Autour du livre d`Olivier Christin Vox Populi. Une histoire du vote
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Autour du livre d`Olivier Christin Vox Populi. Une histoire du vote
1 Séance du 11 décembre 2014 Autour du livre d’Olivier Christin Vox Populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Paris, Le Seuil, 2014. La séance est introduite par Jean Le Bihan, qui présente brièvement Olivier Christin ainsi que l’objet de la rencontre : son livre Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel publié au Seuil en février 2014. O. Christin prend la parole et situe son ouvrage au croisement de l’histoire du droit et de celle des théories de la décision. Ce livre, explique l’historien, se penche sur les pratiques électives en Europe entre le XIIIe et le XVIIIe siècle et entend ce faisant récuser une idée reçue de l’historiographie : l’Ancien Régime constituerait une parenthèse dans la pratique du vote en Occident, un temps où le jeu électoral aurait disparu des institutions au profit d’une oligarchisation des pouvoirs ; les rares élections toujours en vigueur ne seraient que des simulacres de vote dépourvus d’enjeux réels. En partant d’un large spectre de sources et en abordant, sur le temps long et dans une perspective européenne, des organisations aussi variées que l’univers ecclésiastique, les sociétés électives (associations, confréries et monde académique) ou encore les institutions urbaines, O. Christin montre au contraire la richesse des pratiques et des représentations liées au vote et entend ainsi lever trois « illusions » : 1ère illusion : les élections seraient le propre des régimes démocratiques modernes : elles en seraient en quelque sorte consubstantielles. e 2 illusion : les élections constitueraient un moyen de sélection du ou des meilleurs pour une charge donnée : une procédure transparente et désintéressée lorsque pratiquée selon les règles. 3e illusion : la majorité est une idée simple et claire, indiscutée et indiscutable, produit mécanique des préférences individuelles. Contre ces trois illusions, O. Christin démontre que les élections existent à l’époque moderne dans des « républiques sans démocratie ». Le mérite, la vertu ou le talent ne constituent qu’un élément de sélection des candidats : d’autres ressorts interviennent (jeux de pression, interventions extérieures, réseaux de clientèles, etc.). Enfin le concept de majorité a lui-même une histoire : à la majorité quantitative (maior pars) répond en écho le principe de la majorité qualitative (sanior pars) ; l’histoire du vote à l’époque moderne doit être saisie dans cette dialectique. Évoquant également le statut de l’électeur et de l’éligible, les débats sur la manière de voter (bulletin secret ou voix publique), O. Christin décrit son ouvrage comme un parcours d’histoire moderne débarrassé de toute démarche téléologique : ni progrès constants ni lent cheminement vers ce que Pierre Rosanvallon nomme « la subjectivation du politique », mais un chemin sinueux et cabossé, fait de chemins de traverses, de lacets, de voies parallèles. Un parcours qui, conclut l’auteur, fait écho à un certain nombre de débats contemporains portant sur la notion de représentation, de règle majoritaire ou de participation et d’engagement citoyens. Gauthier Aubert introduit ensuite la discussion en présentant la bibliographie d’O. Christin et en soulignant ce faisant la cohérence de son œuvre, attentive à la progressive autonomisation d’une sphère de la politique à l’époque moderne, une œuvre marquée par l’influence des sociologues et notamment par celle de Pierre Bourdieu, à qui O. Christin a 2 consacré avec Pierre Champagne un livre en 20041. G. Aubert met en relief l’importance du travail d’O. Christin qui aborde dans Vox populi un angle mort de la recherche historienne et parvient à synthétiser et à désenclaver un sujet traité jusque-là de manière fragmentaire. Puis il pose quelques questions à O. Christin. G. Aubert souhaite d’abord revenir sur le plan de l’ouvrage. Pourquoi, demande-t-il à son auteur, avoir commencé par les exécutifs municipaux et non par les institutions ecclésiales qui constituent pourtant un laboratoire des techniques électives ? O. Christin répond que son idée, lorsqu’il conçut l’ouvrage, était que les différents chapitres puissent être lus séparément, sans ordre particulier. Commencer par les exécutifs municipaux permettait à l’historien de présenter un large corpus d’exemples sans buter d’emblée sur des grammaires politiques et juridiques trop élaborées. Le but de l’ouvrage est bien de saisir les pratiques électives, non les théories qui les sous-tendent : la philosophie dans son application ordinaire, pourrait-on dire, comme réinterprétation et usage. Dès lors, plutôt que de démarrer dans la complexité juridique et théologique du droit canon, O. Christin a préféré partir de l’exemple très concret des institutions municipales. G. Aubert demande ensuite à O. Christin d’expliciter le rôle de l’image dans les procédures électives : que retenir de l’iconographie des plans d’assemblée qui parsèment la dernière partie de l’ouvrage ? O. Christin définit son livre comme un travail sur les cultures politiques ou religieuses à l’époque moderne, saisies sous le prisme des pratiques électives : ces dernières sont appréhendées dans leurs représentations figuratives, théâtrales ou symboliques. Ainsi, dans le sillage des travaux du politiste Jean-Philippe Heurtin, O. Christin étudie attentivement la disposition spatiale des lieux de pouvoir, les cérémoniaux et les querelles de préséances que ceux-ci induisent : à travers leurs représentations et les conflits qu’elles suscitent, c’est l’efficacité même des institutions que l’on peut voir à l’œuvre. Soulignant que l’ouvrage d’O. Christin arpente une période qui s’étend du XIIIe au e XVIII siècle, G. Aubert interroge alors l’articulation que l’on pourrait établir en termes de pratiques électives entre l’époque moderne et le moment révolutionnaire en France. Comment penser ce parcours sans tomber dans un « roman électoral », c’est-à-dire dans un récit téléologique de « progrès » uniformes, constants et continus ? L’histoire des pratiques électives, précise O. Christin, n’est ni immobile, ni linéaire, ni unifiée : elle est parcourue de chemins de traverse, de bras morts, de voies sans issue. On constate pourtant une fracture dans les années 1740-60, fracture à laquelle la langue française fait écho : les mots « vote » et « voter » apparaissent à cette époque. De même, sous l’influence des idées de Locke et du parlementarisme anglais, la notion de majorité se fixe en une définition quantitative où disparait le concept d’« idoineté ». Ainsi, explique O. Christin, les règles de l’élection moderne, qui constituent le socle des gouvernements représentatifs, se formalisent-elles au e XVIII siècle. On les retrouvera ensuite sous la Révolution française. Puis G. Aubert pose une question d’histoire sociale : pourquoi la mise en vente des charges d’exécutifs municipaux en France sous Louis XIV s’est-elle soldée par un échec ? Si le rachat des offices n’a pas fonctionné, répond O. Christin, c’est que pour un impétrant les profits symboliques sont plus importants dans le cadre, fût-il théorique, d’une Res Publica où celui-ci est élu que dans une structure où la charge est achetée. Le monde des officiers municipaux est dominé par des juristes lecteurs d’histoires de l’Antiquité, de Tite-Live ou de Tacite, et qui vivent les institutions urbaines à travers leur culture antiquisante de la Res publica. L’autonomisation de la sphère politique, chère à O. Christin, se manifeste ainsi par une raison politique partagée, une grammaire et des outils spécifiques pour penser le réel. 1 Pierre CHAMPAGNE et Olivier CHRISTIN, Pierre Bourdieu. Mouvement d’une pensée, Paris, Bordas, 2004. 3 Rebondissant sur les propos d’O. Christin, Pierre Karila-Cohen remarque qu’une histoire « ni immobile, ni linéaire, ni unifiée » des pratiques électives est tentée depuis plusieurs années en histoire contemporaine par des sociologues et des politistes comme Alain Garrigou, Bernard Lacroix ou Jon Elster. P. Karila-Cohen interroge O. Christin quant à son positionnement face aux travaux de ces universitaires. O. Christin assure avoir lu et utilisé les travaux d’A. Garrigou, de J. Elster mais aussi de Philippe Urfalino essentiellement dans le but de trouver des instruments et des outils méthodologiques et conceptuels lui permettant de revenir ensuite vers les sources qu’il avait sélectionnées riche d’un tel « braconnage intellectuel ». Mais les enjeux qui sous-tendent ces ouvrages de science politique sont forts différents de ceux de Vox populi puisque le projet d’O. Christin n’était pas de réaliser une histoire des techniques électorales mais bien de saisir, à travers une histoire sociale des pratiques électives, quelques aspects essentiels de la vie politique moderne : les questions de représentation et d’oligarchisation des pouvoirs, le rôle de la conscience dans le processus électoral, etc. Dominique Godineau prend alors la parole et demande à O. Christin si l’époque moderne se traduit plutôt selon lui par une coexistence des procédures de décision collective par vote à bulletin secret et par vote public à haute voix, ou bien si l’on constate une évolution des pratiques au cours de la période considérée. O. Christin répond en invoquant les travaux de l’historien du droit Hubertus Buchstein consacrés à ces questions. Les deux modes de scrutin coexistent, ajoute l’historien : l’exemple le plus célèbre étant sans doute celui du conclave lors de l’élection des souverains pontifes. Pourtant, sur ce point aussi se dessine une fracture au milieu du XVIIIe siècle : le vote secret et en toute conscience s’impose alors dans les pratiques électives comme la procédure la plus transparente et la plus apte à faire connaître la volonté générale. Florian Mazel, reprenant le fil chronologique de l’ouvrage du XIIIe au XVIIIe siècle, propose de le résumer en articulant l’histoire du vote et l’histoire des statuts que celui-ci construit : dans le « mouvement inaugural du XIIIe siècle », la règle majoritaire est définie par la « saniorité » des votants, par leur hiérarchie, elle-même difficile à mesurer. La rupture au e XVIII siècle se traduit par une mise à égalité des électeurs. O. Christin approuve cette remarque. Au XVIIIe siècle, même si le cadre des personnes feintes (confréries, métiers, etc.) semble toujours tenir, et si la société s’imagine être organisée en fonction de statuts stricts et hiérarchisés, dans les faits les inégalités paraissent désormais difficiles à justifier. L’« idoineté » devient impossible à mettre en œuvre. Ce n’était certes pas le cas au XIIIe siècle, où le concept de « saniorité » persistait dans les titres ou les mérites à travers les notions de bonnes mœurs ou de fama. On constate donc effectivement une évolution du statut des votants. Après que Philippe Hamon eut observé que le rachat des offices vénaux n’était pas le propre des municipalités, il fait part d’une frustration à la lecture de Vox populi : celle de n’y pouvoir reconstituer l’héritage des pratiques électorales d’Ancien Régime après la « rupture radicale » du XVIIIe siècle, qu’O. Christin traite essentiellement par le biais de la représentation spatiale des assemblées. Qu’en est-il du reste ? O. Christin répond que certains lieux restent aujourd’hui des conservatoires des pratiques électives de l’Ancien Régime : c’est le cas notamment, par le mode de distribution de la parole, de certaines assemblées universitaires. L’auteur reconnait cependant que son livre est une vue d’ensemble qui comporte quelques inévitables lacunes, dont les états provinciaux et les parlements, absents de l’ouvrage. Ariane Boltanski aborde ensuite le statut des minorités, notamment religieuses, et la place du vote dans le protestantisme. O. Christin affirme que ce mouvement religieux a fait office en Europe de terreau où les pratiques démocratiques ont pu s’enraciner à partir de deux modèles : d’une part l’élection des pasteurs, qui demeure une pratique courante dans le 4 protestantisme ; d’autre part les procédures électives aboutissant, en Suisse notamment, à l’adoption de la Réforme par les communautés. Si cette dernière relève d’une liberté de choix, notons que ce choix est irréversible : une fois la Réforme adoptée, le retour en arrière est impossible. La séance se termine par une question d’actualité : puisque l’auteur s’est livré à une étude des pratiques électives sur le temps long et dans différents pays, puisqu’il a su montrer qu’à l’époque moderne toutes les voix n’avaient pas le même poids, que la règle majoritaire n’avait rien de naturel ou encore que le principe du vote secret a connu de nombreux débats avant de s’imposer, quel regard porte-t-il sur l’état de notre démocratie représentative aujourd’hui ? La réponse, à l’image de l’ouvrage, est complexe et mesurée. Surtout, O. Christin fait part d’un projet de recherche en cours, centré sur les crises qui transcendent les systèmes politiques nationaux. Ce projet dessine un dernier parallèle entre les travaux d’O. Christin et les préoccupations politiques d’aujourd’hui. Brice Evain agrégé d’histoire, titulaire d’un master 2 en histoire moderne