Le clergé de Ségovie dans la crise de l`Ancien Régime Espagnol /

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Le clergé de Ségovie dans la crise de l`Ancien Régime Espagnol /
LE CLERGÉ DE SÉGOVIE DANS LA CRISE
DE L'ANCIEN RÉGIME ESPAGNOL
Gérard DUFOUR
Université d'Aix-en-Provence
Principale victime de la disparition de l'Ancien Régime dont la desa­
mortización sonne le glas, le clergé joue un rôle capital dans la crise qui
accompagne l'agonie de cet ancien Régime comme l'ont démontré - entre
autres - les travaux d'Emilio La Parra López sur l'Église et le premier
libéralisme espagnol et de M. Revuelta González sur La exclaustración1.
Bien qu'on manque encore d'une biographie sur le principal acteur et té­
moin de cette période, Joaquín Villanueva2, diverses études sur Juan
Antonio Llorente, Ramón de Arce, Santiago Sedeño y Pastor ou
Bemabeu3 permettent de mieux cerner la part que prirent ces prêtres
1.
Emilio La Parra López, El primer liberalismo y la Iglesia, Alicante, Instituto de Estudios
Juan Gil-Albert, 1985, « La reforma del clero en España, 1808-1814 » in Gérard Dufour,
José A. Ferrer Benimeli, Leandro Higueruela, Emilio La Parra, El clero afrancesado,
Université de Provence, 1986, pp. 15 -54, Manuel Revuelta González, La exclaustración
(1833 -1840), Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 1976.
2. M. Germán Ramírez Aledón prépare actuellement à l'Université de Valence une thèse
sur ce personnage sous la direction du Professeur Antonio Mestre Sanchis.
3. Gérard Dufour, Juan Antonio Llorente en France (1813-1822). Contribution à l ’étude du
Libéralisme chrétien en France et en Espagne au début du XIX siècle, Genève, Droz, 1982,
« Don Ramón José de Arce, Arzobispo de Zaragoza, Patriarca de las Indias, e Inquisidor
General » in Gérard Dufour, Leandro Higueruela Del Pino, Maximiliano Barrio Gozalo,
Tres figuras del clero afrancesado, Université de Provence, 1987, pp. 147-193, Un liberal
exaltado en Segovia : el canónigo Santiago Sedeño y Pastor (1769-1823), Universidad de
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Pouvoirs et société en Espagne
dans l'évolution politique et sociale de l'Espagne lors de son passage des
Lumières au Libéralisme. Mais le grand défaut de ces travaux est de sin­
gulariser une problématique qui, loin d'être celle de quelques individus
esseulés et désavoués par leurs pairs - comme voulut le faire croire na­
guère Menéndez Pelayo dans son Historia de los Heterodoxos españoles- fut
celle d'une communauté. Les travaux de Cayetano Mas Galván sur le
séminaire de San Fulgencio de Murcie4 ou ceux de Luis Barbastro Gil sur
le clergé de Valence5 ainsi que de Joan Bada sur celui de Barcelone6
abordent en revanche le rôle collectif du clergé dans la crise de l'Ancien
Régime et c'est dans cette même perspective que l'on se placera ici en
étudiant le clergé d'une ville moyenne de Castille : Ségovie. Ségovie, qui,
lors du recensement de Floridabianca, en 1786, comptait quelque 50 000
habitants7 et, du point de vue économique, avec un revenu annuel de
670 000 réaux, se situait au 21e rang des 56 évêchés espagnols, selon le
classement de Hermann8, et constitue ainsi, de par ses caractéristiques de
ville et de diocèse moyens, un cas d'étude significatif.
Le recrutement du clergé du diocèse de Ségovie à la fin du XVIIIe
siècle est assuré, pour plus de la moitié, par le séminaire « concilaire » de
San Frutos y San Ildefonso fondé en 1781 sous le pontificat de Mgr Alfonso
Marcos de Lianes9. L'horizon des prêtres issus de ce centre de formation
se limite au diocèse et leur ambition à y obtenir la meilleur cure possible :
Santiago Sedeño y Pastor réalise, de ce point de vue, un parcours exem­
plaire en passant par les cures de Montejo, de Bernardos, et de Miguelibáñez, avant d'obtenir par concours la dignité de lectoral de la
cathédrale en 1807. Il ne faudra pas moins qu'une révolution, le Trienio
liberal, pour que s'offre à lui la possibilité d'accéder à la mitre épiscopale
de Coria, et encore l'hostilité déclarée du Nonce apostolique à Madrid lui
4.
5.
6.
7.
8.
9.
Valladolid, 1989, Emilio La Parra Lopez, « Antonio Bernabeu : un clérigo
constitucional » in Trienio : Ilustración y Liberalismo, n° 3,1984, pp. 105-131.
En attendant la publication imminente de la thèse de Cayetano Mas Galván, Jansenismo
y reforma educativa en la España ilustrada en el seminario de Murcia, présentée en décembre
1986 à l'Université d'Alicante, on consultera du même auteur, « Jansenismo y regalismo
en el seminario de San Fulgencio de Murcia » in Anales de la Universidad de AlicanteHistoria moderna, n° 2,1982, pp. 259-290.
Luis Barbastro Gil, El clero valenciano en el trienio liberal (1820-1823). Esplendor y ocaso del
estamento eclesiástico, prólogo de Manuel Revuelta González, Alicante, Instituto Juan
Gil-Albert, 1985.
Joan Bada, L'església de Barcelona en la crisi de Tantic règim (1808-1833), Barcelona,
Facultat de Teología de Barcelona, Editorial Herder, 1984.
Cf. Maximiliano Barrio Gozalo, Estudio socio-económico de la iglesia de Segovia en el siglo
XVIII, Segovia, Publicaciones de la Caja de ahorros y Monte de Piedad de Segovia,
1982, p. 46.
Christian Hermann, Les Revenus des évêchés espagnols et les pensions sur mitres sous le
patronage royal (1520-1835), Thèse de doctorat de 3° cycle présentée à l'Université de
Paris IV, 1981 (exemplaires dactylographiés), p. 55.
Cf. Gérard Dufour, Un liberal exaltado en Segovia..., p. 20.
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interdira-t-elle de prendre possession de sa nouvelle dignité10. En re­
vanche, les postes de chanoines qui ne sont pas de oficio et qui dépendent,
aux termes du concordat de 1753, du patronage royal, sont généralement
attribués à des étrangers au diocèse. Chacun d'entre eux a l'espoir que le
canonicat ne sera qu'une étape d'un cursus honorum qui doit mener à
l'épiscopat. Cela était si clair dans l'esprit des chanoines de Ségovie qu'à
diverses reprises (1722, 1724, 1755) ils avaient codifié les honneurs qui
devaient marquer l'accession de l'un d'entre eux (ou de l'un de leurs an­
ciens compagnons) à la dignité épiscopale11.
Dans l'Espagne de la Ilustración, le clivage est net : pour ceux qui se
contentent d'une charge paroissiale, leur seul souci - quand ils en ont un
- est de parfaire leur connaissance d'une théologie ecclésiastique qu'il
choisissent presque unanimement comme thème de leurs exercices pour
les concours aux cures vacantes . Et encore, s'agit-il d'une théologie écclésiastique qui tient pour nouveauté et audace l'oeuvre de Melchor Cano12.
Pour les autres en revanche, il s'agit de montrer leurs mérites dans le
monde, hors de l'Église, et de faire montre de la plus grande ilustración
possible : ce n'est pas un hasard si en 1787, le directeur, le censeur et
seize autres membres de la Real Sociedad de Amigos del País de Segovia
appartiennent au clergé, en particulier au chapitre de la cathédrale13.
Ramón de Arce obtiendra, grâce à son zèle comme directeur, un
canonicat de la richissime cathédrale de Valence et commencera ainsi
une carrière qui le mènera aux fonctions d'archevêque de Burgos, puis
de Saragosse, de Patriarche des Indes et d'inquisiteur Général14.
Cette double caractéristique (passivité et ambition) explique que,
contrairement aux secteurs de l'Église espagnole les plus réellement en­
gagés dans les réformes éclairées - comme le seminario conciliar de San
Fulgencio de Murcie - le clergé de Ségovie ait ignoré la première crise
importante qu'ait connue l'Église espagnole à la fin de l'ancien régime :
le prétendu schisme d'Urquijo. Non seulement le clergé de Ségovie sut
éviter de prendre ouvertement parti en faveur des mesures prises par le
gouvernement - Juan Antonio Llorente ne cite aucun de ses membres
dans sa Colección diplomática... qui visait à l'exhaustivité en matière
d'autorité en faveur de sa thèse15 -, mais le chapitre de la cathédrale ne
10. Ibid., pp. 18-22.
11. Archivo catedralicio de Segovia, Libro de Cabildos Generales... año de 1794 [a 1800], fol.
240.
12. Ibid., pp. 18-20.
13. Gérard Dufour, « Église et ’Ilustración », à paraître dans Hommage à M. le Professeur
Guinard, Université de Paris IV.
14. Gérard Dufour, « Ramón José de Arce... » in op. cil.
15. Juan Antonio Llorente, Colección diplomática de varios papeles antiguos y modernos sobre
dispensas matrimoniales y otros puntos de disciplina eclesiástica. Se publican con permiso
superior, Madrid, imprenta de Ibarra, 1809.
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prit même pas la peine de consacrer une de ses sessions à l'examen des
ordres transmis par le gouvernement ainsi que des lettres et documents
qui les accompagnaient16. Et l'ensemble du clergé de Ségovie sut faire
preuve en la circonstance d'une telle prudence dans l'application de ces
décrets que, contrairement à Murcie où 25 élèves et professeurs du sémi­
naire de San Fulgencio firent l'objet d'un procès pour jansénisme à la
chute d'Urquijo, on ne trouve trace d'aucun procès de ce type en 1800
dans les alegaciones fiscales du tribunal de Valladolid dont dépendait
Ségovie17.
Lors de la grande commotion qui suivit les 2 et 3 mai 1808, le clergé
de Ségovie montrera son indéfectible attachement à l'ordre établi et sa
peur de la populace en prêchant le calme et en participant aux rondes
nocturnes qu'ordonna la municipalité pour parer à toute éventualité.
Certes l'évêque, Don Juan José de Saénz de Santa Maria manifesta dès les
premiers jours de l'occupation française son refus de la nouvelle dynastie
en fuyant son diocèse, pousuivi par un escadron de dragons. Mais alors
que nombre de curés ruraux virent les Français brûler leurs églises (à
Pedraza, Gragera, Castillejo et Sepúlveda, en 1808, à Fresnillo de la
Fuente, en 1809, et à Lavajos, en 1812), le chapitre de la cathédrale de
Ségovie n'hésita jamais à manifester son soutien aux vainqueurs du mo­
ment, et à sortir en procession au devant des troupes qui venaient occu­
per la cité, qu'elles fussent françaises ou anglaises, indistinctement.
Toutefois, non seulement ce chapitre se montra particulièrement docile
pour obéir aux ordres des autorités françaises qui lui imposaient des
contributions en blé et en orge, mais il témoigna même d'un enthou­
siasme certain envers la personne de Joseph Ier, dont elle salua la visite
au Real Sitio de San Ildefonso le 8 septembre 1809 en faisant sonner les
cloches de la cathédrale à toute volée, et à qui elle manifesta son
dévouement lors de sa visite à Ségovie le 14 juillet 1811 non seulement en
allant le recevoir extra muros en capa pluvial, mais en lui faisant présent
d'une somme de 4 000 réaux18.
En fait, seul Antonio de Azpeita, archidiacre titulaire de Ségovie, eut
une attitude nettement patriotique. Les autres obéirent aux ordres,
quand ils ne manifestèrent pas un enthousiasme sans la moindre réserve
envers Joseph Ier, comme Miguel Pecharromán de Isasi et Vicente Román
Gómez ou encore Agustín Méndez Pacheco, Pascual Ortega et José Pérez
Iñigo, qui durent leur nomination comme chanoines au gouvernement
16. Archivo catedralicio de Segovia, Actas capitulares (1799-1800).
17. Cf. Natividad Moreno Garbayo, Catálogo de alegaciones fiscales, Madrid, Dirección
General del Patrimonio artístico y cultural, 1977.
18. Gérard Dufour, Un liberal exaltado en Segovia..., pp. 23-38.
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afrancesado19. Méndez Pacheco, Miguel Pecharromán de Isasi et un prêtre
de la ville, Francisco Pablo Orozco, se sentirent même si compromis avec
les Français qu'après la défaite des troupes impériales à Vitoria, ils
n'hésitèrent pas à fuir l'Espagne et à se réfugier en France, comme
d'ailleurs quelque 200 autres prêtres, en grande majorité chanoines de
cathédrales20.
Évidemment, cette adhésion à la cause josefina est due en bien des cas
à une ambition personnelle, comme dans le cas de ces chanoines qui ont
accepté - quand ils ne l'ont pas sollicitée - leur nomination par le gou­
vernement intrus21. Mais il ne faut pas oublier que la politique religieuse
du gouvernement de Joseph Ier, explicitée et incarnée par Juan Antonio
Llorente22, avait de quoi satisfaire par ses options jansénistes d'anciens
élèves du séminaire conciliaire de San Frutos et San Ildefonso dont Yordo
docendi était si moderne que leur fondateur, Mgr Marcos de Lianes,
n'avait pas hésité à faire étudier à ses meilleurs élèves des textes comme
ceux de Bergier et Houteville qui combattaient les philosophes avec leurs
propres armes, c'est-à-dire la raison et la critique historique23.
Ce même enthousiasme pour les idées jansénistes se retrouve parmi le
clergé de Ségovie pendant le Trienio liberal. Nous avons étudié, ailleurs,
la figure emblématique du lectoral Santiago Sedeño y Pastor qui passa
progressivement d'un libéralisme modéré à un libéralisme exalté proche
de celui des comuneros. Or si la carrière de Sedeño y Pastor (nommé par
le gouvernement évêque de Coria, député aux Cortes pendant la législa­
ture de 1822-1823, et même un temps vice-président de cette assemblée)
sort du commun, ce prêtre n'est assurément que primus inter pares parmi
les membres du chapitre de Ségovie qui s'enflammèrent, dans leur
grande majorité, à ce point pour la cause libérale la plus exaltée qu'ils
avaient pris l'habitude de lire et commenter le Zurriago pendant les
heures canoniques24 ! Les procès que l'évêque Rubin de Celis (qui pen­
dant tout le Trienio joua le double jeu avec la plus grande constance) fit
engager contre 33 prêtres du diocèse (et de nombreux prébendiers de la
cathédrale) montrent suffisamment l'ampleur du phénomène ; et il n'est
pas sans intérêt de noter que parmi ces prêtres qui firent l'objet de pour­
19. Maximiliano Barrio Gozalo, « El canónigo de la catedral Don Vicente Román Gómez :
eclesiásticos afrancesados en Segovia » in tres figuras del clero afrancesado, pp. 101-146.
20. Gérard Dufour, « La emigración a Francia del clero afrancesado » in El clero afrancesado,
pp. 186-191.
21. Maximiliano Barrio Gozalo, art. cité, n. 19.
22. Cf. Gérard Dufour, Juan Antonio Llorente en France (1813-1822)..., pp. 19-34.
23. Gérard Dufour, « El Ordo docendi ilustrado de Monseñor Marcos de Lianes para el
seminario Conciliar de Segovia, 1793, in dans Historia de la Educación. Revista
interuniversitaria, Ed. Universidad de Salamanca, 1988, pp. 35-54.
24. Gérard Dufour, Un liberal exaltado en Segovia..., p. 49.
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suites en 1824 figure Pascual Ortega, qui s'était naguère fait remarquer
pour son afrancesamiento25.
En tenant pour crimes - au sens propre du terme, leur dossier étant
classé sous la rubrique criminales aux Archives diocésaines - l'attitude
politique de ces prêtres pendant le Trienio, en les traînant devant son tri­
bunal ecclésiastique et en les faisant condamner à de lourdes peines de
réclusion dans des couvents, Mgr Isidoro Pérez de Celis éradiquait à
jamais de Ségovie le jansénisme qui, selon le mot de Mgr Iguanzo y
Ribero, fut l'anarchisme dans l'Église comme le jacobinisme le fut dans
l'État26. Le résultat fut qu'à Ségovie comme ailleurs, Église et réaction
allaient désormais être indissociablement liées et que le séminaire
conciliaire de San Frutos et San Ildefonso allait ne plus former que de
parfaits serviteurs du Trône et de l'Autel. Il n'en reste pas moins que la
crise de l'Ancien Régime avait vu de façon particulièrement nette à
Ségovie l'émergence d'un clergé qui, de Yafrancesamiento au libéralisme ,
avait cherché à faire sortir l'Espagne de l'ancien régime.
25. Archivo dioscesano de Segovia, Criminal, notario Ibáñez 1823-1826. Les prêtres pour­
suivis et condamnés à une réclusion furent : outre Sedeño (qui mourut à Sanlúcar de
Barrameda le 28 décembre 1823, échappant ainsi aux poursuites qui le menaçaient pour
avoir voté le déplacement du Roi à Cadix), Pedro Ignacio Alfaro, Juan Melchor Alvarez
Sancho, Benito Bueno, Francisco Cortázar, Tomás Diez, Elías García, Andrés Gil
Gómez, Joaquín Gómez, Vicente González Parra, Francisco González de Valle, Antonio
Gordo y Gasot, Manuel Hernández de Larra, Juan Ortega Martínez, Pascual Ortega,
Manuel Mauriz, Vicente Montejo, Antonio Montero, N. Montero, Román Nieto, Felipe
Pardo y García, José de la Peña de la Vega, Francisco Xavier Pérez, Alfonso Prieto, Juan
Luis de la Rosa, Juan Climaco Rodríguez, Francisco Rodríguez, Gerónimo Sanz,
Domingo Saenz García, Narciso de S. Pablo, Pedro Tolesías, Manuel Tariego, Manuel
de la Torre González, Prudencio de Villavieja.
26. Carta pastoral con una nota de varios libros, foletos y papeles que prohibe el Excmo Señor
Arzobispo de Toledo, Madrid, imprenta de Roberto Llorence, 1827, p. 22.

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