La France présentesur tous les océans

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La France présentesur tous les océans
dossier
La France dans la mondialisation
La France
présente sur tous les océans
L’
Par Bruno Fuligni1
Écrivain, historien, haut fonctionnaire,
maître de conférences à Sciences Po
Loin d’être de pittoresques
et négligeables vestiges
ou de simples destinations
touristiques, les territoires
français épars aux quatre
coins de la planète
présentent un grand intérêt
stratégique et économique.
Il est temps de confier
leur gestion à une
nouvelle administration,
qui pourrait prendre la
forme d’un Haut Conseil
aux archipels épars.
Australie aurait dû être française : telle
était du moins la volonté de Louis de
Saint-Aloüarn, lieutenant de vaisseau de
la Marine royale, qui laissa une bouteille
cachetée et quelques monnaies à l’effigie
de son souverain Louis XV en souvenir de
sa prise de possession.
L’homme qui retrouva en 1998 cet émou­
vant témoignage de l’universalité française,
Philippe Godard, avait agi exacte­ment
de même en 1970, débarquant sur l’îlot
volcanique de Matthew : une bouteille,
disparue depuis, mais aussi la plantation
d’arbres sont venus rappeler l’intérêt de la
France pour cette minuscule dépendance de
la Nouvelle-Calédonie, isolée et inhabitée.
Une initiative qui va se révéler très utile en
1983, quand l’ancien condominium francobritannique des Nouvelles-Hébrides, devenu
indépendant sous le nom de Vanuatu, entend
annexer les îles de Hunter et Matthew.
Autre dépendance de la Nouvelle-Calédonie,
les îles Chesterfield gisent au large de
l’Australie ex-française : une prise de
possession en bonne et due forme, avec
coups de canon protocolaires et procèsverbal, a eu lieu le 15 juin 1878, pour éviter
que les Anglais s’emparent de l’archipel. La
France y exploitera le guano, sous le contrôle
d’un agent du fisc, avant de déserter cette
poussière de territoire qui, de nos jours
encore, demeure française.
On sourit volontiers, à l’évocation de telles
anecdotes, sur ces îles lointaines qu’un
caprice de l’histoire a rattachées au destin
national. Non seulement les territoires bien
connus et peuplés2, mais aussi Bassas da
India, Europa, Juan de Nova, les Glorieuses
et Tromelin, formant les « îles Éparses »
de l’océan Indien, ou encore les exten­sions
subantarctiques du territoire national : les
îles Kerguelen, l’archipel Crozet, les îles
d’Amsterdam et Saint-Paul.
La France, empire virtuel
Résidus de l’empire colonial disparu, ces
territoires sont souvent snobés, moqués,
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confettis de puissance traités comme de
pittoresques vestiges. Les beaux esprits
proposeront la vente à l’encan de ces arpents
de sable et d’écume, comme Voltaire ne
voulait voir en la perte du Canada que celle
de « quelques arpents de neige »... Pourtant,
ces aventures d’un autre temps laissent aux
Français un héritage inestimable : celui
d’une présence planétaire à travers tous les
océans. Seuls trois pays au monde disposent
aujourd’hui d’un tel atout : les États-Unis
et le Royaume-Uni, puissances maritimes
assumées, et la France, thalassocratie
inconsciente d’elle-même.
Beaucoup de citoyens français raisonnent à
l’échelle de l’Hexagone, en ajoutant subsi­
diairement les départements d’Outre-mer
vus comme destinations de vacances
et postes de coût... Cette vision étroite
méconnaît toutefois deux mouvements de
fond de notre temps : la « maritimisation »
du monde et la « territorialisation » des
océans.
La concentration croissante des populations
humaines dans les zones littorales n’est
que l’aspect le plus visible de cette
« maritimisation » de l’économie mondiale,
tendant à la recherche
de nouvelles ressources
et de nouvelles énergies
dans les eaux ellesmême 3. Si les fameux
nodules polymétalliques
semblent, depuis trente
ans, une sorte de mirage
moderne, qui peut dire ce
que sera l’exploitation des
fonds marins et des soussols sous-marins dans
cinq à dix décennies ?
Aussi se gardera-t-on de
se trouver un jour dans
la situation des Russes,
qui se mordent encore
les doigts d’avoir bradé
l’Alaska.
Conséquence logique de la
dossier
maritimisation, les eaux et leurs richesses
n’ont cessé de se « territorialiser », le
droit international issu de Montego Bay4
permettant de tracer des frontières maritimes
précises qui enserrent non seulement les
eaux territoriales, mais encore d’immenses
« zones économiques exclusives ». De
ce point de vue, les confettis français
révèlent tout leur intérêt. Ainsi, le seul atoll
inhabité de Clipperton, unique pos­session
française du Pacifique Nord ne comptant
que 7 km² de terre ferme, est au centre
d’un cercle dessinant un domaine maritime
de 435 612 km².
En raisonnant ainsi, la France devient un
empire : si la métropole peut sembler modeste avec ses 551 695 km², la Répu­blique
française couvre 667 141 km² avec ses
départements et pays d’outre-mer habités,
et sa superficie double si on compte aussi
les possessions dépourvues de population
permanente : Clipperton et l’ensemble des
Terres australes et antarctique française
(TAAF), dont l’immense Terre Adélie,
plus vaste que l’Allemagne. Forte de ses
1 106 703 km² de terres fermes, la France
détient 11 035 000 km² d’eaux territoriales
et de zones économiques exclusives, soit
le deuxième plus grand domaine maritime
mondial, juste après celui des États-Unis.
Au total, 12 141 703 km² de terres et de
mers se trouvent donc aujourd’hui sous la
protection du pavillon tricolore.
Cet empire n’est pourtant qu’une puissance
virtuelle et c’est pourquoi il est souvent perçu
comme dérisoire. Que vaut, en effet, un
territoire dont on ne fait rien ? Pour reprendre
le cas de Clipperton, le domaine océanique
qui l’environne est impressionnant sur le
papier, mais la Marine nationale n’y fait
qu’une rotation tous les deux ans, de sorte
que les ressources halieutiques y sont
littéralement pillées.
Ph. Illustration de Sergio Aquindo © Éditions du Trésor
L’avenir de la thalassocratie
française
La thalassocratie inconsciente française doit
donc élaborer une doctrine sur le devenir de
ses possessions. S’il est vrai que les eaux
françaises du canal de Mozambique recèlent
des gisements d’hydrocarbures comparables
à ceux de la mer du Nord, discerne-t-on
les conséquences géopolitiques d’un tel
trésor ? Et qu’en faire si loin des zones de
consommation, dans des îles considérées
par ailleurs comme des sanctuaires de la
biodiversité ?
Ce gisement potentiel, en outre, n’est
français que grâce au décret qui détacha
les îles Éparses de Madagascar trois jours
avant la décolonisation de l’État malgache,
de sorte que celui-ci conteste toujours la
souveraineté française sur ces îles. De façon
plus générale, la France thalassocratique
devra montrer clairement sa volonté de
défendre ses droits dans les contentieux
territoriaux d’outre-mer : l’île de Tromelin
réclamée par l’île Maurice, Hunter et
Matthew revendiqués par le Vanuatu, ne
doivent pas suivre le chemin des récifs
Conway, devenus Theva-I-Ra, émergence
potentiellement française maintenant
passée sous souveraineté fidjienne.
La France thalassocratique ne fera pas
plus l’éco­nomie d’une réflexion sur les
statuts juridiques et administratifs de ses
ter­res lointaines. Seules les TAAF sont
organisées aujourd’hui et c’est pour­quoi
les îles Éparses ont été intégrées à cette
administration en 2007. Pour le reste,
situations de fait et statuts sui generis ne
facilitent guère l’assise de souveraineté. Les
îles Chesterfield, rattachées à la NouvelleCalédonie sans doute, ne dépendent
cependant d’aucune commune ni d’aucune
des trois provinces néo-calédoniennes :
peut-on considérer comme un simple
élément du domaine public local un archipel
de soixante îlots totalisant un kilomètre
carré de terre sur plus de 20 000 km²
d’étendues océaniques, où des groupes
australiens viennent régulièrement prélever
des coquillages pré­cieux pour en faire un
discret commerce ? De même, Clipperton a
beau avoir un code postal (98 799), l’atoll
n’a qu’un statut par défaut : dépendant par
dédoublement fonctionnel du représentant
de l’État à Papeete, il n’appartient pas à la
Polynésie française et n’a aucune vocation
à en faire partie, se trouvant à 4 000 km
de distance et dans l’autre hémisphère.
C’est le droit métropolitain qui s’applique
à Clipperton et les éventuels litiges
relèvent des tribunaux parisiens... Quant
aux Domaines français de Sainte-Hélène,
triple enclave napoléonienne dans l’île
britannique de l’Atlantique sud, leur régime
rappelle de près celui des exterritorialités
diplomatiques.
Sur le modèle des TAAF, une personne
morale unique chargée de l’ensemble des
terres françaises oubliées ne serait pas
absurde. Une pareille entité contribuerait
aussi à contrebalancer la perte d’influence
que cause l’absence d’élus pour ces
territoires. Le plus petit village de métropole
a au moins un conseil municipal et un
maire, ce dernier grand électeur aux séna­
toriales et signataire de parrainage à la
présidentielle : c’est parfois suffisant pour
faire entendre les doléances commu­nales
et obtenir quelque chose. Rien de tel
pour ces territoires de l’avenir que sont
les terres françaises du bout du monde.
Militaires, techniciens, scientifiques n’y
sont que de passage et, quelque intense
que soit leur activité au service de l’intérêt
général, rien ne vient relayer, en métropole,
leurs expériences et leurs découvertes.
Un siège au Sénat, pour des territoires
sans population, prêterait sans nul doute
à sourire... Mieux qu’un « bourg-pourri »,
une entité publique capable de conseiller, de
communiquer, d’être auditionnée, d’alerter
le gouvernement, aurait une réelle utilité.
Ce Haut-Conseil aux archipels épars et
enclaves négligées présenterait aussi
l’avan­tage d’ouvrir des perspectives aux
Français, et ce vent du large apporterait
un air salutaire par temps de sinistrose.■
1 - Auteur de vingt livres sur l’histoire politique française, dont Tour du monde
des terres françaises oubliées (Éditions du Trésor, 2014).
2 - Saint-Pierre-et-Miquelon, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Barthélemy,
Saint-Martin, la Guyane, La Réunion, Mayotte, la Polynésie française, la
Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna.
3 - Lire « La Terre est bleue. Petit Traité de maritimisation », in Études marines
n° 5 de novembre 2013, édité par le Centre d’études supérieures de la Marine.
4 - Ville de Jamaïque où a été signée le 10 décembre 1982 la Convention des
Nations unies sur le droit de la mer. (NDLR).
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