets respectifs, appropriés. Brahman, cependant, reste inapprochable, inaccessible à l’ensemble d’entre eux à cause de son caractère singulier. Les organes ne peuvent seulement saisir un objet différencié appartenant à leur sphère…le son, la sensation, la forme, le goût, l’odeur, sont leurs sphères respectives de fonctionnement. Brahman, cependant, n’a ni son, ni toucher, forme, goût ou odeur. Il est sans qualités (nirguna) et est en dehors du domaine d’activité des organes des sens. Brahman est illimité, et le transformer en objet de connaissance sensorielle équivaut à en faire un objet fini, et délimité, un objet parmi d’autres. Un Brahman qui serait appréhendé par les sens est, par conséquent, une contradiction. » Anantanand Rambachan, Accomplishing the accomplished Le Vedanta est un moyen de connaissance pour la connaissance immédiate du Soi, expérimentale, et pour la connaissance de sa relation à Dieu et l’univers. Selon ses principes, cette connaissance révélée peut résister à toute tentative d’analyse logique et ne peut non plus être contredite par notre expérience. Toutefois, comme la connaissance obtenue est aussi bien en dehors de nos limites épistémologiques que de notre logique et notre expérience, nos propres moyens de connaissance ne peuvent que justifier, conforter la vision du Vedanta mais ne peuvent pas produire cette vision. La vérification que le Vedanta est un moyen de connaissance valide réside uniquement dans son utilisation, parce que la connaissance qu’elle a à donner ne peut être obtenue autrement. La méthodologie d’enseignement védantique guide l’esprit de l’étudiant vers une cognition directe du Soi. Bien que les styles d’enseignements soient nombreux et variés, et que les points mis en avant puissent différer, la connaissance qui doit être transmise reste la même. Quelques unes des méthodologies d’enseignement les plus importantes utilisées dans le Vedanta sont résumées cidessous et sont ensuite détaillées dans les paragraphes suivants. L’ordre dans lequel elles sont listées ici est une séquence commune utilisée dans l’enseignement du Vedanta. 1. La Discrimination du voyant du vu (drgdrsyaviveka) Le Soi, le sujet, est différencié du monde expérimenté, objectivé qui inclut le corps, l’esprit, et les organes des sens de l’individu (karyakaranasanghata). Un verset célèbre tiré d’un www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 33 texte explicatif, appelé lui-même drgdrsyaviveka ou vakyasudha, illustre ce processus de discrimination : « Une forme est vue ; le voyant est l’œil. L’œil est vu, le voyant est, bien sûr, le mental. Toutes les formes de pensée [du mental] sont vues, le voyant est le témoin, le seul qui ne soit, lui-même, jamais vu. » Ce procédé écarte, retire du sujet conscient tout ce qui peut être objectivé et, par là, séparé de lui. L’existence-conscience-plénitude (sat-chit-ananda) est extraite du monde et rapportée au Soi, libéré alors de toutes les adjonctions limitantes (upadhi) avec lesquelles il avait été précédemment identifié. Le Soi est découvert comme étant libre du temps et de l’espace et, par conséquent, invariable et illimité. Il est existence, conscience, plénitude. 2. La nature apparente du monde L’existence ou la réalité est définie comme « cela qui ne peut être nié, annulé dans aucune des trois périodes du temps, le passé, le présent et le futur (trikalabadhitam satyam) ». Le monde, existant dans le temps, ne peut avoir une existence absolue puisqu’il est soumis au changement et à la négation. Cela réduit le monde à une réalité apparente (mithya) qui dépend du Soi pour son être. 3. La nature de Dieu Parce que le Soi est illimité, il n’est pas circonscrit par ou confiné dans l’individu. Par conséquent, l’univers tout entier existe dans le Soi et à cause du Soi. Ce n’est pas seulement l’individu qui a un Soi, le monde aussi a un Soi. Les Upanishads révèlent que le monde est ainsi une entité consciente que nous appelons Dieu (Isvara). 4. L’identité non duelle entre l’individu (jiva) et Dieu (Isvara) Du point de vue de l’individu, le Soi est appelé atma, et du point de vue de Dieu, le Soi est appelé Brahman. Le Soi de l’individu (atma) est révélé comme étant le Soi de Dieu (Brahman) par une des mahavakya pramana, comme tat tvam asi (Tu es Cela). Dieu, le monde et l’individu deviennent des réalités apparentes dépendant du Soi pour leur être, et la réalité devient par conséquent non duelle (advaita). www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 34 La relation entre une vague, l’océan et l’eau est souvent utilisée pour illustrer non seulement la nature non duelle de la réalité, mais aussi la manière d’utiliser la mahavakya pour révéler cette non dualité. La vague n’est pas l’océan et est petite, et limitée dans ses pouvoirs en comparaison de l’océan immense dans lequel elle est incluse. Cependant, du point de vue de l’eau, la vague est identique à l’océan. En fait, l’eau est la réalité non duelle, essentielle (paramarthika) à la fois de la vague et de l’océan. La vague et l’océan sont seulement des réalités apparentes (mithya), totalement dépendantes de l’eau pour leur existence. L’enseignant, en utilisant la mahavakya « Tu es Cela », révèle à la vague que le Soi de l’océan, l’eau, et le Soi de la vague, encore l’eau, sont identiques et qu’il y a en réalité, une seule et unique eau, seulement de l’eau. De la même manière, l’individu, comme la vague, est identique à Dieu, l’océan, du point de vue du Soi. 2.5.1 L’ANALYSE DISCRIMINANTE ENTRE LE VOYANT ET LE VU La méthodologie d’enseignement védantique fait intervenir une analyse, basée sur l’expérience, qui différencie le sujet de l’objet. Au moyen de cette analyse, l’étudiant réalise que tout ce qu’il a apparemment identifié comme étant le sujet, est en fait, un objet. Chacun de nous accepte que le monde qu’il perçoit est bien évidemment distinct de lui-même. Cependant, le corps physique, les organes des sens, l’esprit conscient ou ego, et les images de la psyché, sont quant à elles toutes identifiées avec le Soi, alors qu’ils sont des objets de ma conscience de la même manière que le sont mes perceptions, qui ne sont pas considérées comme étant le Soi. Une fois que j’ai écarté de la nature de l’être conscient tous les objets de conscience, inclus ceux que j’avais avant cela identifié avec moi-même, il ne me reste que le Soi en tant que pure conscience, qui est distinct de, et par conséquent, non qualifié par les objets de conscience. Si c'est le cas, l’entité consciente doit nécessairement être unique, parce que les éléments différenciants du monde objectif ne lui appartiennent pas. Sans un moyen de connaissance, il n’est pas possible de différencier le Soi de son expérience. Des questions comme « Qui est celui qui est en train d’avoir cette expérience ? » ou « Qui est celui qui connaît, est conscient de mes pensées, de mes émotions, et de toutes les images ? » ne peuvent trouver de réponse sans un moyen de connaissance pour connaître le sujet connaissant, celui qui connaît. www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 35 L’individu ne peut pas penser la nature de la conscience à cause de la limitation épistémologique suivante : « Il est impossible de connaître quelque chose qui n’est pas distinct de soi-même. » La conscience est toujours le sujet qui illumine l’objet. C’est comme s’il était derrière l’image ou l’envers de l’image. Que l’image expérimentée soit interne ou externe, elle se produit à l’intérieur de la conscience, et la conscience entretient une relation de sujet-objet avec l’image. L’ego lui-même est un objet de conscience. Toutes les images, qu’elles soient des objets internes ou externes, inclus la pensée du « Je » ou la pensée autoréflexive, sont éclairées par la conscience et sont des objets en relation avec la conscience. Il n’y a aucun moment où cela n’est pas ainsi. Cependant, nous tombons parfois dans une relation de « non différenciation entre le sujet et l’objet », aussi bien dans notre relation avec monde externe qu’avec l’ego, l’esprit ou la psyché. C’est une relation que Jung décrit de la manière suivante : « C’est, selon Levy-Bruhl, une marque de notre mentalité primitive. Quand il n’y a pas de conscience de la différence entre le sujet et l’objet, c’est une identité inconsciente qui prévaut. L’inconscient est alors projeté sur l’objet, et l’objet introjecté dans le sujet, faisant alors partie de sa psychologie. Les plantes et les animaux se comportent comme les hommes, et il y a des dieux et des esprits vivants partout. L’homme civilisé s’est naturellement identifié à ses parents au cours de sa vie, ou avec ses affects et ses préjugés, et accuse sans aucune retenue les autres de choses qu’il ne verra pas en luimême. Il lui reste aussi des résidus de cette inconscience primitive, de cette nondifférenciation entre le sujet et l’objet. Pour cette raison, il est affecté magiquement par les conduites des gens, par les choses et les circonstances et il est envoûté par des influences perturbatrices, presque autant que les primitifs et a besoin également comme eux de contre charmes. Sa magie ne consiste plus en sachets de drogues qui guérissent, amulettes, et sacrifices d'animaux, mais en tranquillisants, névroses, rationalité, culte de la volonté, etc. » C.G.Jung, Psychology and Religion : West and East, CW11, par 66 Cette relation, dans laquelle le sujet reste indifférencié de l’objet, se produit également dans le cas de l’ego, quand nous identifions la conscience avec le corps, l’esprit, les organes des www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 36 sens, et la pensée du « Je », alors qu’ils sont tous des objets de ma conscience, de la même manière que les images internes et externes qui sont « non-Je ». La conscience ne peut jamais être identifiée, homologuée avec les objets qu’elle illumine, et par conséquent, elle ne peut pas être définie par ces objets, de la même façon que je ne peux pas définir l’œil à l’aide des caractéristiques de quelque chose qu’il illumine. Le sujet est toujours distinct de l’objet. Nous pouvons avoir l’expérience de ce fait concernant la conscience en observant le flot de nos pensées. Une pensée apparaîtra à l’intérieur du substratum stable de la conscience et s’y résorbera. La conscience, quant à elle, reste constante. Parce que la conscience est lumineuse en elle-même et parce qu’elle est l’unique dénominateur commun de toutes les expériences, elle peut être différenciée des images qu’elle illumine. Mais la conscience est la chose, entre toutes choses, qui peut nous échapper le plus facilement, car elle est cachée dans le chercheur lui-même, celui qui parcourt les mondes intérieurs et extérieurs à la recherche de sens et de vérité. C’est le trésor perdu de la psyché. […] La non différenciation du sujet et de l’objet est rompue, quand, grâce à l’application de la méthodologie d’enseignement, l’ego se retourne face au Soi, après s’être détourné de toutes les images, portant son attention uniquement sur la conscience qui l’éclaire. L’esprit a alors l’expérience d’une conjonction avec le Soi, une expérience de suprême béatitude. C’est la dissolution de l’esprit à l’intérieur de la source de son être. Durant cet instant, il y a une expérience de complète non-dualité, puisqu’il n’y a rien qui puisse s’interposer entre l’esprit et le Soi. Une fois que l’esprit a discerné ou différencié le fondement, la base consciente de son être, ce qui l’illumine, alors, avec ou sans image, l’esprit conserve la connaissance immédiate de la conscience lumineuse en elle-même. Quand cela arrive, quelles que soient les images qui sont apparaissent, quelle que soit l’intensité des affects et de leurs images, le Soi demeure, comme dans un éternel refuge, dans l’expérience de la totalité, à l’intérieur de laquelle toutes les images ont leur être. 2.5.2 LA NATURE APPARENTE DE L’UNIVERS La différenciation du Soi de l’univers établit un Soi non duel, mais n’établit pas de non dualité entre le Soi et l’univers. Si la conscience est séparée du monde, alors le monde peut jouir d’une existence indépendante en dehors de la conscience, ce qui a pour résultat la dualité. La réalité du monde doit donc être analysée. www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 37 Si le monde jouit d’une existence autonome et indépendante, il est ontologiquement séparé du Soi et la réalité est donc duelle et composée du Soi et du monde. Si, au contraire, le monde est dépendant pour son être du Soi, alors il ne jouit d’aucune existence réelle, propre et, par conséquent, ne peut être compté comme une seconde entité. Par exemple, une corde qui a été prise par erreur pour un serpent prête, fournit son existence au serpent. Le serpent n’a pas d’existence réelle, propre en lui-même. Son diamètre, sa courbure, sa longueur, sa substance, tout cela appartient uniquement à la corde. Nous ne pouvons pas dire que le serpent jouit d’une réalité ontologique en dehors de la corde. Sa nature est seulement apparente ou illusoire. La relation entre le Soi et l’univers est similaire, comme cela est indiqué dans les versets suivants extraits du karika de Gaudapada sur la Mandukya Upanishad : « Une corde dont la nature n’a pas été discernée est imaginée dans l’obscurité comme étant des choses variées comme un serpent, un filet d’eau, etc. ; de la même façon, le Soi est imaginé de manière variée. » [2.17] « Dés que l’illusion (sur la corde) cesse et que la corde seule persiste, quand la corde est discernée comme n’étant rien d’autre qu’une corde, de la même façon il y a un discernement à propos du Soi. » [2.18] Quand nous analysons l’univers, nous réalisons que nous ne pouvons pas lui attribuer d’existence indépendante. Le monde est fini et changeant par nature, ses objets vont et viennent. En utilisant le raisonnement suivant ‘quelque chose qui n’a pas d’existence intrinsèque, ou d’existence per se, ne peut pas provenir de ou aller vers la non-existence’, on ne peut pas dire que le monde possède une existence. Par conséquent, l’existence que nous lui attribuons doit être empruntée ou soustraite, mais pas intrinsèque. Gaudapada utilise ce raisonnement dans la Mandukya karika en disant : « Ce qui n’existe ni au début, ni à la fin, n’existe pas non plus dans le présent [au milieu]. Bien qu’ils soient sur le même pied [du même ordre de réalité] que l’irréel, ils sont pourtant vus comme s’ils étaient réels. [2.61] www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 38 Pour cette raison, l’univers n’est pas considéré comme jouissant d’une réalité absolue, qui est défini comme « ce qui existe dans toutes les périodes de temps, le passé, le présent et le futur (kalatrayepi tisthati sat). L’univers appartient plutôt à l’ordre de la réalité apparente (mithya) qui est une réalité intermédiaire entre la réalité, l’existence absolue (paramarthika satyam) et la nonexistence (tuccham). Le serpent imaginaire projeté sur la corde jouit d’une réalité apparente (mithya) du même ordre. Puisque nous avons perçu le sepent et réagi à sa présence, nous ne pouvons pas lui attribuer une non-existence absolue. Mais nous ne pouvons pas dire non plus qu’il existe réellement. Il est évident que la seule chose « réelle » qui existe soit la corde. Par conséquent, nous somme forcés d’admettre, d’accepter l’idée d’une « réalité apparente », qui signifie un ordre de réalité qui ne peut être défini ni comme existant ni comme non existant (sadasadbhyam anirvacaniya). Que faire d’autre ? L’idée de réalité « apparente » n’est pas une qualification désobligeante ou un dénigrement. Elle signifie simplement que l’objet en question ne jouit pas d’une existence per se (paramarthika satyam). Le pot d’argile est un autre exemple traditionnel, utilisé pour illustrer la différence entre la réalité absolue et apparente. L’argile possède une réalité absolue par rapport à celle du pot. Le pot va et vient, l’argile reste indépendante du pot. Le pot, lui, n’est pas indépendant. Son être repose sur l’argile. Le pot va et vient, jouit d’une existence antérieure (pragabhava) et postérieure (pradamsabhava). Il jouit, par conséquent, d’une réalité dépendante ou apparente. En fait, sans argile, il n’y a pas de pot. Son être tout entier est identique à l’argile. Et pourtant, nous ne pouvons pas nier ou refuser l’empiricité du pot. Ces deux exemples sont utilisés pour illustrer la relation existant entre l’univers et le Soi. L’univers ne jouit pas d’une réalité séparée ou indépendante en dehors du Soi, et pourtant, son empiricité ne peut être niée. Comme la relation existant entre le pot et l’argile, ou la relation du serpent avec la corde, l’univers a pour être le Soi, qui est conscience. Cette conscience, comme la corde ou l’argile, est à la fois immanente et transcendante. Immanente, parce qu’elle est la substance essentielle de l’univers, et transcendante, parce qu’elle n’est pas dépendante de l’univers pour son être. En fait, la présence ou l’absence de l’univers lui est indifférente comme est indifférente la présence ou l’absence du serpent ou du pot pour la corde ou l’argile. Pour l’exprimer www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 39 de manière encore plus abrupte, du point de vue de l’argile, il n’y a aucun pot, il n’y a que luimême. De la même manière, du point de vue de la corde, il n’y a aucun serpent, et du point de vue de la conscience, il n’y a aucun univers. Un verset bien connu de la Mandukya Upanishad dit, entre autre, en décrivant cette nature absolument non duelle du Soi : « Ils considèrent la quatrième [le Soi, la conscience pure] comme étant ce qui n’est ni conscient du monde interne, ni conscient du monde externe et pas conscient non plus de ces deux mondes à la fois… » [7] Cependant, le pot, le serpent, le monde, sont totalement dépendants de leur substratum, l’argile, la corde, le Soi, pour leur existence et n’ont aucune réalité en dehors de leur substratum. Ce que nous voulons dire par advaita, la non dualité, c’est que l’argile plus le pot n’est pas égal à deux. En réalité, il n’y a que de l’argile, seul l’argile est. Le pot, bien qu’ayant une certaine utilité dans la réalité empirique (vyavahara) n’a pas d’existence réelle, indépendante. De la même façon, l’univers n’a aucune réalité en dehors du Soi : le Soi plus l’univers n’est pas égal à deux. Dans le Vedanta, le pouvoir créateur responsable de l’apparition de l’univers est appelé maya. Une étymologie traditionnellement donnée pour ce mot est « ya ya maya », ce qui signifie « ce qui n’est pas est maya ». Dans le langage commun, maya signifie magie. Dans notre expérience empirique, les illustrations de cette apparente capacité créatrice appelée maya sont nombreuses : ce qui peut entraîner une corde à apparaître comme un serpent, ou un poteau comme un homme, ou le sable du désert comme une étendue d’eau, ou la nacre d’une coquille comme une pièce d’argent, ou encore ce pouvoir qui crée pour nous le monde du rêve au cours de la nuit. Toutes ces créations semblent réelles quand elles sont là, mais elles perdent complètement leur réalité une fois que leur substratum est vu, discerné. Cet univers, qui est un produit de maya, nous apparaît réel aussi longtemps que son substratum n’est pas connu. Sankara exprime bien cela dans Atma bodha : « Le monde sans cesse changeant (samsara) qui est rempli de préférences et d’aversions, est comme le rêve. Pendant qu’il est là, il apparaît comme étant réel. Au réveil, il est non réel. » [6] www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 40 « Aussi longtemps que le Soi infini (brahman), le substratum non duel de toute chose, n’est pas connu, le monde apparaît comme s’il était réel. De la même manière que la pièce d’argent apparaît comme si elle était réelle, jusqu’à ce que la nacre de la coquille soit connue. » [7] Maya est cette apparente capacité créatrice existant dans le Soi qui projette l’univers, en y incluant le temps et l’espace, de manière analogue à la projection du monde du rêve dans le sommeil profond. Maya, comme la chaleur du feu, ne jouit pas d’une réalité en dehors du Soi. 2.5.3 LA NATURE DE DIEU Dans le Vedanta, Dieu (Isvara) est défini comme le Soi plus maya. Maya doit avoir pour locus le Soi : il n’y a pas d’autre endroit où la mettre, puisque maya est responsable de la projection de toute la dualité. Par conséquent, maya, qui existe dans le Soi, est la capacité créatrice du Soi et le Soi plus cette capacité créatrice est ce que nous appelons Isvara, Dieu. La création toute entière peut être considérée comme le corps de Dieu, parce qu’elle reflète le Soi en tant qu’entité singulière. « [Le Soi], qui est reflété en maya, qui la contrôle, et qui est omniscient, est Dieu.13 » L’analogie du rêve, quand on tient compte de certaines différences bien spécifiques, est trés utile à la compréhension de la nature de Dieu (Isvara), tel qu’il est révélé par les Upanishads. Dieu est Celui en qui la création toute entière existe et Celui qui est conscient de cette création. La différence entre le rêveur et sa création, et Dieu et Sa création, est que Dieu est conscient de luimême et libre de toute ignorance, tandis que le rêveur n’a pas conscience de lui-même en tant que rêveur, et peut se perdre dans le rêve en s’identifiant à l’un des personnages du rêve. Le rêveur est donc asservi par l’ignorance du Soi tandis que Dieu ne l’est pas. C’est ce que signifie « ayant Maya sous son contrôle » dans la citation précédente. Tout comme les personnages du rêve font partie intégrante du matériau du rêve; l’individu (jiva) fait partie de Dieu, comme une vague fait partie de l’océan ou une cellule fait partie du corps. L’individu, jiva, en tant que partie du corps de Dieu est pris en charge et soumis aux lois de Dieu, qui est le Tout. 13 Vidyaranya, Pancadasi 1.16 www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 41 2.5.4 L’IDENTITE Le Soi, du point de vue de Dieu, est appelé brahman, ce qui veut dire cela qui est infini, l’absolu. Le Soi, du point de vue de l’individu, est appelé atma. Le Vedanta pramana est la mahavakya (grande déclaration ou affirmation d’identité) qui établit l’identité entre atma et brahman. La révélation de cette identité est le but (tatparya) de tous les Upanishads. « De tous les enseignements upanishadiques, le plus important est la déclaration de l’identité entre le Soi individuel et le Soi suprême. C’est le point fondamental des Védas. En dévoilant l’identité, l’unicité de la conscience individuelle et de la conscience universelle, qui supporte et manifeste la multiplicité, la Sruti affirme la réalité unique de la conscience, pure, non duelle, non relationnelle que brahman est. La vérité toute entière est contenue dans une phrase abrupte de trois mots. Il y a quatre phrases aussi concises dans les quatre Védas. Chacune des phrases porte le nom de mahavakya, c’est à dire littéralement la grande parole ou affirmation. Les quatre mahavakya (les grandes paroles) védiques sont : (1) « La conscience [manifestée dans l’individu] est brahman » comme l’affirme l’Aitareya Upanishad dans le Rg-Veda. (2) « Je suis brahman », extrait de la Brhadaranyaka Upanishad dans le Yajur-Veda. (3) « Tu es Cela », comme l’expose la Chandogya Upanishad dans le Sama-Veda. (4) « Cet atman [le Soi individuel] est brahman » qui est cité dans la Mandukya Upanishad dans l’Atharva-Veda. La réalisation de cette identité entre l’individu et Dieu porte le nom de libération (moksa). Notre Soi est reconnu comme étant illimité, intemporel, invariable, ne faisant qu’un avec Dieu et comme celui non seulement en qui la création repose, mais qui, en fait, est la substance essentielle de la création. Dans la vision du Vedanta, il n’y a rien d’autre que le Soi (rappelez-vous les analogies de l’argile-pot et de la corde-serpent). C’est cela que signifie la non dualité. En réalité, le Soi a toujours été libre. Le problème de la servitude et de la libération, par conséquent, n’appartient pas au Soi, mais plutôt à l’individu qui se prend comme quelqu’un de limité. Le problème est celui de l’ignorance du Soi, et la solution de ce problème est uniquement la connaissance du Soi. www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 42 « De tous les autres moyens de connaissance, la connaissance seule est le moyen direct pour parvenir à la libération. Tout comme la cuisson ne peut être réalisée sans feu, la libération ne peut pas survenir sans la connaissance. » [2] « Les actions ne peuvent pas détruire l’ignorance parce qu’elles ne sont pas opposées à l’ignorance. Seule la connaissance peut écarter l’ignorance, tout comme seule la lumière peut dissiper l’obscurité. » [3] Sankara, Atmabodha 2.6 JIVA ET ISVARA , REVE ET ARCHETYPE Dans le Vedanta, l’âme individuelle, jiva, est une entité transmigrante asservie à un cycle sans commencement de naissances et de morts. Il n’y a pas de première naissance pour le jiva. Son existence est une partie intégrante du matériau de la création, et le cycle de la création est sans commencement, ayant maya pour cause, cette force apparente et créatrice du Soi (brahman). Dans le Christianisme, l’être du créateur est différent et séparé de l’être de la création et de ses créatures. Dans le Vedanta, la création est une projection apparente de Dieu, et n’est pas séparée de Lui. La relation entre Dieu et la création est similaire à la relation qu’un individu a avec son esprit. Il y a à la fois un sentiment d’identité et une relation sujet-objet que l’individu entretient avec son esprit. L’esprit jouit d’un certain sens du Soi parce qu’il a pour substratum le Soi. L’esprit est connu, parce que le Soi illumine l’esprit. L’esprit a de l’intelligence, de la puissance, de la créativité. C’est une entité en elle-même, la forme et l’intelligence s’étant associées toutes les deux. Dieu a une relation similaire avec la création. Il peut être comparé à un rêveur qui est conscient de son rêve, il n’est pas perdu dans une identification avec un personnage particulier du rêve, et n’a pas perdu non plus son identité dans le rêve, mais a l’expérience du rêve, de manière complète, sans perdre de vue le Soi comme son substratum. Le rêve apparaît dans une forme pré-créée ou pré-établie, remplie d’individus et de situations. Il n’y a pas de rêve per se, puisqu’il apparaît dans un état déjà actif. Les individus dans le rêve font partie intégrante du rêve. L’environnement du rêve n’est pas créé de prime abord, et les www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 43 individus insérés dans un deuxième temps. Tout vient ensemble, en tant que tout, et forme un tissu, un matériau conscient composé d’éléments de sujet connaissant-connaissance-objet connu aussi bien qu’un matériau actif de sujet agissant-action-objet d’action. Ces triades de conscience et d’activité s’expriment dans un monde de noms et de formes, à la fois subtiles et grossières. Les formes subtiles se composent des entités conscientes, c’est à dire de leurs perceptions sensorielles, leurs formes de pensées, leurs humeurs et leurs émotions. Les formes physiques sont formés des instruments de perception et d’action - organes physiques des sens, les mains, les pieds - ainsi que les objets physiques perçus ou utilisés. Tous ces noms et formes, physiques et subtils, et les triades de conscience et d’activité qui leur permettent d’interagir, sont tous projetés simultanément et sont la trame et la chaîne de l’étoffe, du matériau du rêve. La relation entre le rêveur et le rêve peut être comparée à la relation entre Dieu et la création. La différence est que le jiva, le rêveur, est limité et est le produit de la création, tandis que Dieu est illimité et est à la fois conscient de la création dans sa totalité et jouit de la création comme de Sa forme apparente. La création, qui inclut le temps et l’espace, constitue « l’étoffe du rêve » de Dieu. Toute existence, par conséquent, est à l’intérieur de son champ et en fait n’est pas séparée de Lui. La vérité à la fois du rêve et de la création est le Soi sous-jacent qui prête, donne son existence et sa conscience à la création qui est manifestée, que ce soit au niveau macrocosmique ou microcosmique. Pour le Védantin, le rêve est le talon d’Achille de la réalité empirique. Car il illustre la nature apparente de l’univers. Le rêve n’est pas créé, il est projeté dans sa totalité. L’univers est, comme le rêve, une projection de la psyché vivante dans son entièreté. Chaque entité de l’univers est une partie de l’image, faite du même matériau que le totalité de l’image. Le jiva a une relation unique avec l’univers, dans le sens où, à l’opposé d’un rocher, il est capable de refléter la conscience. Dans le rêve, un panorama d’entités inertes et vivantes est projeté. Les entités vivantes du rêve diffèrent de ce qui les entoure par leur capacité à refléter la conscience. Cependant, tous les objets du rêve jouissent du même degré de réalité, qu’ils soient ou non capables de refléter le Soi. Le panorama dans son intégralité n’est que la projection du Soi. C’est la psyché qui entre et sort de la manifestation, ayant la base ou le fondement de son être dans le Soi. www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 44 « Au commencement, tout ceci n’était que le Non-Manifesté (Brahman). Du NonManifesté a émergé le Manifesté. Ce Brahman a créé Lui-même par Lui-même. Par conséquent, il est appelé le Créateur en Lui-même. » Taittriya Upanishad, II.vii.1 « Om. Cela (le Suprême Brahman) est la plénitude infinie et ceci (le Brahman conditionné) est la plénitude infinie. L’infini (le Brahman conditionné) provient de l’infini (le Suprême Brahman). (Alors par la connaissance), si l’on retire l’infini de l’infini (le Brahman conditionné), il ne reste que l’infini (le Brahman inconditionné). Isa Upanishad, [Prière d’introduction] « Aie un désir profond de connaître Cela d’où proviennent tous ces êtres, Cela par quoi ils vivent après leur naissance, Cela en quoi ils se résorbent, Cela est Brahman. » Taittriya Upanishad, III.i.1 L’univers, comme le rêve, est régi par ses lois propres composant ainsi sa structure fondamentale. Il y a une créativité infinie disponible à l’intérieur de cette structure, mais toutefois, la structure agit comme un cadre limitant les possibilités infinies qui existent en elle 14 . Cette structure existe à la fois au niveau du macrocosme et du microcosme. Le jiva est cette partie de la création qui a des expériences multiples et agit sur la base de cette expérience mentalement, émotionnellement et physiquement. Les possibilités de l’expérience et de l’action sont toutes deux créées et limitées par un cadre structurel. Jung a déclaré que : « Nous ne pouvons pas visualiser un autre monde régi par des lois complètement différentes, pour la simple raison que nous vivons dans un monde spécifique qui a participé à façonner nos esprits et construit nos conditions psychiques élémentaires. Nous sommes strictement limités par notre structure fondamentale, profonde et par conséquent, attachés, liés dans notre être tout entier, notre pensée toute entière, à ce monde qui est le nôtre. L’homme mythique (ou religieux), très certainement, désire aller «au-delà ou de l’autre côté de tout cela », mais l’homme rationnel ne peut le permettre. 14 Par exemple, chaque être humain est une entité unique, et il ne semble pas y avoir de limites à la création de distinctions à l’intérieur de l’espèce humaine. Cependant, l’humanité de l’être humain est contenu, limité par sa structure d’être humain qui le différencie des créatures non humaines. Ainsi, il y a des possibilités illimitées dans la structure, mais elle agit comme un cadre limitant qui définit l’entité de façon spécifique. www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 45 Pour l’intellect, toute cette activité mythique est une spéculation futile. Pour les émotions, cependant, c’est une activité valide et réconfortante ; elle donne à l’existence un brillant, une beauté dont nous n’aimerions pas nous passer. Il n’y a d'ailleurs aucune bonne raison de s’en passer. » C.G.Jung, Memories, Dreams, Reflections Notre action sur les objets, qui prend la forme de la perception que nous avons d’eux et de la relation que nous avons avec eux – ce que nous leur faisons et ce qu’ils nous font – est également structurée. Par exemple, les yeux ne peuvent que percevoir des couleurs et des formes, ils ne peuvent pas entendre, toucher, penser ou imaginer. Leur utilisation est limitée structurellement. De manière similaire, tous les organes des sens sont limités par leur fonction et leur structure. Ils peuvent seulement fonctionner que dans le cadre, les limites de leur structure. S’il y a des formes de pensée qui existent en dehors du matériau du mental, elles ne seront jamais connues par l’esprit, parce que l’esprit n’est pas structuré pour les percevoir. Tout comme les yeux ne pourront pas entendre de sons parce que ce type de perception est en dehors de leur structure. Les structures existent à tous les niveaux de l’expérience. La limitation de la perception sensorielle à leurs objets respectifs en est un exemple simple. Mais il y a d’autres structures qui ne sont pas reconnues le plus souvent en tant que tel, et ces structures déterminent la nature de l’existence et des relations entre les êtres humains. Jung appelle ces structures les archétypes. Ce sont les motifs, les schèmes qui relient l’individu à son humanité et à sa relation avec Dieu et avec le monde. Ce sont des structures fondamentales, constitutives, communes à l’humanité en général. En termes védantiques, ces structures sont la disposition, les qualités sans commencement de l’espèce humaine qui ordonnent sa contribution, son rôle dans le théâtre du monde. Jung dit que : « L’être humain est en possession de bien des choses qu’il n’a jamais acquises par luimême, mais qu’il a héritées de ses ancêtres. Il ne naît pas tabula rasa, mais simplement inconscient. Il apporte en naissant des systèmes organisés spécifiquement humains et prêts à fonctionner, qu’il doit aux milliers d’années d’évolution humaine…à sa naissance, l’homme apporte le dessin fondamental de son être, non seulement de sa www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 46 nature individuelle mais aussi de sa nature collective. Les systèmes hérités correspondent aux situations humaines qui prévalent depuis les temps les plus anciens, ce qui veut dire qu’il y a jeunesse et vieillesse, naissance et mort, il y a fils et filles, pères et mères, il y a accouplement etc. Seule la conscience individuelle vit ces divers facteurs pour la première fois. Pour le système corporel et pour l’inconscient, ce n’est pas nouveau. J’ai donné à ces modèles instinctuels congénitaux et préexistants, ou schème de comportement, le nom d’archétype.» C.G.Jung, Freud and Pschoanalysis, CW4, par.728 A propos de l’inconscient collectif, Jung dit que : « De la même manière que le corps humain montre une anatomie commune au-delà des différences raciales, la psyché humaine possède un substratum commun qui transcende toutes les différences dans le domaine de la culture et de la vie consciente. J’ai donné le nom d’inconscient collectif à ce substratum. Cette psyché inconsciente, commune à l’humanité toute entière, ne consiste pas seulement en contenus capables de devenir conscients, mais aussi en prédispositions latentes par rapport à des réactions similaires. L’inconscient collectif est tout simplement l’expression psychique de l’identité de la structure cérébrale, indépendamment des différences raciales. Cela explique l’analogie, parfois même l’identité entre les divers motifs des mythes et des symboles, et la possibilité de la communication humaine en général. Les lignes diverses de développement psychique partent d’un stock commun dont les racines plongent dans le passé le plus lointain. Cela explique aussi le parallélisme psychologique avec les animaux. En termes purement psychologiques, cela signifie que l’humanité possède des instincts communs au niveau de l’idée et de l’action. Toutes les idées et actions conscientes se sont développées sur la base de ces motifs inconscients archétypaux et restent toujours dépendantes d’eux. » C.G.Jung, Psychology and Religion : West and East, CW11, par.11-12 De telles structures sont des phénomènes incontournables qui définissent notre humanité essentielle et, par conséquent, sont représentées de manière répétée dans nos mythes, drames, et www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 47 rituels, dans le monde entier. Les personnages et le décor peuvent changer, mais la structure mythique reste la même, parce que le mythe ou le drame externalise dans une forme symbolique ces structures qui entourent ou encadrent l’existence humaine. Le cycle de la vie et de la mort fait partie de ces structures immuables qui définissent la vie de l’être humain. Le fait que la vie et la mort devraient être vues plutôt en termes de mort et de renaissance est aussi une structure inaltérable, dans la mesure où elle existe sous une forme ou une autre dans les religions et les mythes, des temps anciens aux temps modernes et dans toutes les cultures. Les croyances (au sujet d’une vie après la mort) ne définissent, ou ne démontrent pas leur réalité. Toutefois, quand une croyance ou un motif mythique a une structure universelle, cela indique qu’il touche à quelque chose de structurel dans l’être humain, et mérite par conséquent, un examen attentif, ce qui lui est accordé en général. Chaque être humain est directement concerné par la question de sa propre continuité, de sa survie – le cycle mort-renaissance – et la question de la nature de l’existence est au cœur de la théologie et de la philosophie. Les structures archétypales existent au delà (ou en deçà) de la connaissance consciente. Le motif de la mort et de la renaissance est l’un des thèmes centraux qui sous tendent l’existence de l’être humain. Ce motif est intimement relié à la dimension religieuse de l’homme, dans laquelle l’idée de Dieu est notre ultime parent, englobant à la fois père et mère, qui nous soutient et nous protège, à l’intérieur d’un monde qui est plus grand et qui inclut dans le même temps l’existence empirique, et fait que la mort n’est rien d’autre qu’une voie de passage dans une continuité de la vie. L’idée de Dieu donne un sens à la vie qui ne paraîtra avoir aucune direction, aucun but si elle n’est qu’un simple phénomène physique soumis à une totale annihilation. Il nous est structurellement impossible de réfléchir à notre propre mort en termes de nonexistence absolue. Nous pouvons seulement la concevoir en termes de variétés infinies de voies de passage vers l’au-delà, que ce soit vers un monde céleste ou paradisiaque, l’enfer, une autre vie sur terre, ou une union avec Dieu. Nous ne pouvons pas concevoir la non-existence, parce que, quelle que soit la forme que revêt cette conception, elle est toujours imprégnée et saturée de l’existence de celui qui pose la question. Selon le Vedanta, l’individu ne peut ni avoir l’expérience de, ni imaginer sa propre non-existence absolue parce qu’il n’y a pas de matériel psychique avec lequel il puisse former cette construction, ni de structure psychique qui puisse la simuler. Le point le plus proche où www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 48 il peut arriver par l’imagination ou la simulation est sous la forme d’une existence dépourvue d’objet. Jamais une non-existence sans objet. Par conséquent, l’esprit doit nécessairement expliquer la continuité de l’existence malgré la perception de la mort physique. Cela doit nécessairement passer par un certain motif de renaissance ou de libération qui sera centré sur une forme spécifique d’union avec Dieu, ou d’existence sans objet. Ce sont les seules possibilités offertes à l’esprit. Quand, malgré cela, l’esprit rationnel et scientifique de l’homme moderne met à l’écart le motif de la mort-renaissance, en le qualifiant de fantasque et de non scientifique, en disant que la mort est la mort, point final, alors l’individu doit essayer de satisfaire son sens d’immortalité de manières différentes – en essayant de devenir célèbre, pour demeurer dans la mémoire de la nation au travers de l’histoire, ou en élevant des enfants, pour continuer à être présent dans la mémoire familiale. Bien que l’individu ne puisse pas accepter la continuité de son existence au delà de la mort du corps physique, il faut toujours et sans cesse qu’il trouve un moyen de devenir immortel. L’archétype ne le laissera pas en paix. Les mythes et les religions du monde sont des images archétypales qui émanent de cette structure, de cet archétype. Ils symbolisent la structure et ont pour finalité de la satisfaire, ou de l’accomplir avec une croyance qui donnera à l’individu du repos, de la paix. Jung dit : « Chaque fois qu’il existe une certaine forme externe, que ce soit un idéal ou une rituel, par lequel toutes les aspirations et les espérances de l’âme sont exprimées de manière adéquate, comme c’est le cas dans une religion vivante, alors nous pouvons dire que la psyché est à l’extérieur et qu’il n'y a pas de vie psychique, tout comme il n’y a pas d’inconscient dans le sens que nous donnons à ce terme. » C.G.Jung, Civilization in Transition, CW10, par.159 Autrement, l’archétype créera une perturbation dans la psyché parce qu’il n’a aucun autre moyen de s’externaliser ou de s’exprimer. L’homme sera dans une position conflictuelle où il aura à accepter, par exemple, la mort comme une annihilation, ce que la structure archétypale ne lui permettra pas d’accepter. Cela le rendra malade. Mais, si le mythe ou le symbole religieux génère une croyance religieuse ou une certaine foi qui ne correspond pas à la réalité, à la longue, la recherche ou la réflexion menée par l’individu www.discover-vedanta.com La vision védantique et Jung 49 sur la nature des choses réfutera la crédibilité du mythe. Cela tue le mythe et laisse l’archétype sans endroit où il puisse demeurer en repos. Si, à l’opposé, le mythe ou le symbole entre en résonance avec l’expérience de la réalité de l’individu, et se trouve être finalement en accord avec la réalité, alors toute investigation, quel qu’en soit le niveau, ne fera que renforcer la compréhension de l’individu, et le mythe ou le symbole restera vivant et en sera vivifié. La foi de l’individu, ou sa relation au mythe ou au symbole doit être fidèle, ou correspondre avec son expérience et sa compréhension logique, afin d’être vivante et de vivre. Quand c’est le cas, l’archétype fonctionne de manière paisible et ce composant structurel de l’espèce humaine s’écoule vers les symboles externes et les mythes pour s’exprimer, laissant la psyché sans perturbation. Si cette structure archétypale ne peut pas trouver d’expression appropriée dans le monde, la personne en deviendra malade. « C’est seulement à l’âge des Lumières que les gens découvrirent que les dieux n’existaient pas réellement mais n’étaient que des projections. Ainsi, les dieux ont été abandonnés. Mais la fonction psychologique correspondante n’était absolument pas abandonnée ; elle tomba dans l’inconscient, et les hommes ont été depuis cette époque empoisonnés par le surplus d’énergie qui avait été auparavant canalisé par le culte des images divines. La dévaluation et le refoulement d’une fonction aussi puissante que la fonction religieuse a bien évidemment des conséquences graves pour la psychologie de l’individu. » C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par.150 Le Vedanta nous permet d’avoir une compréhension métaphysique des symboles et des mythes religieux. Quand c’est le cas, les structures archétypales sur lesquelles les mythes reposent sont capables de s’écouler à nouveau paisiblement dans l’inconscient. Les symboles et les images deviennent des expressions de la vérité, et donnent un sens à la vie de l’individu. www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 50 3. LA VOIE DE LA SAGESSE 3.1 LES CONDITIONS MENTALES PRODUITES PAR L’IGNORANCE La nature du Soi est reflétée dans l’esprit quand l’esprit est calme, comme l’eau tranquille. La Bhagavad Gita dit : « Un bonheur incomparable atteint le yogi [le méditant], dont l’esprit est tranquille, qui est libéré des impuretés [de l’ignorance et de l’erreur], qui est libéré du péché et de la vertu, et qui n’est pas séparé de Brahman [l’Illimité]. » [6.27] Un esprit agité, au contraire, provoque une expérience de type opposée, parce que la condition de l’esprit est telle qu’elle ne permet pas l’expérience du Soi. La Bhagavad Gita dit : « Pour celui dont l’esprit n’est pas tranquille, il n’y a pas de connaissance du Soi. Il n’y a pas non plus de contemplation pour celui dont l’esprit n’est pas tranquille. Et pour celui qui n’est pas contemplatif, il n’y a pas d’absorption ou de résolution de l’esprit. Pour celui dont l’esprit n’est pas absorbé, où est donc le bonheur ? » [2.66] Une personne, qui ne connaît pas la nature du Soi comme étant le bonheur ou la plénitude qu’elle recherche dans la vie, poursuivra les objets des sens croyant que la plénitude est quelque chose d’externe qui doit être atteint ou accompli. Cette ignorance est responsable de la manifestation de l’ensemble de la gamme des émotions humaines, de l’amour à la haine. La satisfaction, l’accomplissement du désir crée une quiétude momentanée dans l’esprit qui reflète le Soi, comme l’eau claire reflète le soleil. Le bonheur qui est expérimenté est alors surimposé sur l’objet désiré : « cet objet me rend heureux ». Réciproquement, un désir insatisfait crée de l’agitation dans l’esprit qui ne reflète pas le Soi. Cela crée un sentiment d’étrangeté, d’aliénation de son propre Soi, ce qui s’exprime par des émotions négatives de toutes sortes comme la haine, la jalousie et l’envie. L’absence de l’objet désiré est ensuite tenue pour responsable de l’expérience de ce non-bonheur. www.discover-vedanta.com La voie de la sagesse 51 L’analogie des trois sceaux d’eau reflétant le soleil illustre la relation entre le Soi et la psyché, et la souffrance produite par l’absence de discrimination entre le Soi et l’ego. La condition de l’eau détermine la qualité de la réflexion du soleil. Si l’eau n’est pas différenciée du soleil, alors le soleil semble changer avec la condition de l’eau. De la même manière, si l’individu identifie le Soi à l’esprit, alors le Soi semble changer avec la condition de l’esprit. En réalité, le Soi, immuable, invariable, illumine les conditions changeantes. Mais l’esprit, quand il est triste et déprimé, se prend pour le Soi et dit : « je suis triste et déprimé », surimposant sa condition sur le « Je suis » qui appartient au Soi éclairant l’esprit. Quand l’esprit est dans un état de joie extrême, comme le sceau d’eau claire mais agitée, l’esprit dit : « Je suis très joyeux », surimposant à nouveau sa condition sur le Soi. Quand l’esprit est clair et tranquille, alors il reflète le Soi sans obstruction et ressent donc : « je suis entier, heureux, complet ». C’est dans cette condition que l’esprit se sent à l’aise, comme chez lui, parce qu’il n’est pas dans une condition qui est étrangère à la nature du Soi. Dans cette condition, l’esprit se sent complet et aimé, libéré de toute sentiment d’isolement. C’est cet état que tout le monde s’efforce péniblement d’atteindre, ces moments passagers de joie pendant lesquels nous ressentons que « c’est ce que je suis, c’est cela que je dois être » Lawrence Jaffe décrit magnifiquement la quête de cette expérience en disant : « …si après la défaite et l’agitation, et près tant d’années, il m’est donné de faire l’expérience de ce centre intemporel, paisible (qui pour Jung était l’arbre d’un magnolia baignant dans un soleil éternel), alors j’aurai trouvé un port d’attache sûr, éternellement tranquille et reposant, dans lequel je pourrai me retirer des vicissitudes de la lutte de ce monde. » Lawrence Jaffe, Liberating the Heart Le problème est que la source de cette expérience est inconnue, cachée dans son association non différenciée avec la psyché. En vérité, le Soi, étant la conscience qui éclaire tous les états de l’esprit, est constamment présent comme le soleil. Il imprègne, pénètre l’esprit en étant son contenu essentiel et son substratum. Ignorant sa présence, l’individu dépend des situations externes qui semblent produire cet état de bonheur. C’est une grande illusion. La source de ce que nous recherchons dans la vie est cachée, enfouie dans la nature du Soi. www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 52 Parce que je n’ai pas différencié le Soi de l’esprit, quel que soit l’état dans lequel l’esprit se trouve, il est surimposé sur le Soi, tout comme l’eau boueuse semble voiler ou couvrir le soleil. Les modifications mentales créent l’illusion d’une plénitude éphémère, transitoire. Parce que je ne sais pas que le Soi est la source du bonheur, l’expérience du bonheur équivaut pour moi à la situation particulière existant au moment de l’expérience. Ce phénomène est la source du désir. Je désire quelque chose car j’ai le sentiment qu’obtenir cette chose me rendra heureux. Je poursuis l’objet désiré dans une recherche exclusive jusqu’à ce que le désir soit finalement accompli. Pendant la poursuite, de nombreux obstacles peuvent me barrer le chemin, et ils deviennent tous une source d’agitation pour moi. A l’opposé, certains évènements et certaines personnes peuvent me faciliter l’accomplissement de mon désir, et ils deviennent l’objet de ma gratitude. Et il y a de nombreux évènements et personnes qui sont absolument sans aucun lien avec l’accomplissement de mon désir, et je suis indifférent à leur égard. Le monde se répartit en trois groupes, positif, négatif et indifférent, tous en rapport avec l’accomplissement du désir. Le groupe du négatif est source d’agitation, le positif source d’amour et de reconnaissance, et le groupe de l'indifférent simplement des non contributeurs à mon bonheur. Au fur et à mesure que je me rapproche de la réalisation de mon désir, la tension et l’attente augmente. J’expérimente des états de frustration, d’agitation, d’excitation, de joie, d’inquiétude, de crainte, dépendant tous des prévisions ou des chances de réalisation. Ces états sont analogues à la boue et aux troubles du sceau d’eau qui provoquent une réflexion plus ou moins fidèle de la nature du soleil. Quand l’eau est boueuse, le soleil apparaît assombri et l’eau se sentira isolée du soleil. Si l’eau est sombre et agitée, la condition sera encore pire. Si l’eau est claire mais agitée, la réflexion du soleil sera frénétique mais brillante. Toutes ces conditions de l’eau sont responsables des « humeurs du soleil ». De la même manière, quand l’esprit est tendu à cause d’un désir contrarié, il y a un sentiment conjoint d’isolement du Soi qui produit des sensations que nous appelons colère, frustration, haine, dégoût, jalousie, envie et ainsi de suite. Ce sont toutes des modifications de l’esprit causées par un désir contrarié qui se retournent toutes vers l’obstacle sous la forme de « je te hais » etc. Les émotions positives, d’un autre côté, sont expérimentées envers ceux qui contribuent à écarter les obstacles à la réalisation d’un désir. Les émotions comme l’amour, la gratitude, la préférence, l’attention, la considération, la compassion sont dirigées vers les objets qui d’une certaine manière sont propices, favorables à l’accomplissement de mon désir. Les autres objets de la création sont neutres dans la mesure où ils n’ont réellement aucun effet sur la condition de mon mental, n’ayant pas de rapport avec l’accomplissement du désir. En résumé, toutes les activités intérieures et extérieures, les humeurs, www.discover-vedanta.com La voie de la sagesse 53 les émotions, les pensées, les actions, sont les produits de la relation qualitative de l’esprit avec le Soi inconnu, dans la quête de l’esprit pour s’unir au Soi par l’expérience. 3.2 L’ATTEINTE DE LA CONNAISSANCE DU SOI La connaissance du Soi, comme l’acquisition de toutes les autres formes de connaissance, doit avoir lieu dans l’esprit par l’intermédiaire d’un moyen de connaissance approprié. Si j’utilise mes yeux pour voir une rose, les yeux permettent la survenue dans le mental d’une forme de pensée (jnanavrtti) correspondant à la rose. Si j’utilise le Vedanta comme un moyen de connaissance, il permettra la survenue d’une forme de pensée correspondante au Soi. Cependant, dans ce cas particulier, la forme de pensée correspond au sujet conscient, le sujet connaissant, le connaisseur, et donc la différenciation connaisseur-connu est éliminée (akhandakaravrtti) puisque la conscience illumine à cet instant une forme de pensée d’elle-même, ce qui pourrait être analogue à la conscience se reflétant dans un miroir. Pour que ce type de connaissance puisse avoir lieu, une certaine disposition de l’esprit est requise, ce qui n’est pas nécessaire pour le fonctionnement des autres moyens de connaissance. C’est le cas parce que, habituellement, la connaissance prête sa lumière dans l’esprit à une forme de pensée qui est différente d’elle-même et, parce que cette forme de pensée peut être éclairée en même temps qu’une condition mentale. Par exemple, je peux être très en colère et avoir tout de même une forme de pensée d’une rose. La colère et la rose seront toutes deux illuminées par la conscience. Puisque la conscience, en elle-même, n’est pas différenciée, je n’ai aucun problème. Cependant, afin d’apprécier la conscience per se, les formes de pensée qui sont différentes de la conscience doivent être révoquées pour ne pas être confondues avec ou surimposées sur la nature de la conscience. Cela est accompli en retirant, dégageant l’esprit de tous les objets internes et externes, et en dirigeant l’esprit vers le sujet, l’être conscient. Si toutefois, l’esprit qui est tourné vers le Soi conscient ne jouit pas d’une condition similaire à celle du Soi, alors c’est cette condition qui sera éclairée et il persistera toujours une dichotomie sujet-objet. Si au contraire, l’esprit est similaire en nature au Soi, il sera englouti ou dissout dans le Soi, comme la flamme d’une bougie tendue vers le soleil. L’esprit, comme la flamme, devient comme invisible, très subtile (atisuksmavrtti), n’offrant aucun locus à l’objectivation qui est différente de la conscience en ellemême. C’est dans cette condition là que l’individu peut avoir l’expérience de la nature du Soi, non www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 54 seulement comme conscience et existence, mais aussi comme infini et absolu, ou total ; en d’autres mots, libre de tout sentiment de limitation. Même l’utilisation du mot « expérience » peut dans ce cas nous induire en erreur, parce qu’il n’y a pas d'expression correspondant à une relation sujetobjet, liée à cette « expérience ». Puique le Soi est lumineux par lui-même, sa nature et évidente par elle-même et, il n’a pas besoin d’un second connaisseur pour l’illuminer. Tout comme, le soleil, par exemple, n’a pas besoin d’un autre soleil pour l’illuminer. Pour clarifier plus en avant la raison pour laquelle la connaissance du Soi requiert un type particulier d’esprit qui n’est pas requis pour la connaissance d’un objet, il peut être utile de rappeler l’analogie du sceau d’eau. Imaginez, à nouveau, le soleil brillant sur les trois sceaux d’eau. Le soleil donne sa lumière de façon égale, identique sur tous les trois sceaux, sans tenir compte de la condition de l’eau, qu’elle soit boueuse, agitée ou claire. Cela étant le cas, s’il faut connaître la condition de l’eau, cela ne présente pas de problème. Mais si c’est la nature du soleil qui doit être connue, l’eau boueuse et l’eau agitée ne sont pas capables de refléter le soleil tel qu’il est. Seule l’eau claire peut le faire. De la même manière, si c’est une condition de l’esprit qui doit être connue, comme une humeur ou une émotion, ou une perception issue de l’un de nos moyens de connaissance, il n’y a aucun problème pour le faire. Mais, si c’est la nature de la conscience qui illumine l’esprit, son substratum qui doit être connu, alors la condition présente de l’esprit est importante. Un esprit agité est incapable d’apprécier directement son substratum silencieux et tranquille. De la même façon, un esprit qui éprouve de la haine, ne peut apprécier l’amour qui le sous tend, qui est son fondement. Par conséquent, l’esprit doit jouir de la nature du Soi dans une relative mesure, s’il faut qu’il apprécie son essence. 3.3 L’ETUDIANT QUALIFIE Les versets d’introduction de la plupart des Upanishads et des autres textes védantiques expliquent quelles sont les qualités de l’étudiant qualifié. Ces qualifications, que je décrirai brièvement plus loin, doivent être déjà présentes à un certain degré pour qu’une personne soit attirée par l’étude du Vedanta. Mais c’est seulement dans la mesure où l’étudiant possède les qualifications qu’il ou elle sera capable : (1) d’utiliser le Vedanta comme un moyen de connaissance www.discover-vedanta.com La voie de la sagesse 55 (2) de conserver, une fois obtenue, la connaissance. Par conséquent, ces qualifications deviennent des valeurs pour le chercheur, puisqu’elles sont des prérequis pour obtenir et conserver cette connaissance. Ils sont appelés moyens secondaires (upaya sadhana) pour l’acquisition de cette connaissance, alors que le Vedanta pramana en est le moyen principal (upeya sadhana). Ces valeurs portent le nom technique de sadhana catustaya, ce qui veut dire les quatre sortes de qualifications, dont l’acquisition caractérise l’étudiant qualifié (adhikari) à cette connaissance, en apportant une certaine pureté de l’esprit (antakharana suddhi) nécessaire pour parvenir à cette connaissance. Les valeurs ne sont pas spécifiques au Vedanta. Elles peuvent se retrouver dans toutes les disciplines spirituelles, et sont souvent l’objet des lamentations des poètes, discutées par les sages, suivies rigoureusement par les mystiques. Ste Thérèse d’Avila et St Jean de la Croix sont des noms qui nous viennent immédiatement à l’esprit dans ce domaine. Tout d’abord, je donnerai la liste d’ensemble de toutes les qualifications puis je les commenterai individuellement : (1) La discrimination (viveka) (2) L’absence de passion (vairagya) (3) Le groupe des 6 valeurs, débutant par la discipline de l’esprit (samadisatkasampatti) (a) La discipline du mental (sama) (b) La discipline du corps et des sens (dama) (c) La résolution, ténacité dans la poursuite (uparati) (d) L’accommodation des paires d’opposés (titiksa) (e) La stabilité du mental (samadanam) (f) La confiance dans les Ecritures et l’enseignant (sraddha) (4) Le désir, l’aspiration à la libération (mumuksutvam) Le détachement envers l’acquisition du bonheur par les poursuites des sens est l’absence de passion (vairagya). Ce non attachement est le résultat de la première qualification, la faculté de discrimination (viveka). L’augmentation de l’absence de passion provient de la compréhension de la www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 56 part de l’étudiant que le monde phénoménal et temporel, est par nature, incapable de procurer un bonheur durable. Aucune poursuite, même la plus noble, n’est libre des limites du temps, en termes à la fois de cause et d’effet. Cela veut dire que le résultat de toute action qui s’inscrit dans le temps, est lui-même limité par le temps. Le fini ne peut pas produire l’infini. De plus, à nouveau, un objet de bonheur ou de plaisir est, par définition, séparable du sujet et, par conséquent, n’est pas en sécurité. Le corps physique et les expériences de ce monde sont tous deux limités par le temps et donc, même s’ils ont la capacité de procurer un certain bonheur, il faudra s’en séparer finalement, à un moment, ce qui est une cause de souffrance, ou de peine. […] Cette prise de conscience, cette reconnaissance de la finitude de l’expérience, en général, et de la dépendance envers les objets des expériences de bonheur, en particulier, apporte une absence de passion ou une certaine résistance à dépendre d'eux en tant que source unique de bonheur ou de plénitude. Plus la personne a de la discrimination, car elle est consciente du « balancement du pendule » des joies et des peines de la vie, plus elle peut être, d’une certaine façon, prudente vis à vis de ses joies, et elle essaiera aussi, avec le temps et la maturité, de sortir grandie de ses peines. […] De nouveau, le non attachement (vairagya) consiste à renoncer à, abandonner l’idée que les poursuites des sens sont un moyen d’atteindre la plénitude. La cause de cette absence de passion est la discrimination (viveka). La reconnaissance de la nature temporellement limitée du monde phénoménal, de toutes les causes et de tous les effets, du corps physique, du mental, des organes des sens, de toutes les réalisations, de tous les succès et échecs, de toute la famille et de tous les amis, créent ce sentiment de non attachement ou d’absence de passion, le refus d’accepter la nature temporelle du bonheur que ces choses produisent comme une solution satisfaisante au besoin impérieux, profond et inné de l'être humain d’être complet et entier. Bien que nous apprenions et devenions plus matures par nos expériences, c’est la maturité que nous recherchons, ce sentiment d’être complet, intégré et non pas les expériences pour elles-mêmes, particulièrement une fois que nous avons reconnu leur incapacité foncière à satisfaire notre profond besoin humain de complétude et de totalité. Le point de convergence, le centre d’intérêt bascule des poursuites des sens vers une recherche plus introspective de sens et de solution. www.discover-vedanta.com La voie de la sagesse 57 La troisième qualification regroupe six qualités mentales ou aptitudes que l’étudiant doit posséder pour être capable d’appréhender la nature du Soi. Tout d’abord, la maîtrise du mental (sama) est la capacité à voir les pensées comme des objets, de les écarter ou d’agir selon ces pensées de façon délibérée. Les pensées perdent leur pouvoir de triompher sur le mental ou de l’engloutir, en l’amenant faire des ‘promenades’ qui ne sont pas non voulues. La personne qui a sama possède la maîtrise de ses pensées. En deuxième position, la maîtrise sur le corps et les sens (dama) est nécessaire quand sama a échoué. Si une personne n’est pas capable de maîtriser son mental et succombe à ses humeurs et cède à ses réactions, dama devient utile en tant qu’aptitude. C’est la capacité à contenir ou contrôler ses actions et son comportement, l’aptitude à garder ses réactions au niveau mental plutôt que de les infliger à son environnement. La troisième qualité est l’aptitude à se consacrer, à se dévouer à une poursuite unique (uparati). Dans ce cas, l’unique poursuite est l’acquisition de la connaissance du Soi. Si cette poursuite représente la préoccupation dominante, le désir le plus important de l’esprit, alors la personne est capable de concentrer l’énergie dont elle dispose. Autrement, la connaissance du Soi n’est qu’un désir parmi d’autres désirs qui doivent être accomplis dans le monde, ce qui signifierait que l’étudiant manque de discrimination et de détachement. La quatrième qualité est l’aptitude à accepter, à s’accommoder des paires d’opposés (titiksa). Quand la poursuite prédominante est la connaissance du Soi, les paires d’opposés dans le monde, comme les jours chauds et froids, ou les évènements plaisants et douloureux auxquels l’individu doit faire face de manière constante, sont seulement des situations de la vie qui doivent être traversées, expérimentées, nous aidant sans cesse sur le chemin vers la maturité. La cinquième qualité est l’aptitude à fixer, maintenir le mental sur un point unique (samadhana). Le mental doit être capable de concentration soutenue s’il faut qu’il utilise le Vedanta comme moyen de connaissance. Les mots suivent un flot linéaire et l’étudiant doit avoir la capacité de maintenir le mental concentré pendant que la vision du Vedanta est dévoilée, exposée par l’enseignant. Encore une fois, le mental doit alors être en mesure de rester calme et paisible s’il faut qu’il voit ou qu’il soit absorbé dans le Soi, dont la nature est le calme et la quiétude absolue. Un www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 58 esprit agité de nature ne peut se transformer en son opposé. Par exemple, notre reflet dans un étang parcouru de vaguelettes sera déformé et notre capacité à reconnaître notre propre reflet sera compromise à la mesure du degré d’agitation de l’étang. La sixième qualité est l’acceptation ou l’adhésion intuitive à la vision upanishadique telle qu’elle est exposée par l’enseignant, dans l’attente de sa vérification (sraddha). La connaissance du Soi ne peut s’obtenir sans exposition à un moyen de connaissance. Mais, afin d’utiliser ce moyen de connaissance de manière juste, la personne doit avoir une attitude qui permette l’écoute avec un cœur dans lequel il n’y a aucune réserve, de telle manière que l’esprit soit complètement présent, sans commentaire ni critique. La critique est utile seulement en pleine connaissance de ce que l’on à critiquer. Mais, afin de connaître, le moyen de connaissance doit opérer, fonctionner et la critique devient alors un obstacle à cette opération. Par exemple, quand un étudiant écoute une conférence, il ou elle croit, donne le bénéfice du doute à l’enseignant, a confiance (sraddha) dans le fait qu’il connaît son sujet et que le sujet mérite d’être connu. Alors, l’étudiant écoutera avec tout son cœur, de façon pleinement attentive. Autrement, il pourra être intéressé par le sujet, mais, comme il aura la sensation que l’enseignant ne possède pas tout à fait son sujet, il évaluera mentalement l’expertise de l’enseignant au lieu de se concentrer sur le contenu. Si l’étudiant n’accorde pas de valeur au sujet, alors, son mental sera soit en train de vagabonder ou d’errer, soit le rejettera comme étant inintéressant ou inadapté à son cas. Pour qu’un moyen de connaissance fasse son oeuvre, il doit être utilisé pleinement. Imaginez la difficulté que nous aurions à utiliser nos propres yeux si l’esprit ne voulait pas leur accorder de crédit pendant qu’ils essayent de discerner un objet au loin. Si le mental insistait pour regarder et analyser les yeux, pendant qu’ils sont en train d’observer l’objet, la connaissance de l’objet en pâtirait. Pour cette raison, sraddha est traditionnellement considérée comme la qualité la plus importante que doit posséder un étudiant, car sans elle, le moyen de connaissance ne peut opérer. Le verset suivant de la Bhagavad Gita parle de cette qualité : « Celui qui a confiance [en l’enseignement et en l’enseignant] et se consacre à la poursuite de la connaissance, et celui qui a la maîtrise de lui-même, parvient à la connaissance. Etant parvenu à la connaissance, il obtient, immédiatement, la paix éternelle qui est la libération. » [4.39] www.discover-vedanta.com La voie de la sagesse 59 La dernière qualification du groupe des quatre qualifications est le désir de libération (mumuksutvam). Une fois que la personne a assimilé le fait que l’accomplissement des désirs est incapable de produire le bien-être fondamental qu’elle a toujours recherché, alors un sentiment douloureux de servitude, dépourvu de toute solution, s'éveille. C’est à ce moment là qu’un profane périra de désespoir ou de regrets, et qu’une personne religieuse se détournera du monde et cherchera refuge en Dieu. La nature de notre prière se transforme, de la tentative de se concilier avec Dieu pour obtenir une promotion, une nouvelle voiture ou des relations, en prière pour se libérer de la servitude plus fondamentale de l’existence empirique dans laquelle nous nous trouvons, continuellement déchirés entre les pôles d’opposés. La prise de conscience, la réalisation de cette totale impuissance – la reconnaissance que la liberté que je recherche, le monde n’est pas capable de me la donner – est une qualification primordiale pour devenir un étudiant du Vedanta. L’étudiant doit voir clairement que ce qu’il ou elle recherche véritablement dans la vie, le monde ne peut le lui donner. Il doit réaliser ce qui porte le nom de servitude, tandis que mumuksutvam est le désir d’être libéré de cet asservissement. En termes chrétiens, cet état de servitude équivaudrait au sentiment d’être isolé de Dieu, quand l’âme a l’expérience d’être finie et limitée. Certains essayent bien de résoudre ce problème dans le cadre du monde mais, en dernier ressort, il leur faut prendre conscience que la solution ne se trouve que dans leur union avec Dieu. Sans les quatre qualifications (sadhana catustaya), l’étudiant ne sera pas capable d’apprécier pleinement sa propre nature, car son esprit, encore immature, se comportera toujours d’une manière opposée à la vision de l’advaita. Le Vedanta préconise au chercheur de comprendre et de pratiquer certaines attitudes afin d’aider l’esprit à obtenir les quatre sortes de qualifications, qui permettent à la vision de l’advaita de s’enraciner en lui. Ces attitudes reflètent véritablement et exclusivement la connaissance du Soi, et donc leur application aide à mettre les actions du chercheur en harmonie avec sa connaissance. Elles trouvent leur aboutissement dans la pureté de l’esprit, qui est nécessaire pour que la connaissance s'enracine ou s’établisse en lui. www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 60 3.4 LA CONNAISSANCE DU SOI ET L’ACTION La connaissance du Soi par rapport à l’action porte le nom technique de karma yoga. Il y a plusieurs niveaux de karma yoga que l’étudiant découvre au fur et à mesure que la profondeur tant émotionnelle qu’intellectuelle de sa compréhension grandit. Initialement, l’étudiant reconnaît que, bien qu’il ou elle puisse accomplir une action avec un certain résultat en vue, son désir ne peut déterminer ou dicter le résultat de cette action. Autrement, toutes les actions produiraient les résultats désirés qui ont initié ces actions, du premier coup. L’étudiant, comprenant que la création et toutes ses lois sont Dieu, et ne sont pas essentiellement séparés du Soi, accomplit l’action pour obtenir le résultat qu’il souhaite, mais accepte le résultat comme quelque chose qui lui est donné par Dieu. Cela permet à l’étudiant d’avoir sa relation principale centrée sur Dieu, plutôt que sur l’objet de son désir. L’étudiant est en dialogue avec Dieu, et dans le même temps, est capable de vivre sa vie de manière dynamique, sans réprimer ses désirs. Encore une fois, il faudrait se rappeler que bien qu’une telle attitude soit utile à toute personne sans distinction, ici nous considérons cette attitude comme une sadhana dans le but d’obtenir les qualifications nécessaires à la connaissance du Soi. Cette attitude, qui consiste à accepter les résultats de ses actions comme provenant de la providence ou de la grâce de Dieu, aide à neutraliser les mouvements, l’agitation du mental qu’éprouve l’individu quand ses désirs sont contrariés ou insatisfaits. Une telle attitude produit une paix intérieure qui est favorable à l’acquisition de la connaissance du Soi. A un moment donné, quand le détachement (vairagya) de l’étudiant atteint un certain niveau de maturité, son désir pour la connaissance du Soi devient plus puissant que les désirs orientés vers les sens, et l’étudiant trouvera que ses actions sont devenues plus centrées sur l’accomplissement de devoirs que dirigées par la recherche des plaisirs. Son désir personnel est maintenant dirigé vers l’obtention de la connaissance du Soi. Dans ce cas, le monde des devoirs et des responsabilités devient le champ privilégié d’accomplissement des tâches que Dieu lui a confiées. Dorénavant, non seulement Dieu est Celui qui octroie les résultats de l’action, mais Il est aussi Celui qui me donne la vie que je vis. C’est peut être là une autre forme, plus totale, de relation www.discover-vedanta.com La voie de la sagesse 61 avec Dieu, et encore une fois, elle aboutit à une attitude et à une paix de l’esprit qui est cohérente avec la vision védantique. Au fur et à mesure que l’étudiant progresse sur le chemin de sa compréhension, il ou elle réalise que non seulement Dieu est le Donneur des fruits de l’action, et Celui qui m’a donné la vie que je mène, mais aussi qu’Il est Lui-même Celui qui vit cette vie. Une fois que cela se produit, alors l’individu prend conscience que sa vie est une expression de Dieu et que son Soi est le Soi de Dieu. Il est parvenu à la connaissance du Soi. Quand l’être humain réalise que le bonheur qu’il recherche dans la vie est la nature essentielle du Soi et pas un objet différent de son propre Soi, alors il ne demande plus au monde de lui procurer ce qu’il ne peut pas lui donner. Celui qui sait cela est libre d’accepter le monde tel qu’il est, de faire l’expérience des opposés qui font partie intégrante du monde, sans que sa plénitude en soit affectée. Le Soi, étant le substratum du monde, est aussi libre vis à vis du monde que la corde ne l’est vis à vis du serpent imaginaire : le monde ne peut pas ne blesser, le changer ou le faire bouger. Cette connaissance libère l’esprit de la servitude, parce que le Soi, qui est ce trésor que nous avons tous recherché, ne peut plus être perdu une fois trouvé. 3.5 LES LIMITATIONS DES SADHANAS VEDANTIQUES POUR LA PSYCHE OCCIDENTALE Les sadhanas védantiques, c’est à dire les méthodes et les attitudes employées par le Vedanta pour devenir un étudiant qualifié, sembleraient être tout à fait complètes et efficaces pour une personne qui vit dans le cadre d’un mythe contenant et pour laquelle l’inconscient fonctionne normalement, comme un corps en bonne santé. Cependant, la plupart des hommes et des femmes modernes vivent dans un monde laïque et religieusement fragmenté, sans un mythe contenant qui peut supporter ou encadrer de manière adéquate leur inconscient. Ils ont besoin de travailler autant sur leur inconscient que sur leur conscient (l’ego jungien) car autrement, leur inconscient sera dans un état de tumulte, privé de toute expression consciente, séparé du conscient comme par un gouffre. Quand c’est le cas, la pression de l’ombre venant de l’inconscient entraînera de la souffrance, des variations d’humeur, des comportements indésirables, etc. au niveau du conscient, en dépit de tous www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 62 les efforts qu'ils pourraient faire pour réformer consciemment leur esprit en l’imprégnant de nouvelles valeurs et attitudes. L'homme moderne, quelle que soit son aptitude à s’imprégner de et à pratiquer les valeurs et attitudes védantiques favorables à la connaissance du Soi, n’éprouvera pas le bonheur et la liberté qu’il ou elle a clairement et expérimentalement réalisée comme étant la nature du Soi au moment de l’enseignement, jusqu’à ce que le conscient (l’ego jungien) ait accompli une relation satisfaisante avec l’inconscient. Jusqu’à ce moment, l’inconscient luttera malheureusement dans les profondeurs, et essaiera de capturer l’attention du conscient d’une manière ou d’une autre. Les techniques proposées par le Vedanta pour devenir un étudiant qualifié ne prennent pas en compte les problèmes de l’inconscient, probablement parce que, comme Jung l’a dit, à cette époque, l’inconscient de l’oriental n’était pas problématique. Il s’écoulait naturellement vers les riches symboles de sa culture et jouissait d’une complète expression dans le monde. Notre inconscient, par contre, n’a pas de portes de sorties appropriées et il s’exprime donc sous la forme d’humeurs, de névroses, d’émotions incontrôlables et de projection sur les autres. En plus des qualifications et des attitudes dont nous avons discuté, il est vrai que le Vedanta préconise aussi certaines techniques de méditation pour calmer et concentrer le mental. Mais pour une personne dont l’inconscient est perturbé, ces techniques ne sont pas la solution et elles peuvent même contribuer à aggraver le problème. Les techniques védantiques de méditation se concentrent principalement sur le non attachement aux pensées, le rejet des pensées au fur et à mesure qu’elles surgissent, sur la compréhension rigoureuse de la nature apparente des pensées, la différenciation des pensées du Soi et le « mirroring » de la pure conscience. Bien que ces techniques soient sans aucun doute utiles pour s’occuper du conscient, elles ne sont pas faites pour travailler sur l’inconscient. En fait, elles accomplissent un travail qui est inverse, c’est à dire de fermer ou d’isoler l’inconscient en gardant l’attention de l’ego fixée sur la conscience, en rejetant les pensées qui peuvent naître de l’inconscient et en ramenant le mental sur la pure conscience du Soi. Cependant, le Vedanta reconnaît l’existence d’un matériau inconscient. Gaudapada, dans son karika de la Mandukya Upanishad parle notamment de kasaya, l’équivalent des pensées réprimées ou refoulées qui peuvent surgir pendant la méditation et perturber ainsi ou entraîner une perte d’absorption durant la méditation. Un verset dit à ce sujet : www.discover-vedanta.com La voie de la sagesse 63 « Le mental absorbé dans le sommeil profond doit être réveillé. Le mental dispersé doit être ramené à nouveau à la tranquillité ; il faut savoir quand le mental est teinté ou imprégné de désir (dans un état latent) [sakasayam]. Le mental qui est en équilibre, calme ne doit pas être perturbé. » Sankara commente le mot sakasayam utilisé dans ce verset par Gaudapada en disant : « Quand le mental d’un homme, qui pratique sans cesse, n’est pas dans un état de sommeil profond, quand son attention n’est pas centrée sur les objets mais n’est pas dans un état de tranquillité et persiste à être dans un état intermédiaire, alors vijaniyat, il faut savoir, que ce mental est sakasayam, imprégné de désir. De cet état aussi, le mental doit être ramené avec diligence à la tranquillité. » Dans la tradition d’enseignement du Vedanta, kasaya est un terme technique qui signifie des préférences et aversions subtiles et latentes. Pour traduire ce mot dans un contexte psychologique, on pourrait dire que kasaya sont des pensées et affects réprimés et des complexes qui créent des perturbations dans la psyché et qui se projetteront dans l’environnement sur des points d’ancrage adéquats. L’enseignant védantique, qui apprendra à l’étudiant la méditation, lui conseillera de laisser les kasayas surgir et sortir sans aucune interférence. Le mental de l’étudiant rejoint la profondeur de la quiétude et de la joie naturelle du Soi au fur et à mesure de la libération de ces pensées réprimées. Il est bien connu dans la tradition que la libération des kasaya est importante pour obtenir un mental pur et que la méditation est le moyen de s’en défaire en les laissant partir. Les étudiants ont effectivement l’expérience de l’évacuation de couches de plus en plus profondes de pensées refoulées au fur et à mesure que leur degré d’absorption dans la méditation augmente. De manière idéale, ce processus devrait continuer jusqu’à ce que toutes les zones problématiques de l’inconscient apparaissent à la conscience. C’est là l’étendue des moyens védantiques pour s’occuper du matériau de l’inconscient. Bien que la méditation puisse être efficace pour quelqu'un dont l’inconscient fonctionne normalement, elle ne s'avère pas suffisante de nos jours pour le plus grand nombre. L'homme www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 64 moderne retient trop de matériau dans l’inconscient pour que ces techniques soient efficaces. Pour cette raison, de nombreux étudiants qui ont suivi des voies orientales de sagesse, en dépit d’années d’efforts sincères, restent déçus, et se demandent pourquoi la connaissance du Soi ne s’est pas enracinée en eux et ne les a pas bénis du sentiment de plénitude et de totalité qu’ils espéraient. De nos jours, ni l’adoption des attitudes et des valeurs appropriées, ni la pratique des techniques de méditation, ni l’exposition continuelle au pramana que constitue le Vedanta n’ont été suffisants pour produire un mental capable d’expérimenter avec bonheur la plénitude du Soi, comme le Vedanta le promet. Gaudapada décrit dans ce même karika la condition d’une personne libérée : « La Joie ultime se trouve dans notre propre Soi. Elle est tranquille, co-existe avec la libération, elle est au-delà de toute description et dénuée de naissance. Et comme Il est identique au Non-Né qu’il est possible de connaître (Brahman), ils l’appellent l’Omniscient (Brahman). » [3-47] Sankara commente ce verset comme suit : « Cette Joie mentionnée dans ce verset, qui est la Réalité la plus haute, qui consiste à la réalisation de la Vérité qui est le Soi, est svastham, localisée dans notre propre Soi ; santam, paisible, caractérisée par l’absence de tout mal, sanirvanam, co-existant avec la cessation, c’est à dire la libération ; et elle est akathyam, indescriptible car il s’agit d’une entité absolument unique. Elle est ajam, non née contrairement à un bonheur empirique. » L’obtention d’un mental libre qui expérimente naturellement l’amour du Soi nécessite l’utilisation de techniques que le Vedanta ne possède pas. Les sadhanas védantiques ne traitent pas de manière adéquate les problèmes de la psyché moderne. Jung, par contre, a traité de ces problèmes. Il a dit : « Les méthodes de l’occident et de l’orient essaient toutes deux d’atteindre le but par une voie directe. Je ne souhaite pas mettre en doute les possibilités de réussite d’une pratique de la méditation conduite dans une structure de type religieuse ou monastique. www.discover-vedanta.com La voie de la sagesse 65 Mais en dehors de ce type de structure, cela ne marche généralement pas ou cela peut même conduire à des résultats déplorables. En apportant de la lumière sur l’inconscient, on arrive tout d’abord dans la sphère chaotique de l’inconscient personnel, qui contient tout ce que l’individu aimerait bien oublier, et tout ce qu’il ne souhaite pas admettre à lui-même ou aux autres, et ce qu’il préfère croire comme n’étant pas vrai de toute façon. L’individu s’attend donc à se porter d’autant mieux qu’il regarde le moins possible dans cette région obscure. Bien évidemment, quiconque procède de cette façon ne pourra jamais contourner ou faire l’impasse sur cette région et il n’obtiendra donc jamais pas même une trace de ce que le yoga promet. Seul l’individu qui traverse cette obscurité peut espérer faire des progrès par la suite. Je suis par conséquent opposé par principe à l’appropriation non critique des pratiques du yoga par les Européens, parce que je ne sais que trop parfaitement qu’ils espèrent éviter leurs propres régions obscures. Une telle entreprise est totalement insensée et dénuée de valeur. » C.G.Jung, Psychology & Religion West & East, CW11, par.939 L’occidental doit rechercher la pureté du mental en traversant son inconscient et non pas en tentant de le contourner. Seules l’assimilation et l’intégration du matériau inconscient pourront conduire à la santé et la maturité mentale requises, pour que les techniques védantiques orientées vers le conscient deviennent utiles. Autrement, ces techniques créeront tout simplement une attitude consciente appropriée qui couvrira et cachera des pensées réprimées et des complexes douloureux. 3.6 FAIRE FACE A L’OMBRE La psychologie jungienne s’occupe principalement de porter le matériau inconscient vers le conscient. Le déroulement d’une analyse est structuré de manière à créer une coquille protectrice dans laquelle l’ego peut rencontrer et intégrer les contenus hautement sensibles de l’inconscient et finalement parvenir à considérer le dialogue réceptif avec l’inconscient comme quelque chose de naturel. C’est un processus douloureux, au début, pour l’ego car c’est l’ombre de l’inconscient qui se présente tout d’abord. Jung définit l’ombre comme « le côté ‘négatif’ de la personnalité, l’ensemble de toutes ces qualités déplaisantes que nous aimerions cacher ainsi que les fonctions et www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 66 les contenus de l’inconscient qui sont insuffisamment développées. 15» Porter de tels contenus à la lumière de la conscience n’est donc pas une tâche facile ou plaisante. Cependant, ce sont nos secrets qui nous limitent, qui nous jettent dans des conflits et sapent l’énergie du conscient. […] Toutes ces choses que nous ne pouvons voir en face, nos embarras, nos hontes, nos humiliations, nos privations d’amour, nos faiblesses, nos manquements expliquent une myriade de souffrances émotionnelles. Les symptômes de ces éléments non intégrés de notre ombre sont habituels de nos jours et éprouvés douloureusement à des degrés variables par la plupart d’entre nous. La dépression, le manque d’estime de soi et de valeur personnelle, le sentiment de ne pas être aimé, la manque de confiance en soi, l’anxiété sous toutes ses formes en sont quelques exemples. Affronter ce matériau, cette ombre qui est à la racine de ces symptômes est un processus douloureux car il demande à l’ego d’assimiler des expériences qu’il répugnait à affronter, à voir en face dans le passé. June Singer affirme que : « Au début de l’analyse, il est prévisible qu’il y ait une lutte considérable de l’ego car il essaie de maintenir sa position contre des contenus inconscients émergeant rapidement et qui lui apparaissent destructeurs, car ils mettent en pièces l’image de soi de la personne. » June Singer, Boudaries of the Soul : The Practise of Jungian Psychotherapy Cette tâche est souvent terrifiante et humiliante par le fait qu’elle crée une vulnérabilité brute. La personne revit les blessures du passé ou est confrontée à son côté sombre en présence d’un autre. Mais aussi terrifiante qu’elle puisse être, à un moment de notre vie, généralement vers le milieu de l’existence, l’ombre cogne si bruyamment à la porte qu’il n’y a souvent pas d’autre issue que d’y faire face. Cette confrontation est particulièrement problématique pour de nombreux chercheurs spirituels occidentaux qui, en s’efforçant de se conformer à une idéologie religieuse, ont réprimé leur côté sombre comme ils voulaient absolument être « bons ». Plus l’idéologie est restrictive, plus l’ombre est grande. Frieda Fordam évoque ce point dans sa définition de l’ombre : « L’ombre est l’inconscient personnel ; elle est constituée de tous ces désirs non civilisés et ces émotions qui sont incompatibles avec les standards de la société et notre personnalité idéale, tout ce dont nous avons honte, tout ce que nous ne voulons pas 15 C.G.Jung, The Practise of Psychotherapy, CW16, par.132 www.discover-vedanta.com La voie de la sagesse 67 savoir sur nous-mêmes. Il s’en suit que notre ombre sera d’autant plus grande que la société dans laquelle nous vivons est étroite et restrictive. » Frieda Fordham, An Introduction to Jung’s Psychology De nombreux chercheurs ont religieusement essayé de conquérir et d’éliminer l’ombre, en pensant que s’ils rejettent, nient, écartent et/ou ignorent l’ensemble de leurs pensées inacceptables pendant assez longtemps, ces pensées admettront à la longue leur défaite et partiront, réalisant d’elles-mêmes qu’elles sont indésirables et qu’elles sont des intruses non bienvenues. Le fondement du déni de l’ombre est la croyance chrétienne que le côté obscur de la psyché est un diable qu’il faut éliminer. Jack Sanford a dit : « Historiquement, le christianisme n’a pas réussi à voir que sa tâche est de regagner ou de nous réapproprier, et non de rejeter, ces parties perdues de nous-mêmes bien qu’elles semblent être démoniaques. Nous essayons d’exorciser par la répression ou le refoulement, la projection sur les autres et par des formes diverses de déni et de magie, ce qui ne devrait pas être exorcisé mais amené à la conscience et intégré. C’est seulement à cette condition que ces parties dissociées de nous-mêmes, ces divinités perdues, cesseront de produire leurs effets perturbateurs. » Jack A.Sanford : Evil, The Shadow Side of Reality Selon la vision jungienne, même le Soi ou l’image de Dieu possède à la fois des aspects lumineux et obscurs. Cela diffère de la croyance traditionnelle chrétienne selon laquelle la noirceur dans la psyché est due au péché originel et ne faisait pas partie du plan de Dieu pour l’humanité. Ainsi, pour un chrétien, le fardeau de cette noirceur est porté par les épaules d’une humanité coupable d’avoir désobéi à Dieu. Par conséquent, les seules pensées permises, c’est à dire qui sont bénies par Dieu, sont celles qui tombent du côté clair ou positif. Les pensées du côté opposé émanent du Diable et ne devraient pas naître dans l’esprit d’une personne « pure ». Ce genre de croyance a créé une charge particulièrement lourde pour les chercheurs spirituels qui cherchent à plaire à Dieu et veulent une relation ou une union avec Lui. Les étudiants védantiques qui ont grandi dans une culture chrétienne portent avec eux sur leur voie orientale cette dissociation dans l’image de Dieu, une dissociation qui n’existe ni dans l’image de Dieu de l’Orient ni dans celle de la plupart des cultures anciennes. www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 68 Dans les cultures les plus anciennes, comme celles des Hindous, des Grecs, des Juifs de l’Ancien Testament et des premiers chrétiens, l’Image de Dieu intégrait ou contenait la gamme entière des opposés. Les Dieux du passé étaient capables à la fois d’amour et de haine, de compassion et de jalousie, de protection et de destruction. Ils n’étaient pas que bonté et lumière. Dés lors, les humains étaient autorisés à expérimenter sans culpabilité une large gamme d’émotions. Bien qu’ils devaient inscrire leur comportement dans les limites de la Loi, il leur était permis de ressentir de la haine, de la rage, de la jalousie, de l’amertume et de la colère, comme des émotions humaines naturelles qui surgissent dans certaines circonstances. Sanford dit dans le même ouvrage que : « La psychologie suggère que nous rejetions toute prétention à être bon qui nous forcerait à conserver caché le mauvais côté de nous-même. Nous suivons en cela l’exemple de Jésus, qui quand il avait été appelé « Bon Maître ! » par le riche jeune homme, lui rétorqua : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Il n’y a que Dieu qui soit bon. » Selon Jung, celui ou celle qui pense que l’ombre ne fait pas partie de la création de Dieu et ne devrait pas exister en vérité, et devrait donc être éliminée pour Lui plaire, est dans une situation difficile car l’ombre fait partie intégrante de la psyché et ne peut être éliminée. […] Pour Jung, notre santé psychique et notre complétude dépendent de l’intégration à la conscience du matériau réprimé et le refus d’une telle intégration ne conduit qu’à la stagnation. Si l’ego ne peut faire face à ce matériau de l’ombre, il sera incapable d’entrer en relation et de dialoguer avec les couches plus profondes de l’inconscient. Jolande Jacobi dit à cet égard : « L’ombre se tient, dirait-on, sur le seuil de l’entrée du royaume de la Mère, l’inconscient. C’est la contrepartie de notre ego conscient, qui se développe et se cristallise au même rythme que lui. Cette masse obscure d’expériences qui est rarement ou jamais admise à notre vie consciente barre le chemin aux profondeurs créatrices de notre inconscient. C’est pourquoi les personnes qui s’efforcent avec violence, par une tentative effrayante de leur volonté qui est bien au-delà de leurs forces, de rester au « sommet » ou « dans les hauteurs », qui ne peuvent admettre leurs faiblesses ni à euxmêmes ni aux autres, succombent souvent, parfois soudainement, parfois graduellement, à une stérilité profondément ancrée. La tour morale et spirituelle dans www.discover-vedanta.com La voie de la sagesse 69 laquelle ils vivent n’est pas le résultat d’une croissance naturelle mais est un échafaudage artificiel érigé et soutenu par la force et donc qui menace de s’effondrer sous la plus légère charge. Ce genre de personnes trouve difficile ou impossible de faire face à leur vérité intérieure, d'entrer dans une relation authentique, de faire tout travail réellement vital. Ils s’emmêlent de plus en plus dans une névrose au fur et à mesure que s’accumule dans leur ombre ce qu’ils répriment de manière répétée. Au début de la vie, la couche d’ombre est relativement mince et facile à supporter, mais au fur et à mesure que la vie se déroule et que le matériau accumulé s’accroît, elle devient un fardeau considérable et souvent insupportable. » Jolande Jacobi, The Psychology of C.G.Jung La psyché, comme tout ce qui est vivant, comprend des opposés. Toutes nos pensées, émotions et nos imaginations peuvent être placées de part et d’autre d’un continuum. Nous ne pouvons pas avoir de l’amour sans haine, de bon sans mauvais, de joie sans peine et ainsi de suite. Les opposés forment les pôles extrêmes d’un continuum qui les inclut et qui inclut aussi tout ce qui se trouve entre eux. La psyché, qui inclut les deux pôles, semble avoir besoin de l’acceptation de la part de l’ego à la fois des éléments positifs et négatifs. Par acceptation, je ne veux pas dire convertir en actes les éléments négatifs, mais plutôt reconnaître, prendre conscience de leur présence que nous pouvons alors contenir dans les limites de notre code moral. Par exemple, le fait d’admettre un désir de voler est tout à fait différent de l’acte de voler. Admettre le désir, c’est reconnaître qu’il y a un élément d’ombre en nous. S’abstenir d’agir, c’est exercer notre code moral. L’ego a la liberté d’accepter ou de rejeter les demandes de l’ombre s’il en est conscient. Cependant, le matériau de l’ombre, parce qu’il est si menaçant envers les valeurs conscientes de l’ego, reste souvent réprimé et vit une vie autonome dans l’inconscient, dissocié de l’ego. Il cherche alors subrepticement et insidieusement à s’exprimer dans l’environnement par nos projections. Si nous ne pouvons pas porter le fardeau de notre ombre consciemment, alors les autres devront le porter pour nous par l’entremise de nos projections inconscientes. La tentative de nier, ignorer et/ou éliminer le côté « négatif » de la vie, ces choses qui ont été jugées impures, démoniaques, laides, inférieures ou mauvaises, provoque une grande frustration non seulement pour nous-mêmes mais aussi pour les autres. Jung avait de la sympathie pour ceux qui devaient vivre avec des « saints » ou comme il les a définis, des « personnages vénérables » qui ont « réussi ». Il a dit : www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 70 « J’ai fait une fois la connaissance d’un très vénérable personnage. En fait, on pourrait même lui donner le nom de saint. J’ai tourné autour de lui pendant trois jours entiers sans jamais trouver en lui de défaut comme tout mortel en possède. Mon sentiment d’infériorité s’accrut et devint menaçant et je commençais à penser sérieusement comment je pourrais m’en sortir. Puis le quatrième jour, sa femme vint me consulter…Bien, rien de la sorte ne m’est jamais arrivé depuis. Mais j’ai appris une chose : tout homme qui s’identifie avec sa persona peut tranquillement laisser toutes les perturbations se manifester au travers de sa femme sans qu’elle ne le remarque, bien qu’elle doive payer pour cela, le sacrifice d’elle même avec une terrible névrose. » C.G.Jung, Two Essays on Analytical Psychology, CW7, par.306 « Pensez au destin d’une femme mariée à un saint reconnu ! Quels péchés les enfants ne doivent-ils pas commettre pour sentir que leur vie leur appartient, du fait de l’influence écrasante d’un tel père ! La vie étant un processus énergétique, elle a besoin d’opposés car sans opposition, il n’y a aucune énergie comme nous le savons. Le bien et le mal sont simplement les aspects de cette polarité naturelle au niveau conscient. » C.G.Jung, Psychology & Religion West & East, CW11, par.291 « …ce sont les gens hautement moraux, inconscients de l’autre côté d’eux-mêmes, qui développent des humeurs détestables, ce qui les rend insupportables à leur entourage. La sainteté peut être difficile à accomplir mais vivre avec un saint peut très bien entraîner un complexe d’infériorité ou même la libération soudaine d’immoralité chez des individus car ils sont moins bien dotés au niveau moral. » C.G.Jung, Psychology & Religion West & East, CW11, par.130 Jung a également mentionné la tension que le désir de l’ombre et la « tentative d’être trop bon » a produite chez ses parents. Jung a dit de son père que : « Il a accordé beaucoup trop d’importance au bien – beaucoup trop – et à cause de cela, il était généralement irritable. Les deux parents ont fait énormément d’efforts pour vivre des vies dévotes, avec comme résultat qu’il y avait des scènes de colère et des disputes www.discover-vedanta.com La voie de la sagesse 71 vraiment trop fréquentes. Ces difficultés, et cela est compréhensible, ont mis plus tard en faillite la foi de mon père. » C.G.Jung, Memories, Dreams, Reflections Quand le côté sombre de la gamme des émotions est autorisé à avoir la place qui lui revient dans la condition humaine, il n’a plus besoin d’être enterré dans l’inconscient comme un matériau réprimé de l’ombre. Cela permet d’avoir une psyché saine. Niée, refusée, l’ombre qui est rejetée cognera aux portes de la conscience pour essayer d’être admise et s’infiltrera vers l’extérieur sous la forme de névroses et de projections. Sanford note que : « …tout ce qui dans l’inconscient a été réprimé s’efforce de s’unir à la conscience. C’est comme si nous mettions des choses dans la cave de notre maison et que nous en fermions soigneusement la porte. Mais ces choses ne veulent pas rester au sous-sol. Elles se transforment en démons et cognent sur la porte, essayant de trouver un moyen de se libérer de leur condition de prisonnières pour revenir dans le monde de la conscience. En faisant cela, elles créent de l’anxiété puisque nous avons tendance à craindre le retour du réprimé. Mais cette tentative des contenus réprimés d’atteindre la conscience n’est pas uniquement une tentative dont le but est de perturber la conscience ou d’exercer une vengeance. Ce mouvement est dirigé vers la lumière de la conscience et c’est ce qui est nécessaire pour que la rédemption psychologique puisse se produire. Il n’est pas grave que ces contenus résultant d’une dissociation de la psyché apparaissent malfaisants, que leurs ruses semblent malveillantes car leur rédemption est toujours possible s’ils peuvent atteindre la conscience. De façon paradoxale, la rédemption de ces parties perdues de nous-mêmes entraîne également notre rédemption. Ce qui signifie que nous ne pouvons être complets ou intégrés que si nous avons collaboré à la rédemption de nos démons. » Jack A.Sanford : Evil, The Shadow Side of Reality L’assimilation ou l’intégration de l’ombre au niveau de la conscience, bien qu’elle ne soit jamais entière, ouvre les portes entre le conscient et l’inconscient et redonne la liberté à la psyché de fonctionner normalement. La bonté de l’homme ou sa vertu ne réside pas dans la non-existence du mal dans sa psyché mais plutôt dans sa capacité à maîtriser les forces « négatives » en s’abstenant de les manifester à l’extérieur. Sanford dit encore que : www.discover-vedanta.com Jung et le Vedanta 72 « Que faisons-nous de notre Ombre ? Quelle part d’expression autorisons-nous à notre côté obscur ? Nier entièrement l’existence de l’Ombre, comme nous l’avons remarqué, fait courir le risque de voir nos énergies vitales dépérir. Il y a des moments où nous devons permettre à cette partie de la vie non vécue à l’intérieur de nous de vivre si nous voulons disposer d’énergies nouvelles pour vivre. De plus, si nous nous efforçons seulement d’être bons et parfaits, nous devenons haïssables car l’énergie vitale à l’intérieur de nous est niée. Pour cette raison, il y a peu de gens plus dangereux dans la vie que ceux qui sont réglés pour faire le bien. On peut même dire que chaque fois que nous essayons de dépasser notre capacité spontanée, naturelle de faire le bien, nous produisons plus de mal que de bien, car cette tendance forcée, non naturelle génère une accumulation d’obscurité dans l’inconscient. Toutefois, devenir une personne entière ou intégrée ne signifie pas donner toute liberté à l’Ombre. Nous n’intégrons pas nos personnalités si d’une personne qui est trop vertueuse nous nous transformons en une personne qui vit toutes ses pulsions au grand jour sans aucune restriction sociale ou morale. » Jack A.Sanford : Evil, The Shadow Side of Reality Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, la répression du côté sombre n’était pas un problème pour l’Inde ancienne ou pour de nombreuses autres cultures anciennes. Les dieux de l’Antiquité incarnaient à la fois les aspects clairs et obscurs de la création et ainsi, le continuum des opposés dans la psyché était accepté comme étant naturel à la condition humaine. Par conséquent, la tâche dévolue à ces cultures anciennes n’était pas d’assimiler le côté sombre de la personnalité vers la conscience, mais plutôt de tenir le côté obscur dans la conscience selon les valeurs collectives de leur époque. Notre tâche est différente, du moins initialement. Nous devons tout d’abord intégrer le côté obscur de nous-mêmes et le côté obscur de Dieu à la conscience. Une fois conscients de ce matériau réprimé, nous serons capables d’utiliser les sadhanas orientales qui mettent en jeu des attitudes, des valeurs et la méditation afin de produire la purification mentale nécessaire pour nous approprier la vision du Vedanta. Mais en premier lieu, nous devons reconquérir à la fois notre ombre personnelle et collective. C’est la position de Jung et le Vedanta ne serait pas en désaccord avec lui. Le Vedanta déclare clairement que seule une personne épanouie, complète, intégrée possède les qualités requises pour comprendre sa vision. Une personne dont une grande partie de la www.discover-vedanta.com 73 La voie de la sagesse personnalité est réprimée sera constamment la victime de ces aspects réprimés d’elle-même et ne sera donc pas capable de réaliser la nature illimitée du Soi que le Vedanta révèle. www.discover-vedanta.com